Les Ambitions coloniales de l'Allemagne

Les ambitions coloniales de l’Allemagne
Jacques de Dampierre

Revue des Deux Mondes tome 31, 1916


LES AMBITIONS COLONIALES
DE L’ALLEMAGNE

Chaque semaine, depuis quelques mois, nous apprend de nouveaux succès des héroïques petites troupes anglaises, belges ou françaises, qui luttent pied à pied sur le continent noir pour briser le rêve terrible d’hégémonie mondiale dont les pangermanistes avaient empoisonné l’Allemagne. Ici même, leurs premiers exploits ont été retracés éloquemment. Tour à tour tombe sous nos coups la résistance de ces domaines variés que Bismarck avait accepté de revendiquer comme allemands par une sorte de concession politique à des ambitions nationales désapprouvées par lui, mais que bientôt ces ambitions démesurément accrues ne devaient plus considérer que comme les pierres d’attente d’un immense édifice à construire. Du prince de Bismarck à M. de Bethmann-Hollweg cette évolution des aspirations germaniques vers une plus grande Allemagne, non plus européenne mais mondiale, a été si complète et si profonde dans l’esprit public d’outre-Rhin, que la guerre de 1914 a pu être présentée à l’opinion allemande comme une émancipation nécessaire de la tutelle franco-anglaise, qui entravait insupportablement, en Orient comme en Afrique, les destinées merveilleuses de l’Empire. Au même titre, et souvent plus encore que les déclamations sur le péril slave et la fragilité anormale des frontières de l’Ouest, les exposés tendancieux et souvent de mauvaise foi se sont multipliés dans ces dernières années sous la plume des apôtres du pangermanisme, pour surexciter le patriotisme allemand contre la grande injustice internationale dont l’Allemagne aurait été la victime dans le partage du monde. N’était-il pas incontestable que la Kultur et la natalité germaniques n’avaient arraché au consentement des diplomates que des champs d’action déplorablement inférieurs, comme surface et richesse, aux immenses pays dévolus à la civilisation anglaise, à l’espagnole, à la française ou à la russe ?

Il ne fallut pas moins d’un quart de siècle pour faire pénétrer cette idée dans les masses, mais, grâce à l’esprit de méthode, à la ténacité et, il faut bien le dire, au patriotisme aussi dévoué qu’agressif des organisations pangermaniques, cette conviction s’est enracinée peu à peu très profondément dans le cœur des Allemands, même les plus éloignés des choses coloniales : très sincèrement, la plupart d’entre eux ont cru et croient encore à la réalité de cette injustice et à la nécessité vitale pour leur pays de rompre par le fer et par le feu le cercle magique, où des rivalités déloyales s’efforçaient d’étouffer la libre expansion de leur nationalité.

Même après plus d’un an de guerre, alors que des torrens de sang allemand ont coulé, sans même assurera l’Empire la sécurité de ses lendemains en Europe, l’opinion publique allemande demeure en grande partie attachée à quelques-uns de ses beaux rêves d’hier ; bien plus, par-là même qu’elle sent lui échapper l’hégémonie européenne à laquelle elle aspirait de toutes ses forces, elle semble se raccrocher désespérément à l’idée que ses premières victoires et les gages qu’elles lui ont permis jusqu’ici de conserver encore entre ses mains, lui permettront de réaliser les articles essentiels de son programme d’expansion outre-mer et de trouver du moins, dans des colonies nouvelles, la place qu’elle croit devoir lui revenir dans l’équilibre du monde de demain.

Il ne parait donc pas inutile de rappeler ici à grands traits quelles furent les idées maîtresses de ce programme pangermanique d’expansion de la puissance allemande outre-mer et de les comparer avec celles qu’émettent encore à l’heure présente des esprits distingués et pondérés de l’Allemagne. Les milieux éclairés des deux mondes ne sauraient trop méditer ces projets du pangermanisme, que nous avons trop souvent considérés naguère comme des fantaisies sans portée. La guerre actuelle nous a permis sur bien des points de retrouver, non seulement dans les actes des subalternes, mais même dans les déclarations et les décisions des hommes d’État de l’Allemagne, ces mêmes conceptions qui faisaient sourire ou hausser les épaules, lorsque nous les signalaient les quelques hommes au courant, chez nous, des choses d’outre-Rhin. Il n’y a plus guère de doute possible désormais sur l’identité qui s’est établie depuis quelque temps entre les idées directrices des gouvernans de l’Allemagne et celles qui sont la raison d’être du Alldeutscher Verband. Dans le grand bouleversement d’où doit sortir un monde entièrement renouvelé, il importe donc de bien connaître toutes les ambitions de l’Allemagne, pour être en mesure de discuter un jour avec fruit les problèmes complexes que la guerre n’aura pas tous tranchés définitivement.


Une fois réalisée par trois guerres heureuses l’unité nationale qui devait concentrer toutes ses forces, l’Allemagne allait être bientôt poussée par le cours naturel des choses à diriger vers l’extérieur son activité démesurément accrue. Mais, au lendemain des triomphales réalisations de 1871, il s’en fallait encore de beaucoup que cette concentration nationale eût acquis une intensité suffisante pour justifier immédiatement un vaste programme d’expansion économique et politique. L’unité impériale était trop récente, les blessures, inséparables des plus belles victoires, trop peu cicatrisées, pour qu’il ne fut pas nécessaire tout d’abord de porter tous les efforts publics et privés à la grande tâche qui s’imposait d’une réorganisation générale et parfois même d’une organisation nouvelle des vieux États fondus dans le jeune Empire. Il s’agissait non seulement d’harmoniser des législations, disparates, mais encore et surtout peut-être de coordonner, pour les développer, des forces économiques souvent opposées, parfois latentes, et qui ne trouveraient leur libre jeu et leur pleine efficacité qu’avec l’appui d’un régime puissant, pacifique et conscient des besoins immédiats du pays. Les cinq milliards d’indemnité versés par la France devaient permettre au gouvernement impérial d’aborder sans retard un vaste programme d’outillage intellectuel, économique et social de la nouvelle Allemagne. La diffusion remarquable de l’enseignement technique et professionnel dans toutes les parties de l’Empire, le développement méthodique de voies de communication à grand rendement, notamment entre les régions productrices de matières premières et les centres de transformation ou d’exportation, l’extension des grandes villes industrielles, grâce à un ensemble de mesures administratives intelligemment libérales, enfin l’étude et la réalisation d’une série de lois et règlemens pratiques, tendant à améliorer les conditions matérielles et morales de la vie du travailleur et notamment des familles nombreuses, telles furent les principales tâches de la génération qui suivit en Allemagne les victoires de 1871 ; et le merveilleux essor dont nous avons pu être les témoins inquiets atteste a lui seul le succès qu’elle y remporta.

