Les Amours de Tristan/L’Absence de Phillis


L’ABSENCE DE PHILLIS.

ELEGIE POUR VN ROMANT.



LOIN de Phillis, ou pluſtoſt de moy meſme,
Pardonnez moy, Grands Dieux, ſi ie blaſpheme ;
Vn plus ſenſible & plus cruel tourment
Ne me pouuoit troubler le iugement.
Si les rigueurs que mon cœur vous reproche
M’auoient lié ſur le haut d’vne Roche,
En vn deſert ou le bec d’vn Vaultour
Vint en mon ſein ſe cacher nuict & iour :
Si vostre haine à mon repos fatale
Me condamnoit aux peines de Tantale
Qui de l’eſpoir animant ſon deſir,
Bruſle touſiours à l’ombre du plaiſir :
Si le treſpas que i’apelle à mon aide,
Et dont l’atteinte eſt mon dernier remede,
M’auoit conduit au plus creux des Enfers ;
I’en benirois les flames & les fers.
Ie me prendrois de mes maux à mes crimes ;
Ie trouuerois vos Arreſts legitimes,

Voſtre courroux me ſeroit moins ſuſpect,
Ie me plaindrois auec plus de reſpect.
Mais de m’auoir eſloigné de Madame,
Mais de m’auoir ſeparé de mon Ame
Sans m’accorder la grace de mourir ;
C’est vn tourment que ie ne puis ſouffrir.
Cette rigueur est vn trop grand ſupplice,
Son ſeul excés vous conuainc d’iniustice.
Außi, Grands Dieux, n’attendez point de moy,
D’Autels, d’Encens, de reſpect, ny de foy,
Et doucement excusez ma furie
Lors qu’il aduient que ie vous iniurie ;
Ma paßion ne ſçait rien de plus doux
Quand ma douleur me fait parler de vous ;
Ie ne ſçaurois en ce point déplorable
Eſtre plus ſage, eſtant ſi miſerable.
S’il vous plaiſt donc qu’embraſſant vos Autels,
Ie me reduiſe au deuoir des Mortels :
Si vous voulez que i’eſtouffe ma plainte,
Et que mon cœur reprenant voſtre crainte,
Vous rende encore des ſoings ſi negligez ;
Rendez Phillis à mes yeux affligez :
Pour voſtre gloire ainſi que pour ma ioye,
Qu’elle reuienne, & que ie la reuoye.
Pourquoy faut-il que cét Aſtre d’Amour
Ne faſſe pas comme l’Aſtre du iour ?
Ce grand flambeau ſi neceſſaire au Monde,
Ne ſe tient pas touſiours caché dans l’onde ;

Il fait ſon cours par vn meilleur destin ;
S’il meurt le ſoir, il renaist le matin,
Et restituë en leur beauté premiere
Mille couleurs qu’anime ſa lumiere.
Et cependant ce ſoleil des Beautez,
Cét Aſtre vnique en rares qualitez
Dont le merite eſt la ſource des flames
Qu’Amour choiſiſt pour les plus belles Ames ;
Touſiours Phillis eſt loing de ces beaux lieux ;
Elle est touſiours eclypsée à nos yeux :
Cette Beauté, mes plus cheres Delices,
Malgré l’effort de tant de ſacrifices,
De tant de vœux & de pleurs ſuperflus,
Eſt disparuë & ne retourne plus.

Iours ennuyeux, d’eſpais broüillards humides,
Qui ne ſemblez marcher qu’à pas timides ;
Vous deuriez bien couler plus promptement
Durant le cours de ſon eſloignement.
Et vous, ô Nuict, d’Eſtoilles couronnée,
Reine des Feux qui font la Destinée :
Nuict qui placez vne paſle blancheur
Dans le ſilence & parmy la fraiſcheur,
En vous monſtrant ſi ſeraine & ſi claire,
Semblez pretendre à l’honneur de me plaire.
Pour m’obliger, eſteignez ces flambeaux
De qui l’image errante dans ces Eaux,

Du vif eſclat ſa flame incertaine
Nuit au repos des Nymphes de la Seine.
Quittez, de grace, vn ſi pompeux orgueil ;
Vous eſtes mieux quand vous portez le dueil,
N’empruntez point de faueur de la Lune,
Soyez plus froide & deuenez ſi brune
Que nul obiect ne paroiſſe à mes yeux,
Soyez plus triſte & vous me plairez mieux.
Quand la Beauté qui me tient en ſeruage
Se promenoit les ſoirs ſur ce riuage,
Faiſant iuger aux peuples d’alentour
Que ce beau fleuue eſtoit le lict du Iour ;
Vous n’estiez pas ſi ſuperbe & ſi belle,
Vous ne pouuiez paroiſtre deuant Elle
Qu’auec vn trouble à cét effroy pareil
Qui vous ſurprend au leuer du Soleil.
Et maintenant qu’vne rigueur barbare
De ce Clymat pour long temps la ſepare,
Vous oſez prendre vn ſi riche ornement
Pour triompher de ſon éloignement.
Ne croyez pas, conſeruant cette audace,
Vous reſioüir touſiours de ma diſgrace ;
Et qu’vn Obiect qu’adorent les Amours
Loin de Paris paſſe ſes plus beaux iours.
Le Ciel enfin touché de mon ſupplice,
Ne ſçauroit faire vne telle iniuſtice ;
Il finira par de ſages Decrets
Vostre inſolence, ainſi que mes regrets ;

À mes ennuis il ſe rendra ſenſible,
Et mon amour à qui tout est poßible
Fera des vœux pour l’en ſolliciter
Qu’en ſa cholere il ne peut rebuter.

