Les Anglais au Soudan et la question d’Abyssinie

Les Anglais au Soudan et la question d’Abyssinie
O. Baratieri

Revue des Deux Mondes tome 151, 1899


LES ANGLAIS AU SOUDAN
ET LA
QUESTION D’ABYSSINIE


I

Depuis le temps d’Hérodote jusqu’à nos jours, tous les peuples civilisés se sont proposé de résoudre le problème des origines du Nil, ce fleuve des fleuves, l’Ægyptos d’Homère. Les Égyptiens l’ont divinisé, parce que, après avoir créé la terre des Pharaons, il la féconde, il lui accorde à son gré l’abondance ou déchaîne sur elle la disette, et parce qu’avec son delta, il donne à l’Égypte l’immense importance géographique qu’elle a conservée à travers le cours de tant de siècles.

On peut dire qu’au temps des Romains, on connaissait assez exactement les origines du Nil Blanc, puisque Ptolémée le fait venir de trois marais ou lacs, situés non loin des lacs équatoriaux. Mais, ensuite, les notions sur les origines du Nil allèrent s’obscurcissant, non pas que l’on eût oublié l’idée de Ptolémée, mais parce que dans le domaine des connaissances géographiques étaient entrés aussi les cours d’eau qui descendent de l’Abyssinie et qui forment les deux bassins particuliers du Nil Bleu et de l’Atbara.

Le problème se compliqua alors, s’élargit et se compléta : les nombreux points d’interrogation reçurent pourtant peu à peu une réponse des voyageurs qui se succédèrent et des expéditions scientifiques et militaires. Le sphinx géographique a maintenant laissé tomber tous ses voiles, tandis qu’il apparaît clairement que quiconque est maître du bassin supérieur du Nil domine non seulement la vaste zone qui s’étend de la Méditerranée à l’océan Indien, mais absorbe la production des autres zones africaines et l’emporte sur elles par la facilité de son expansion et de ses communications.

Le territoire de Fachoda est la clef de ce bassin supérieur du Nil : le commandant Marchand ne pouvait mieux choisir. Fachoda se trouve en aval du confluent du Sobat, qui vient de l’Abyssinie, et du Nil Blanc ; il se trouve aussi en aval des nombreux fleuves et torrens qui vont former le Fleuve des Gazelles et le Bahr el Arab, lesquels sont tous deux affluens du Nil Blanc. Vers Fachoda convergent les voies de communication des anciennes provinces équatoriales égyptiennes, non moins que de la dépendance abyssine de Kaffa, avec Khartoum et le Soudan ; et en ce sens Fachoda constitue un point géographique et stratégique de grande importance, parce qu’il ouvre la voie à qui possède le Soudan, pour l’expansion vers les lacs équatoriaux et vers les plus fertiles territoires. De plus, la puissance européenne qui tient dans ses mains Fachoda, — et par suite les communications de ce point avec l’Abyssinie, — doit nécessairement exercer une influence prépondérante dans la solution de la question abyssine. Cette influence serait d’autant plus grande si cette puissance était la France, laquelle, outre ses immenses ressources, possède encore sur ce rivage de l’Afrique orientale la colonie d’Obock, avec deux ou trois ports sur le golfe d’Aden : colonie qui, du côté qui regarde Fachoda, et presque sur le même parallèle, s’avance indéfiniment au cœur de l’Abyssinie. N’eût été la contestation avec l’Angleterre, il n’aurait point été difficile à la France de s’établir fortement, à Fachoda, dans le territoire du Nil Blanc, sur les ruines de la domination mahdiste. L’empire du Madhi, qui s’étendait sur toute cette vaste région, était un phénomène passager, comme toutes les bourrasques de l’Islam, qui de temps à autre portent les hordes musulmanes au plus féroce fanatisme ; et après les défaites infligées aux Derviches par les Italiens à Agordat et à Kassala, après les massacres systématiques d’Abdulahi, l’empire du Mahdi était destiné à disparaître par l’œuvre des mêmes tribus indigènes qui l’avaient élevé de leurs lances. Maintenant ces tribus, — surtout celles qui habitent dans le territoire des Gazelles, sur les deux rives du Sobat et sur les deux rives du Nil Blanc supérieur (Chillouks, Dînkas, Nouèrs, Niam-Niams, avec quelques tribus gallas sur la frontière abyssine), — ne demandent que paix et tranquillité. Comme il sera facile aux Anglo-Égyptiens d’occuper, de tenir, d’organiser et d’exploiter tout le Soudan et toute la vallée équatoriale du Nil, ainsi eût-il été relativement facile aux Français d’organiser le territoire des Gazelles et de Fachoda. Et, de la sorte, les Français non seulement auraient coupé la route aux Anglais, les réduisant à la suzeraineté sur le Sennaar et Khartoum, mais encore ils auraient eu probablement part essentielle à la solution de la question abyssine, qui doit être particulièrement à cœur au peuple qui possède le Soudan.