Cette lente et puissante élaboration devait sans doute aboutir à rendre un jour plus irrésistible le besoin d’expansion de la vitalité allemande. Mais elle devait en même temps fournir à cette vitalité de nouveaux champs d’action, sans sortir des bornes de l’Empire et, par une action réflexe, retarder ainsi le mouvement qu’elle semblait devoir stimuler. En développant le sentiment national, la confiance dans l’avenir et l’énergie morale qui en résulte, et en perfectionnant parallèlement les conditions de la vie populaire, notamment pour les ménagemens dus à la maternité et les soins entourant la première enfance, la nouvelle société allemande stimulait la natalité déjà naturellement puissante des populations de l’Empire et diminuait le taux de la mortalité infantile : de là une surabondance de bras et d’intelligences mis à la disposition de l’industrie, du commerce, bref, de toutes les formes de la productivité nationale. D’autre part, le perfectionnement progressif de l’outillage intellectuel et technique de la nation devait offrir à ces jeunes activités toujours plus nombreuses des débouchés indéfiniment multipliés.

Il s’en fallut toutefois et de beaucoup que les deux mouvemens fussent parallèles, et, si formidable qu’ait été l’accroissement de l’activité économique de l’Allemagne dans le dernier demi-siècle, la croissance de sa population fut sensiblement plus rapide, notamment dans la première moitié de cette période. Il s’ensuivit qu’après 1870 l’Empire allemand se trouva bientôt et pour quelque temps hors d’état d’utiliser sur place la totalité de ces énergies humaines disponibles : un violent courant d’émigration se dessina dès lors, qui emporta des millions de jeunes Allemands vers des terres lointaines, jusqu’au jour où, inversement, le développement croissant de l’industrie allemande, considérablement perfectionnée, mit le pays en état, non seulement de retenir tous les travailleurs que lui fournissait annuellement sa natalité puissante, mais encore, sur certains points, de faire appel à la main-d’œuvre étrangère. C’est de 1881 à 1890 que cette émigration allemande fut la plus considérable ; pendant cette période décennale, elle aurait comporté un total officiel d’au moins 1 350 000 personnes[1] ; ce total tombe à 520 000 pour la période 1891-1900[2]. A partir de 1900, on voit cette émigration diminuer encore, jusqu’au chiffre restreint de 18 545 en 1912 ! tandis que les étrangers résidant en Allemagne au 1er décembre 1910 n’étaient pas moins de 1 259 873 individus.

Si donc l’Empire d’Allemagne s’est trouvé disposer des deux principaux élémens qui justifient généralement une politique coloniale, savoir : un excédent de natalité et le besoin de grands débouchés commerciaux, il ne faut pas perdre de vue que ces deux conditions ne se sont pas réalisées pour la même génération d’hommes, de manière à pouvoir justifier à la rigueur l’une de ces poussées (Drang) irrésistibles d’opinion publique qui s’imposent aux gouvernemens les plus sages. Il y a là un point capital dans l’évolution de l’Allemagne contemporaine, car les auteurs pangermanistes n’ont pas manqué de jeter sur ce point dans les esprits une confusion, sans doute favorable à leurs théories, mais à coup sûr contraire à la réalité des faits.

Celle-ci justifie d’ailleurs pleinement les hésitations des grands hommes d’Etat de l’Allemagne à lancer leur pays prématurément dans une politique d’aventures coloniales auxquelles il ne leur semblait pas suffisamment préparé. Il ne s’agit pas ici de discuter si l’Allemand de nos jours possède plus ou moins que le Français ou l’Anglais les qualités nécessaires pour être un bon colonisateur, soit dans des terres désertes, soit auprès de populations indigènes qu’il convient d’apprivoiser. Peut-être bien qu’après quelques années d’essais plus ou moins fâcheux et en y appliquant leur esprit de méthode et de persévérance, les Allemands auraient pu à la longue se former un corps d’administrateurs coloniaux ayant l’expérience et les qualités désirables ; peut-être que leurs colons, nombreux et prospères au Brésil, auraient fini par s’acclimater dans les terres au moins aussi salubres de l’Afrique allemande. Mais ce qu’il importe de noter, c’est que ni la masse de l’opinion publique allemande, ni le gouvernement lui-même ne se sont réellement préoccupés de ces questions, à l’époque où l’Empire envoyait précisément au dehors des centaines de milliers d’émigrans qui auraient pu lui faire désirer posséder quelques colonies, propres au peuplement européen. Bien loin de considérer alors, comme les pangermanistes d’aujourd’hui, que là où vivent des sujets allemands, là doit flotter le drapeau de l’Empire, les hommes du temps de Bismarck et Bismarck lui-même pensaient que le vrai moyen de fournir à l’Allemagne industrielle la clientèle extérieure nécessaire à la vente de ses produits, c’était de disséminer par le monde, et sous n’importe quel pavillon, des sujets allemands, représentans ou consommateurs de marchandises allemandes.

Sans discuter non plus le plus ou moins bien fondé de ce principe, ni reprendre les séculaires discussions entre partisans ou adversaires de tout système colonial, bornons-nous à constater ici que les voies suivies en la matière par cette politique allemande semblent avoir effectivement stimulé d’une manière remarquable l’essor économique du pays. Il n’est pas du tout certain que l’Allemagne eût trouvé dans des colonies nouvelles, c’est-à-dire dans des sociétés naissantes et nécessairement débiles, le rapide accroissement d’influence politique et commerciale que lui a certainement valu la diffusion de tant de milliers de ses nationaux parmi presque toutes les sociétés organisées du monde moderne. Si ces colons, intelligens, actifs et prolifiques, avaient méthodiquement peuplé des terres vierges, domaines de l’Empire allemand, il n’est pas douteux qu’ils n’eussent, au bout de deux ou trois générations, pu constituer pour cet Empire de magnifiques colonies ou protectorats, à leur tour facteurs de puissance et de richesse. Mais il eût fallu pour cela de longues immobilisations du capital national, dont précisément, au lendemain de 1870, l’Allemagne avait besoin chez elle, et ne pouvait guère distraire d’importantes fractions au dehors. Au contraire, en allant s’installer dans des pays organisés, mais encore en croissance, ces familles allemandes étaient pour leur mère patrie non pas une charge, mais une clientèle morale et commerciale. Le développement financier des jeunes sociétés auxquelles elles allaient porter leur travail n’était-il pas assuré par des capitaux non allemands et, chose au moins piquante, parfois même par des capitaux français ? D’ailleurs, par leur caractère laborieux et tenace, ainsi que par leur instruction générale et technique, supérieure à celle de la moyenne des autres émigrans, ces colons allemands parvenaient peu à peu à des situations importantes, non seulement par la richesse personnelle qu’ils avaient créée, mais encore par l’influence qu’ils arrivaient à prendre dans les affaires publiques de leur nouveau pays.

