Les Américains sur l’Océan-Pacifique/01
La découverte de l’or en Californie comptera certainement parmi les chapitres les plus curieux de l’histoire de notre temps. Il n’est personne qui ne se souvienne de l’avide empressement avec lequel étaient lus et commentés les premiers récits qui firent connaître les merveilles de cette terre de promission. La curiosité publique semblait insatiable de détails sur l’existence de l’étrange société qui avait surgi comme par enchantement au sein d’un pays inconnu ; ses mœurs insolites, sa composition hétérogène intéressaient jusqu’aux esprits les plus superficiels, en même temps que cette production inouïe du précieux métal, base de nos échanges, préoccupait à bon droit l’économiste, obligé de remonter à plusieurs siècles dans le passé pour trouver les élémens d’une perturbation analogue. Survint la découverte des mines australiennes, rivales des placers américains ; c’en fut assez pour calmer les imaginations surexcitées, et non-seulement ces nouvelles richesses qui se révélaient à l’autre extrémité du Pacifique n’éveillèrent qu’une attention relativement secondaire, mais il sembla que l’esprit se fût accoutumé à ces coups de la fortune, qu’ils dussent faire désormais partie intégrante du cours ordinaire des événemens, et que rien ne fût plus naturel que de trouver ainsi partout de nouveaux gisemens aurifères. Hier c’était la Guyane qui annonçait les siens ; aujourd’hui ce sont les bords de la rivière Frazer, ou encore le Kansas, qui appellent les chercheurs d’or. La Californie fut par suite oubliée presque complètement ; c’était à tort, car la fièvre vertigineuse des premières années méritait d’être étudiée, non-seulement dans ses traits épisodiques en quelque sorte, mais dans ses rapports avec l’histoire et surtout avec la rapide transformation de ce pays.
À vrai dire, la découverte des trésors qui ont donné un tel prestige au nom de San-Francisco n’a été pour l’Américain qu’un point de départ, un moyen, et non une fin. Dans ces richesses inattendues, il a vu avant tout une occasion providentielle de franchir d’un bond toutes les premières étapes de la colonisation, et le résultat a répondu à son attente. Aussi la Californie offre-t-elle plus qu’aucun autre état de l’Union une source féconde d’études à qui veut se rendre compte de la remarquable puissance de création du Yankee. En moins de dix ans, on le voit, d’abord voisin impérieux et agressif, finir par jeter le masque d’une convoitise mal déguisée pour se transformer ouvertement en conquérant. Une fois maître du pays, bien qu’entouré d’une population composée de toutes les races du globe, il n’en réussit pas moins à marquer cet assemblage sans nom de l’indélébile empreinte de son cachet. Placé dans les circonstances les plus anormales, il y trouve le germe d’une prospérité sans exemple. En un mot, de cette richesse métallique qui peut-être a été pour l’Espagne une des causes les plus efficaces de décadence et d’appauvrissement, il sait faire sortir en dix ans les prémisses assurées d’un développement dont on ne connaît pas assez la miraculeuse rapidité. Je ne sache pas de plus bel éloge à faire d’un peuple.
La Californie n’est pas de ces contrées dont on ne peut interroger les annales qu’en remuant les legs poudreux de nombreuses générations de chroniqueurs, et, jusqu’au moment où la découverte de l’or vint appeler sur elle l’attention de l’Europe, son histoire, très curieuse du reste, se résume assez sommairement. Disons d’abord, et bien des personnes qui voient dans ce pays la terre classique des aventuriers ne s’étonneront pas du fait, disons que c’est à des aventuriers, célèbres et honorés, il est vrai, que nous devons nos premiers rapports authentiques sur la Californie. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la piraterie formait, il faut l’avouer, une branche très considérée de la navigation ; industrie parfaitement reconnue, elle avait, entre autres spécialités productives, le privilège d’envoyer dans le Pacifique des expéditions qui pillaient et brûlaient chemin faisant les villes sans défense de la côte, guettaient au passage le riche galion allant chaque année des Philippines au Mexique, s’emparaient des trois ou quatre millions de piastres qu’il portait, et revenaient en Europe pour voir leur chef enrichi récompensé par le titre de lord, comme Anson, ou de chevalier, comme Drake. Ces expéditions conduisaient de temps à autre les navires anglais sur les côtés de Californie, et il est assez remarquable que la plus ancienne d’entre elles, celle de Drake, y ait dès 1579 signalé une grande abondance de gisemens aurifères, situés presqu’à fleur du sol. Ces relations n’étaient du reste qu’un pur sujet de curiosité ; la Grande-Bretagne ne songeait guère alors qu’un jour viendrait où ses enfans occuperaient ce continent d’une mer à l’autre, tandis qu’au contraire l’Espagne était fondée à prendre pour devise ce vers orgueilleux, qu’on lit encore aujourd’hui, non sans quelque étonnement, sur la porte de l’arsenal de Cadix :
- Tu regere imperium fluctus, Hispane, memento.
Le Nouveau-Monde était sien, et ce fut du Mexique que partirent les premiers colons de l’Eldorado du XIXe siècle. Ces conquérans, ces descendons de Cortez et de Pizarre, étaient quelques pauvres moines qui, sans autre secours qu’une foi ardente, sans autres armes qu’une charité évangélique, réussirent à édifier et à faire prospérer pendant près d’un siècle et demi une œuvre admirable et trop peu connue, celle des missions de Californie.
La colonisation espagnole au Nouveau-Monde a été jugée sévèrement, et non sans raison, car c’est à elle que les possesseurs actuels du sol sont en droit de faire remonter leurs déplorables traditions administratives ; mais, pour être juste, il faut en même temps reconnaître qu’à ce fâcheux état de choses il y eut deux exceptions remarquables, fruits de la bienfaisante influence d’un catholicisme pratique et rationnel. La première doit une célébrité méritée au génie de l’illustre écrivain qui s’est chargé de populariser l’œuvre des jésuites du Paraguay ; la seconde, moins connue, n’a pourtant pas été moins concluante, et le souvenir n’en est pas éteint chez les rares Indiens qui habitent encore autour des missions ruinées de la Californie. On a beaucoup disserté sur le travail attrayant, dont le plus original de nos réformateurs contemporains voulait faire la base de sa société nouvelle ; longtemps avant Fourier, les apôtres franciscains de la Nouvelle-Californie avaient résolu le problème sans y chercher autre chose que la lettre et l’esprit du christianisme, et ils avaient atteint ce résultat dans des conditions qui en doublaient le mérite. Les Indiens auxquels ils s’adressaient étaient en effet, de tous ceux qui peuplaient les deux Amériques, les moins intelligens, les plus apathiques, et par-dessus tout les plus ennemis du travail. Voués à une existence errante et incertaine, à peine nourris par les produits de leur chasse et de leur pêche, ignorant jusqu’à l’usage des vêtemens les plus primitifs, on peut dire avec vérité qu’ils vivaient misérablement sous l’un des plus beaux de nos climats tempérés. Peu d’années suffirent aux missionnaires pour faire subir une métamorphose complète à des prosélytes dont le nombre se compta d’abord par centaines, puis promptement par milliers. Il est inutile de dire que ce n’était pas à la seule prédication du dogme que les franciscains devaient ces rapides conquêtes : prenant pour modèles leurs prédécesseurs, les jésuites et les dominicains de la Basse-Californie, ils commençaient par faire matériellement comprendre à leurs grossiers élèves les avantages de la vie dont eux-mêmes offraient l’exemple. On les voyait manier tour à tour la bêche, la hache, la truelle, le marteau, et enseigner pratiquement à leurs néophytes émerveillés les premiers élémens des arts nécessaires à l’existence nouvelle dont l’exercice du culte devenait ainsi pour eux le symbole. Les édifices spécialement destinés aux missions s’élevèrent donc rapidement sur différens points du pays ; non loin d’eux se groupèrent les pueblos, villes ou villages selon le cas, où se concentra bientôt la population devenue sédentaire, en même temps que des forts, ou presidios, destinés à protéger l’établissement naissant contre les tribus demeurées hostiles, achevaient de donner à cette remarquable colonisation son triple caractère religieux, civil et militaire.