Aussi comprend-on que l’Angleterre fût résolue à tout, même à une guerre terrible, et que cette guerre fût populaire au-delà de la Manche, indépendamment de toute considération de droit, et plutôt que de consentir au double dommage matériel et moral dont il y allait pour elle. Le droit, en Afrique, est très élastique, parce qu’il y manque le fondement de tout droit : tout y dépend de la force, des convenances, des accords réciproques des États européens, au fur et à mesure que s’étendent les conquêtes effectives, ou selon que le commandent les nécessités du moment.

La République française a cru devoir céder, évitant par là un conflit qui eût détourné la nation d’autres aspirations et d’autres intérêts d’un ordre moral très supérieur, et qui eût probablement allumé une conflagration universelle. Mais d’autres questions, semblables à celle de Fachoda, surgiront dans cette même région africaine, du fait même de l’occupation du bassin supérieur du Nil : « N’ayez pas trop peur de la France, disait, il y a quelques années, le prince de Bismarck aux Allemands ; l’Angleterre se chargera de nos affaires, parce que, avant longtemps, ici ou là, en quelque point du globe, l’Angleterre se rencontrera avec la France et entrera en conflit avec elle. » Et beaucoup d’Allemands ne se font pas faute de croire que l’Angleterre rend ainsi indirectement plus de services à l’Allemagne que ne lui en procure directement la Triple Alliance.

Dans la marche qui remonte le Nil Blanc, ay sud de Fachoda, par-delà le Sobat, les Anglais arriveront nécessairement à Lado, à Redjaf, à Doufilé, à Ouadelaï. Ce sont d’anciens postes égyptiens, échelonnés le long du Nil Blanc jusqu’au lac Albert, afin de tenir en respect le pays et d’encourager le commerce. D’accord avec l’Angleterre, l’État libre du Congo, il y a quelque temps, les a occupés ; et même les journaux assurent que Redjaf a une garnison de 3 000 hommes de couleur commandés par des blancs. Mais il est peu probable qu’à présent, l’Angleterre s’en tienne à cet accord. Peut-être l’expédition de Macdonald dans le Sud a-t-elle pour objectif d’en prendre possession et d’ouvrir la voie vers la grande région des Lacs équatoriaux, d’où est inévitable la descente aux rivages de l’océan indien.


II

Par l’occupation du bassin supérieur du Nil, l’Angleterre (sauf les droits nominaux stipulés en 1891 en faveur de l’Italie) embrasse toute la frontière occidentale du haut plateau abyssinien, et, en quelque sorte, y pénètre par les nombreuses vallées des rivières qui alimentent l’Atbara et le Nil Bleu. Mais ce n’est pas seulement sur cette frontière occidentale, c’est de tous les côtés que l’Abyssinie est entourée de possessions, de protectorats et de zones d’influence appartenant à des nations civilisées ; et elle n’a aucune voie de libre sortie, pas même vers la mer Rouge.

L’Italie non seulement entoure au nord l’Abyssinie, mais occupe jusqu’au Mareb et au Belessa une partie du territoire de l’ancien empire axoumite et puis, sur plus de mille kilomètres, toute la côte de la mer Rouge du cap Kasar au cap Domeira ; et c’est là une possession effective et militairement maintenue par des forces suffisantes. On a pu croire pendant un instant qu’il allait surgir une question à cause du misérable village de Raheïta, situé au nord du cap Domeira ; mais entre la France et l’Italie non seulement la question fut étouffée avant de naître, mais encore cet incident eut l’avantage de démontrer l’urgente nécessité (que j’ai déjà signalée à maintes reprises tandis que j’étais gouverneur de l’Erythrée)[1] d’en venir à un accord pour une délimitation de frontières.