De nombreuses publications de polémique nous ont révélé depuis la guerre l’importance qu’avaient acquise ces influences en France même ut en Angleterre. L’Histoire de l’Allemagne, publiée en 1914 par les pangermanistes sous le pseudonyme de Einhart, comptait respectivement 500 000 Allemands en France et 1 200 000 en Angleterre et, pour exagérés que soient sans doute ces chiffres, ils n’en donnent pas moins à penser ! Qui ne sait que les Germano-Américains, c’est-à-dire les descendans des émigrés allemands aux États-Unis, sont actuellement plus de 12 millions ? Il n’y en aurait pas moins de 400 000 au Canada, 450 000 au Brésil, 40 000 en Argentine et une trentaine de mille dans le reste de l’Amérique du Sud. Les pangermanistes comptent de même comme des leurs 50 000 résidens en Roumanie, 20 000 en Turquie et une dizaine de milliers dans les autres États balkaniques. Ils soulignent l’importance de leur apport au peuplement de certaines colonies anglaises, telles que l’Afrique du Sud et l’Australie. Quant à l’Empire russe, Einhart et ses émules ne manquent pas une occasion d’insister sur les centaines de milliers d’Allemands qui y constituent les « avant-postes de l’Empire. » C’est ainsi qu’ils affectent évidemment de considérer les provinces balkaniques (Esthonie, Livonie, Courlande) comme un pays historiquement allemand, puisque tout au moins les classes dirigeantes y sont encore en grande partie de langue allemande ; mais ils relèvent en outre avec soin les colonies germaniques, attirées par les souverains mêmes du pays, à diverses époques, en Volhynie, Podolie, Bessarabie, Kherson, Tauride et sur les bords de la Volga, ce qui les amène à conclure qu’en dehors de quelque 80 000 colons germaniques disséminés dans la Russie d’Asie, « il vit dans la Russie d’Europe, outre environ 150 000 sujets de l’Empire d’Allemagne, plus de deux millions d’Allemands » d’origine et de situation diverses.

A qui voudra se rendre compte des immenses services rendus par ces 15 millions d’âmes de « l’Allemagne irredenta » à la cause du germanisme dans le monde, il suffira de se reporter aux statistiques commerciales de l’Empire. Encore ne révèlent-elles qu’une partie du bénéfice que les affaires allemandes ont tiré de cette situation. Il convient, en effet, de repasser, avec cette meilleure connaissance de l’âme allemande qu’ont donnée aux moins avertis les derniers événemens, l’histoire diplomatique du dernier quart de siècle : on n’aura pas de peine à y trouver la trace des influences plus ou moins occultes qu’a exercées, sur les relations de l’Allemagne avec les divers pays du monde, la présence dans ces derniers de ces milliers de gens d’affaires, professeurs, ingénieurs, journalistes, officiers même, et de ces millions de commerçans ou d’artisans, également insinuans, laborieux et tenaces, et tous, tantôt ouvertement, tantôt en secret, mais toujours fidèlement et avant tout patriotes allemands.

M. de Bismarck n’avait donc pas tout à fait tort de considérer que les groupemens d’émigrés allemands dans les pays étrangers valaient mieux pour l’Allemagne que la meilleure des colonies en ce qu’ils ne lui coûtaient rien. Mais cette opinion ne devait pas tarder à être violemment combattue par ceux-là mêmes pour lesquels aujourd’hui Bismarck est devenu comme une sorte de symbole et d’idole, ces pan germanistes ou apôtres de la plus grande Allemagne, qui prétendent tirer des exemples et des paroles du grand homme les principes de leur mégalomanie funeste. L’embarras de ces singuliers exégètes pour concilier les actes et les enseignemens du père de l’Allemagne moderne avec les pires rodomontades de leurs revendications actuelles ne manque pas d’une certaine saveur et il n’est pas jusqu’à l’habile et fin diplomate qu’est le prince de Bülow qui ne se sente un peu gêne pour accorder les traditions du Chancelier de Fer avec son programme d’une politique mondiale. « A l’origine, dit-il, on entendit des voix critiquer ces tendances nouvelles comme une déviation hors des routes sûres de la politique continentale de Bismarck. C’était ne pas comprendre que Bismarck nous avait précisément montré ces voies nouvelles en parcourant les anciennes jusqu’à leur terme… Si, dans nos nouvelles directions de politique mondiale, nous nous écartons de la politique européenne du premier chancelier, il n’en reste pas moins avéré que les entreprises de politique mondiale au XXe siècle sont la suite logique des entreprises de politique continentale qu’il a menées à bien. »

Du vivant même du prince de Bismarck les aspirations de certains groupes vers une politique résolue d’expansion coloniale méthodique s’étaient déjà fait jour sous diverses formes. Henri von Treitschke articulait nettement dès 1892 : « Il est véritablement épouvantable d’entendre comment aujourd’hui l’on parle en haut lieu de ces choses profondément sérieuses. On chante sur le vieil air une chanson nouvelle : Ma patrie doit être plus petite ! c’est simplement le monde à l’envers. Nous devons et voulons prendre part à la domination par la race blanche. Nous avons ici infiniment à apprendre de l’Angleterre, et une certaine presse qui cherche à écarter ces graves sujets par quelque mauvaise plaisanterie montre qu’elle n’a aucun soupçon de la sainteté de notre tâche civilisatrice. C’est un phénomène sain et normal de voir un peuple civilisé prévenir les dangers de la surpopulation par une colonisation de grande envergure, » etc.

À ces nobles déclarations de principes se mêlait, il faut bien le dire, une jalousie croissante pour les initiatives hardies qui étaient en train de constituer à la France un empire colonial au moins équivalent à celui qu’elle avait perdu un siècle plus tôt. La jalousie à l’égard des Français a souvent été un stimulant fort efficace pour les vrais Allemands : elle est le fond même de la haine qu’inspire à un trop grand nombre d’entre eux l’incapacité où ils se sentent de nous égaler dans certains domaines, mais il n’est que juste de constater qu’elle a parfois produit les résultats plus pratiques d’une émulation féconde, en suscitant chez eux des efforts dont ils n’auraient pas eu l’idée première. Les découvertes françaises en Afrique, les premières campagnes du Tonkin et de Madagascar avaient eu dans le public allemand un contre-coup sensible et, alors que Bismarck s’accordait avec lord Salisbury pour « laisser le coq gaulois gratter dans les sables du Sahara » et pensait que toutes les acquisitions coloniales « ne valaient pas les os d’un grenadier poméranien, » des susceptibilités ombrageuses s’inquiétaient de voir le drapeau français flotter, sur de nouveaux et immenses domaines, alors que presque nulle part le pavillon du nouvel empire allemand ne semblait solidement établi.

