Les Américains sur l’Océan-Pacifique/02

LES AMÉRICAINS
SUR
LE PACIFIQUE

II.
SAN-FRANCISCO ET LA SOCIÉTÉ CALIFORNIENNE.



I.

Formée, on l’a vu[1], d’élémens aussi mobiles que divers, la société californienne n’offre pas cependant à l’observateur un sujet d’étude trop compliqué. Il n’en est pas d’elles comme de ces civilisations parvenues à un terme avancé de leur développement, où des nuances variées à l’infini produisent à chaque instant une combinaison nouvelle. Ici les couleurs sont crûment et carrément accusées avec une netteté de physionomie qui me remet en mémoire un conte fort original, enfoui dans les œuvres volumineuses d’un auteur un peu passé de mode aujourd’hui. Mme de Genlis. Le lieu de l’action est un palais magique doué de la singulière vertu d’obliger quiconque y entre à ne pouvoir déguiser sa pensée et à n’exprimer que la vérité, mais à son insu. « Je vais vous bouder, dit de l’air le plus gracieux une coquette, afin de vous tourner le dos. — Et serez-vous longtemps? demande l’amant intrigué. — Assez pour vous permettre de remarquer la longueur de mes tresses de cheveux.» En une certaine mesure, San-Francisco ressemble à ce palais de la vérité, et c’est avec le plus entier abandon que cette société de fraîche date non-seulement laisse admirer « la longueur de ses tresses, » mais montre dans tout leur relief ses travers et ses imperfections. L’hypocrisie à coup sûr n’est pas son défaut. La vie des habitans s’y étale au grand jour comme dans les villes de l’ancienne Grèce; le mystère leur semble étranger, et si le sans-façon parfois débraillé de leurs allures scandalise quelque peu l’observateur, on est promptement ramené à l’indulgence par la comparaison de cette franchise trop insouciante peut-être, mais réelle, avec la raideur automatique et guindée du cant anglais. Mieux que tout autre, l’Américain de Californie va nous montrer ce peu de souci de l’opinion, l’un des traits les plus saillans qui distinguent entre elles les deux branches de la grande famille anglo-saxonne.

La ville de San-Francisco s’était créée en dehors de toute initiative gouvernementale. Peut-être le relâchement qui caractérisait à cette époque la direction des affaires de l’Union entrait-il pour quelque chose dans cette formation anormale, mais il fallait y voir surtout le résultat de la nature yankee aux prises avec des circonstances exceptionnelles, et l’on aurait tort de conclure de ces étranges débuts que la société californienne n’eût rien fait pour se constituer au double point de vue politique et administratif. Dès que la découverte de l’or eut déterminé le vaste courant d’immigration qui devait si promptement peupler le pays, la partie éclairée de la population sentit le besoin d’avoir, sinon de fait, au moins en principe, un gouvernement auquel on pût se rattacher plus tard, et qui dès lors lui permît de prendre rang dans l’état. Le moment était peu propice : chacun désertait les villes pour les placers, et pensait plutôt à s’enrichir qu’à doter ses concitoyens des institutions qui leur manquaient; aussi les quarante-huit députés nommés, parmi lesquels plusieurs Espagnols, ne finirent-ils par se réunir à Monterey qu’en septembre 1849. Bien que la composition plus que mélangée de la foule qui s’était ruée sur la Californie ne dût pas faire beaucoup compter sur les lumières de cette assemblée improvisée, le résultat fut sans aucun doute infiniment supérieur à ce qu’il eût été en Europe dans les mêmes conditions, et la constitution fut assise sur des bases libérales et rationnelles qui faisaient honneur au bon sens des délégués. C’est du reste aux États-Unis une tâche moins compliquée qu’on ne se la représente en France. Hérault de Séchelles, chargé de préparer un projet de constitution pour la France républicaine, priait sérieusement un de ses amis de lui envoyer les lois de Minos; l’Américain, fort heureusement pour lui, ne se croit pas tenu à dater d’aussi loin : il a ses modèles sous la main, et toute la question se réduit à savoir si le nouvel état sera ou non à esclaves. Sur ce point comme sur les autres, l’assemblée californienne opta pour une liberté illimitée, se bornant, par une restriction assez singulière, à exclure les races de couleur du suffrage universel qu’elle proclamait. Le principe du self-government était si complètement admis par elle, que le pouvoir judiciaire lui-même se vit assujetti aux caprices et aux instabilités d’une élection à courtes périodes. Un mois avait suffi pour mener à fin l’œuvre constitutionnelle; mais à Washington le congrès se montra moins expéditif, car l’admission du nouvel état remettait en litige l’éternelle question de l’esclavage et la lutte entre les intérêts rivaux du nord et du sud. Enfin, au bout d’une année d’incertitudes, le steamer l’Oregon entra tout pavoisé dans la baie de San-Francisco, annonçant aux habitans que leur ville était devenue capitale du trente et unième état de l’Union.

En même temps que la Californie se constituait politiquement, la partie la plus saine de sa population cherchait à poser les bases d’une organisation religieuse qui présentât quelque obstacle au débordement des passions humaines. Le clergé, dans le principe, ne s’aventurait qu’avec défiance dans cette société équivoque, dont au loin la renommée exagérait volontiers le cynisme et la démoralisation; mais son hésitation fut de courte durée, et bientôt les églises qui s’établirent de tous côtés témoignèrent d’autant plus du zèle efficace des fondateurs que le nombre de leurs prosélytes était plus restreint. La multiplicité de ces églises, ou, pour parler plus exactement, de ces chapelles, était une conséquence naturelle de la variété des sectes du protestantisme et de leur rivalité. On vit successivement s’ouvrir the Methodist Church, Seamen’s Bethel, Spring Valley Chapel, First Congregational Church, Unitarian Church, Wesleyan Chapel, First Baptist Church, Happy Valley Church, Grace Church, etc.; j’en passe, et des meilleures, car chaque secte, n’eùt-elle qu’une cinquantaine de fidèles, se doit à elle-même d’avoir une chapelle spéciale. De plus, un temple catholique s’élevait pour les Français et les Espagnols; mais tout ce pieux concours, si louable et bien intentionné qu’il fût, avait affaire à trop forte partie pour détourner le Californien de ses erremens. Tous les sermons du monde ne pouvaient donner à cette société l’essentiel et précieux élément qui lui manquait, la famille, et avec elle le charme du foyer. Aussi, malgré les vengeances célestes dont les prédicateurs dénonçaient énergiquement les effets à chaque incendie, la foule envahissait les maisons de jeu avec la même ardeur; les bars continuaient à verser à flots le brûlant poison de leurs liqueurs; les assassinats, les duels, les crimes et les violences de tout genre se reproduisaient journellement. Seule, la bienfaisante et douce influence de la femme devait combattre avec succès la rudesse, disons mieux, la barbarie de ces mœurs sauvages, lorsqu’après le bouillonnement des premières années, un calme comparatif lui permit d’entreprendre cette véritable œuvre de civilisation, et de donner à San-Francisco la physionomie moins curieuse peut-être, mais à coup sûr plus rassurante, qu’on lui voit aujourd’hui.

La femme, à l’époque dont nous parlons, était en quelque sorte absente de la société californienne, car on ne peut donner le nom de femmes au millier de malheureuses qui de tous les points du globe étaient venues dans le nouvel Eldorado vivre d’une industrie honteuse. L’isolement, le manque de tout lien, de toute affection, le besoin d’émotions fortes surtout, jetaient donc l’émigrant comme une proie au démon du jeu. Les tapis verts de San-Francisco sont restés célèbres, et à juste titre, car je doute qu’en aucun lieu et en aucun temps le jeu ait été l’objet d’un entraînement aussi effréné, aussi universel qu’il le fut dans cette étrange ville, de 1849 jusqu’en 1855, date de la suppression officielle. L’apogée fut au début; hôtels, tavernes, restaurans, cafés, tout alors était maison de jeu, et peut-être, si l’on eût un soir fait le recensement de cette population déjà nombreuse, aurait-on eu peine à y trouver dix personnes résistant volontairement à la tentation. Que devenir, après l’heure des affaires, dans cette informe ébauche de cité où nul intérieur, nul cercle de famille paisible ne se voyait encore, où chacun redoutait instinctivement la solitude et s’étourdissait pour fuir la réflexion? Où chercher, si ce n’est dans les maisons de jeu, un refuge contre les torrens de pluie qui traversaient impitoyablement vos murs de toile, et convertissaient en une baignoire glaciale le lit banal du caravansérail où vous aviez trouvé place pour la nuit? Ainsi, devenu tout à la fois un plaisir impérieux et une demi-solution aux difficultés matérielles de l’existence, le jeu ne tarda pas à voir ses temples agrandis prendre des proportions monumentales, en rapport avec la foule dont ils étaient incessamment inondés. Chaque maison avait son nom, Eurêka, Adelphi, Polka, El Dorado, etc. Je me souviendrai longtemps de l’impression que cette dernière produisit sur moi le premier soir où je mis pied à terre sur le sol californien. A l’angle de la place principale de la ville s’élevait un vaste édifice à trois étages, dont au milieu d’une nuit sombre les trente fenêtres rayonnaient de tout l’éclat d’une ardente illumination intérieure; les cuivres bruyans d’une musique de carrefour envoyaient au loin les périodiques bouffées d’une harmonie douteuse, et derrière les vitres sans rideaux s’agitaient les confuses silhouettes d’une foule en mouvement, tandis que par les portes entrait et sortait un continuel courant de joueurs, assez semblable aux processions qui marquent l’orifice d’une fourmilière. Je pénétrai dans ce pandœmonium, immense salle occupée presque en entier par une collection de tables où étaient représentés les jeux de hasard de toutes les nations, — monté, faro, roulette, rouge et noir, rondo, vingt et un, lansquenet. — Des femmes jeunes et belles, mais parées avec une élégance équivoque, y distribuaient les cartes ou faisaient tourner la roue de fortune. Dans le fond, l’orchestre, à côté un buffet abondant, et sur les murs des lithographies coloriées qui certes n’eussent pu servir de modèles dans un pensionnat de jeunes filles, complétaient l’ameublement, qui d’abord se distinguait à peine à travers l’épais nuage entretenu par quatre ou cinq cents cigares en pleine activité. Chaque table était entourée d’une quadruple rangée de postulans, et bien qu’à cette date (1854) les fabuleux enjeux des premiers temps eussent disparu en partie, les coups n’en étaient pas moins suivis avec une passion dont l’ardeur se reflétait sur tous les visages.

