Paul Ollendorff (Tome 1p. 284-289).
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Christophe n’avait pu se dispenser de venir encore à une des soirées de l’ambassade d’Autriche. Philomèle chantait les lieder de Schubert, de Hugo Wolf, et de Christophe. Elle était heureuse de son succès et de celui de son ami, maintenant fêté par une élite. Même dans le grand public, le nom de Christophe s’imposait de jour en jour ; les Lévy-Cœur n’avaient plus le droit de feindre de l’ignorer. Ses œuvres étaient jouées aux concerts ; il avait une pièce reçue à l’Opéra-Comique. D’invisibles sympathies s’intéressaient à lui. Le mystérieux ami, qui plus d’une fois avait travaillé pour lui, continuait de seconder ses désirs. Plus d’une fois, Christophe avait senti cette main affectueuse, qui l’aidait en ses démarches : quelqu’un veillait sur lui, et se cachait jalousement. Christophe avait tâché de le découvrir ; mais il semblait que l’ami se fût dépité de ce que Christophe n’eût pas cherché plus tôt à le connaître, et il restait insaisissable. Christophe était distrait d’ailleurs par d’autres préoccupations : il pensait à Olivier, il pensait à Françoise ; le matin même, il venait de lire dans un journal qu’elle était tombée gravement malade à San Francisco : il se la représentait seule dans une ville étrangère, dans une chambre d’hôtel, se refusant à voir personne, à écrire à ses amis, serrant les dents, attendant, seule, la mort.

Obsédé par ces pensées, il évitait le monde ; et il s’était retiré dans un petit salon à l’écart. Adossé au mur, dans un retrait à demi dans l’ombre, derrière un rideau de plantes vertes et de fleurs, il écoutait la belle voix de Philomèle, élégiaque et chaude, qui chantait Le Tilleul de Schubert ; et la pure musique faisait monter la mélancolie des souvenirs. En face de lui, au mur, une grande glace reflétait les lumières et la vie du salon voisin. Il ne la voyait pas : il regardait en lui ; et il avait devant les yeux un brouillard de larmes… Soudain, comme le vieil arbre de Schubert qui frissonne, il se mit à trembler, sans raison. Il resta quelques secondes ainsi, très pâle, sans bouger. Puis, le voile de ses yeux se dissipant, il vit devant lui, dans la glace, « l’amie » qui le regardait… L’amie ? Qui était-elle ? Il ne savait rien de plus, sinon qu’elle était l’amie, et qu’il la connaissait ; et les yeux attachés à ses yeux, appuyé contre le mur, il continuait de trembler. Elle souriait. Il ne voyait ni le dessin de son visage et de son corps, ni la nuance de ses yeux, ni si elle était grande ou petite, et comment habillée. Une seule chose il voyait : la divine bonté de son sourire compatissant.

Et ce sourire subitement évoqua en Christophe un souvenir disparu de sa petite enfance… Il avait six à sept ans, il était à l’école, il était malheureux, il venait d’être humilié et battu par des camarades plus âgés et plus forts, tous se moquaient de lui, et le maître l’avait injustement puni ; accroupi dans un coin, délaissé, tandis que les autres jouaient, il pleurait tout bas. Une petite fille mélancolique qui ne jouait pas avec les autres, — (il la revoyait en ce moment, lui qui n’y avait jamais pensé, depuis : elle était courte de taille, la tête grosse, les cheveux et les cils d’un blond tout à fait blanc, les yeux d’un bleu très pâle, les joues larges et blêmes, les lèvres grosses, la figure un peu bouffie, et de petites mains rouges), — elle était venue près de lui, elle s’était arrêtée, son pouce dans sa bouche, et l’avait regardé pleurer ; puis elle avait mis sa menotte sur la tête de Christophe, et elle lui avait dit, timidement, précipitamment, avec le même sourire compatissant :

— Ne pleure pas, ne pleure pas !…

Alors, Christophe n’y avait plus tenu, il avait éclaté en sanglots, appuyant son nez contre le tablier de la petite qui répétait, d’une voix tremblante et tendre :

— Ne pleure pas…

Elle était morte, peu de temps après, quelques semaines peut-être ; quand avait lieu cette scène, elle devait être déjà sous la main de la mort… Pourquoi pensait-il à elle, en ce moment ? Il n’y avait aucun rapport entre cette petite morte oubliée, humble fillette du peuple d’une lointaine ville allemande, et l’aristocratique jeune dame qui le regardait maintenant. Mais il n’est qu’une seule âme pour tous ; et bien que les millions d’êtres semblent différents entre eux, comme les mondes qui roulent dans le ciel, c’est le même éclair de pensée ou d’amour qui resplendit, à la fois, dans les cœurs séparés par les siècles. Christophe venait de retrouver la lueur qu’il avait vu passer sur les lèvres décolorées de la petite consolatrice…

Cela ne dura qu’une seconde. Un flot de monde bloqua la porte et cacha à Christophe la vue de l’autre salon. Il se recula rapidement dans l’ombre, hors de l’atteinte du miroir ; il craignait que son trouble ne fût remarqué. Mais quand il fut plus calme, il voulut la revoir. Il avait peur qu’elle ne fût partie. Il entra dans le salon ; et, au milieu de la foule, il la retrouva aussitôt, quoiqu’elle ne fût plus de même qu’elle lui était apparue dans la glace. Maintenant, il la voyait de profil, assise dans un cercle de dames élégantes ; un coude sur le bras du fauteuil, le corps un peu penché, la tête appuyée sur sa main, elle écoutait les causeries, avec un sourire intelligent et distrait ; elle avait l’air et les traits du jeune saint Jean, écoutant et voyant, les yeux à demi fermés, souriant à sa pensée, dans la Dispute de Raphaël…

Alors, elle leva les yeux, le vit, et ne fut pas étonnée. Et il vit que son sourire était pour lui. Il la salua, ému, et il s’approcha d’elle.

— Vous ne me reconnaissez pas ? dit-elle.

À cet instant, il la reconnut :

— Grazia… dit-il[1].

Au même moment, l’ambassadrice, qui passait, se félicitait que la rencontre, depuis longtemps cherchée, se fût enfin produite ; et elle présentait Christophe à « la comtesse Berény ». Mais Christophe était si ému qu’il n’entendait même pas ; et il ne remarquait point ce nom étranger. C’était toujours pour lui sa petite Grazia.

  1. Voir Jean-Christophe à Paris. I. La Foire sur la Place.