On sait, comment, pour donner satisfaction à ce nouvel impérialisme, Bismarck avait, dès 1885, fait reconnaître par la Conférence de Berlin la souveraineté de l’Allemagne sur l’Hinterland de quelques côtes africaines, plus ou moins sérieusement explorées par des sujets allemands. Il y avait là dans l’Afrique équatoriale, de part et d’autre du bassin du Niger, deux amorces de colonies pouvant permettre de fructueuses exploitations des produits tropicaux. Il y avait surtout, au Nord-Ouest de la colonie du Cap et dans cet Est africain dont les grands massifs montagneux avaient rempli d’admiration les explorateurs, de vastes régions de hauts plateaux, propres à l’élevage et où, l’altitude compensant la rigueur de la latitude, il semblait possible de prévoir un peuplement européen relativement dense. Si l’Allemagne avait donc laissé prendre de l’avance aux entreprises françaises, elle ne s’en assurait pas moins une part fort respectable dans le partage de l’Afrique, et cela sans coup férir, presque sans autre effort méritoire que des négociations diplomatiques bien conduites.

La France s’était prêtée de bonne grâce à tous les arrangemens et l’Angleterre avait même semblé voir avec quelque satisfaction une puissance coloniale allemande compenser quelque peu la renaissance d’un empire colonial français.

En même temps, la marine allemande s’assurait dans l’océan Pacifique la possession du Nord-Est de la grande île des Papous, connue sous le nom de Nouvelle-Guinée ; elle rebaptisait Archipel de Bismarck les îles de la Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Irlande ; elle occupait les îles de l’Amirauté, ainsi que les îles Bougainville, Choiseul, Isabelle, etc. Après avoir un peu plus tard racheté à l’Espagne les îles Carolines et Mariannes, il semblait que l’Allemagne dût pacifiquement se faire sans peine dans le monde une place à côté des grandes nations colonisatrices d’hier et d’aujourd’hui.

Mais c’est là précisément qu’apparaissent dans la politique allemande les conséquences de cette divergence constatée plus haut entre l’essor démographique et l’essor économique de la nation. Les acquisitions coloniales de Bismarck coïncidaient bien avec cette période où la natalité allemande pouvait permettre à l’Empire de déverser sur des terres nouvelles des flots innombrables d’émigrans ; mais ni le monde politique, ni le monde des affaires n’avait alors en Allemagne soit les ressources, soit l’expérience nécessaires pour utiliser convenablement ces énergies disponibles dans des colonies qu’il eût d’abord fallu savoir outiller complètement.

Faute de cet outillage préalable en hommes et en matériel, toute colonisation y était pour longtemps impossible et, pour aborder la rude tâche de cet outillage, ce n’était pas seulement les hommes d’expérience coloniale qui manquaient à l’Allemagne, mais encore et surtout peut-être des capitaux suffisamment puissans et désintéressés pour pouvoir attendre longuement leur rémunération.

Les finances privées de l’Allemagne bismarckienne étaient loin d’avoir créé les réserves que lui ont constituées naguère quarante années d’activité prodigieuse et de crédits illimités et, quant aux finances publiques, le Reichstag devait se refuser longtemps encore à leur demander l’effort nécessaire pour faire, des colonies d’empire, non pas un coûteux lieu d’exil pour les fonctionnaires, mais un véritable placement d’avenir. Sans doute, lorsque, au XVIIe siècle, des travailleurs français allaient chercher fortune aux Iles, ils n’y étaient précédés d’aucuns travaux publics, ni entourés d’aucune précaution d’hygiène ni de ravitaillement, et pourtant, malgré une forte mortalité causée par le rude défrichement de la terre dans un climat équatorial, ces pauvres colons abandonnés n’en ont pas moins constitué des sociétés bien vivantes, qui n’ont été gâtées qu’au bout d’un demi-siècle et plus par l’exagération du système de l’esclavage nègre. Mais il ne semble pas, malgré leur esprit d’entreprise, que les Allemands du temps de Bismarck se soient senti l’énergie morale et la résistance physique de nos « engagés » et de nos « boucaniers » du temps de Richelieu ; du moins le peuplement européen des colonies allemandes a-t-il abouti à un échec d’autant plus remarquable qu’il contraste singulièrement, tant avec les résultats de l’émigration allemande dans les autres pays, qu’avec la prospérité croissante des colonies anglaises ou françaises, leurs contemporaines et leurs voisines.

On ne saurait en effet trop méditer les chiffres officiels qui établissent, d’après l’Almanach de Gotha lui-même, cette incapacité des Allemands à mettre depuis trente ans leur empire colonial en valeur. Sur une superficie totale de près de 3 millions de kilomètres carrés, avec près de 12 millions et demi d’indigènes, cet empire ne comportait, suivant les dernières statistiques, qu’une population européenne de 28 859 habitans ! Le Sud-Ouest africain allemand, vaste pays plus étendu que l’Empire d’Allemagne lui-même, porte à lui seul plus de la moitié de cette population blanche, soit à peine 15 000 Allemands, qui n’arrivent pas à combler les vides énormes faits, dans la population indigène déjà clairsemée, par l’impitoyable répression pratiquée lors de ses dernières révoltes. Or, les provinces de Rhodésie et du Bechuanaland, tout à fait comparables comme sol et climat, mais appartenant à l’Union Sud-Africaine britannique, ont déjà, bien que colonisées plus tard, plus de 30 000 habitans blancs, tandis que la colonie du Cap, le Natal, le Transwaal et l’Orange, également voisins, sont des sociétés déjà anciennes qui comptent environ 1 300 000 habitans d’origine européenne. Au Nord de la Rhodésie, sur les hauts plateaux de l’Afrique orientale allemande, qui nourrissent une population indigène évaluée à plus de 7 millions et demi de sujets, l’on ne compte guère que 5 336 colons, tant les communications sont encore insuffisantes et les conditions de vie trop précaires pour des familles allemandes. Et pourtant, dans ce même espace de trente années écoulées depuis la reconnaissance officielle de ces possessions à l’Allemagne, les Français, malgré leur faible natalité, objet des risées pangermanistes, essaimaient vers leurs colonies des noyaux de population énergique et active. La Tunisie compte ainsi près de 50 000 Français, l’Indo-Chine, malgré son climat tropical, 22 000, et ces colonies sont pourtant contemporaines des allemandes. Madagascar, celle de nos possessions qui est la plus comparable aux colonies allemandes de l’Afrique, comptait dès 1910 plus de 13 000 Français, bien que sa colonisation ne remontât guère alors qu’à quinze ans, et le Maroc, à peine partiellement pacifié, voit s’accroitre rapidement l’immigration française qui, au Ier janvier 1914, y avait installé déjà 26 085 civils, sans préjudice de plus de 22 000 étrangers, dont seulement 433 Allemands !