Le sol était d’une incomparable fertilité ; ce n’était pas la sauvage et luxuriante végétation des tropiques, si souvent nuisible dans ses envahissemens désordonnés, mais d’immenses plaines dont les gras pâturages appelaient les troupeaux de tout genre, et de riches vallées bien arrosées, qui promettaient en abondance les productions variées d’un climat d’élite. Aussi chaque mission ne tarda-t-elle pas à se développer au-delà de toutes les espérances. L’emploi du temps y était uniformément réglé, de manière à partager la journée entre un travail modéré et productif, des récréations qui toujours avaient un but utile, et les enseignemens d’une religion dont la pompe convenait singulièrement à la nature d’esprit des Indiens. C’était la vie patriarcale dans toute sa grandeur et sa simplicité, et l’on craindrait d’être taxé d’exagération en montrant cette sorte de résurrection de l’âge d’or se prolongeant jusque dans la première moitié de notre XIXe siècle, si le témoignage des Indiens eux-mêmes n’était encore là pour confirmer la vérité des descriptions qui en ont été laissées. Bien qu’aujourd’hui, depuis près de vingt ans, les derniers missionnaires aient été forcés d’abandonner le pays, leurs noms sont encore aimés et respectés des indigènes comme au temps de leur prospérité, et c’est ainsi que l’un de ces derniers demandait à un voyageur des nouvelles du père Antonio Peyri, fondateur de la mission de Saint-Louis, réfugié en Espagne après la sécularisation des biens religieux de la Californie. — On dit qu’il est mort, répondit l’étranger. — No, señor, reprit l’Indien, este padre no muere (ce père-là ne meurt pas).
Jusqu’en 1824, les missions de Californie ne firent que s’accroître. Parvenues au nombre de vingt et une, chacune d’elles nourrissait en moyenne plus de dix mille têtes de bétail et en exportait les cuirs, dont la vente permettait d’ajouter au bien-être des indigènes, car jamais les pères ne s’étaient considérés comme maîtres du sol, mais uniquement comme les tuteurs de ses propriétaires naturels. Pater est tutor ad bona Indiorum, telle était leur touchante maxime. Toutefois cet état de choses ne pouvait plus guère durer ; le Mexique, possesseur au moins nominal de la Californie, venait de proclamer son indépendance, pour entrer dans cette période d’anarchie basse et sanglante dont la fin semble encore si éloignée ; ses finances étaient déjà dans le délabrement où nous les voyons aujourd’hui, et l’on conçoit que sa convoitise fût éveillée par la florissante situation des propriétés régies par les pères franciscains. La proie était d’autant plus séduisante qu’outre les richesses de leur territoire, les missions possédaient au Mexique, soit en numéraire, soit en immeubles, des valeurs considérables provenant de legs ou de fondations diverses, et connues sous le nom de fonds pieux de Californie. On recula cependant quelques années devant cette sécularisation d’autant plus inique que le but ne s’en pouvait déguiser. Bien plus, après l’avoir déclarée deux fois, en 1824 et en 1833, on dut revenir sur la mesure ; mais le coup était porté, et peu après la dernière de ces dates la spoliation, qui n’avait pu s’opérer en bloc, s’exécuta en détail. Ce fut un pillage sans frein, dont, ainsi qu’il arrive souvent en pareil cas, le gouvernement profita moins que tout autre, car à peine l’éloignement lui permit-il de recueillir quelques maigres épaves, tandis que sur les lieux chacun faisait largement sa part. On s’aperçut bientôt du changement de possesseurs : la récolte de blé, qui en 1834 était encore de 70,000 hectolitres, n’était plus que de 4,000 huit ans après, et dans le même intervalle 424,000 têtes de bétail étaient réduites à 28,000[1] ; le reste à l’avenant. Aujourd’hui les vastes édifices des missions sont abandonnés et tombent en ruines ; l’herbe y croît dans les cours jadis si vivantes, et les églises dégradées voient s’effondrer leurs murs, qu’envahissent en liberté le chèvrefeuille et la clématite sauvages. Quant aux Indiens, presque tous ont déserté les villages pour retourner aux habitudes de leur vie errante, et si une nouvelle race d’une énergie supérieure n’était venue s’implanter dans le pays, jamais la fable de la poule aux œufs d’or n’aurait reçu une plus complète réalisation.
Le Mexique recueillit donc peu de fruits de ses violences, tant à cause de l’éloignement d’un territoire qu’il était hors d’état de peupler que par suite des circonstances critiques où n’allait pas tarder à le placer le voisinage des Américains. La tendance de ces derniers vers la Californie était de plus en plus manifeste ; du temps même des missionnaires, on y avait vu paraître à plusieurs reprises non-seulement les infatigables trappeurs des diverses compagnies de fourrures, mais de véritables colons venus des états de l’est, avant-coureurs significatifs d’un envahissement prochain. En 1845, le mouvement était dessiné, le courant d’immigration établi, et bientôt la population ainsi amenée dans le pays se trouva assez forte pour renoncer à des feintes inutiles et commencer ouvertement l’œuvre de conquête. On a souvent comparé le progrès territorial des Américains à la tache d’huile qui s’étend insensiblement, et finit par couvrir l’étoffe sur laquelle elle est tombée ; en un certain sens, cette image manque de justesse, et pour la Californie par exemple il est certain que le Yankee venait déboucher sur le Pacifique sans beaucoup se préoccuper de coloniser les vastes plaines qu’il avait traversées pour y arriver. Il est telle nation qui, enfermée dans d’inflexibles limites naturelles, est condamnée à se débarrasser incessamment de l’excédant de population qu’un sol surchargé d’habitans ne lui permettrait pas de nourrir ; pour elle, la colonisation est un besoin : c’est le cas de l’Angleterre. Pour d’autres peuples, elle est au contraire un instinct : l’Américain est de ce nombre. Si rapide que soit l’accroissement de l’Union, on ne peut prétendre qu’elle en soit venue à posséder un trop plein de population, et l’espace n’est certes pas ce qui lui manque ; pourtant son seul rêve est d’agrandir cet empire, déjà trop vaste peut-être. À l’intérieur, des terres fertiles attendront de longues années encore le travailleur qui doit les défricher ; c’est aux frontières qu’est le mouvement, là est la ligne qu’il faut reculer sans cesse. Qui n’a eu l’occasion d’étudier dans nos campagnes les bizarres allures de la chèvre attachée dans un pré ? Négligeant l’herbe qui entoure son piquet, elle ira invariablement chercher sa nourriture à l’extrémité de la corde, que raidissent tous ses efforts. C’est l’histoire de l’Américain vis-à-vis du Mexique. À ce propos, j’ai tout à l’heure prononcé le mot de conquête ; il n’est pas nécessaire d’être bien familier avec l’histoire des États-Unis pour savoir qu’ils ont en pareille matière diverses façons de procéder : on en trouve une nouvelle preuve dans les événemens qui signalèrent la prise de possession de la Californie.