L’El Dorado, l’Eurêka, correspondaient à peu près à ce que l’on eût pu appeler la bourgeoisie des joueurs, car la primitive égalité de 1849 avait cessé d’exister devant le tapis vert, et au-dessous de ces immenses établissemens se trouvaient les maisons de jeu affectées aux dernières classes de la population, tandis qu’au sommet de l’échelle s’étaient formés de nombreux tripots destinés à l’aristocratie financière de la cité. Dans ces derniers, un introducteur était nécessaire, mais tout s’y pratiquait avec une sorte de libéralité : le buffet était gratuit; salle de journaux, billard, rien ne manquait, et l’un de ces tripots avait même poussé la recherche jusqu’à y joindre l’appendice assez singulier d’un gymnase. Enfin en dehors de cette classification la fantaisie ne perdait pas ses droits. Ainsi je lus un matin l’annonce suivante dans un journal : « Le public est prévenu que depuis une semaine est ouvert chaque soir à huit heures, au premier étage de la maison rue..., n°..., un salon de lansquenet dirigé par Mlle Armande. » J’y fus, et je trouvai effectivement un véritable salon où les séductions un peu colossales de l’El Dorado étaient réduites aux proportions de l’intimité. Mlle Armande, à l’instar malheureusement des neuf dixièmes des croupiers de San-Francisco, était, comme l’indique son nom, une compatriote, et son commerce, ou, pour conserver l’élégant euphémisme adopté par elle, son salon lui rapportait l’un dans l’autre et tous frais payés environ cent cinquante francs par soirée.

Il est assez difficile de traduire en chiffres les désastreux effets d’une passion aussi générale et aussi extrême. Quelques dollars formaient, il est vrai, l’enjeu le plus souvent engagé, mais en même temps il n’était pas une table où l’on ne vît dans la soirée un joueur plus hardi ou plus confiant risquer des coups de dix, quinze ou même vingt mille francs; plus de cent mille francs étaient parfois aventurés sur une carte, et cela en pépites, en petits sacs pleins de poudre d’or, dont le poids seul était vérifié. Le banquier tenait sans sourciller ces formidables sommes, et les payait sur l’heure en cas de perte. Laissons de côté pourtant ces enjeux exceptionnels et ne considérons que ce qui se passait chaque soir à l’El Dorado par exemple : en y supposant une moyenne de six heures de jeu par jour et trente joueurs se renouvelant d’heure en heure à chacune des douze tables de chaque étage, on aura pour les trois étages dans la soirée un personnel de plus de 6,000 personnes, dont chacune n’avait pas hasardé moins de trois ou quatre dollars, ce qui donnait en somme près de 100,000 francs jetés chaque nuit sur les tapis de ce seul établissement. Cette évaluation est certainement bien au-dessous de la vérité, et si l’on réfléchit que l’El Dorado ne représentait peut-être pas la dixième partie du jeu total de San-Francisco, on comprendra combien le gouvernement de Californie a sagement agi en fermant enfin, au moins officiellement, ces maisons où s’alimentaient les passions les plus violentes de la population.

Le revolver y était en effet l’arbitre suprême de tous les différends, et bien qu’en dernier lieu on ne le vît plus qu’exceptionnellement figurer à la droite du banquier, son intervention n’en était pas moins admise. Comment en eût-il été autrement, alors que dans les rues ce redoutable auxiliaire s’immisçait à chaque instant dans les disputes, ou même, qui plus est, apportait souvent à une simple discussion le poids de ses irrésistibles argumens[2]? Suspendu à la ceinture, il faisait pour ainsi dire partie de l’habillement, heureux quand cet arsenal portatif n’était pas complété par le dangereux couteau-poignard ou bowie-knife, également familier au Yankee. Avec de semblables mœurs, le duel devenait presque une sauvegarde : dans les nombreuses rencontres auxquelles il assurait du moins des garanties de régularité, l’arme la plus employée était naturellement le revolver ; les adversaires, placés des à dos, s’éloignaient chacun de cinq pas, se retournaient, et faisaient feu jusqu’à ce que l’un des deux fût atteint, ou que les douze coups fussent déchargés. La longue carabine ou rifle se substituait parfois au pistolet, ainsi que l’épée. S’agissait-il d’une rencontre entre deux personnages connus, deux «caractères,» comme disent les Anglais, l’heure et le lieu étaient annoncés d’avance par la voie des journaux, toutes les connaissances étaient invitées à y assister, et le drame se dénouait en présence de centaines ou même de milliers de spectateurs. L’emplacement favori était près de l’ancien village de la Mission, à quelques milles de San-Francisco, et l’arène devenait alors un but de promenade; mais il arrivait aussi que, pour rendre la fête plus complète, on choisissait pour théâtre du combat quelque point situé de l’autre côté de la rade, et l’on voyait alors dès le matin des steamers chargés de curieux se diriger vers le lieu indiqué. Il était rare que l’issue ne fût pas sanglante, même lorsqu’il ne s’agissait que de motifs futiles, comme dans les fréquentes occurrences de discussions de journaux; l’on put voir par exemple deux rédacteurs de l’Alta California et du Times and Transcript recharger chacun cinq fois leur carabine jusqu’à ce que le second tombât frappé d’une balle. L’article 11 de la constitution californienne excluait pourtant des fonctions publiques et même du droit d’élection tout citoyen convaincu, ou de s’être battu en duel, ou d’y avoir figuré comme témoin; par malheur ce n’était là qu’une simple disposition qui se transmettait d’un texte à l’autre à chaque création d’un nouvel état de l’Union, à peu près comme les formules dont on accompagne les actes publics, et certes, pour qui l’eût désiré, rien n’était plus facile que de voir figurer en champ clos les administrateurs du pays et jusqu’à ses juges, en un mot les fonctionnaires californiens de tout ordre.

Ces brutales allures n’étaient que trop bien entretenues par le vice terrible qui fait une si rude guerre aux races septentrionales, l’intempérance. Boire était devenu l’accompagnement obligé des affaires comme des plaisirs; on n’abordait pas un ami que la rencontre ne fût immédiatement suivie d’une invitation à aller prendre, pour me servir de l’expression consacrée, un drink, et l’étranger ne tardait pas à s’effrayer du nombre de drinks que pouvait ainsi représenter une promenade. Les bars ou débits de liqueurs étaient l’une des industries les plus productives de San-Francisco ; le nombre de ces débits, d’après un recensement fait en 1853, se montait à un pour quatre-vingts personnes, hommes, femmes et enfans. Dans l’intérieur des familles, le luxe de la table se ressentait naturellement du goût dominant de la population, et la durée des repas atteignait des dimensions dont les kermesses traditionnelles de la Flandre donneraient à peine l’idée. On allait même parfois jusqu’à changer de salle à manger en passant d’un service à l’autre, afin de mieux stimuler l’appétit des convives. Après le dîner sonnait le redoutable quart d’heure du pass-wine, puis venait le tour des gin-cocktails et de ces grogs énergiques, véritables critériums d’un gosier anglo-saxon, si bien qu’il était rare, quelle que fût d’ailleurs la solidité à laquelle une longue pratique donnait droit de prétendre[3], il était rare, dis-je, que chacun ne regagnât point son lit d’un pas plus ou moins chancelant, hâtons-nous de dire qu’il n’en est plus de même: des sociétés dont nous plaisantons volontiers en France, parce que nous sommes assez heureux pour n’en pas comprendre le besoin, les sociétés de tempérance, s’attaquèrent vigoureusement à la Californie; les mœurs plus que relâchées dont ce désordre était le symptôme changèrent à mesure que disparaissaient les circonstances qui les avaient créées, et en somme, sans réclamer pour San-Francisco un renom de sobriété que ne comporte pas la nature de ses habitans, on peut dire qu’aujourd’hui on ne s’y grise guère plus qu’à New-York. Il est juste du reste qu’après avoir signalé la maladie, nous constations les progrès de la cure, et je n’en saurais citer de meilleure preuve que la curieuse destinée et les splendeurs actuelles du Véfour de la tempérance californienne, M. W...