L’échec du peuplement allemand dans les colonies de l’Empire est donc indubitable, et n’a pas manqué de frapper l’opinion publique d’autant plus défavorablement que les émigrés allemands des deux Amériques, et notamment de l’Amérique du Sud, se créaient plus facilement un foyer dans des terres pourtant à peine moins vierges. On peut se demander dès lors quelles peuvent être les raisons singulières qui poussent les pangermanistes, après de si pénibles expériences, à réclamer encore pour l’Allemagne des domaines nouveaux pour accroître son empire d’outre-mer. Il y a sans doute à cette « boulimie de territoires » (Quadratkilometerfresserci) des raisons simplement psychologiques : telle est la vieille jalousie pour la France, qui est, comme nous l’avons dit, une des formes essentielles du patriotisme germanique et qu’exaspère cette fois la constatation des succès réels remportés par notre politique coloniale ; telle est aussi la vieille tradition prussienne d’extension territoriale qui n’est, en somme, que l’instinct paysan de possession de la terre, maintenue dans les idées pangermanistes par l’influence prépondérante du Junkertum, c’est-à-dire les hobereaux de la vieille Prusse, avant tout propriétaires fonciers. Mais il y a encore des raisons économiques plus sérieuses et qui tiennent à l’évolution même de l’Allemagne ainsi que des sociétés extra-européennes vers lesquelles se sont portées ses émigrations. A mesure, en effet, que cette émigration diminuait par suite du développement foudroyant de son industrie, l’Allemagne devenait un pays exportateur non plus d’hommes, mais de marchandises fabriquées, auxquelles il fallait des débouchés toujours plus grands et bientôt peut-être des débouchés privilégiés. Mais en même temps, les Etats-Unis d’Amérique, avec leurs 12 millions d’Allemands, bien loin de rester pour l’Allemagne une clientèle, avaient développé leur propre industrie au point de devenir pour le commerce allemand le plus terrible des concurrens, même dans les sociétés qui, comme en Amérique du Sud, étaient largement pourvues de colons germaniques plus consommateurs que producteurs.

Ce double phénomène, joint à la richesse croissante qui s’accumulait maintenant d’année en année entre les mains des financiers allemands, créait pour l’Empire des conditions toutes nouvelles, qui pouvaient mettre d’accord cette fois les revendications des pangermanistes avec les intérêts du monde des affaires. Pour les premiers, il y avait une question de prestige à ne pas laisser se développer sous un pavillon étranger des sociétés qui pourraient, un jour venant, devenir de nouvelles concurrentes pour l’Allemagne. L’exemple des États-Unis, « tombeau de germanisme, » était trop concluant pour que les patriotes allemands ne s’effrayassent pas à l’idée de voir se reproduire ailleurs, même en plus petit, des éventualités semblables.

Quant au monde des affaires, il percevait fort bien les exigences financières que pourrait avoir un vaste empire colonial à exploiter ; mais ses conceptions s’étaient à ce point élargies qu’il était de plus en plus favorable à l’idée d’un vaste programme de mise en valeur de l’Afrique centrale tout entière, par exemple, avec toutes les créations de ports, chemins de fer, villes, etc., que comportait un pareil projet. Ces grands travaux publics n’étaient-ils pas de ceux qui assureraient directement à l’industrie allemande les plus importantes fournitures, notamment au point de vue de la métallurgie et de l’équipement électrique ?

Et, d’autre part, les besoins croissans de cette même industrie en matières premières ne lui faisaient-ils pas un devoir de s’assurer dans le monde entier l’exclusivité de pays producteurs dont le trafic rémunérerait à son tour les voies et moyens de communication créés à grands frais dans ce dessein ? Si donc les conceptions un peu simplistes des pangermanistes en étaient restées à des ambitions régaliennes, c’est-à-dire au désir traditionnel de réunir à l’Empire allemand le plus possible de territoires, peuplés ou à peupler par des sujets de langue allemande, celles du monde des affaires tendaient plutôt à la constitution d’un vaste ensemble de colonies d’exploitation, où le pavillon allemand ne devait flotter que parce que la marchandise suit de préférence son pavillon.

Toutes ces conceptions pouvaient d’ailleurs facilement s’organiser en une politique adroite et méthodique, qui aurait peu à peu étendu ses « sphères d’influence » sur divers domaines, en usant tour à tour de sa puissance capitaliste et de l’intimidation politique. Il ne pouvait être question d’acquérir d’un seul coup à l’Allemagne moderne des pays déjà colonisés par d’autres nations européennes ou jouissant d’une indépendance universellement respectée. Mais de ce que la France et l’Angleterre avaient su prendre l’avance et s’assurer en Afrique les pays les plus propres à la vie européenne ; de ce que l’ancien empire colonial de l’Espagne s’était dès longtemps fractionné en États indépendans, il ne s’ensuivait pas que l’Allemagne dût à jamais renoncer à jouer pour son compte de ces fictions diplomatiques qui, sous les formules aimables de « nation la plus favorisée, » d’ « intérêts spéciaux, » voire d’alliance ou de protectorat concilient la notion idéale d’indépendance avec les avantages les plus tangibles d’une véritable colonisation. Parmi les nations autonomes, il en était beaucoup de si faibles financièrement et militairement, parmi les pays colonisateurs, il en était pour qui ces colonies apparaissaient tellement comme des charges excessives, que l’Allemagne pouvait espérer trouver sur la surface du globe bien de bonnes occasions à réaliser. Les Carolines avaient été la première ; quelques années plus tard, les troubles dits des Boxers, en Chine, allaient permettre à l’Empire de « prendre à bail, » autour de Kiao-Tchéou, un territoire riche et peuplé qui lui assurait une solide base économique et maritime en Extrême-Orient ; mais ce n’étaient là, dans la pensées des pangermanistes, que des manœuvres d’essai dans l’attente de réalisations plus grandioses.

Germanus animal scribax, disent volontiers les Allemands eux-mêmes, et, de fait, il n’est guère d’arrière-pensée, de plan secret de la politique allemande dont on ne puisse trouver l’exposé dans l’une quelconque des innombrables manifestations, livres sérieux ou écrits de circonstance, qui s’accumulent outre-Rhin, en paix comme en guerre, sur toutes les questions à l’ordre du jour. Les promoteurs de la « plus grande Allemagne » n’ont donc pas manqué de nous exposer sous toutes leurs faces, depuis quinze ans, les possibilités pour l’Empire de réparer le temps perdu et de se tailler dans le monde « sa place au soleil. »

Sans entrer dans le détail de ces publications, bornons-nous à constater qu’elles reflétaient dans l’ensemble les deux impérialismes germaniques : le politique, avide de territoires allemands, et l’économique, recherchant surtout les domaines d’exploitation.

Au premier, les colons allemands établis en si grand nombre dans l’Amérique du Sud semblaient devoir créer des droits, ou tout au moins des possibilités d’intervention sur ce continent ; puis, le développement des intérêts allemands en Turquie parut de nature à faire présager une mainmise plus facile et plus immédiatement utile sur les parties jadis riches et aujourd’hui presque abandonnées de ce vieil Empire.