La convoitise yankee s’était déclarée de bonne heure. Dès 1837, on avait vu des sociétés se former dans les états de l’est pour encourager l’émigration californienne, et l’idée de s’emparer du pays parut bientôt si naturelle à l’esprit des Américains, qu’en 1842 le commodore Jones, chef de leur escadre dans le Pacifique, n’imagina rien de mieux que de hisser, sans autre forme de procès, le pavillon de l’Union à Monterey, alors le principal port de la côte. En même temps des proclamations affichées dans la ville annoncèrent aux habitans qu’ils étaient devenus citoyens de la grande république. La paix qui régnait entre les cabinets de Washington et de Mexico rendait difficile l’explication de cette conduite, au moins étrange ; heureusement la nuit porta conseil, et le lendemain le commodore restituait au gouverneur dépossédé l’autorité qu’il lui avait si sommairement enlevée. Ce sont façons de parler turques, disait Covielle au bourgeois gentilhomme : ce sont façons d’agir américaines, eût-on pu dire ici ; mais la poire n’était pas encore mûre, et, bien qu’elle fût destinée à être cueillie sans beaucoup plus de cérémonie que n’en voulait mettre le commodore, l’occasion désirée se fit attendre encore quelques années. Elle se présenta en 1846. Les convois d’émigrans se dirigeaient alors vers les bords du Pacifique en plus grand nombre qu’ils ne l’avaient encore fait ; préoccupé de leur sort et désirant leur tracer la route la plus avantageuse, le gouvernement des États-Unis avait fait explorer les diverses passes des Montagnes-Rocheuses par un détachement dont le commandement était confié au capitaine Fremont. Cet officier, que les circonstances allaient investir d’un rôle important, n’était encore connu que par les romanesques détails de son origine ; du reste, bien que de sang français, il résumait à un degré remarquable toutes les aventureuses qualités de sa race adoptive, et méritait d’être, ce qu’il fut en effet, le premier conquérant de la Californie. Hardi jusqu’à la témérité, ayant aussi peu de souci des obstacles que peu de scrupules sur les moyens, il allait commencer cette carrière si féconde en incidens qui devait le désigner plus tard au choix du parti républicain pour la candidature à la présidence de l’Union. Il faut dire qu’à cette époque les autorités espagnoles du pays s’inquiétaient sérieusement du chiffre sans cesse croissant de la population américaine, et avaient trahi leurs craintes par quelques mesures de précaution, dont le résultat avait été de faire naître une sourde irritation entre les deux partis. Fremont, à peine arrivé, se sentit en butte à une surveillance soupçonneuse ; c’en fut assez pour lui faire interpréter défavorablement les actions les plus simples, et le général Castro, commandant militaire, ayant donné l’ordre de réunir quelques chevaux, le capitaine américain vit ou voulut voir dans cette mesure une intention d’hostilité qu’il résolut de prévenir en déclarant lui-même la guerre à la Californie ; son armée se composait de soixante-deux hommes !
La promptitude de ses déterminations pouvait seule compenser une semblable infériorité. Les chevaux furent aussitôt saisis, et l’on fit savoir à Castro qu’il eût à les venir réclamer lui-même, si bon lui semblait, après quoi l’on marcha sur la petite ville de Sonoma, qui, envahie sans résistance, ne se vit pas sans étonnement devenir le siège du nouveau gouvernement. Chose assez curieuse, ce n’était pas l’annexion aux États-Unis que prétendaient apporter ces audacieux conquérans ; c’était l’indépendance, et sur l’étendard autour duquel ils se ralliaient se dessinait aux regards surpris l’animal dont le nom est resté attaché à ce singulier épisode, connu sous le nom de révolution de l’ours (bear-revolution). De Sonoma naturellement avait été lancée la proclamation d’usage, étrange document historique qui énonçait comme un des principaux griefs du parti de l’indépendance la sécularisation des missions, et attribuait en termes solennels au nouveau gouvernement l’intention d’encourager à l’avenir la vertu et la littérature.
Quelle part le capitaine Fremont, agent officiel des États-Unis, eut-il à cette brusque entrée en matière ? obéissait-il à des instructions secrètes ou à ses propres inspirations ? C’est ce qui n’a jamais été bien éclairci. Il est certain qu’il évita de prendre une part directe au mouvement, et que son nom ne figurait pas au bas de la proclamation ; mais le voile était trop transparent pour tromper qui que ce fût. Sur ces entrefaites du reste, les événemens vinrent à son secours, et le tirèrent à son insu de la périlleuse impasse dans laquelle il s’était engagé. Depuis nombre d’années, le Texas, situé sur la frontière des États-Unis, était un sujet de litige entre cette puissance et le Mexique. Qu’en droit il appartînt au dernier, personne ne le niait ; mais l’Américain disait l’avoir peuplé, non sans raison, et prétendait par suite en être maître de fait. Le congrès de Washington finit par trancher le nœud en prononçant l’annexion ; la guerre s’ensuivit, et fut officiellement déclarée en avril 1846, peu de temps avant que Fremont, qui ignorait ces circonstances, n’eût commencé les hostilités à la tête de ses soixante-deux hommes. Il venait de se faire proclamer gouverneur de la Californie, lorsque lui parvint la nouvelle de la rupture définitive des États-Unis avec le Mexique. D’autres nouvelles ne tardèrent pas à lui apprendre la présence d’une importante division navale sur la côte, et bientôt arriva, pour en prendre le commandement, l’officier qui devait le plus contribuer à la conquête de la Californie, le commodore Stockton.
Un vieux proverbe conseille de ne pas mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce ; l’accueil fait aux Américains confirma de tout point cette vérité de la sagesse des nations. Certes les Californiens, pressurés par une administration avide, n’avaient guère lieu d’être bien dévoués au Mexique ; pourtant, vis-à-vis de l’invasion, presque tous vinrent se rallier autour de leurs chefs, et témoignèrent autant d’aversion pour les tendances révolutionnaires du Yankee que d’attachement pour cette métropole dont à plusieurs reprises, dans les années précédentes, ils avaient cherché à secouer le joug. Malheureusement pour eux, disséminés comme ils l’étaient sur la vaste étendue de ce territoire, ils ne pouvaient offrir de résistance bien sérieuse, et furent d’abord mis en défaut par la rapidité des mouvemens de Stockton, qui n’attendit pas que la dénonciation des hostilités lui fût officiellement parvenue pour entrer en campagne. Tout prétexte était bon ; par une bizarre interversion de rôles, il imagina d’accuser hautement les Californiens d’avoir violé les lois internationales à l’égard du capitaine Fremont, et se mit en marche à la tête de quelques centaines de matelots sur la ville de Los Angeles, centre du gouvernement de la province. Nulle résistance n’étant organisée, l’autorité des États-Unis fut partout proclamée sans conteste, et les vainqueurs revinrent en triomphe dans la cité naissante de San-Francisco, dont ils avaient au premier coup d’œil deviné la future grandeur. Cependant, revenu de sa surprise, l’ennemi faisait successivement capituler les petites garnisons américaines laissées dans les différentes villes, et reprenait par le fait possession du pays. La conquête était à recommencer, mais auparavant le commodore Stockton fit savoir aux Californiens qu’il ne pouvait cette fois les considérer que comme des rebelles à l’autorité légitime. « Les enfans de la liberté sont en marche, ajoutait-il ; Dieu seul peut les arrêter. » On se dirigea donc de nouveau vers Los Angeles. L’ennemi, monté sur les rapides chevaux du pays, se retira d’abord et n’essaya de tenir qu’à quelque distance de la ville, à l’abri d’un ruisseau, d’où, promptement culbuté, force lui fut de s’enfuir en laissant définitivement la route libre à Stockton. Ce fut là la bataille dite de San-Gabriel, qui coûta aux Américains deux hommes tués et neuf blessés, et leur assura la possession incontestée de cette Californie que le monde entier allait bientôt leur envier.
On apprécierait mal le mérite très réel de la ligne de conduite adoptée par le commodore Stockton, si l’on s’en tenait à la première impression que font naître les nombreux récits de cette conquête publiés aux États-Unis par les acteurs eux-mêmes. Les grandes guerres de la vieille Europe ne sont pas plus pompeusement racontées, et l’on ne peut s’empêcher de sourire en lisant l’ordre du jour qui, après la bataille de San-Gabriel, remercie les soldats d’avoir déployé un courage « rarement égalé, jamais surpassé. » Sans s’arrêter à ces exagérations, beaucoup plus familières qu’on ne le croit à l’esprit positif des Américains, il faut reconnaître que la hardiesse et la promptitude des déterminations du commodore sauvèrent probablement la vie à la plus grande partie des émigrans qui à cette époque débouchaient chaque jour des défilés des Montagnes-Rocheuses ; arrivant épuisés au terme de leur long voyage, ces malheureux eussent été massacrés en détail par l’ennemi exaspéré, que Stockton réussit à détourner. Certes, à sa place, bien peu de chefs d’escadre auraient songé à autre chose qu’à occuper la côte, et bien peu surtout se fussent résolus à abandonner leurs bâtimens pour pénétrer dans l’intérieur, sans autre force régulière que les équipages des navires.