Ce fut par une belle matinée de l’été de 1849 que le navire auquel notre héros avait confié César et sa fortune s’engageait dans le goulet de San-Francisco, baptisé par les émigrans du nom poétique de Barrière-Dorée, Golden-Gate. Cette fortune à la vérité ne chargeait guère le bâtiment: M. W... avait dépensé jusqu’à son dernier centime pour atteindre Panama, et ne possédait même plus de quoi s’acquitter du prix de son passage envers le capitaine, si l’obligeance d’un ami ne l’eût tiré d’affaire; mais qu’importait le présent quand l’avenir s’offrait si riche de promesses? Toute industrie n’était-elle pas assurée de réussir sur ce sol enchanté? M. W... ne s’inquiétait guère de son dénûment. A peine débarqué, il fit choix d’un commerce dont les modestes proportions lui garantissaient le monopole. Quelques jours lui suffirent pour confectionner un assortiment de sucreries; il les étala sur un éventaire, comme nos marchandes des quatre saisons, et s’en alla par la ville annonçant ses produits indigènes à tue-tête. Cet appel au patriotisme saint-franciscain ne fut pas trompé, et au bout de quelques mois le négociant ambulant abandonnait son éventaire pour s’installer dans une échoppe formée de quatre planches; à son tour, l’échoppe se couvrit et allait devenir maison, lorsque l’incendie vint anéantir le frêle édifice. Dès le lendemain, M. W... recommençait à nouveau, réussissait aussi rapidement que la première fois, et n’en voyait pas moins dans la même année son humble fortune encore engloutie par les flammes. Enfin le sort se lassa, et en 1851 le magasin de sucreries se transformait en un restaurant, le premier du pays d’où fussent exclues avec une impitoyable rigueur toutes traces de boissons spiritueuses. La tentative était hardie à cette époque, et n’éveilla probablement d’abord qu’une médiocre sympathie; mais dès 1854 le succès en était assuré, et le restaurant, devenu définitivement l’un des plus vastes établissemens de la ville, ne nourrissait en moyenne pas moins de trois mille personnes, disciples volontaires de la plus scrupuleuse tempérance. Les journaux de San-Francisco ont fait connaître le détail des comptes de M. W..., et les chiffres en sont assez curieux pour être reproduits en partie. Ainsi la note du boucher était de 40,000 francs par mois, celle du laitier de 12,000; les achats d’œufs variaient de 10 à 20 et même 25,000 fr., ceux de farine de 8 à 10,000; le sucre montait à 25,000 francs, les pommes de terre au même prix, etc. L’eau avait d’abord coûté plus de 1,000 francs par mois, jusqu’à ce que M. W... se fût donné le luxe d’un puits artésien. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque où se publiait cette instructive statistique, les prix des denrées alimentaires étaient tombés à des limites à peu près normales. J’ajoute à regret que ce beau triomphe avait coûté à M. W... jusqu’à 8,000 francs d’annonces mensuelles; en Californie comme ailleurs, toutes les vertus, même la tempérance, ont par malheur besoin de publicité pour réussir.


II.

On sait déjà combien l’édilité saint-franciscaine était sans action et dépourvue de toute initiative vis-à-vis de ses turbulens administrés. On vient de voir de même la Californie se donner une constitution en quelque sorte par amour de l’art, et à peu près comme nous garnissons parfois nos appartemens de meubles inutiles, mais imposés par l’usage. Il est temps qu’après avoir dit quels gouvernemens n’avait pas la nouvelle société que nous étudions, nous fassions connaître celui auquel elle avait recours presque forcément. « Treize provinces s’unirent un jour, dit un des écrivains les plus originaux des États-Unis, Edgar Poë, et résolurent de donner, en s’affranchissant, un exemple mémorable au reste de l’humanité. Pendant quelque temps, tout fonctionna assez bien, à cette exception près que leur vantardise dépassait toutes les bornes; pourtant cet essai fut loin d’avoir le dénoûment que l’on attendait, et les treize états, plus quinze ou vingt autres, finirent par tomber en proie au despotisme le plus odieux et le plus insupportable qui se pût imaginer. — Je demandai quel tyran avait ainsi usurpé le pouvoir. — Autant que mon interlocuteur put se le rappeler, son nom était Mob (populace). » L’humeur satirique de Poë met ici à nu l’une des plaies les plus réelles de l’Union; la liberté est sans nul doute une bonne et excellente chose, en pratique comme en théorie, mais il s’en faut que l’application de ses doctrines ait toujours conduit les Américains au régime de l’âge d’or. L’histoire du véritable gouvernement de la grande cité californienne, de celui qui agissait et protégeait efficacement la communauté, est sans contredit le plus remarquable exemple de ces crises que traverse parfois la liberté. Ajoutons, pour être juste, que si jamais circonstances autorisèrent une ville à prendre ses destinées en main, comme le fit San-Francisco, ce furent les événemens que nous allons raconter.

Dans la foule d’émigrans qui avaient si promptement porté la population du pays de quelques centaines d’âmes à près d’un demi-million, se trouvaient naturellement force aventuriers de la pire espèce. Nuls préparatifs ne retardaient leur départ; leur fortune, toujours réalisée, reposait dans la poche du premier passant, et l’inévitable anarchie qui les attendait à l’arrivée leur était trop favorable pour que, dès les premiers convois, ils n’affluassent pas sur cette terre où chacun semblait avoir l’heureux don du roi Midas, de changer tout objet en or. On ne tarda pas à s’apercevoir de leur présence, d’abord aux vols, qui devinrent d’une fréquence éhontée, puis aux audacieuses violences qui, à la faveur de l’impunité, en furent naturellement le corollaire. Bientôt une vaste association réunit tous ces misérables; ostensiblement établie, ayant publiquement élu ses chefs, ayant même adopté des signes extérieurs de reconnaissance, elle affichait un but dérisoire de secours mutuels, et le dimanche se promenait en corps par la ville, bannière au vent et musique en tête. Hounds, littéralement limiers, chiens de chasse, tel était le nom bizarre choisi par ces coquins patentés, qui, sitôt la nuit venue, se livraient effectivement à une chasse dont ne s’accommodaient guère les malheureux voués au rôle de gibier. Tantôt un restaurant était envahi et pillé, tantôt le simple émigrant lui-même voyait sa tente saccagée, détruite, et ses biens enlevés. On évitait du reste de pousser les choses jusqu’au meurtre; les hounds se contentaient d’assurer le souvenir de leurs visites par de solides volées de coups de bâton, et cette modération leur permit de continuer pendant la plus grande partie de 1849 une industrie aussi productive que peu compliquée. Ils avaient soin, pour plus de sûreté, de s’adresser de préférence aux étrangers, dont l’isolement était une garantie contre toutes représailles, et s’érigeaient ainsi assez plaisamment en redresseurs de torts, chargés de défendre contre tout empiétement l’intégrité du sol national. Les Américains étaient par suite soigneusement épargnés. Le hasard voulut pourtant qu’un jour les revolvers se missent de la partie; l’opinion s’émut, et, grâce au remède universel de l’association, une maréchaussée volontaire s’organisa, qui traqua à leur tour les hardis limiers, dont elle eut promptement raison. Ce n’était là, pour employer l’expression vulgaire, que la petite pièce avant la grande, qu’une sorte de lever de rideau précédant et annonçant le sombre drame du comité de vigilance.

