Les Amours de Tristan/Pour une beauté qui sçait parfaitement peindre


POVR VNE BEAVTÉ QVI SÇAIT PARFAITEMENT PEINDRE.

PLAINTE.



IE ne ſçay quel cruel deſtin
Qui mon ame au dueil accouſtume
Entre le ſoir & le matin
M’a preparé tant d’amertume.

Que de ſoucis en vn ſeul iour !
Ie ſuis pris d’vne ſeule œillade ;
En vn moment ie meurs d’amour,
Et Chariſte eſt au lict malade.

Par quelles rigoureuſes loix
Faut-t’il qu’vne diuerſe flame
Se prenne ainſi tout à la fois
Dans ſon ſang & dedans mon ame ?

Ce beau Soleil dont les apas
Sont d’vne grace ſans ſeconde,
Ne ſe releuera donc pas
Auec le bel Aſtre du Monde.

Ses beaux yeux ſont dont en priſon,
Leur paupiere eſtant abaiſſée :
Las ! il eſt iour en l’Oriſon,
Mais il est nuict en ma penſée.

Deſia cette extréme rigueur
Deſtruit en ſes beautez diuines
Les viues roſes dont mon cœur
Conſerue ſi bien les eſpines.

Dieux, vous eſtes bien inhumains
D’oſer luy faire tant d’outrages ;
Pouuez vous mettre ainſi les mains
Sur le plus beau de vos ouurages ?

Mais pour voſtre contentement
Eſtans jaloux comme vous estes,
Elle ſçait trop parfaictement
Repreſenter ce que vous faites.

D’vn art qui n’a point de pareil
Elle fait trop bien la peinture,
Du Ciel, du Iour, & du Soleil,
Des ruiſſeaux & de la verdure.

Puis elle nous fait voir encor
Comme vn d’entre vous eut l’adreſſe
De ſe changer en gouttes d’or
Pour couler prés de ſa Maiſtreſſe.

Peut estre elle peint tous les iours
Comme il plaist à ſa fantaiſie,
Ou Iupiter dans ſes amours,
Ou Iunon dans ſa ialouſie.

Poßible dans quelque Tableau
Elle a mis le Dieu de la guerre
Comme vn des Grecs au bord de l’eau
Le renuerſa d’vn coup de pierre.

Vous ne pouuez ſans vous faſcher
Voir diuulguer vos aduantures ;
Vous ne craignez point de pecher
Et ſi vous craignez vos cenſures.

Quand le deſtin vous vient forcer
À ſouffrir qu’vn objet vous bleſſe,
Vous ne voulez pas confeſſer
Que vous ayez quelque foibleſſe.

Mais quoy, redonnez la ſanté
À cette belle imitatrice,
Elle peindra vostre bonté
Comme elle a fait voſtre malice.

Son pinceau fera voir apres
De quel ſoing voſtre prouidence
Verſe le Nectar à longs traits
Deſſus la Corne d’abondance.

Que vous veillez ſur les mortels
Peſant les vertus & les crimes ;
Et que les vœux & les Autels
Sont des deuoirs bien legitimes.

Elle vous peindra combatans
Deſſous les aiſles de la Gloire,
Alors que deſſus les Titans
Vous emportaſtes la Victoire.

Ainſi vous deuant ſon bon-heur,
Elle peut d’vne adreſſe prompte
Couurir des traits à voſtre honneur,
Ceux qu’elle a faits à vostre honte.

Mais parlay-ie bien à propos,
Ne ſuis-je point en freneſie ?
Amour qui trouble mon repos
Trouble-t’il point ma fantaiſie ?

Que ſçay-je quel eſt le ſujet
Qui cauſe mon inquietude ?
Peut-eſtre que ce bel objet
Fait vertu de l’ingratitude.

Poßible quand elle ſçauroit
Vn ſoing ſi tendre & ſi fidelle ;
L’inhumaine ſe mocqueroit
Des pleurs que i’ay verſez pour elle.

N’importe, fuſt-elle vn Rocher,
Son aſcendant eſt inuincible ;
Ie ſens que ſon ſalut m’eſt cher,
Et que ſon tourment m’eſt ſenſible.

Pour n’obſeruer pas ſa langueur
Auec des maux intolerables,
Son merite eſt peint dans mon cœur
Auec des couleurs trop durables.

De quelque auis dont ma raiſon
Cenſure ma ſecrette enuie,
I’irois aualer du poiſon
Si cela luy ſauuoit la vie.