En somme, en janvier 1847, Stockton quittait son commandement pour rentrer aux États-Unis, laissant le pays, cette fois bien conquis, à l’administration de ses nouveaux gouverneurs[2]. Un an après, à la date mémorable de février 1848, la guerre du Mexique était terminée, et la Californie définitivement acquise par traité à l’Union ; il y avait alors juste un mois que l’or y avait été découvert.
Il est temps d’arriver à San-Francisco, dont nous n’avons encore fait que prononcer le nom[3]. 1,200 âmes en 1849, 60,000 en 1854, telle est en deux mots l’histoire de cette ville, et certes, même aux États-Unis, le pays des développemens merveilleux, une aussi rapide progression a droit de surprendre, car ce n’est point en pareil cas que le temps ne fait rien à l’affaire. Je me souviens que précisément en 1854, dans un de ces banquets semi-officiels si chers aux Américains, un convive étranger vit saluer d’acclamations enthousiastes son toast à l’enfant de cinq ans, to the baby of five years old. C’est, on en conviendra, un singulier baby que cette puissante reine du Pacifique, étalant si fièrement sa carrure monumentale sur un vaste amphithéâtre de collines, et déroulant aux flottes qu’elle alimente l’interminable succession de ses quais, où s’agite une des populations les plus affairées qui existent ; mais les Californiens sont fiers de leur enfant, et c’est avec raison que, sur leurs armes, ils ont pris pour symbole du nouvel état qu’ils venaient de créer Minerve venant au monde dans toute sa force, le casque en tête et la lance au poing. Bien des personnes ne voudront voir dans cette cité miraculeusement improvisée qu’une confuse agglomération de vingt nationalités différentes, dont elles grossiront volontiers la part d’action, afin de diminuer d’autant le mérite de l’acteur principal. Rien n’est plus injuste ; malgré l’originale complexité de la physionomie de San-Francisco, et bien que la moitié des habitans soient Allemands, Français, Espagnols ou Chinois, le résultat pourtant y est assez profondément américain pour que l’on doive laisser de côté tout amour-propre national, car ce n’est, il faut le reconnaître, ni notre activité sans suite, ni le labeur patient des blonds enfans de la Germanie, non plus que les traditions coloniales de l’Espagne, qui eussent jamais réalisé dans le même temps la dixième partie de cette immense prospérité matérielle.
Jusqu’en 1846, San-Francisco ne fut connu que comme le siège d’une mission secondaire, et le seul village qui s’y fût formé, à peu près sur l’emplacement de la ville actuelle, représentait à peine une population de deux cents âmes ; encore ce chiffre ne s’expliquait-il que par l’établissement d’un poste appartenant à la compagnie de la baie d’Hudson. À peine les Américains eurent-ils implanté en Californie leur bannière étoilée que tout changea de face ; séduits par les admirables avantages naturels de cette position, ils y affluèrent si promptement qu’en moins d’un an le nombre des maisons doubla, la population fut sextuplée, et des trois élémens d’une complète colonisation yankee, l’église, la taverne et le journal, le premier seul se trouva en retard. Le hâtif publiciste qui commençait dès lors à enregistrer les progrès de la ville naissante n’avait été arrêté par nul obstacle matériel pour satisfaire au besoin inné de ses compatriotes, et ce fut sur un mauvais papier à cigares, au moyen de quelques vieux caractères trouvés dans les greniers de la mission, qu’il parvint à imprimer ses premiers numéros hebdomadaires. Les renseignemens qu’ils renferment sont curieux : on y voit que dès le principe la population de San-Francisco avait ce cachet de bigarrure dont la réunion des chercheurs d’or nous montrera plus tard l’empreinte si bizarrement accusée. Ainsi un recensement fait en juin 1847 constate que déjà la plupart des nations du globe avaient des représentans à San-Francisco, qu’en moins d’un an la ville avait acquis une importance supérieure à celle de Monterey, et que, dans le dernier trimestre de 1847, son mouvement d’exportation et d’importation dépassait un demi-million de francs. Nous ne citons ces faits, peu importans en eux-mêmes, que pour montrer quel développement était assuré à la Californie entre les mains des Américains indépendamment de tout avantage exceptionnel : l’événement qui devait décider de l’avenir du pays approchait, et vers le commencement de 1848, le bruit se répandit qu’on avait trouvé de l’or en grandes quantités dans l’intérieur, au pied des montagnes de la Sierra-Nevada.
San-Francisco en ressentit un choc électrique. Pendant les deux premiers mois qui suivirent la nouvelle, on y avait vu 250,000 dollars expédiés des mines malgré le petit nombre des travailleurs, puis 600,000 pendant les deux autres mois ; aussi la ville fut-elle bientôt presque complètement abandonnée. Les maisons restaient à demi construites, le commerce était oublié, et chacun se dirigeait vers la terre promise. « De l’or ! tel est le seul cri qui retentisse dans le pays depuis les bords de l’Océan jusqu’au pied des montagnes, » disait tristement le journal dont nous avons parlé ; « tout le monde nous quitte, lecteurs et imprimeurs ; force nous est de suspendre notre publication. » Ce même dernier numéro annonçait pourtant en France la révolution de février sous cette engageante rubrique : guerre universelle ! mais New-York lui-même eût-il été bouleversé comme l’était Paris, que nul en Californie ne s’en fût préoccupé un instant. Cependant la magique nouvelle avait promptement dépassé les limites de la contrée pour se répandre dans le monde entier ; accueillie d’abord avec incrédulité, elle finit en peu de temps par convaincre jusqu’aux plus sceptiques, et dès la fin de 1848 la fiévreuse émigration des chercheurs d’or s’organisait de toutes parts sur la plus vaste échelle. San-Francisco semblait être le seul port du Pacifique, c’était du moins le seul vers lequel se dirigeassent les nombreux caboteurs de cette vaste côte et les flottes marchandes qui doublaient incessamment le cap Horn, si bien que les droits de douane, qui, dans chacun des deux premiers trimestres de cette année, avaient à peine atteint 10,000 dollars, en produisaient 75,000 dans le troisième, et plus de 100,000 dans le quatrième. Dans ce même intervalle de six mois, l’exportation de la poudre d’or avait dépassé 10 millions de francs.