L’émigration continuait en effet à apporter incessamment son impur et redoutable contingent de malfaiteurs, parmi lesquels se signalaient au premier rang nombre de convicts sortis, après l’expiration de leur peine, des établissemens pénitentiaires de l’Australie. Les pâles exploits des hounds furent en peu de temps dépassés, et le brigandage se doubla bientôt d’assassinats journaliers. Dans le confus assemblage de cette population, où souvent nul lien, nulle relation même, ne rattachaient la victime, je ne dirai pas à une famille, mais à un ami, sa disparition passait inaperçue, et l’impunité était alors d’autant plus assurée que personne ne se souciait, en faisant rechercher le meurtrier, d’attirer sur sa tête la vengeance d’une association dont la dangereuse solidarité n’était que trop notoire. Espérer quelque chose de la justice régulière eût été folie, et mieux eût valu sans nul doute n’en avoir aucune que de voir, comme on le faisait chaque jour, son impuissance et sa corruption démontrées par les simulacres de procédure auxquels se livraient les cours de San-Francisco[4]. Une affaire criminelle était une sorte de passe-temps d’une innocuité reconnue, et dont il dépendait de l’accusé de prolonger ou d’abréger à son gré les phases. Voulait-il échapper à toute poursuite (et je ne parle ici que pour le cas de forfaits d’un retentissement exceptionnel), il lui suffisait de s’absenter pendant une ou deux semaines; voulait-il au contraire goûter du far-niente de la prison, il connaissait au juste le tarif auquel le geôlier fixerait son évasion le jour où lui viendrait le besoin de respirer de nouveau l’air de la liberté. S’il préférait sortir de sa prison la tête haute, il savait qu’une simple caution lui suffisait pour cela, même la plus illusoire, même, le cas était fréquent, celle du complice de ses crimes. Enfin désirait-il aller jusqu’au bout et se donner les émotions de la cour d’assises, une ample expérience lui avait appris ce que coûtait la conscience du jury et le prix assez minime auquel était cotée l’indulgence du tribunal, car les sièges que les juges tenaient de l’élection populaire n’étaient pour eux qu’un moyen de s’indemniser des pertes de temps que leur occasionnaient ces fonctions en les détournant de leurs affaires. Les assassinats se comptaient par centaines, et pas une condamnation à mort n’avait été prononcée. En un mot, il suffira de dire qu’à la suite d’un dimanche signalé par une tranquillité exceptionnelle, un seul des huit districts dont se compose San-Francisco avait fourni matière à trente-six procès-verbaux, dont huit pour vols et trois pour meurtres.

L’indignation publique, après avoir longtemps couvé, éclata enfin en février 1851. Un soir, à l’heure où les rues de San-Francisco sont le plus animées, deux bandits étaient entrés dans un magasin, y avaient assailli le marchand à coups de casse-tête, et s’étaient enfuis, le croyant mort, avec une somme de 2,000 dollars. Cet audacieux attentat, commis en de pareilles circonstances et dans la partie la plus fréquentée de la ville, émut profondément la population. Chacun voyait personnellement sa fortune et sa vie compromises par un semblable état de choses, et lorsque, trois jours après, deux hommes accusés de cet assassinat furent amenés devant le tribunal, une foule immense en entoura les abords, manifestant ouvertement son intention d’enlever la justice aux mains débiles et vénales qu’elle-même avait pourtant choisies, afin de s’en constituer l’énergique et impitoyable administrateur. Un comité, tumultueusement nommé à cet effet, se retire pour délibérer, et quelques membres ayant proposé de recourir à un jury élu pour la circonstance, un des principaux habitans de la ville, M. Samuel Brannan, se lève impétueusement : «Que vient-on nous parler de jury, de juges ou de maires? N’en avons-nous pas assez depuis dix-huit mois? C’est nous qui devons être tout à la fois maire, juges, loi et bourreau. Ces hommes sont assassins et voleurs, pendons-les. » C’était bien ainsi que l’entendait la multitude entassée au dehors; toutefois cette officielle proclamation de la loi de Lynch effaroucha le comité, qui se contenta de la motion d’un jury. Ce tribunal improvisé, où non-seulement jury, mais juges, accusation et défense, tout était au complet, se réunit le lendemain, et, après une séance dont la durée, faisait honneur à son impartialité, aboutit au milieu de la nuit à un verdict de neuf voix pour la culpabilité contre trois. L’unanimité était nécessaire. Ce n’était pas le compte de la foule; mais la ville était depuis trente-six heures sur pied, et avait assez de son agitation. L’heure avancée diminuait d’ailleurs notablement le nombre des spectateurs, et les accusés furent simplement restitués à la justice régulière, qui peu après les déclara coupables, et les condamna à un simple emprisonnement. Fort heureusement pour la conscience des juges, les deux malheureux qui s’étaient ainsi vus ballottés du gibet légal au gibet populaire furent par la suite reconnus innocens et étrangers au meurtre en question. L’un d’eux ne s’était pas soucié d’attendre cette réhabilitation, et avait quitté la prison, où nous avons dit que chacun allait et venait comme dans un donjon d’opéra-comique. L’autre, plus patient, fut indemnisé par une souscription du lugubre quiproquo qui avait failli lui coûter la vie, et pendant longtemps chacun put le voir sur les wharves, mettant à profit son talent au biribi, que les loisirs de la captivité lui avaient permis de porter à un rare degré de perfection.

Si l’on tient compte de la nature quelque peu brutale des Californiens, si l’on fait la part des circonstances, si l’on songe surtout que des rumeurs trop fondées attribuaient à la horde de scélérats dont la ville était infestée les effroyables incendies qui dévoraient coup sur coup des quartiers de San-Francisco, on jugera avec moins de sévérité les efforts de cette population cherchant à substituer sa justice sommaire aux procédures illusoires dont elle était depuis si longtemps victime. Je dirai plus : au point de surexcitation fébrile auquel elle était parvenue, elle témoignait pour la légalité d’un respect qu’il est juste de reconnaître, car c’était ce sentiment seul qui l’avait empêchée d’enlever les prisonniers à la justice régulière, et non la faible police qui les gardait. Elle patienta encore trois mois; mais sa soif de vengeance fut ranimée par un nouveau désastre qui réduisit en cendres un quart de la cité, et, un misérable du nom de Lewis étant peu après traduit devant le tribunal comme incendiaire, la foule revint, plus passionnée que jamais, assiéger les abords du prétoire. Ce crime, où le flagrant délit est toujours difficile à constater, donnait lieu à d’assez longs débats, lorsque soudain quelques voix poussèrent le cri : Au feu ! On crut que les complices de Lewis voulaient le sauver à la faveur d’un tumulte factice : chacun se précipita, envahit l’enceinte; mais déjà la police avait fait disparaître l’accusé. Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres. Des milliers de voix se prirent à vociférer le nom de M. Brannan, dont l’éloquente concision avait singulièrement plu à la multitude quelques mois auparavant, et, grâce à l’active intervention de ce personnage, peu de jours suffirent à organiser sous sa présidence l’extraordinaire association connue sous le nom de comité de vigilance.

Ce terrible comité, qui pendant plusieurs mois allait gouverner despotiquement San-Francisco, se composait d’abord de quatre-vingts membres volontairement enrôlés, appartenant presque tous à la classe riche de la cité. M. Brannan lui-même, simple ouvrier imprimeur, gagnant au jour le jour une vie précaire et nomade, était devenu à trente ans, par d’heureuses spéculations de terrains, le Rothschild de la Californie. Les choses d’ailleurs se firent régulièrement, et le comité, en se constituant, indiqua très nettement et son but et l’état de la question. « Nous nous unissons, disaient les considérans des statuts, pour assurer le bon ordre de la communauté, comme pour défendre la vie et les biens de nos concitoyens. Nous soutiendrons les lois, quand les personnes chargées de les faire exécuter s’acquitteront fidèlement de leur mandat; mais nous sommes déterminés à empêcher qu’aucun malfaiteur, voleur, incendiaire ou assassin échappe au châtiment, soit par les subtilités de la loi, par l’insécurité des prisons, par la négligence ou la corruption de la police, soit enfin par la faute de ceux qui prétendent administrer ici la justice. »

L’occasion d’agir et de prouver l’énergique sincérité de ces résolutions ne tarda pas à se présenter. Dans la soirée du 10 juin 1851, un convict australien du nom de Jenkins entra dans, un magasin situé sur les quais, et s’y empara d’un coffret plein de valeurs. Aperçu et poursuivi, il se jette dans une embarcation et pousse au large, mais d’autres canots l’ont promptement rejoint; le coffret, qu’il avait lancé à la mer, en est retiré par des plongeurs, et en quelques minutes le prisonnier et la pièce de conviction sont amenés au siège du comité de vigilance. Conformément aux statuts, un certain nombre de membres y étaient toujours de service; le beffroi de signal donne l’avertissement convenu, et bientôt les quatre-vingts gardiens de la sûreté publique sont réunis et se constituent en tribunal. La sentence de mort fut prononcée. Il était minuit; une foule immense s’entassait dans la rue. M. Brannan se présente à elle et lui annonce le verdict, demandant une approbation sur laquelle une clameur unanime ne peut laisser de doute. Enfin à deux heures du matin le funèbre cortège se forme et s’ébranle, éclairé par l’incertaine lueur de quelques torches. Que faisait l’autorité pendant que cette sombre tragédie marchait avec une telle rapidité vers son terrible dénoûment? Subissant l’inévitable ascendant qu’exerce sur la faiblesse une résolution vigoureuse, elle attendait, et ne donna signe de vie que lorsque le convoi était en route vers le théâtre de l’exécution; mais le comité en armes entourait le condamné d’une infranchissable ceinture, et ne daigna même pas répondre à ces tardives représentations. On arriva sur la place principale. Au centre s’élevait un arbre de la liberté; au moment de le profaner en en faisant l’instrument du supplice, quelques voix se firent entendre, et l’on se dirigea vers une maison voisine. Dès le départ, la corde était au cou du malheureux Jenkins, on la passa sur une poutre, la foule s’en saisit, et au même instant la victime était en l’air, agitée pendant quelques minutes des sinistres convulsions d’une mort hideuse. Le corps resta ainsi suspendu plusieurs heures, pendant lesquelles se relevaient, pour tenir la corde, des spectateurs empressés de jouer un rôle dans ce drame de vengeance populaire.