La France possède, au fond du golfe d’Aden, la baie de Tadjourah, avec les plages circonvoisines, du cap Domeira au cap Djibouti. Le territoire s’enfonce indéfiniment vers la vallée de l’Haouach, et un réseau de voies de communication conduit des sables arides du golfe d’Aden aux hautes montagnes où se dresse la capitale actuelle de l’Abyssinie. Mais, vers le Sud, le territoire français, en vertu d’une convention avec l’Angleterre, s’arrête à une pente du haut plateau, fertile, du Harrar ; et les routes qui conduisent de la mer aux montagnes d’Abyssinie ne peuvent être garanties sûres, pas plus que les tribus à demi nomades ne peuvent être efficacement protégées contre les razzias abyssines.

Jusqu’à mi-pente du Harrar arrivent également les possessions anglaises de la côte des Somalis sur le golfe d’Aden, et au-delà de ces possessions il y a la zone d’influence italienne dans le pays somali, purement nominale et tracée par une convention avec l’Angleterre, laquelle zone s’étend des monts de Kaffa et du Choa, des sources du Djouba jusqu’à l’océan Indien, du cap Guardafui à l’équateur.

Or la France, l’Angleterre, l’Italie ont une charge envers la civilisation ; pour maintenir ces possessions et pour en tirer profit, il leur faut, — c’est pour elles un devoir et un intérêt, — protéger effectivement les populations de cette vaste et, dans certaines régions, riche côte de l’Afrique orientale contre les razzias dont les Abyssins sont coutumiers. La partie de ce territoire la plus rapprochée des montagnes est habitée par des peuplades tributaires du Choa. Les Abyssins, bien organisés militairement et bien armés, y descendent souvent sous prétexte de lever le tribut ; mais ils le lèvent à la façon des barbares envahisseurs, emmenant tout, hommes, femmes, troupeaux et grains, et à la moindre résistance, ils détruisent tout par le fer et par le feu. C’est une dévastation systématique, qui va toujours élargissant son cercle et allongeant le rayon de son action, à mesure qu’elle descend par les nombreux affluens de l’Ouébi et du Djouba, et à mesure qu’elle envahit le beau pays de l’Ogaden.

Il suffit de rappeler les razzias récentes du Choa et du Harrar vers l’Aoussa ; du Harrar vers Milmil et Faf dans le territoire de l’Ogaden ; et, ce qui est plus important, il suffit de rappeler la grande expédition (zemeccia) commandée par l’empereur Ménélik en personne, au cours de 1895, contre les Oualamos et dans le territoire galla, au sud-est du Choa.

La clef géographique de toute cette contrée se trouve sur le haut plateau du Harrar, cette protubérance orientale du haut plateau abyssin. Le Harrar, situé au point de contact des possessions de la France et de l’Angleterre sur le golfe d’Aden avec la zone du protectorat italien, domine d’un côté les routes qui viennent de Djibouti et de Zeila ; de l’autre, il domine l’Ogaden, et tout autour habitent les tribus qui ont droit à la protection des trois puissances civilisées. Le Harrar est aujourd’hui sous la domination du ras Makonnen, homme plein d’habileté, celui de tous les Abyssins qui connaît le mieux et sait le mieux apprécier la puissance des Européens. Mais il ne se passera pas longtemps sans que soit mise aussi sur le tapis européen la question du Harrar, et peut-être sera-ce la première qui doive être résolue, de toutes celles qui forment le grand problème éthiopien.

Prenons bien garde que dans un conflit, quel qu’il soit, avec l’Abyssinie, et sur n’importe laquelle de ses frontières, même la plus éloignée, l’occupation du Harrar, n’y employât-on que des forces médiocres, constituerait une puissante diversion et suffirait à paralyser, par un simple effet moral, une partie des forces ennemies : parce que, du Harrar, des routes qui n’offrent pas de grandes difficultés permettraient de menacer directement le Choa et de prendre à revers la concentration des forces abyssines, principalement sur les frontières occidentale et septentrionale. Si l’Angleterre, en décembre 18915, nous eût permis de débarquer à Zeila et, de là, de menacer le Harrar, très probablement l’issue de la guerre érythréo-abyssine eût été toute différente[2].