L’année 1849 est restée pour San-Francisco mémorable entre toutes. L’émigration, bornée d’abord aux riverains du Pacifique, n’avait pas tardé à amener un premier contingent de quinze mille Mexicains, Péruviens et Chiliens ; puis les navires d’Europe étaient arrivés à leur tour, le courant de passage s’était établi à travers l’isthme de Panama, et le chiffre des débarquemens se trouvait, à la fin de l’année, porté à plus de quarante mille. Sur ce nombre, on ne comptait que sept cents femmes, fait significatif, où nous trouverons la clé de mainte anomalie, lorsque nous en viendrons à étudier la société nouvelle qui se formait dans ce milieu sans précédens. Tout ce monde ne séjournait que peu à San-Francisco, mais déjà la ville était le centre naturel du mouvement du pays ; les mineurs y venaient chercher, au lieu du repos qui leur eût été si nécessaire, des plaisirs aussi dangereux que le rude labeur des placers, et l’avide phalange des spéculateurs y avait élu domicile. Par l’importance des intérêts mis en jeu, ce port, inconnu dix-huit mois auparavant, était donc à la veille de devenir une place de commerce de premier ordre. À la vérité il fallait pour cela sortir d’abord de la situation exceptionnelle de ces premiers temps ; ainsi les navires arrivaient, mais se trouvaient, le soir même du mouillage, dans l’impossibilité de repartir, par suite de la désertion de leur équipage. La plupart d’entre eux étaient, dans cette prévision, des carcasses hors de service, véritables diligences d’émigrans destinées à pourrir sur place après s’être débarrassées de leur chargement humain. On voyait encore en 1854 une vingtaine de ces bâtimens, tous fournis par notre pavillon, abandonnés et réunis en un groupe désigné sous le nom de bloc français, et à la fin de 1849 on en comptait de la sorte sur rade plus de quatre cents de toutes nations. D’autres navires, porteurs de riches cargaisons auxquelles les circonstances donnaient une valeur parfois sans limites, n’en éprouvaient pas moins d’interminables difficultés à les faire transporter à terre. C’était l’époque des salaires fabuleux ; le simple manœuvre gagnait un dollar (5 fr. 30) l’heure, et n’en avait pas qui voulait ; l’ouvrier de profession faisait payer sa journée jusqu’à 20 dollars, et les charpentiers se mirent en grève plutôt que de voir leurs gains quotidiens descendre au-dessous de 85 francs. Every body made money, s’écrie avec enthousiasme une curieuse chronique californienne[4] ; « tout le monde faisait de l’argent, et chacun devenait riche du jour au lendemain. » Sans nous arrêter à faire observer à l’auteur que lorsque tout le monde est riche, c’est comme si personne ne l’était, je ne puis m’empêcher de rapprocher sa remarque admirative d’une phrase que je trouve dans le récit d’un autre témoin oculaire de ces scènes : « Au milieu de cette prodigieuse activité, dit ce dernier[5], personne ne paraissait heureux ; partout des visages inquiets, partout une avidité maladive, un égoïsme sordide ; chaque homme semblait voir un ennemi dans son semblable. » Personne ne paraissait heureux !… Le reproche n’était que trop vrai, et pouvait encore trouver son application lorsque nous arrivâmes en Californie, alors que s’était calmée la fièvre des premiers occupans, de ces vétérans de 1849, désignés dans le pays sous le nom expressif de forty-niners.
On conçoit qu’il fût assez difficile de pourvoir, en quelque sorte du jour au lendemain, aux besoins de la population qui affluait ainsi de toutes parts. Lui bâtir des maisons était matériellement impossible, alors que la moindre construction, tant par le coût de la main-d’œuvre que par le prix des matériaux, revenait à un dollar la brique. Le bois au contraire ne revenait guère qu’à 8 francs le mètre ; des hangars et des baraques s’élevèrent donc en différens points, destinés à servir d’hôtels ou de restaurans, et en même temps la grande masse des nouveaux débarqués campait sous le frêle abri de tentes improvisées, souvent aussi en plein air. Ces tentes couvraient tout, grimpaient au sommet des collines, s’éparpillaient sur leurs flancs, descendaient dans les vallées les plus fangeuses, et lorsque arriva la saison pluvieuse, qui cette année fut plus longue, plus rude et plus hâtive que de coutume, ces misérables demeures elles-mêmes devinrent presque inhabitables au milieu des flaques d’eau stagnantes et miasmatiques qui les entouraient. Les apparences de rues tracées dans ce dédale se trouvèrent de même converties en bourbiers infects, réceptacles d’immondices et de débris organiques de tout genre, ou en véritables fondrières où l’homme disparaissait souvent jusqu’à mi-corps. On comprend quels ravages devaient exercer les maladies nées de cette profonde insalubrité sur une population déjà affaiblie, tant par les fatigues du voyage que par les privations multipliées de cette existence sans nom.
Tels furent les commencemens de San-Francisco. Qui l’eût revu au bout de trois ou quatre ans seulement se serait certainement refusé à reconnaître, dans la ville monumentale étalée sous ses yeux, l’informe amas de taudis encore présent à son souvenir. Deux gravures, populaires dans le pays, résument ce progrès sous une forme saisissante. La première reproduit l’aspect de 1849 ; on dirait le coup d’œil confus et désordonné d’un vaste camp de bohémiens. La seconde représente la ville de 1854 : d’interminables rues symétriquement alignées, où les voitures roulent sur un solide plancher de sapin, en attendant un pavage définitif ; d’imposantes et massives constructions[6] ; une industrie productive, se révélant par les nombreuses cheminées d’usines qui se dessinent aux limites de la cité ; partout la vie et le mouvement. On croit voir l’œuvre de plusieurs générations. C’est qu’en effet San-Francisco était dès lors définitivement hors de page ; l’activité du Yankee avait centuplé l’impulsion qu’avait produite la récolte de l’or, et malgré l’absence de toute direction, malgré les continuels soucis d’une spéculation effrénée qui bouleversait toutes les fortunes, une ville de soixante mille âmes était sortie de terre comme au coup de baguette d’une fée. L’aspect de la rade n’avait pas été moins complètement changé dans ces cinq ans : ce n’étaient plus ces blocs de navires abandonnés et pourrissant sur leurs ancres, mais le panorama animé d’une constante succession de vaisseaux entrant ou sortant. L’importation, qui en 1849 n’avait été que de 172,000 tonneaux, montait à 500,000 en 1853 ; la puissante compagnie des Indes n’en importait pas autant dans cette même année à Londres et à Liverpool. En 1854, ce tonnage doublait encore et atteignait presque un million ; mais le port était désormais en mesure de faire face à tout. Ne pouvant avoir immédiatement ni la belle et complexe organisation commerciale dont nous admirons les résultats chez les deux reines maritimes de l’Angleterre, ni ces docks immenses où viennent se concentrer les richesses d’une nation, il offrait à la foule toujours croissante des navires un développement de quais de plus de 4,000 mètres, où même les gigantesques clippers de 3,000 tonneaux et plus venaient s’amarrer par 15 et 20 mètres d’eau. Ces wharves, ces quais, si rapidement créés, n’étaient pas la moindre merveille de San-Francisco : devant l’emplacement actuel de la ville s’étendait un vaste banc, recouvert de trop peu d’eau pour permettre aux bâtimens d’accoster aussi près que l’exigeait le service des marchandises. Dans un port quelconque de l’Amérique espagnole, cette incommode ceinture eût éternellement opposé son obstacle au commerce. La supprimer purement et simplement ne pouvait être cependant que d’une exécution difficile, lente par-dessus tout : le Yankee a tranché la question en construisant sa ville sur le banc même, et en la prolongeant jusqu’à une enceinte de quais d’un accès facile aux vaisseaux les plus considérables. C’est la véritable réalisation de la légende de Mahomet et de la montagne : arrivée au bord de la plage, la ville s’est mise à l’eau pour venir trouver les navires qui ne pouvaient arriver jusqu’à elle. Il en est résulté pour cette portion de San-Francisco une physionomie singulière ; l’étranger qui s’y promène sans savoir qu’il parcourt une ville bâtie sur pilotis, comme Venise ou Amsterdam, est tout étonné d’apercevoir l’eau sous ses pieds, à quelques mètres des planches qui forment le sol de la rue. Entre deux maisons achevées, il verra l’emplacement vide attendant la troisième, c’est-à-dire un puits où sera souvent amarré un bateau, grâce auquel il pourra visiter le quartier dans un incognito oublié par le diable boiteux. Plus loin, il rencontrera un navire échoué dans la vase, retardataire englobé dans un pâté de maisons, devenu maison lui-même après avoir servi de demeure flottante dans le dénûment des premières années. Enfin, arrivé aux quais, en arrière desquels ont été rejetés tous les grands magasins et entrepôts de marchandises, il verra se déployer à l’aise les mille industries qu’engendre un grand port de commerce, restaurans en plein vent, tabagies, grog-shops, changeurs, revendeurs, marchands de tout genre ; devant ce front bigarré, un croisement continuel de voitures, de piétons ; partout le mouvement et cette activité américaine où l’ordre semble naître de la confusion.