Non loin du lieu où s’était accomplie l’expiation, j’en vis un jour la dernière scène représentée avec une vérité saisissante par une grossière lithographie collée à la vitre d’une échoppe : d’épais nuages roulant lourdement sur un ciel sombre; au premier plan, une multitude confusément pressée et à demi perdue dans l’obscurité; dans le fond, se profilant à la lueur de quelques torches fumeuses, la silhouette du supplicié, au-dessous duquel, comme un monstrueux serpent, se déroulait la chaîne de ses bourreaux volontaires. Au bas étaient les lignes suivantes : « Première exécution à San-Francisco. John Jenkins, convict de Sydney, vola une cassette dans la soirée du 10 juin, fut arrêté, jugé par un jury de la plus haute respectability, et condamné à être pendu. L’exécution eut lieu la même nuit à deux heures. On lui demanda s’il avait quelque chose à dire; il répondit que non, qu’il désirait seulement un cigare et un grog. On les lui donna. » Le chroniqueur des annales saint-franciscaines enregistrait de son côté le fait avec un laconisme non moins caractéristique : « Le comité de vigilance est enfin formé et fonctionne convenablement (is in good working order). Il a pendu cette nuit à deux heures un certain Jenkins pour avoir volé une cassette. »

Le lendemain, le coroner, fonctionnaire spécialement chargé de constater les décès, prit possession du corps. Les principaux membres du comité déposèrent devant lui, établirent sans le moindre ambage les faits tels qu’ils s’étaient passés, et en acceptèrent hautement l’entière responsabilité. Comme on pouvait s’y attendre, la déposition de M. Brannan fut particulièrement nette et explicite. «Le jugement, disait-il, a été impartialement rendu; l’accusé, il est vrai, n’avait pas de défenseur, mais on lui a accordé le privilège de faire appeler des témoins à décharge : il n’en a pu nommer qu’un, lequel, sans même le voir, a déclaré ne pas le connaître. Six ou huit témoins à charge ont déposé, mais sans prêter serment, etc. » Le coroner, après avoir relaté les circonstances de la mort, ajoutait qu’elle était le résultat de l’action préméditée d’une association s’intitulant comité de vigilance; il citait de plus les noms des neuf membres interrogés. Le lendemain, le comité riposta par un manifeste suivi des signatures.de cent quatre-vingt-trois personnes (on voit que son chiffre grossissait rapidement), assumant toutes la responsabilité que le coroner semblait vouloir faire peser seulement sur quelques-unes d’entre elles. Il est inutile d’ajouter que cette audacieuse déclaration de principes resta sans réponse, et que nulle poursuite ne fut exercée.

Cette significative entrée en matière n’était qu’un prélude à des mesures plus générales. Peu après, une seconde proclamation avertit les personnes qui ne se sentiraient pas la conscience nette d’avoir à évacuer la ville dans un délai de cinq jours, passé lequel elles seraient exportées de gré ou de force. L’exécution ne se fit pas attendre, et chaque semaine de nouvelles cargaisons de malfaiteurs quittèrent non-seulement San-Francisco, mais la Californie, car les autres villes qui s’étaient fondées dans le pays, Stockton, Marysville, Sacramento, etc., avaient suivi l’exemple de la capitale, de sorte que les divers comités de vigilance, par la simultanéité de leur action, couvraient le pays d’un vaste réseau auquel il était difficile de se soustraire. Chaque expulsion était précédée d’une instruction assez sommaire, mais impartiale. Enfin une dernière proclamation, plus extraordinaire encore, par laquelle le comité s’arrogeait un droit illimité de visite domiciliaire, vint compléter ce programme, dont s’étonnera à bon droit quiconque connaît le tempérament anglo-saxon. S’il est en effet une liberté spécialement précieuse à cette nature ennemie de l’arbitraire, c’est celle du foyer, c’est l’inviolabilité du seuil domestique. La maison de l’Anglais est sa forteresse; every Englishman’s house is his castle, dit orgueilleusement le citoyen de la Grande-Bretagne, et cette maxime n’est pas moins chère à l’Américain, que la loi autorise à se défendre chez lui par tous les moyens possibles. Le Californien sacrifiait pourtant sans hésiter un droit qu’en d’autres circonstances il eût défendu à tout prix, car il comprenait combien il importait de laisser latitude entière au comité pour nettoyer les étables d’Augias qui souillaient la ville.

Au mois d’août 1851, il y avait trois mois que l’autorité régulière assistait, sans oser intervenir, à cette usurpation de pouvoirs inouïe, et le gouverneur crut enfin le moment propice pour revendiquer ses droits, un peu oubliés. Ayant fait envahir à l’improviste la prison du comité par une escouade d’agens de police, il réussit à s’emparer de deux condamnés qui s’y trouvaient; mais ses adversaires n’étaient pas gens à se laisser ravir par surprise tout le fruit de l’énergie précédemment déployée : aussi trois jours après, c’était un dimanche, vinrent-ils à leur tour assaillir en force la prison de la ville, et en moins d’un quart d’heure la foule vit de nouveau deux cadavres se balancer dans l’espace. Ce terrible exemple fut le dernier: il avait fallu toute la gravité des circonstances pour motiver une situation aussi exceptionnelle, et dès que le rétablissement de l’ordre permit au comité de considérer sa dictature comme inutile, il remit de lui-même ses pouvoirs aux mains de l’autorité. Son organisation se maintint quelques mois encore; mais le but en était changé, car autant l’abdication avait été volontaire, autant elle fut scrupuleusement loyale, et, loin d’entraver l’action du gouvernement, le comité à plusieurs reprises lui prêta un appui efficace : il seconda même la juridiction de ces tribunaux qu’il avait si étrangement évincés. La ville offrait-elle 10,000 francs de récompense pour la capture d’un criminel, le comité en promettait le double. Enfin, lorsque, six mois après, la foule, sevrée d’exécutions, voulut combler cette lacune en pendant le capitaine d’un navire et son second, accusés d’inhumanité envers leurs passagers, le comité prêta mainforte à l’autorité pour que la justice eût son cours ordinaire.

Ce n’en sont pas moins de dangereux triomphes que ceux où, comme ici, le droit l’emporte sur la légalité. Nuls précédens ne sont plus à craindre, et l’on n’en eut que trop la preuve lorsque cinq ans plus tard, en juin 1856, le comité de vigilance, rétabli sur des bases agrandies, vit le chiffre de ses nouveaux membres montera près de cinq mille. Les assassinats, il est vrai, sans atteindre à l’audacieuse fréquence de 1850 et 1851, avaient repris un caractère inquiétant, et cela grâce toujours au coupable relâchement, peut-être même à la connivence de la magistrature; mais l’organisation du pays était à cette époque assez avancée pour qu’on pût remédier au mal en restant dans les moyens légaux. C’est ce que démontra l’énergique résistance que le gouvernement fédéral opposa à cette seconde usurpation; malheureusement il ne disposait que d’un petit nombre de soldats, et dut céder aux milliers d’agens déterminés que dirigeait le comité. Nous ne nous arrêterons pas aux détails de cette nouvelle crise, de tout point analogue à la première : ce fut le même despotisme, accepté avec une égale unanimité par la population; les mêmes expulsions arbitraires, les mêmes recherches, non-seulement à terre, mais à bord des navires qui arrivaient, afin de n’admettre aucun suspect à débarquer sur le sol californien; les mêmes jugemens sommaires, les mêmes exécutions enfin, qui ne tendaient que trop à justifier l’accusation, souvent portée contre les Américains, du goût dépravé qu’ils semblent montrer pour le hideux spectacle d’une pendaison. Non content de punir les misérables dont les crimes avaient provoqué cette seconde explosion du courroux populaire, le comité alla jusqu’à fouiller le dossier des années précédentes pour en solder impitoyablement l’arriéré; mais, comme en 1851, il abdiqua de lui-même ses pouvoirs lorsqu’il crut sa tâche accomplie.