III

Ce serait une illusion de croire que le contact avec les peuples civilisés puisse modifier tout d’un trait les habitudes séculaires, et peut-être millénaires, des peuplades éthiopiennes, habitudes qui dérivent de la configuration du pays, autant que du caractère et des besoins des habitans. L’Abyssinie domine comme une immense forteresse naturelle le bassin supérieur du Nil et les bassins de l’Ouébi et du Ganana ; elle constitue une base d’opérations sûre et un sûr refuge pour toute razzia ; et, d’autre part, les habitudes ont leur origine dans le caractère belliqueux, mobile, agressif du peuple ; dans les besoins qu’il s’est créés et qu’il a consacrés par sa législation et par ses croyances ; dans l’existence errante et batailleuse que lui ont faite tant d’insurrections et de luttes intestines ; dans la nécessité de pourvoir à l’existence, quand les champs sont abandonnés et les moissons détruites par des guerres éternelles. Et le gouvernement du roi des rois en Abyssinie n’offre aucune garantie que cet état de choses puisse être changé. L’autorité nominale du Negus neghesti est sans limites, son autorité effective est assez faible, hors des cas où il est en campagne à la tête de ses troupes. D’ailleurs le Negus neghesti change souvent, selon que l’emportent les armes de l’un ou de l’autre pays, selon que la fortune sourit à cette province ou à cette autre, et selon les intrigues des grands et les combinaisons des ras dans les luttes politiques par lesquelles, depuis des siècles, est déchirée l’Abyssinie.

En ce pays de hautes montagnes, coupé de précipices, de population rare, mal pourvu de communications, le souverain pouvoir fait difficilement sentir son autorité aux chefs féodaux, lesquels prétendent gouverner le pays à leur gré, et qui, dans le cas où leurs rébellions échouent, trouvent un asile dans les ambe. De plus, le manque de foi est tenu par eux pour de la finesse politique, et l’insurrection contre l’autorité suprême pour une marque d’indépendance et une preuve d’audace.

Dans les trente dernières années, les Abyssins ont eu à soutenir cinq guerres extérieures : contre les Anglais en 1868, contre les Égyptiens en 1875 et 1876, contre les Italiens en 1888 et en 1895-1896, — sans compter les luttes du Tigré et du Godjam contre les Derviches. Et pourtant, durant cette brève période, le roi Jean a dû combattre ses rivaux et les vaincre à la bataille d’Adoua (1871) ; à deux reprises (1877 et 1888), il a dû marcher contre le Choa, pour soumettre Ménélik, qui s’était proclamé lui-même Negus neghesti. Puis, quand le roi Jean fut tombé à la bataille de Matamma (1889) en combattant contre les Derviches, l’hégémonie passa, sans motif apparent, du Nord au Sud de l’Éthiopie, et Ménélik, roi du Choa, fut généralement reconnu pour Negus neghesti. Mais, à son tour, il dut, pour se maintenir, marcher d’abord contre le Godjam et ensuite contre le Tigré (1890) ; encore fut-il obligé de laisser le ras Mangacha arbitre absolu de l’Abyssinie septentrionale.

Comme tel, Mangacha, en 1892, concluait un traité avec les Italiens ; et ce pacte était juré solennellement sur l’Évangile par lui et aussi par le ras Aloula. Mais le ras Aloula se révolta par deux fois contre Mangacha, et Mangacha lui-même, lorsqu’il crut les Italiens engagés contre les Derviches, au moment où il devait avoir une entrevue avec moi, nous trahissait et envahissait la colonie, se rangeait aux côtés de Ménélik et des Choans, et, joint à eux, entreprenait contre nous la campagne de 1895 et 1896.

Mais, à cette heure, il doit être las d’être le sujet de Ménélik : dans les premiers jours d’octobre dernier, il a rassemblé ses soldats et proclamé sa propre indépendance, d’accord (à ce que disent des lettres de l’Erythrée) avec te ras Mikhaël et le ras Olié, peut-être aussi avec Tekla Haimanot, negus du Godjam. Toutefois il n’est pas probable qu’on en vienne à couteaux tirés, car, dans les guerres intestines d’Abyssinie, on entre souvent en arrangement avant de se battre ; et, dans les circonstances présentes, l’empereur Ménélik peut jouer en vérité le rôle du lion. Ordinairement les camps sont dressés front à front ; on étudie réciproquement ses forces ; on cherche quels amis on peut bien avoir dans le camp ennemi, cependant que le clergé se démène et va de l’un à l’autre pour empêcher l’effusion du sang chrétien. Et qui se sent le plus faible, qui redoute des défections, celui-là fait acte de soumission d’autant plus humble que son attitude avait été auparavant plus superbe ; acte qui consiste à se présentera son rival et à se prosterner devant lui avec une grosse pierre sur le cou, en lui jurant une éternelle obéissance. Et ce n’est point un fait extraordinaire que, dès le lendemain, amis et ennemis marchent ensemble contre un troisième ennemi commun.