Au second, les colonies hollandaises de l’Insulinde et le Congo, devenu colonie belge, paraissaient « disproportionnés aux ressources de ces deux petits pays. » (Pays-Bas et Belgique), qui seraient sans doute heureux de s’en débarrasser au profit de l’Allemagne. Il faut avouer que l’exemple du raid Jameson et de la guerre anglo-boer qui s’ensuivit avait produit une forte impression sur l’esprit brutalement réaliste de certains milieux prussiens, trop disposés à préconiser de pareilles méthodes, tout en étant parfaitement incapables de jamais les faire oublier, comme l’ont fait les Anglais, par le large libéralisme de leur gouvernement. La situation, trop souvent anarchique alors, de certaines républiques sud-américaines, semblait devoir fournir de nombreuses occasions d’y intervenir au nom d’intérêts allemands menacés et, de 1900 à 1905 notamment, la plupart des auteurs pangermanistes ne manquèrent pas d’insister énergiquement pour une politique de ce genre.

La guerre russo-japonaise vint modifier quelque peu, semble-t-il, ces conceptions, tant en bouleversant l’équilibre du monde, qu’en mettant une fois de plus en lumière les difficultés militaires formidables que comportait, même pour la meilleure armée, une campagne à des milliers de kilomètres de ses bases. L’Espagne n’avait jamais pu dompter ses colonies révoltées ; la guerre du Mexique avait été fatale à la France ; et l’Angleterre même, qui n’avait pu recouvrer jadis ses colonies d’Amérique, n’avait réussi à vaincre le petit Transwaal qu’en y appliquant toutes les forces de la plus puissante marine du monde. Aussi bien pouvait-on trouver sans doute des occasions moins lointaines et plus sûres, maintenant que l’affaiblissement de la Russie et un certain relâchement dans l’esprit et les institutions militaires de la France donnaient à penser qu’il n’y aurait guère de Puissance en Europe capable de s’opposer aux désirs de l’Allemagne, « si celle-ci parlait une bonne fois haut et clair. » On pourrait par exemple préparer les voies à la réalisation de ce grand empire africain qui unirait les possessions allemandes de l’Ouest et de l’Est. Sans doute, c’était là un bien vaste programme pour être réalisé dès cette époque, mais il y avait « quelque chose à faire, » d’autant que la France semblait vouloir agir au Maroc et qu’on pouvait à la rigueur mettre en avant ce prétexte pour engager la conversation.

On sait comment cette singulière conversation fut menée par l’Allemagne de 1905 à 1911 ! Tanger, Algésiras, Casablanca, Agadir, sont encore dans toutes les mémoires et il n’y a pas lieu de refaire ici cette histoire de la question marocaine, qui est en somme celle des déceptions coloniales de l’Allemagne. Mais si les à-coups, les hésitations, les volte-face du gouvernement allemand pendant cette période justifient pleinement ces échecs et les véhémens reproches d’inconstance que ne lui a pas ménagés l’opinion germanique, il s’en faut de beaucoup cependant que les résultats positifs acquis par l’Allemagne au point de vue colonial aient été si négligeables que ces pangermanistes ont bien voulu le dire. Sans doute, le général de Bernhardi considérait-il comme un leurre la clause de la porte ouverte au Maroc, et Frymann, dans son pamphlet célèbre Si j’étais l’Empereur, n’hésitait pas à considérer que le Maroc, tant à cause de ses richesses minières et agricoles que comme pays de peuplement, aurait dû être l’objectif essentiel de la politique coloniale allemande. Mais ce même Frymann disait ailleurs fort justement que « toute colonisation en dehors de l’Empire ne devrait naturellement être envisagée qu’une fois achevée au préalable notre colonisation intérieure, » et il entendait celle-ci dans le sens large, puisqu’il insistait sur la nécessité de renforcer le peuplement allemand dans les parties peu populeuses de l’empire austro-hongrois. Il était donc plus juste de penser avec l’économiste Paul Rohrbach que la politique allemande avait eu raison de ne considérer l’affaire du Maroc que comme un moyen de pression sur le gouvernement français, pour obtenir ailleurs des avantages appréciables : il ne fallait pas, d’après lui, mettre en balance l’ensemble du Maroc et les enclaves obtenues de la France au Congo, mais bien les droits problématiques que l’Allemagne pouvait invoquer sur le Maroc avec les avantages immédiats et surtout les riches perspectives d’avenir qu’elle s’était fait octroyer à l’Est du Kameroun.

« Le but véritable, dit-il dans une brochure récente, le but que nous poursuivions dans l’acquisition du nouveau Kameroun ne pouvait guère être dévoilé que très discrètement avant la guerre. Maintenant, il en va tout autrement : il n’y a pas de censure à observer sur tout ce qui a précédé la guerre et nous pouvons donc en parler ouvertement. Des négociations relatives à ce nouveau Kameroun, vous vous rappelez que deux singulières protubérances ou cornes s’étendaient de nos nouveaux domaines jusqu’au territoire du Congo belge. Ces protubérances jouent un grand rôle dans toute l’affaire d’échange, car c’est par elles que nous pouvions atteindre le réseau navigable du Congo et prendre directement contact avec le Congo belge. La France possédait de tout temps un droit de préemption sur l’ancien État indépendant du Congo, devenu plus tard colonie belge. Dans le traité Maroc-Congo, elle a renoncé à ce droit d’une manière sinon explicite, du moins pratiquement efficace.

« Ce point de l’accord a été beaucoup trop peu pris en considération à l’époque ; or, c’était précisément une chose capitale que la France renonçât à son droit de préemption et permît aux frontières du Kameroun allemand d’atteindre sur deux points le Congo proprement dit. » Et M. Rohrbach rappelle l’opposition témoignée à plusieurs reprises en Belgique à l’annexion de l’État du Congo, les avances plus ou moins dissimulées faites par l’Allemagne pour le rachat de cette colonie, ainsi que les négociations beaucoup plus avancées engagées pour l’acquisition de l’Angola au Portugal. Si, pour l’achat du Congo, l’on en était resté à des « ballons d’essai » dans la presse, il paraîtrait que pour l’Angola les négociations avaient été poussées beaucoup plus avant, tant avec l’Angleterre qu’avec le Portugal lui-même : « Peu avant la guerre, on s’était mis d’accord ; il ne s’agissait plus guère que des signatures et, tant du côté allemand que du côté anglais, il n’y avait pas de doute que ces signatures ne dussent être échangées à bref délai… Ce n’était plus dès lors qu’une question de temps de décider ensuite le Portugal, toujours à court d’argent, et paralysé par ses troubles politiques… On ne projetait naturellement pas d’enlever l’Angola aux Portugais, mais l’on se serait contenté d’y posséder certains droits économiques et de colonisation. Peu de mois avant la guerre, une expédition technique allemande, assistée de quelques hauts fonctionnaires portugais, était partie pour le Sud de l’Angola, afin d’étudier un tracé de chemin de fer reliant les réseaux de l’Angola et du Sud-Ouest africain allemand. »