Il n’est pas à souhaiter que cette épreuve se renouvelle. Les recourent parfois à des remèdes extrêmes en présence de certaines maladies qui bravent les efforts de la science : impuissans à atteindre la source du mal, ils s’adressent aux effets, et les font momentanément disparaître; mais la cause subsiste, le mal reparaît, le patient veut retrouver dans le même remède le soulagement temporaire qu’il pense être le gage de sa guérison, et ne s’aperçoit pas qu’au contraire, plus sont fréquentes les applications qu’il en fait, plus lui-même avance fatalement le terme de l’existence qu’il croit prolonger. Il en était ainsi de San-Francisco : le véritable mal ne gisait pas tant dans les crimes que dans les honteux abus qui leur avaient donné naissance, et en agissant comme nous l’avons vu, les comités de vigilance ne pouvaient apporter à la situation qu’un palliatif insuffisant et provisoire. A Dieu ne plaise que nous poussions la comparaison jusqu’au bout, en n’assignant à cette un passe d’autre issue que la mort du malade! Ce n’est pas quand une société est douée d’une pareille exubérance de sève, de jeunesse et de vie, qu’il est permis d’en porter un aussi sombre pronostic; mais il faut reconnaître que le péril n’aura cessé d’exister que le jour où le Californien sondera lui-même hardiment la plaie pour introduire une réforme nécessaire, sinon dans la constitution, au moins dans l’usage déplorable qui en est fait. Là est la vraie source du mal, là est pour l’avenir un danger sérieux qu’il importe de conjurer sans retard.


III.

Nous n’avons encore envisagé la société californienne que sous le point de vue du développement physique, si je puis m’exprimer ainsi; c’est celui qui frappe tout d’abord dans le tableau de cette colonisation à grande vitesse. On se sent plus embarrassé en abordant la question par le côté intellectuel. Ce brillant édifice, qu’à la rapidité de la construction on pourrait croire l’œuvre d’une fée, ne paraît plus alors qu’un monument incomplet, un échafaudage sans couronnement. Je m’explique : en dehors de la vie purement matérielle, nous connaissons certaines jouissances, nous éprouvons même certains besoins d’un ordre plus élevé, très réels pourtant, qui naissent de la civilisation, et qui exercent sur la vie morale des peuples une salutaire influence. Rien ne répond à ces besoins en Californie; le luxe lui-même est grossier, les plaisirs de l’esprit semblent inconnus, et le programme d’une éducation ne laisse rien à désirer, lorsque l’élève a parcouru le cercle élémentaire des connaissances essentielles pour figurer avec honneur derrière le comptoir d’une maison de banque. Ce n’est pas que je veuille en cela spécialement accuser le Californien. A tout prendre, l’existence qu’il s’est créée, si on la dépouille d’une rudesse juvénile et sans doute passagère, paraîtra la même au fond que celle de ses frères au milieu des splendeurs de New-York; je dirai plus, elle rappelle à bien des égards cette vie caractéristique des Anglais, où tout semble tendre à l’idéal du perfectionnement matériel. Y a-t-il là une question de race? La loi des compensations veut-elle que, des deux élémens qui se partagent notre nature, l’un ne puisse se développer qu’aux dépens de l’autre? Il est certain que si le culte du beau domine chez certains peuples méridionaux, c’est trop souvent à l’exclusion du bien-être individuel, de même que chez l’Anglo-Saxon le comfortable de la vie physique a paru quelquefois passer avant les jouissances de l’esprit. Nous généralisons à dessein cette remarque, parce qu’il y aurait injustice à en restreindre l’application à la Californie, où, dans le court laps de temps écoulé depuis la prise de possession, l’Américain a fait, pour l’avancement moral du pays, tout ce que comportait sa nature pratique et positive. Sous un rapport même, il a fait plus que l’on n’était fondé à attendre de lui; je veux parler de l’éducation primaire, si différemment envisagée aux États-Unis et dans la Grande-Bretagne.

Les écoles consacrées à l’enseignement des enfans de la classe pauvre sont relativement en bien petit nombre sur toute l’étendue des trois royaumes; encore les frais en sont-ils presque toujours supportés par la charité privée, et c’est en vertu d’un principe plus que contestable que la société, représentée par l’action officielle du gouvernement, les secourt le plus rarement possible. Nous n’aidons que les gens qui s’aident eux-mêmes, nous disait à cet égard un des membres les plus éclairés de la chambre des communes : maxime excellente en tant qu’elle se borne à préserver le développement de l’énergie individuelle des inconvéniens d’une tutelle excessive, fausse au contraire dans le cas dont il s’agit. Là non-seulement l’initiative appartient de droit à la communauté sociale, mais c’est pour elle un devoir que de l’exercer et de mettre tous ses membres à même d’aborder le rude combat de la vie, sinon à armes égales, du moins avec des chances réelles de réussir dans la mesure qui leur est propre. C’est ainsi que l’Américain a compris la question, sans adopter néanmoins dans toute sa rigueur le système d’enseignement coërcitif si heureusement appliqué en Suisse, en Allemagne et en Norvège. Il avait à cet égard d’autant plus de mérite qu’il donnait partout ailleurs libre carrière aux théories du self-government, et qu’en même temps qu’il s’imposait cette charge, il excluait de ses budgets fédéraux nombre de dépenses généralement classées dans le domaine public. Aussi a-t-il atteint un résultat glorieux, qu’on ne saurait proclamer trop haut : sur le sol américain (je ne parle pas des états à esclaves), il est peu de personnes qui ne sachent lire et écrire. Combien d’années se passeront encore avant que nous puissions appliquer cette phrase si simple à notre France, où plus de la moitié des habitans est hors d’état de signer son nom!

La sollicitude dont l’Américain a entouré l’enseignement en Californie est la meilleure preuve de l’importance qu’il y attache. Une sauvage et tumultueuse anarchie, des crises redoutables se succédant sans intermittence, semblaient devoir écarter de cette population agenouillée devant le veau d’or toute préoccupation étrangère au culte du dollar; les enfans, qui plus est, étaient alors assez peu nombreux pour que, dans l’effervescence universelle qui suivit la découverte des placers, les magistrats que nous avons vus tellement au-dessous de leurs fonctions fussent excusables d’oublier un peu les écoles. Dès le lendemain de la conquête pourtant, des institutions primaires se fondaient à San-Francisco, et la municipalité les défrayait des dépenses qu’elles eussent été hors d’état de supporter. Ce ne furent d’abord que des entreprises particulières patronnées et subventionnées, mais que ne reliait aucun système; en 1851, le colonel Nevins fut chargé de proposer un projet de loi qui réglât définitivement la situation de l’enseignement primaire à San-Francisco. Ce colonel, qui acceptait les modestes fonctions d’instituteur (on a vu le même emploi occupé par des juges, des sheriffs, des maîtres de poste), était tout simplement le représentant d’une de ces sociétés si répandues dans les pays protestans, et qui se proposent pour but la propagation d’ouvrages de piété[5]. La loi fut immédiatement votée, et à partir de ce moment la ville supporta sans partage les frais des écoles, frais rendus fort onéreux par l’exorbitante élévation de tous les prix à cette époque. Les résultats, il est vrai, étaient encourageans : dès la fin de la première année, sur 2,050 enfans de quatre à dix-huit ans, 791 étaient inscrits; nous ne parlons que de l’éducation primaire et gratuite, c’est-à-dire de celle qui s’adressait aux classes nécessiteuses. Un an plus tard, ce chiffre montait à 1,399 sur 2,730 enfans. Ce n’était pas un effort isolé, une tentative sans suite, c’était la volonté la plus ferme et la plus arrêtée, comme le prouvait la généreuse persévérance à laquelle les écoles devaient de se voir toujours au nombre des premières maisons rouvertes chaque fois que l’incendie anéantissait une partie de la ville. En somme, même dans les dix années qui viennent de s’écouler, tant dans les établissemens primaires que dans les institutions non gratuites, on eût pu compter à un jour donné les quatre cinquièmes des enfans de San-Francisco, ce qui, en faisant la part des conditions particulières à cette statistique, revient à dire que tous recevaient au moins la précieuse instruction élémentaire de la lecture et de l’écriture. Peu de villes en France, même les plus fières de leur civilisation, ont le droit d’en dire autant.