Il est peu de progrès qui ne se traduisent en chiffres. Ici cette ville de premier ordre, sortie de terre ou mieux de l’eau en moins de temps que nous n’en mettons à construire une ligne ordinaire de chemin de fer, cette ville ne se créait qu’au prix des conditions financières les plus anormales. À un sol montueux et hérissé d’élévations on avait donné une déclivité égale et commode : les collines rasées avaient servi soit à remplir les creux, soit à combler l’espace libre entre les pilotis ; mais la valeur des terrains ainsi formés s’était nécessairement ressentie du prix exorbitant de la main-d’œuvre. Pour en donner une idée, nous choisirons comme exemple la portion de la ville construite sur pilotis, portion qui, en sa qualité de bien municipal, a fourni à plusieurs reprises la matière de ventes considérables. On voit encore aujourd’hui la mer qui borde le rivage de San-Francisco découpée en segmens plus ou moins étendus au moyen de lignes de pieux sortant de l’eau : ce sont les water-lots dont nous parlons. Une semblable propriété, si avantageuse qu’en fût la situation, ne pouvait qu’être onéreuse au début par les travaux qu’elle imposait. Aussi en 1847, avant la découverte de l’or, même dans les conditions les plus favorables, c’est-à-dire sur la laisse de basse mer, ces lots se vendaient-ils au maximum sur le pied de 65 centimes le mètre : dès lors en effet, les Américains commençaient à pousser leur ville sur les flots. Six ans plus tard, en 1853, alors que la grande fièvre de construction commençait déjà à diminuer, des water-lots, moins avantageusement situés que les précédens, se vendaient en moyenne au prix de 333 francs le mètre, et 592 francs lorsque le lot devait former le coin de deux rues : c’est à peu près le prix des terrains dans le centre de Paris, début dont pouvait assurément s’enorgueillir la jeune cité, et qui cependant était hors de tout rapport avec la valeur en quelque sorte sans limite du loyer de ces biens. Ainsi en 1849, un simple magasin, grossièrement construit en planches, coûtait par mois, et devance, plus de 16,000 francs ; une maison en bois de deux étages, sur la place principale, rapportait par an 642,000 francs ; une autre maison, également en bois et sur la place, mais sans étage et assez semblable à une écurie pour cinq ou six chevaux, se louait plus de 400,000 francs par an ; enfin une tente en toile, servant au premier établissement de là célèbre maison de jeu El Dorado, représentait un loyer annuel de 289,000 francs. Ces prix disproportionnés furent lents à baisser, car la population augmentait plus vite que les constructions ne s’élevaient, et en 1854 la boutique la plus simple et la plus commune, presque une échoppe, ne se payait encore pas moins de 15 ou 1,800 francs par mois ; plus grande, elle en valait 5 ou 6,000, souvent même davantage. Les salaires étaient à l’avenant. Nous avons dit un mot de ceux de 1849 : ils avaient peu varié en 1854 et même en 1855, bien que sous plusieurs rapports on fût alors sorti des circonstances exceptionnelles des premières années. Un bon ouvrier de profession gagnait facilement de 50 à 60 francs par jour, le simple manœuvre de 20 à 25 ; les gages d’une domestique étaient de 400 francs par mois. Tandis que ces prix se maintenaient aussi rapprochés du taux primitif, d’autres heureusement rentraient dans des limites plus normales. Ainsi la nourriture était dans le principe l’une des dépenses les plus exorbitantes de San-Francisco ; un repas modeste y coûtait de 20 à 25 fr., et les moindres pensions étaient de 500 francs par mois. Dès 1855, ces chiffres étaient réduits de plus de moitié ; mais les fluctuations les plus considérables furent celles qui portèrent, sur les marchandises, de tout genre formant les cargaisons d’importation. Les prix extraordinaires de 1848 et 1849 avaient allumé une ardente fièvre de gain chez les armateurs des ports d’Europe et des États-Unis ; ils entendaient avec envie raconter les immenses bénéfices réalisés sur les objets de première nécessité, comme quoi les planches étaient bon marché à 10 francs le mètre, et certains clous particuliers vendus jusqu’à 50 francs l’once, comment les fortes bottes nécessaires aux mineurs se payaient de 5 à 600 francs, un jeu de vêtemens le double, et ainsi du reste. Le résultat fut, en 1850 et 1851, un arrivage de marchandises infiniment supérieur à tous les besoins de la place. La demande avait surpassé l’offre ; à son tour, l’offre surpassa la demande de manière à renverser toutes les prévisions. On vit des chargemens entiers vendus à l’encan à des prix presque nominaux ; certaines marchandises ne valurent pas les frais d’emmagasinement ; d’autres étaient abandonnées faute d’acheteurs ; le tabac par exemple était devenu si abondant qu’on envoyait des caisses pleines servir à combler les fondations des maisons construites sur pilotis. De telles dépréciations devaient nécessairement produire une perturbation considérable dans les fortunes, mais la masse de la population y gagna, et, dans cette difficile période de débuts, on conçoit de quel secours inespéré lui fut une semblable quantité d’approvisionnemens à vil prix. Ajoutons que le commerce de la ville avait pris assez de forces pour que la plupart des grandes maisons pussent supporter cette première crise sans fléchir. On comptait alors dix-neuf banques, à San-Francisco, assez importantes pour que les opérations de l’une d’elles, tant par son comptoir principal que par ses succursales, s’élevassent en une seule année à 424 millions. Plus tard, il est vrai, d’autres épreuves se succédèrent, dont les effets furent plus désastreux, entre autres la grande crise de 1855, amenée surtout par l’excessif développement que les Américains donnent si volontiers au crédit. Cette fois nombre de maisons, même de premier ordre, tombèrent en faillite, et cela bien que l’une d’elles, dans une panique survenue quelques mois auparavant, eût pu en une seule journée payer à l’improviste l’énorme somme de 2,200,000 francs.
N’oublions pas de signaler ici un phénomène assez bizarre, qui, indépendamment de la propension de l’Américain à outrer les limites de son crédit, ne contribuait pas peu à entretenir les alternatives incessantes de ce jeu de bascule financière : je veux parler de l’intérêt tout à la fois exagéré et variable de l’argent. Dans ce pays, dont la prospérité avait pour source une immense production métallique, l’abondance du numéraire semblait une conséquence naturelle de cette prospérité. Ce fait n’eût-il pas été établi par les prix élevés dont nous avons fait mention, qu’il eût suffi, pour en être convaincu, d’un instant de conversation avec un habitant de la ville. Toute dépense inférieure à un dollar était traitée avec la plus suprême indifférence ; cette somme était pour ainsi dire, devenue l’unité de compte, et l’on en entendait parler comme chez nous on eût fait de francs. La monnaie de cuivre était inconnue, et la menue monnaie d’argent si peu importante, que l’on confondait dans une valeur commune notre franc, le shilling anglais, le quart de dollar américain et les doubles réaux espagnols. La différence de l’un à l’autre, parfois de 30 pour 100, était considérée comme insignifiante, et cela parce que c’était la dernière subdivision monétaire à laquelle on daignât descendre. Pourtant cet argent, si abondant, se louait au monstrueux intérêt de 8, 10, et même souvent 15 pour 100 par mois, payable d’avance ; en 1856, un intérêt mensuel de 5 pour 100 n’avait encore rien qui étonnât. Des spéculations excessives avaient seules pu amener cette anomalie, qui eut forcément sa part d’influence dans les crises dont nous venons de parler. L’Union du reste est la terre classique des faillites et des banqueroutes ; mais en même temps nulle part la chose n’est prise avec autant de philosophie, et dès le lendemain de la débâcle il semble que chaque perdant ait oublié son malheur pour ne songer qu’à recommencer une nouvelle fortune, tâche qui n’effraie personne aux États-Unis.