Si l’on veut bien se reporter à mes Mémoires d’Afrique, on se fera aisément une idée de cette politique abyssine, et l’on n’aura pas de peine à se convaincre de la parfaite vanité des réceptions, conventions et négociations avec la cour d’Addis-Ababa, auxquelles les voyageurs-diplomates italiens et français attribuaient jadis une si grande efficacité.

En premier lieu, à la cour d’Addis-Ababa, suivant les circonstances et la situation du moment, prévalent des courans divers ; mais aucun de ces courans n’est favorable aux blancs, parce que tous les Amhara sont unanimes dans la crainte que les blancs (Français, Anglais, Italiens ou Russes) ne veuillent envahir l’Abyssinie. Les formules de politesse, les grands saluts et les belles promesses, outre qu’elles sont habituelles aux Abyssins, ne servent qu’à masquer les desseins hostiles. L’Abyssin n’a pas la réflexion profonde ; mais il est fin et compliqué dans les combinaisons et les intrigues, qu’il excelle à conduire tortueusement avec une surprenante habileté. Au demeurant, point n’est besoin de connaître à fond la politique choane pour voir comment elle se propose de paralyser l’influence des États européens, en entretenant, entre leurs représentans plus ou moins reconnus, les haines et les jalousies.

Mais, à supposer même que l’empereur Menélik veuille se mettre de notre côté, comment pourrait-il imposer sa volonté en dehors de son propre camp, en dehors de son propre royaume, dans les provinces occidentales et septentrionales qui, lorsqu’elles se sentent en force, ne demandent qu’un prétexte pour proclamer leur indépendance et même leur hégémonie sur les autres provinces ?


IV

Les Anglais ont tout intérêt à maintenir le Soudan en paix et en sécurité. Les indigènes leur fourniront de bons élémens pour constituer des troupes de garnison, courageuses, disciplinées, résistantes à toute fatigue ; et probablement, les meilleurs soldats, ils les tireront de ces hordes qui se sont aguerries dans les luttes pour et contre les Derviches ; soldats qui, une fois enrôlés, habillés et payés, mettront tout leur amour-propre à bien servir et à combattre brillamment, surtout contre les Abyssins. Nous l’avons éprouvé, pour notre compte, en Erythrée, comme les Anglais, eux aussi, en ont fait l’expérience en Nubie.

De pair avec l’organisation militaire, les Anglais devront procéder à l’organisation politique et administrative, en visant principalement à préserver des razzias abyssines leur nouvelle, vaste, et riche conquête du Soudan. Au besoin, vers la limite orientale du bassin du Nil, ils occuperont les points géographiques les plus intéressans, au débouché des vallées qui descendent des montagnes éthiopiennes, points géographiques qui coïncident parfaitement avec les points stratégiques pour la défense de la frontière. Kassala est depuis quelque temps déjà occupée, grâce aux Italiens, qui l’ont conquise au prix de leur sang, défendue au prix des plus grands dangers, et puis qui l’ont cédée, avec les fortifications toutes prêtes, avec les tribus soumises, avec le prestige qu’ils avaient gagné à repousser par trois fois les attaques des Derviches ; et Kassala n’a pas médiocrement servi aux Anglais à résoudre, sans autres embarras, la question du Soudan.

Souk-Abou-Sin, dans le Ghedaref, province très fertile et bien peuplée, — autrefois station importante des Derviches pour leur défense contre l’Abyssinie et contre l’Erythrée, — se trouve sur la route du Tigré à Khartoum et domine la rive gauche de l’Atbara.

Deux autres points importans sont :

Tomat, non loin de Souk-Abou-Sin, sur la rive droite de l’Atbara, près de son confluent avec le Takazzé (Setit) qui descend du centre de l’Abyssinie et en constitue une des vallées principales ;

Matamma-Kalabat, sur l’Atbara supérieur, nœud des communications de l’Abyssinie avec le Soudan sur la route du lac Tsana et sur la route de Gondar, la capitale historique et morale de l’Abyssinie.