Ce soin paternel de l’Américain pour l’enseignement de l’enfance tranchait d’autant plus ici qu’il était complètement exceptionnel. S’agissait-il de pourvoir aux besoins des malades, de garantir l’existence du pauvre, heureusement rare en Californie : le gouvernement revenait à son immuable principe de neutralité; les associations particulières se formaient de toutes parts, et la charité privée reprenait tous ses droits. Dès 1849, les francs-maçons, que le ridicule a un peu discrédités chez nous, organisaient à San-Francisco de véritables et efficaces centres de secours mutuels ; ensuite vinrent les old fellows, la société de la Nouvelle-Angleterre, celle des pionniers de Californie, et d’autres que j’oublie, puis les associations qui pratiquaient le bien non-seulement par l’exercice de la sobriété devenue leur mot d’ordre, mais aussi par l’appui constant que la misère trouvait en elles : c’étaient les fils de la tempérance, les cadets de la tempérance, les templiers de l’honneur, etc. Les étrangers ne restaient pas en arrière, et les Français donnaient le signal par l’institution d’une société à laquelle concourait généreusement le docteur d’Oliveira en ouvrant à ses compatriotes indigens et malades les portes de l’hôpital qu’il avait fondé. Les Allemands nous imitaient, et après quelques années les Juifs eux-mêmes suivaient notre exemple. Les œuvres touchantes de la charité féminine n’étaient pas négligées, et parmi les nombreuses fondations de bienfaisance qu’on lui doit, ceux qui ont visité San-Francisco ne peuvent avoir oublié un admirable orphelinat, où les enfans que la mort a laissés sans parens ni appui retrouvent les soins prévoyans d’une sollicitude véritablement maternelle. Parmi les résultats de tout genre que l’Américain sait tirer de l’esprit d’association, je n’en connais pas de plus dignes d’intérêt que ceux-ci, où se montre dans un relief inattendu le généreux exercice d’un christianisme pratique à la libéralité duquel il n’est jamais fait appel en vain.

On est heureux d’avoir à citer de pareils faits, qui montrent sous un jour nouveau l’état moral de la Californie, état qu’on apprécierait mal en ne l’étudiant que dans les journaux saint-franciscains par exemple. Il est difficile d’en donner une idée à qui n’est pas initié au ton général de la presse américaine. On connaît le gigantesque format des feuilles transatlantiques. Si nombreuses que soient les annonces, et bien qu’elles forment la base essentielle de cette publicité, elles ne peuvent tout couvrir, et laissent forcément une large place au rédacteur. Pour combler ce vide, rien en Californie n’échappe à la curiosité de sa plume : il n’est détails si intimes, affaire si privée qui ne lui semble soumise à sa juridiction. Vous vous croyez par votre position, par votre obscurité, par la tranquillité de vos habitudes, étranger à tout ce qui constitue la pâture de l’ogre : erreur, vous n’en êtes pas moins exposé à voir au premier jour, à propos d’un sujet quelconque, non pas vos initiales, mais votre nom imprimé en belles et bonnes lettres. Il serait inutile en revanche de rien attendre de sérieux de semblables publications, ni d’y chercher ces études consciencieuses et nourries qui donnent aux journaux européens une supériorité si justifiée. Une presse ne peut que se déconsidérer par ce système de licence absolue; c’est ce qui est arrivé à celle de San-Francisco, et l’abus de la publicité y a rendu son influence à peu de chose près nulle. Le lecteur ne voit dans son journal que l’indispensable moniteur du shipping intelligence; le reste est une sorte d’exercice acrobatique, destiné uniquement à occuper ses quarts d’heure de désœuvrement.

Il arrive parfois que des questions complètement étrangères au pays n’en ont pas moins le don de passionner au plus haut degré ces publicistes atrabilaires. La guerre de Crimée était de ce nombre, mais ici la violence avec laquelle on les voyait épouser la cause russe dans une lutte qui leur était en somme à peu près indifférente, cette violence n’était que l’écho fidèle du sentiment populaire. L’Américain en général a peu de sympathie pour les étrangers, c’est un fait reconnu; mais si à la rigueur on comprend chez lui une répugnance séculaire pour les représentans de la métropole dont il a subi l’exploitation, il est plus difficile d’expliquer comment nous, qui l’avons aidé à secouer ce joug, nous nous trouvons englobés dans la même aversion; il est surtout plus difficile de rendre compte des préférences immodérées que lui, représentant de la liberté en toutes choses, affichait pour une puissance dont les doctrines ne passent pas pour être précisément du même ordre. Quoi qu’il en soit, le sentiment existait, et ne laissait échapper aucune occasion, même publique, de se manifester. À peine le vapeur apportant le courrier de Panama était-il accosté aux quais que le bulletin attendu circulait et faisait en un instant le tour de la ville : « Sébastopol n’est pas pris ! » Chacun avait cette phrase à la bouche, et l’on se félicitait comme s’il se fût agi du siège de New-York ou de Boston. Puis en moins d’une heure la rue Montgomery, centre principal du mouvement, était partout ornée de placards monstrueux, sur lesquels l’heureuse nouvelle se dessinait en lettres gigantesques, précédées et suivies des points d’exclamation les plus flamboyans : Sebastopol not taken ! Peu s’en fallait qu’on n’illuminât.

Ce qu’on ne saurait cependant trop louer dans les journaux californiens, c’est la libéralité avec laquelle ils se distribuent. Il semble qu’ils s’impriment par amour de l’art, et que toute idée de vente leur soit étrangère. Devant chaque bureau de journal sont des pupitres sur lesquels s’étale le numéro du jour, gratuitement offert en lecture au passant ; l’obligeance des rédacteurs est inépuisable à fournir d’exemplaires les navires de la rade, et il est rare que l’on en voie appareiller pour une destination quelconque sans avoir à bord une collection des diverses feuilles qui se publient à San-Francisco. Il est vrai qu’en échange ils comptent, de la part de celui qui arrive, sur tout le contingent qu’il peut fournir, et l’ancre n’est pas au fond, que l’on voit monter à bord un bataillon de nouvellistes expédiés par chaque éditeur. Signale-t-on le steamer de Panama avec le courrier d’Europe, des canots l’attendent à l’entrée du port, et remettent les dépêches à des exprès qui les apportent à l’imprimerie au galop de leur cheval. Une heure peut-être est ainsi gagnée. A. La vérité, la concurrence est grande, car, sans parler des feuilles mensuelles et hebdomadaires, on ne compte à San-Francisco pas moins d’une quinzaine de journaux anglais, espagnols, allemands et français. Pourtant, malgré ce nombre, malgré l’insuffisance apparente de gains à peu près bornés à une ferme d’annonces, tous non-seulement se maintiennent, mais prospèrent, tant est puissant le besoin de cette publicité, devenue partie intégrante de la vie américaine.

C’est surtout comme élément commercial que la presse est entrée aussi avant dans l’existence américaine, et si on y cherche quelques symptômes du développement intellectuel de San-Francisco, c’est, je le répète, parce que, sous ce point de vue, la société californienne est assez difficile à étudier. On craint de la calomnier en représentant ses préoccupations comme exclusivement limitées au culte des intérêts matériels ; mais on ne peut en même temps se refuser à l’évidence, et force est de reconnaître que jusqu’ici les jouissances de l’esprit lui ont été à peu près complètement étrangères. La littérature n’est pas près d’y conquérir droit de cité, et mieux vaudrait, pour la gloire des habitans, ignorer jusqu’aux noms de la musique et de la peinture que de tolérer les fâcheux travestissemens auxquels un goût déplorable condamne chez eux ces deux formes de l’art. Il se trouvait à San-Francisco, vers 1855, un spéculateur dont l’industrie, connue de longue date dans les états de l’est, consistait à organiser des loteries sur une échelle ignorée jusqu’à lui. Il allait en Europe réunir une interminable cargaison d’objets de tout genre, d’une variété assortie au goût américain, en faisait pendant plusieurs mois une vaste exposition dans une des principales villes de l’Union, utilisait en stratégiste consommé les plus savantes manœuvres de l’annonce, et finissait par réaliser ainsi un bénéfice de 50 ou 60,000 dollars. Dans la collection qu’il étalait à San-Francisco était une galerie de tableaux fort admirée des amateurs. J’eus la curiosité de la visiter, et j’en fus récompensé par la solution d’un problème qui m’avait souvent préoccupé. Jamais je ne m’étais promené dans les merveilleuses galeries du Louvre sans contempler chaque fois avec un nouvel étonnement ces milliers de copistes déployant un courage trop souvent malheureux à lutter contre les chefs-d’œuvre qui les entouraient. Le poète Villon se demandait où allaient les vieilles lunes; je m’étais demandé ce que devenaient ces tristes produits d’un métier dont l’extension était pour moi un mystère, et à quoi ils pouvaient servir : l’exposition saint-franciscaine me le révéla, au moins en partie. Ces fâcheuses copies s’y étalaient par centaines : Flamands, Italiens, Espagnols et Français s’y pavanaient sous les mêmes enluminures; mais l’amateur californien n’y regardait pas de si près, et je ne voudrais pas jurer que, parmi les heureux de la loterie, beaucoup n’admirent encore aujourd’hui avec la foi la plus robuste le Rubens ou le Titien dont le catalogue leur a garanti l’authenticité.