On ne peut tracer le tableau des premières années de San-Francisco sans dire au prix de quelles épreuves et dans quelles conditions administratives la ville se créait et se transformait ainsi avec une rapidité féerique. La grande crainte de l’Américain est d’être trop gouverné, et ce que son gouvernement redoute le plus est de trop se faire sentir ; sur ce point, la capitale de la Californie est certes la cité la plus littéralement et la plus absolument abandonnée à elle-même qui soit au monde. À la vérité, il serait injuste d’en faire l’objet d’un reproche général. Chez nous, le pouvoir est l’agent indispensable de tous les travaux d’utilité publique, et son intervention peut seule régulariser l’emploi des sommes que l’on y consacre. Chez l’Américain, cet argent sort directement de la poche de chacun pour se transformer en quais, en monumens utiles, en améliorations de tout genre. Il y avait pourtant à San-Francisco une autorité municipale, un maire, un conseil d’aldermen ; mais la ville se créait en dehors de leur action ; ce qui était un véritable bonheur pour les administrés, car la naissante population de Californie n’ayant jamais professé qu’un culte assez tiède pour la vertu du désintéressement, l’on n’y pouvait compter sur une probité bien stricte de la part d’une magistrature recrutée dans des rangs aussi mélangés, et élue à peu près au hasard par le vote aveugle de la multitude. Toutefois le résultat en ce sens dépassa toute prévision. S’enrichir devint bientôt le seul souci des membres de la municipalité, et pour atteindre ce but, tous les moyens étaient bons : ainsi, le papier émis par la ville n’ayant pas tardé à tomber de 70 pour 100, l’administration faisait rentrer les impôts en numéraire, qu’elle avait soin d’échanger au pair contre ce papier avant de verser au trésor ; la législature de l’état dut intervenir pour faire cesser ce scandaleux trafic, en défendant à tout officier municipal d’acheter de ces titres. Des concussions également éhontées étaient celles auxquelles donnaient lieu les terrains et les watet-lots ; en vain les ventes se succédaient, les prix montaient, chacun s’enrichissait, surtout les agens de la cité : San-Francisco n’en restait pas moins éternellement endetté. Aussi sa propriété immobilière, qui eût dû être d’une valeur presque sans bornes et faire de cette ville l’une des plus opulentes du globe, cette propriété n’était-elle plus évaluée qu’à 150 millions dès le mois de juillet 1853. Ces dilapidations n’empêchaient pas les impôts de s’élever à un taux tellement disproportionné, que chaque habitant, homme, femme ou enfant, payait moyennement en contributions annuelles une somme de près de 240 francs. Quant au budget des dépenses de la ville, bien qu’il fût d’environ 10 millions, une faible partie en était réellement consacrée aux travaux publics. Enfin les douanes donnaient également lieu à des exactions sans nombre, dont profitaient sans scrupules tous les intermédiaires administratifs.
Grâce à cette abondante pêche en eau trouble, les fonctions de l’édilité saint-franciscaine étaient fort recherchées, et ceux qui les possédaient ne s’en démettaient pas facilement. C’est ainsi que l’on vit deux administrations rivales subsister simultanément pendant plusieurs mois, l’ancienne s’obstinant à ne pas vouloir céder la place, et la nouvelle essayant en vain de s’en emparer d’assaut, invoquant même à plusieurs reprises l’intervention des tribunaux. Le choix pur et simple de la foule disposait souverainement de ces positions enviées, et les luttes électorales étaient d’une vivacité qui amenait fréquemment des batailles rangées, où la victoire demeurait aux poings les plus formidables. Il s’agissait une fois de l’importante élection triennale d’un shérif ; trois concurrens étaient en présence, le colonel T…, le colonel B… et le colonel H… Disons en passant que cette triple candidature militaire, n’avait rien d’inusité. On sait la passion des Américains pour ces dénominations d’un grade justifié le plus souvent par la seule fantaisie du porteur[7] ; ce travers innocemment belliqueux est poussé plus loin en Californie que dans aucun des états de l’ouest, et nul ne s’étonnait d’y voir la position toute civile de shérif convoitée par trois colonels. Le premier était le candidat conservateur, et fut par cela même écarté tout d’abord. Le second, connu surtout par son assiduité au tapis vert de toutes les maisons de jeu, était de plus propriétaire d’un des principaux hôtels de la ville. C’était là un puissant moyen de propagande : son restaurant, transformé en table ouverte et distribuant libéralement les brûlantes liqueurs chères au Yankee, devint promptement un argument d’une irrésistible séduction. Le succès lui semblait donc assuré, et c’était avec toute confiance que le jour de l’épreuve il se dirigeait vers le lieu du scrutin, victorieusement entouré de toute la pompe de ces processions électorales entrées dans les mœurs politiques de l’Anglo-Saxon. Les bannières flottaient gaiement, la musique faisait entendre les sons les plus discordans sur une basse continue de pétards et de coups de canon ; les cris sacramentels hurra, for B.. ! B… for ever ! partaient à tue-tête des voitures surchargées de monde, lorsque le troisième candidat, le colonel H…, parut inopinément sur le théâtre de l’action. Ce dernier était un aventurier qui s’était acquis une sorte de notoriété dans la guerre du Texas ; dédaignant toute procession, il se présentait sans escorte, monté sur un magnifique cheval, auquel il se mit à faire exécuter devant les spectateurs surpris toutes les brillantes manœuvres, tous les airs de manège qu’une longue pratique lui avait enseignés. Passes, voltes, terre-à-terre, courbettes, ce fut un véritable cours de haute école, une leçon d’équitation politique ; mais c’en fut assez pour changer les dispositions de la foule, qui, oubliant soudain toutes les largesses électorales du colonel B…, nomma avec d’enthousiastes acclamations son rival aux fonctions de shérif. « Vous voulez un roi qui sache monter à cheval, disait M. de Talleyrand, prenez Franconi. »
Malheureusement de semblables magistrats donnaient parfois lieu à d’étranges mécomptes, car ils ne se bornaient pas toujours à s’enrichir sur place, résultat prévu dont on se formalisait peu. En 1854 par exemple, l’un des principaux aldermen, Meiggs, trouvait moyen de disparaître avec une somme d’environ 5 millions de francs réalisés et représentant peut-être une perte double pour la ville. Chez nous en pareil cas, le chemin de fer ou le steamer banal emporte prosaïquement le fugitif ; Meiggs opérait plus largement, et prit la mer sur un bâtiment frété par lui, à lui appartenant, et pourvu de longue main de tous les approvisionnemens nécessaires aux plus longues traversées. Pendant trois jours, tous les journaux accablèrent l’audacieux escroc de philippiques où perçait néanmoins une secrète admiration pour son habileté, et tout fut dit. Aujourd’hui l’un des quais de la ville porte encore le nom de Meiggs, et, rappelle probablement aux habitans plutôt le souvenir d’une spéculation hardie, mais heureuse, que celui de la perte pécuniaire dont ils ont pourtant été les premières victimes[8].