Voilà qui est instructif à plus d’un titre : ainsi, de l’aveu même de l’un des plus persévérans apôtres de l’idée coloniale en Allemagne, le traité franco-allemand de 1911, ainsi que les négociations postérieures avec l’Angleterre, ouvrait aux affaires allemandes les plus belles perspectives dans l’Afrique centrale. Les milieux économiques et politiques de l’Empire allemand avaient compris les leçons de l’expérience : ils avaient appris à user des formules diplomatiques, aussi pratiques que courtoises, créées par le XIXe siècle à son déclin, pour concilier les principes et les intérêts en apparence inconciliables ; ils abordaient dès lors résolument un programme de réalisations pacifiques, qui pouvaient assurer au commerce allemand un champ d’action privilégié de la plus haute valeur. La prospérité des affaires anglaises dans cette Égypte, où subsistaient à la fois le principe de la porte ouverte et la suzeraineté idéale du Sultan, permettait aux Allemands d’escompter, soit dans l’Angola, soit au Congo belge, des succès analogues, au moyen de ces « ententes » qui sauvegarderaient respectivement la souveraineté de plus en plus nominale de la République portugaise ou du roi Albert. Il suffisait de prendre position tout d’abord le plus solidement possible dans le monde financier des deux petites métropoles, de s’assurer le « contrôle » de leurs principales affaires coloniales, de peupler celles-ci d’ingénieurs et d’agens allemands et d’exercer, un jour venant, sur les milieux politiques, toute la pression morale du prestige de l’Allemagne comme grande Puissance, si quelque mouvement chauviniste venait par hasard entraver les « intérêts spéciaux » qu’on se serait ainsi ménagés. On sait à quel point les Allemands avaient su déjà s’insinuer dans le monde des affaires à Bruxelles et surtout à Anvers. Ils n’avaient pas agi différemment en Hollande, ou ils exercent, notamment à Rotterdam, une influence considérable au point de vue commercial et financier. Peut-être avaient-ils quelque arrière-pensée d’accaparement de ce riche marché, ainsi que des magnifiques colonies d’Extrême-Orient qui l’alimentent ? Est-il besoin de dire que, sur la voie de ces conquêtes pacifiques, ils n’auraient guère trouvé de canons ni de baïonnettes franco-anglaises ?

On ne saurait donc expliquer par un mécontentement du monde des affaires en Allemagne, durement contrecarré dans ses visées d’exploitation coloniale par la France et l’Angleterre, la crise violente qui déchaîna la guerre mondiale. Si ces visées, de l’aveu même des Allemands bien informés, étaient en voie de réalisation pacifique sur le continent noir, on peut également affirmer que, bien loin d’entraver systématiquement les ambitions pangermanistes, la France s’était préoccupée d’elle-même de leur trouver un dérivatif. Il était à craindre, en effet, que la mainmise plus ou moins déguisée des financiers allemands sur des colonies étrangères, d’ailleurs plutôt propres à l’exploitation qu’au peuplement proprement dit, ne parût pas une satisfaction suffisante aux impérialistes enragés de la « plus grande Allemagne. » Confiant dans ses propres intentions pacifiques et satisfait des arrangemens qui lui permettaient de compléter au Maroc son œuvre civilisatrice de l’Afrique du Nord, le gouvernement français s’alarmait à juste titre du ressentiment profond que suscitait en Allemagne, après de retentissans échecs diplomatiques, l’ardente renaissance du slavisme, victorieux dans les Balkans. Depuis certain théâtral voyage que le kaiser Guillaume II avait fait aux Lieux Saints, la politique impériale ne dissimulait pas de larges visées du côté de l’Empire ottoman. L’idée d’une alliance germano-turque, aboutissant à une sorte de protectorat économique de la Turquie au profit de l’Allemagne, faisait peu à peu son chemin dans les cercles dirigeans de Berlin et semblait tout à fait de nature à donner satisfaction aux avancés qui réclamaient, désormais à tort, pour la natalité allemande, des domaines de peuplement où la race germanique pût prospérer. L’Anatolie, berceau des plus antiques civilisations du monde ancien, répondait bien, semble-t-il, à ces desiderata et le chemin de fer de Bagdad, construit par l’industrie allemande, devait constituer pour le germanisme une nouvelle voie d’expansion pacifique et féconde.

On sait comment, malgré une assez vive opposition, le gouvernement français avait prêté les mains à cette expansion germanique en s’efforçant de trouver définitivement avec l’Allemagne une satisfaction aux légitimes désirs respectifs des deux Puissances dans le Levant. C’est dès le mois de novembre 1912 que la France avait pris l’initiative de cette conversation, et elle y mit quelque insistance, car, la Chancellerie impériale, assez nerveuse du mauvais accueil fait par l’opinion allemande à l’accord colonial franco-allemand de 1911, inquiète, d’autre part, des événemens balkaniques, semblait redouter, à l’intérieur plus encore qu’au dehors, une nouvelle perte de prestige. Mais la France avait précisément le plus grand intérêt à calmer, par des concessions adroites, et l’opinion publique allemande, et la méfiance des dirigeans ; d’où vint que l’année 1913 tout entière se passa en pourparlers de plus en plus précis, au courant desquels furent mises peu à peu l’Angleterre, l’Italie et la Russie. Et c’est seulement le 15 février 1914, que fut signé à Berlin l’accord définissant les zones d’influence économique que les Puissances intéressées s’interdisaient respectivement de se disputer dans les domaines asiatiques de l’Empire ottoman. De ce côté, il était donc vrai de dire encore qu’à la veille de la guerre, l’entente des grandes Puissances européennes était parfaite, pour assurer pacifiquement à l’Allemagne le plus bel essor que pussent rêver raisonnablement ses « coloniaux » les plus avides.

Par quelle singulière aberration le gouvernement allemand crut-il devoir compromettre, dans la plus formidable et par conséquent la plus hasardeuse des guerres, les résultats tangibles qui lui étaient désormais acquis ? Pourquoi, au lieu de laisser l’opinion publique s’égarer à la suite des folles déclamations pangermanistes, ne crut-il pas devoir l’instruire au contraire largement des fruits sûrement récoltés par sa politique et se faire une gloire d’avantages dont il avait lieu d’être fier ? Il y a là une de ces énigmes historiques que la sagesse antique a tranchées par la maxime célèbre : Quos vult perdere Jupiter dementat ! L’auteur anonyme du célèbre livre J’accuse ! bien qu’incomplètement informé des larges concessions faites aux ambitions coloniales allemandes dans le Levant par le consentement des grandes Puissances, adresse à ce sujet aux maîtres des destinées de l’Empire des critiques si fortes et si serrées qu’aucune plume française n’en saurait trouver de plus terribles. Il semble difficile en effet de ne pas voir, dans ce qu’il appelle « la préparation du crime, » un réel guet-apens tendu à la paix européenne, au profit, non du peuple allemand, mais d’une sorte de coterie de fonctionnaires, de hobereaux et d’officiers, grisés par les sophismes pangermaniques, dont ils avaient longtemps joué et profité, mais dont ils finissaient par être eux-mêmes les dupes, en attendant d’en être pris un jour pour les responsables et les victimes expiatoires !