J’ai prononcé tout à l’heure le mot de musique. Il y eut effectivement plusieurs tentatives pour naturaliser l’opéra en Californie; mais l’intention seule en était louable, et l’exécution ne pouvait prétendre à rectifier l’éducation musicale de ces oreilles rebelles à toute harmonie. Ici comme dans les grandes villes américaines des bords de l’Atlantique, le public se bornait à se passionner d’un engouement momentané pour les artistes de passage qu’il est convenu d’appeler étoiles, stars, astres équivoques qu’il eût souvent été difficile de classer, et qui n’en exigeaient pas moins jusqu’à 1,000 dollars par représentation. Pour connaître la musique nationale du Yankee, il faut aller dans les établissemens qu’il décore du nom de minstrels, ménestrels, et qui ressemblent assez à nos cafés chantans. San-Francisco en a plusieurs. Une douzaine de nègres factices, le visage barbouillé de suie, mais du reste scrupuleusement vêtus de noir et cravatés de blanc, y sont assis sur une estrade. Chacun d’eux est armé d’un instrument, violon, guitare ou tambour de basque, et la soirée se passe à entendre des chants populaires accompagnés de dialogues, qui souvent ne manquent pas d’une certaine originalité grotesque, le tout mêlé d’explosions assourdissantes annoncées par l’affiche sous le nom de full band (orchestre complet). Ce n’est pas cependant que le théâtre ne soit populaire à San-Francisco; dès 1847, on y avait vu s’ouvrir un cirque où les merveilles de la voltige étaient cotées à des prix qui auraient fait pâlir les plus aristocratiques de nos spectacles européens : les places les moins chères s’y payaient 3 dollars, une loge 300 francs, et la salle n’en était pas moins pleine chaque soir. Lorsque des scènes plus sérieuses vinrent à s’établir, bien que les frais s’y élevassent à près de 2 millions par an avec un matériel inférieur à celui de nos plus minces théâtres parisiens, l’exploitation en fut également heureuse, grâce en partie, il est vrai, à l’inventif arsenal où la faconde d’un directeur américain sait toujours trouver de quoi stimuler la curiosité de son public.

Nous venons de montrer la société californienne sous son point de vue le moins avantageux; mais qu’on ne se méprenne point sur l’intention qui a dicté ces pages. On aurait droit de s’étonner de voir dès aujourd’hui en Californie cette culture intellectuelle dont les délicatesses raffinées n’éclosent jamais que tardivement. Si, pour en signaler l’absence, il nous est arrivé d’exprimer notre opinion sous une forme peut-être trop sévère, c’est qu’il est assez difficile au voyageur de ne pas juger un pays en prenant involontairement pour terme de comparaison les souvenirs familiers du sol natal. Éloge ou blâme, tout à son insu se mesure plus ou moins sur cette base : les qualités qu’il admire le plus sont celles qui lui manquent, les défauts qui le frappent par-dessus tout sont ceux dont lui-même est exempt. Peut-être résulte-t-il de là un portrait dont les contours sont quelquefois exagérés; mais je dirais volontiers que l’ensemble y gagne comme vérité, car c’est en pareil cas l’original qui se plaint du défaut de ressemblance, et chacun sait que les meilleurs juges d’une société ne sont pas toujours les membres qui la composent. J’insiste sur ces réflexions pour éviter que l’on ne donne à certains traits de cette étude une interprétation défavorable qui n’est pas dans ma pensée. Il est fort de mode aujourd’hui de dénigrer les citoyens de l’Union, de railler leurs nombreux travers, et de montrer le revers de leurs institutions pour laisser à dessein dans l’ombre ce qu’elles ont de véritablement noble et beau. S’il est très vrai qu’on peut ne pas aimer l’Américain, il est impossible en revanche de ne pas l’admirer, lorsqu’on voit ces utopies que nous discutons depuis tant d’années se traduire spontanément chez lui en merveilleuses réalisations pratiques du développement matériel le plus prodigieux qui fut jamais. Beaucoup de personnes malheureusement, sans chercher à nier ces résultats trop manifestes, n’en comprennent pas la portée, et méconnaissent les immortels principes qui les ont amenés. Dans les premières années de ce siècle, nombre de fort honnêtes gens, abusés tant par les déclamations de la presse officielle que par un sentiment excessif de rivalité nationale, vivaient dans la persuasion que l’Angleterre était sinon la terre classique du despotisme, au moins le siège de l’oligarchie la plus tyrannique qui se pût imaginer. Nous savons aujourd’hui à quoi nous en tenir à cet égard ; mais il serait bon que nous fussions également détrompés au sujet de l’Union, car le nombre est grand des prophètes pessimistes qui, flétrissant sa liberté du nom de licence, lui prédisent dans un avenir prochain la dissolution à laquelle ils condamnent doctoralement tout ennemi du principe d’autorité. L’Américain a le bon sens de se préoccuper peu de ce sinistre horoscope, et traite, il faut l’avouer, un peu du haut de sa grandeur l’opinion de ce qu’il est convenu d’appeler la vieille Europe; mais qu’importe après tout que ce grand corps vienne à se scinder? Qu’importe que nous ayons l’Union du nord et celle du sud, ou que nous en venions même à voir surgir sur le Pacifique une troisième république indépendante, dont San-Francisco sérail la glorieuse capitale? Les trois en resteront-elles moins fidèles au culte des idées qui ont fait jusqu’ici leur force? Liberté, association, tout le secret est dans ces deux mots, et s’il n’a pas été donné aux États-Unis d’atteindre une perfection que ne comporte pas notre nature bornée, au moins ont-ils eu l’honneur de pousser plus loin qu’aucun peuple la féconde expérience de laquelle dépendra la loi de l’avenir. Pour nous, qui nous épuisons en subtiles théories sur les relations du capital et du travail, mieux nous vaudrait étudier avec conscience et bonne foi la solution qui nous est offerte de l’autre côté de l’Atlantique que de déverser sur elle le ridicule et la raillerie. C’est ainsi qu’il faut envisager la Californie. On l’a montrée parvenant en dix ans à la plénitude de sa vitalité; elle n’a maintenant qu’à vivre pour grandir en quelque sorte invinciblement : vires acquirit cundo. Mais sans le principe de liberté, jamais ses énergiques colons n’eussent pu rêver cette fortune inouïe; sans l’esprit d’association, jamais ils n’eussent franchi les crises périlleuses qu’on vient de raconter.


ED. DU HAILLY.

  1. Voyez la livraison du 15 janvier 1859.
  2. Deux Américains causaient un soir dans leur chambre. Une discussion s’élève, s’échauffe, les revolvers paraissent, et une balle va, à travers une mince cloison de bois, atteindre dans l’appartement voisin un Allemand paisiblement endormi dans son lit. Il serait trop facile de multiplier ces exemples.
  3. On entend encore quelquefois en Angleterre évaluer un homme par sa capacité d’absorption. Ainsi a four-bottle man sera déjà un convive respectable, que n’intimidera pas une quote-part de quatre bouteilles.
  4. Il est juste de faire une exception pour un tribunal, civil à la vérité et non criminel, qui a longtemps joui à San-Francisco d’une réputation justifiée d’originalité. Le juge qui le constituait à lui seul exerçait une juridiction assez analogue à celle de nos juges de paix, et l’équité de ses décisions était universellement reconnue; mais le spectacle de ses audiences eût assurément fort diverti nos avocats européens. On y voyait ce singulier magistrat dans la position favorite des Américains, c’est-à-dire se balançant sur une chaise, les pieds appuyés au mur et plus hauts que la tête, imperturbablement occupé à se faire les ongles en poursuivant son interrogatoire. Une affaire ne durait guère plus d’un quart d’heure, car son honneur, avare de temps et peu soucieux d’éloquence, laissait rarement la parole aux défenseurs; il rendit toutefois de véritables services, surtout aux émigrans, dans leurs réclamations souvent fondées contre les fraudes de tout genre dont ils étaient l’objet de la part des capitaines de navires.
  5. Peu de personnes connaissent en France l’existence de ces sociétés, à plus forte raison leur développement et l’extension de leurs ressources; elles ont leurs budgets, leurs libraires, leurs agens, leurs colporteurs, tout un personnel enfin, et si l’on en juge par la profusion avec laquelle elles distribuent leurs produits, on ne pourra que concevoir la plus haute idée de la munificence des fidèles qui alimentent cette active propagande. Les titres des brochures ou tracts qui forment la base de ces largesses, et dont la variété est, on peut le dire, infinie, ces titres sont souvent curieux : Voix du sein des flammes, Miettes du repas de la vie, Rêves de l’homme affairé. Comment Jean Berridge découvrit sa grande erreur, etc. L’une de ces sociétés a poussé le zèle jusqu’à faire imprimer des assortimens de feuilles volantes de la taille des diverses enveloppes de lettres en usage, afin de pouvoir glisser au besoin la nourriture spirituelle dans une correspondance ordinaire; pour plus de clarté, cette nourriture elle-même est classée sous différens chefs, comfort n° 2 par exemple, c’est-à-dire feuilles traitant de consolation et de la grandeur d’enveloppes n° 2; espérance n° 4, et ainsi de suite. — La première de ces sociétés qui se fonda en Californie fut la Bible Society dès 1811), puis la Pacific Tract Society en 1850, la Young men’s Christian Association, etc.