Ô Grands Eſprits qui de toutes les choſes
Sçauez ſi bien les effects & les cauſes,
Qui diſcernez les diuers mouuemens,
Par qui les Cieux meslent les Elemens,
Et connoiſſant la ſecrette enchaiſneure
De tous les corps qui ſont en la Nature,
Quand il vous plaist, pouuez à voſtre gré
Choiſir vn Aſtre en vn certain degré
Dont la figure emprainte en vne pierre,
Peut dißiper ou la peſte, ou la guerre :
Soyez un peu touchez de ma douleur,
Et par pitié dißipez mon mal-heur :
Veillez, de grace, apprendre à mon amour
Quelque ſecret pour haſter vn retour :
Et l’aßistez d’vn ſi fort caractere
Qu’en fin ce cœur ſauuage & ſolitaire,
Ce cœur de fer qui s’éloigne de moy,
Soit attiré par l’aimant de ma foy.
Mais quel espoir vient flatter ma pensée ?
Foible appareil d’vne Ame ſi bleſsée,

Dont la douceur ne profitant de rien,
Donne du mal en promettant du bien.
Las ! mon Esprit ne ſçait point de figure
Pour exprimer la peine que i’endure,
Et ie croiray qu’on en puiſſe dreſſer
Dont le ſeul traict me la puiſſe effacer ?
Non non, pour moy, toutes ces ſympathies
Ne ſçauroient estre aſſez bien aſſorties ;
Et ce bel Art auec ſa vanité
Ne peut contraindre vne Diuinité.
Puis le Destin dont la ialouſe Enuie
Se rend contraire au bon-heur de ma vie,
Eſt trop puiſſant pour ne pas m’empeſcher
L’effect d’vn bien ſi ſenſible & ſi cher.
M’eſbloüiſſant de fauſſes apparances,
Il a touſiours trahy mes eſperances ;
Et n’a iamais ſatisfait mon deſir
De la douceur d’vn ſolide plaiſir.
Touſiours en moy la douleur, ou la crainte
Vient augmenter ma triſteſſe, ou ma plainte ;
Mais de repos & de contentement,
Ie n’en ay point ſi ce n’eſt en dormant.

Freſle Demon, morne Prince des Songes,
Qui n’entretiens l’Ame que de menſonges ;
Si c’eſt de toy de qui ie dois tenir
Tout le bon-heur qui me doit aduenir ;

Si ton pouuoir d’vne erreur fauorable
Peut adoucir l’ennuy d’vn miſerable ;
Si la froideur & l’ombre du ſommeil
Ont la vertu de produire vn Soleil :
De cent Pauots ie te fais ſacrifice,
Suſpen bien toſt mes ſens de leur office,
Et de glaçons en ta Cauerne pris,
Bouchant l’artere où paſſent mes eſprits,
Pour contanter mon amoureuſe enuie
Deſpoüilles moy des marques de la vie ;
Et de la ſorte agreable trompeur
Vien me former vn bien d’vne vapeur.

Recueille moy les plus aimables choſes ;
Meſle en vn teint des Lys auec des Roſes,
Souz des flots d’or enflez par les Zephirs.
Mets vn eſclat dans des yeux de Zaphirs
Dont la douceur à la rigueur s’aſſemble
Pour embrazer & glacer tout enſemble.
Choiſis encore deux des plus beaux Rubis
Qui le matin brillent ſur les habits
Que prend l’Aurore en ſortant de ſa couche,
En les ioignant, dépeins moy cette bouche
Où la Nature a dedans & dehors
D’eſprit de Roſes embaumé des Treſors :
Et qui recelle vn Nectar à qui cede
Cette boiſſon que verſe Ganimede.

De laict de neige ou d’Albastre viuant
Par interualle à la fois ſe mouuant
Faits eſclater la blancheur de deux pommes,
À mettre en guerre & les Dieux & les Hommes.
Porte les yeux ſur ces Diuinitez
De qui Pâris regla les vanitez ;
Obſerue bien cette troupe admirable
De taille auguſte & de grace adorable,
Voy ſes beautez, & d’vn ſoin complaiſant
Dérobe-les pour m’en faire vn preſent.
Bref en vn mot faits la diuine Image
De la Princeſſe à qui i’ay fait hommage
De mes deſirs & de ma volonté,
De mon eſprit & de ma liberté.
Mais prend bien garde en m’offrant cette Belle
Que ſa fierté ſoit touſiours auec Elle.
Sans cét orgueil qui loge en ſes apas
Ma paßion ne la connoiſtroit pas.
Si ſa rigueur eſt vn peu modérée
Dans le plaiſir de ſe voir adorée,
Que ce ne ſoit que pour m’offrir ſes mains
Qui porteroient le Sceptre des Humains,
Si le Destin qui des Vertus s’irrite,
Auoit ſoubmis la fortune au merite.
Mais dans l’ardeur dont ie les baiseray,
Dans le tranſport où ie me treuueray,

Dans le plaiſir qui ſaiſira mon Ame,
Acheue enſemble & mon ſonge & ma trame :
Diuin Sommeil, durant cette douceur,
Liure ma vie au pouuoir de ta Sœur :
Et ſans regret apres ceste aduenture,
I’iray du lict dedans la ſepulture.