Je crois que c’est là, en ce coin de pays, qu’est le point le plus faible de toute la frontière abyssine, parce que quelques voies s’y ouvrent le long des vallées à travers les montagnes qui y sont moins escarpées et moins difficiles, et parce qu’il doit être relativement aisé de concentrer des troupes à Matamma, de les y faire vivre, d’y créer une base d’opérations, et d’y manœuvrer avec une certaine liberté d’action. C’est à Matamma que le roi Jean attaqua les Derviches ; mais sa mort changea un commencement de victoire en défaite des Abyssins, sans toutefois que les Derviches osassent avancer.

Famaka, sur le Nil Bleu, a son confluent avec l’aurifère Tomat, au centre des territoires de Dar Rosaires et de Fazokl, où l’Abai (ou Nil Bleu) sort des montagnes : par conséquent Famaka ouvre les routes qui conduisent au Godjam.

Fadasi, en territoire géographiquement peu connu encore, aux sources du Yaouach, sur le chemin le plus direct qui mène de chez les Gallas, tributaires du Godjam et du Choa, à Fachoda et au territoire des Gazelles.

Tels sont les points géographiques qui dominent les débouchés des vallées abyssines dans les plaines ondulées du Soudan ; mais on peut dire que l’Abyssinie tout entière appartient au bassin du Nil, auquel elle apporte par ses rivières l’humus qui féconde la terre d’Égypte. En effet, la colonne vertébrale de l’Abyssinie est formée d’une chaîne de montagnes, qui va du Sud au Nord le long de sa frontière orientale. Cette chaîne s’abaisse rapidement à l’orient vers la mer Rouge et vers le golfe d’Aden, c’est-à-dire vers le pays des Danakils et des Somalis, tandis qu’à l’occident s’étendent de longs et enchevêtrés contreforts, formés par de hautes montagnes, dont quelques-unes (dans le Semen) sont plus élevées que les crêtes de cette colonne vertébrale elle-même. Du versant oriental de cette épine dorsale, ou colonne vertébrale, comme de tous ses contreforts, les eaux, avec un long et sinueux parcours, portent leurs tributs « au père Nil » et elles constituent deux bassins secondaires, à savoir : l’un le bassin de l’Atbara, l’autre le bassin du Nil Bleu.

On voit donc en somme que, tandis que le versant abyssin du côté de la mer Rouge comprend une zone large horizontalement d’environ 50 kilomètres, le versant abyssin dans le bassin du Nil comprend, à vol d’oiseau, une zone large de plus de 500 kilomètres.

Et de la sorte, l’Abyssinie, comme un immense camp retranché composé de forteresses naturelles, domine le Soudan ; mais il me paraît beaucoup moins difficile d’y pénétrer du Soudan que de tout autre point ; il me paraît beaucoup moins difficile (quand on possède le Soudan et qu’on tient toutes les routes directes pour aller du Tigré dans l’Amhara et dans le Godjam) de se concilier des alliés dans le camp abyssin et de conduire une campagne comme celle qu’a conduite lord Napier contre le roi Théodoros, jusqu’à Magdala, en 1868.

Des motifs, ou tout au moins des prétextes plausibles pour intervenir en Abyssinie seraient, quand on le voudrait et en temps opportun, fournis par les Abyssins mêmes, tandis qu’à force de longueur de temps, il deviendra impossible à un État féodal, aussi anormal, aussi inquiet, aussi batailleur, qui se nourrit de la guerre, de subsister au milieu des colonies des peuples civilisés. La solution ne peut être éloignée, et pour cette solution nos diplomates auront d’autres questions à agiter. En présence d’un tel état de choses, il faut se tenir prêts à prévenir des conflits qui seraient dommageables à tous et des périls graves pour la paix générale, laquelle ne peut et ne doit être compromise que pour des questions qui touchent à l’intégrité et à l’honneur des nations civilisées sur l’échiquier européen.

Quant à moi, je souhaite ardemment, dans l’intérêt de tous, qu’en cette occasion, et dans toutes les autres, il règne entre la France et l’Italie cet esprit de bienveillance et de concorde, grâce auquel viennent d’être aplanie toute difficulté à Raheïta et conclu le traité de commerce entre les deux nations sœurs.


GENERAL O. BARATIERI.


  1. Voyez mes Mémoires d’Afrique qui paraîtront prochainement en français à la librairie Delagrave.
  2. Voyez Mémoires d’Afrique.