Les ambitions coloniales de l’Allemagne avaient donc, en 1911, atteint ceux de leurs objets qui devaient profiter le plus immédiatement au développement de l’Empire et cela, non seulement sans coup férir, mais même en accord parfait avec la France, l’Angleterre et la Russie. Ces grandes Puissances, les seules qui pussent réellement faire obstacle à une expansion de l’Allemagne à travers le monde, lui avaient reconnu tout au contraire dans la Turquie d’Asie une sphère d’influence économique qui, de l’Anatolie à la Mésopotamie, lui assurait, non seulement un vaste domaine d’exploitation et même de peuplement, mais encore la possibilité de créer, de Hambourg au golfe Persique, une voie commerciale directe et d’une incalculable importance. En Afrique, elles ne s’opposaient pas à ce que l’Allemagne se mit d’accord avec la Belgique et le Portugal, pour étendre à travers leurs possessions un réseau de voies ferrées ou fluviales, qui n’auraient pas manqué de mettre peu à peu tout le commerce de l’Afrique centrale entre les mains du plus grand, du plus riche et du plus industriel des États coloniaux de ces régions. L’Allemagne trouvait là encore toutes les facilités nécessaires pour développer son industrie nationale à l’aide des minerais, des caoutchoucs, des bois et autres matières premières dont elle eût, en fait, au bout de quelques années, à peu près monopolisé sous son pavillon l’exportation de la côte d’Afrique vers ses ports. Et ainsi se fût réalisé peu à peu le rêve pangermaniste d’une Afrique centrale tout entière allemande, sinon par l’administration, du moins par le commerce et, partant, par l’ensemble des influences que peut se créer sur un pays neuf la Puissance qui contribue le plus à son développement.

Nous n’oserions affirmer qu’en matière de politique mondiale la majorité de l’opinion allemande en soit encore aux conceptions un peu simplistes du programme pangermaniste de 1911, exposé alors dans le livre publié sous le titre de Gross-Deutschland et le pseudonyme de Tannenberg. Là, on faisait assurément reluire aux yeux des enthousiastes de bien belles perspectives : les Républiques de l’Amérique du Sud dominées par leurs colons germaniques seraient devenues un vaste dominium allemand ; l’Empire allemand d’Afrique aurait, outre les colonies portugaises et belge, englobé le Maroc et le Soudan français, en ne nous laissant que l’Algérie et en abandonnant la Tunisie aux Italiens ; l’Insulinde hollandaise s’annexait à l’Empire germanique, comme les Pays-Bas eux-mêmes et la Belgique ; enfin, de la base de Kiao-Tchéou, une politique énergique aurait su étendre le protectorat de l’Allemagne sur toute la Chine proprement dite, laissant la Mandchourie aux Japonais. Les fâcheuses surprises qu’a subies l’opinion allemande du chef des interventions anglaise, japonaise, italienne, au nombre des alliés de la France, non moins que par suite de la bataille de la Marne, de la résistance russe et de quelques autres mécomptes, ont sans doute assagi quelque peu, sinon les pangermanistes, du moins beaucoup des grands « mangeurs de territoires » d’autrefois. Mais les coloniaux allemands n’ont pas pour si peu abandonné leurs projets de conquêtes et, chose curieuse, ce qu’ils revendiquent aujourd’hui est à peine plus considérable que ce qu’ils pouvaient presque obtenir hier d’un peu plus de douceur, de tact et d’habileté ! S’ils font leur deuil d’une expansion d’influence politique dans l’Amérique du Sud, ce qui leur créerait des difficultés avec les Etats-Unis, eux-mêmes fortement germanisés, ils n’ont point abandonné l’idée de prendre au développement économique de la Chine une part prépondérante, sous prétexte que le Japon ne saurait suffire à l’outillage de ce vaste empire. Il va de soi, pour eux, que le protectorat sur l’Empire ottoman leur est acquis, puisqu’en fait ils ont réussi à en galvaniser toutes les forces pour une guerre impie contre la France ! Quant à l’Afrique et au reste de leurs colonies, capturées par les Anglo-Français, ils pratiquent volontiers un raisonnement qu’il faut retenir : « Alors même, dit Rohrbach, que nous n’obtiendrions sur tous les théâtres de la guerre que des résultats partiellement insuffisans, il me paraitrait malgré tout vraisemblable que nous ferons des acquisitions en Afrique, car nous avons en tout cas entre les mains dans l’Ouest des gages importans, et il ne sera même pas nécessaire de lâcher complètement ces gages (je n’ai pas besoin de les nommer) : il devrait suffire que nous nous retirions çà et là d’un pas, pour amener nos adversaires à nous donner, rien que pour cela, en Afrique, les compensations nécessaires. »

Il se pourrait que là encore M. Paul Rohrbach et ses lecteurs se réservassent de cruelles désillusions ! Ce n’est pas d’hier que l’idée d’offrir à la Belgique sa liberté, en échange du Congo, et à la France l’évacuation de son territoire, contre des cessions coloniales plus ou moins larges, a fait l’objet d’échanges de vues entre neutres bien intentionnés ou, comme dit Rohrbach, de « ballons d’essai. » Mais la France, qui naguère avait consenti, bien qu’à contre-cœur, à faire à la cause de la paix universelle le sacrifice d’une partie de ce Congo français, sacré par le sang de ses fils et l’héroïsme de ses explorateurs, la France a trop confiance dans la justice de sa cause et la vaillance île son armée pour prêter l’oreille un seul instant à des propos qui lui apparaîtraient comme un chantage sacrilège. En 1914, elle était prête à débattre avec l’Allemagne de leurs intérêts respectifs, sur le pied d’une égalité courtoise et d’une bienveillante dignité. Elle ne saurait plus marchander maintenant qu’après la victoire et sait gré tout entière au gouvernement de la République d’avoir à plusieurs reprises su répondre par des paroles historiques à ceux qui avaient cru pouvoir en douter. Le « crime » de la guerre mondiale est de ceux que ne saurait châtier qu’une déchéance mondiale. L’aigle germanique devra se contenter désormais du vol du chapon, et le prince de Bülow, dlans la nouvelle édition qu’il prépare sans doute de son livre célèbre sur La Politique Allemande, fera bien d’ajouter quelques commentaires inédits à l’exposé des habiletés que les derniers -chanceliers de l’Empire ont cru devoir ajouter aux traditions du prince de Bismarck.


JACQUES DE DAMPIERRE.


  1. Les chiffres fournis par l’Almanach de Gotha ne donnent que 1 086 000 émigrans, mais il s’agit seulement de ceux qui sont sortis par des ports allemands : or, Anvers, Rotterdam, ainsi que les ports français et belges, en ont également reçu un grand nombre. C’est surtout de 1881 à 1885 que l’émigration aurait été la plus forte ; le seul port de Brème avait alors, en cinq ans, reçu plus de 410 000 émigrans allemands.
  2. Et même 429 875 seulement, si l’on en croit l’Almanach de Gotha.