Il est juste de reconnaître que les tentations se présentaient aux fonctionnaires avec une persévérance fascinatrice, grâce d’abord aux spéculations de terrains où la ville était nécessairement toujours engagée, et grâce aussi à la hausse subite de toutes les valeurs foncières[9], car il en était résulté une inextricable confusion dans les titres de prppriété. C’était par exemple un préfet de district qui donnait l’ordre au juge de paix de vendre à vil prix des terrains publics ; la cour de première instance annulait la vente, le préfet annulait la décision de la cour, et les acheteurs restaient en possession d’un titre plus que contestable. Dans ces vols légaux, qui se reproduisaient incessamment, les acquéreurs avaient intérêt à laisser en question la validité de la vente pour acheter à plus bas prix ; mais il survenait parfois des circonstances où le droit de propriété était mis en cause sur une bien plus vaste échelle. Un bureau spécial (Board of Land’s commissionners) avait été institué pour régler ces sortes de contestations ; l’on vit un Français s’y présenter muni de papiers parfaitement en règle, desquels il résultait qu’en 1843 il avait fourni à l’administration mexicaine de la Californie certaines valeurs, argent et marchandises, en échange desquelles le gouverneur alors en fonctions, don Manuel Micheltorrena, lui avait octroyé des lots fort étendus, situés en partie sur l’emplacement actuel de San-Francisco. En d’autres termes, le plaignant réclamait en toute propriété d’abord une grande moitié de la ville, plus environ quatre lieues de terrain dans le voisinage immédiat, plus les îles de la rade, plus enfin une centaine de lieues carrées réparties sur divers points de l’état de Californie, le tout pour 25,000 fr., montant des valeurs fournies par lui en 1843 ! L’énormité de ces prétentions suffisait à les rendre inadmissibles, eussent-elles même été complètement fondées en droit ; mais j’ignore la solution de cette curieuse affaire, si tant est qu’il y ait eu solution.
En Angleterre, la possession équivaut, dit-on, aux neuf dixièmes de la loi ; aux États-Unis, et surtout en Californie, on peut littéralement dire que possession vaut titre. C’est même la base d’une des coutumes les plus répandues dans le pays, du squatterism. Ce mot demande une explication, que nous trouvons dans un intéressant rapport récemment publié par la chambre des communes d’Angleterre[10] : « Le squatter, y dit sir George Simpson, gouverneur des territoires de la baie d’Hudson, est celui qui s’établit sur un terrain sans titres de propriété. » On le voit, la définition est claire ; l’application ne l’est pas moins. Là où de vastes territoires incultes et déserts appellent le défrichement et la colonisation, ce mode d’installation sommaire a toute raison d’être ; mais dans une ville populeuse comme San-Francisco, où le moindre coin de terre ne se vendait qu’à prix d’or, il devenait un vol manifeste. C’était, comme on peut s’en douter, le moindre souci du squatter ; apercevait-il un emplacement vacant à sa convenance, la nuit lui suffisait pour s’y barricader, de manière à pouvoir repousser le lendemain toutes les tentatives du propriétaire. Ce dernier savait qu’une réclamation auprès des tribunaux eût été dérisoire ; le recours à la force lui restait seul, et décidait souverainement du point de droit. Aussi dans ces luttes chacun tâchait-il de recruter le plus d’auxiliaires possible ; les barricades étaient attaquées à coups de hache, de meurtrières décharges de revolvers s’échangeaient de part et d’autre, et les dépouilles appartenaient au vainqueur. Que l’on ne croie pas que j’exagère en rien ; ces choses étaient journalières à San-Francisco, elles se passaient en pleine rue, au milieu de la ville, et cela non-seulement dans la confusion des premiers mois, mais même alors que la société californienne se prétendait constituée depuis des années. Ajoutons que ce monstrueux abus rencontrait une précieuse complicité dans le vague de la loi américaine, qui autorise formellement le propriétaire d’un terrain à s’y défendre par tous les moyens contre une intrusion quelconque ; le squatter se disait propriétaire, c’en était assez pour écarter de lui toute accusation de meurtre ou de vol à main armée, c’en était même assez pour qu’il fût parfois le premier à évoquer l’affaire devant les tribunaux. Ainsi un négociant de la ville avait loué certains biens municipaux ; lorsqu’il voulut s’y établir, il les trouva envahis par une bande de squatters qui naturellement refusèrent de céder la place, et qui, lorsqu’un détachement de soldats les y eut contraints, poussèrent l’effronterie jusqu’à poursuivre en justice l’officier commandant le détachement[11]. Ailleurs un sous-shérif était venu donner à un squatter notification officielle de la sentence [writ of ejectment) qui le condamnait à vider les lieux ; ce dernier répondit en faisant feu de son revolver sur le représentant de l’autorité.
- Frappez, j’ai quatre enfans à nourrir, dit l’Intimé. Les huissiers californiens sont d’une autre humeur ; le nôtre abandonna son writ, saisit son revolver et rendit balle pour balle, si bien que le dénoûment conduisit les deux parties à l’hôpital.
De telles occurrences étaient fréquentes, et parfois l’affaire prenait les proportions d’une véritable bataille, car les squatters opéraient en grand lorsque l’occasion s’en présentait. Dans la petite ville de Sacramento, une nombreuse troupe d’entre eux avait résisté à l’exécution des jugemens prononcés par les tribunaux ; les meneurs ayant été incarcérés, la bande entière se rendit à la prison pour les remettre en liberté. Toutes les autorités municipales l’y attendaient ; le combat s’engagea à coups de rifles et de revolvers, plusieurs victimes tombèrent de part et d’autre mortellement atteintes, et le maire lui-même fut grièvement blessé. À chaque instant se renouvelaient ces déplorables scènes ; nul n’était à l’abri de ces violences, pas plus l’ouvrier dans sa chétive cabane que le riche propriétaire de vastes terrains, car l’audace des squatters ne pouvait que croître avec l’impunité ; ils en étaient venus à menacer ouvertement d’assassinat quiconque essayait de porter atteinte à leur prétendu droit, et souvent l’exécution suivait de près la menace. La chose finit par prendre une telle gravité, que l’opinion s’en émut sérieusement ; l’impuissance de l’autorité n’étant que trop démontrée, les habitans résolurent de se protéger, eux-mêmes dans un meeting où furent posées les bases d’une « association pour la protection de la propriété et le maintien de l’ordre. » Dès la première séance, plus d’un millier de membres s’inscrivirent sur les listes. L’efficacité de cette police imposante ne tarda pas à se faire sentir, et la propriété saint-franciscaine put enfin être sauvegardée. Toutefois, même aujourd’hui, il n’est pas un coin de la ville où ne se trouvent de nombreux terrains dont les possesseurs n’ont d’autres droits que les squatter’s titles dont nous venons de parler.
Nous sommes en France grands admirateurs du principe d’association ; les théories qu’il a inspirées ont toujours rencontré chez nous de nombreux adeptes, mais à la condition de ne jamais quitter leur domaine pour envahir celui de la pratique. Le véritable Américain, le Yankee militant, nous ressemble assez peu ; si la théorie ne le préoccupe guère, c’est qu’il est éminemment un homme d’action, ce qui vaut mieux, et il supplée ainsi la plupart du temps au défaut d’une initiative gouvernementale dont sa nature s’accommoderait mal. L’affaire des squatters vient de nous en montrer un exemple ; il en est un autre qui mérite d’autant plus de trouver ici sa place qu’il a exercé une influence capitale sur les destinées de San-Francisco. Il n’est personne qui ne se souvienne des terribles incendies dont, à tant de reprises différentes, les journaux firent mention dans les premiers temps de la colonisation californienne. Chaque fois, disait-on, la ville était détruite, puis au courrier suivant les choses avaient repris leur cours ordinaire, si bien que dans le récit de ces désastres incessamment renouvelés, dans cette ville toujours brûlée et toujours debout, le lecteur pouvait être tenté de voir une série monotone de ces puffs transatlantiques auxquels nous ont habitués les Américains. Rien pourtant n’était plus exact, et San-Francisco n’a été que trop fondé à prendre pour emblème le glorieux phénix que son sceau nous montre s’élevant, les ailés déployées, du sein d’un bûcher enflammé. On va voir comment cet admirable esprit d’association pratique permet désormais aux habitans de braver le fléau destructeur, et l’on verra aussi avec quelle indomptable énergie, avec quelle puissance de volonté ils ont su chaque fois faire renaître d’un monceau de cendres une nouvelle ville plus belle que la précédente. Le récit de ces épreuves, terribles entre toutes, doit terminer l’esquisse des commencemens de San-Francisco.
Nous avons décrit l’assemblage confus de tentes et de baraques sous lesquelles au début s’abritait pêle-mêle une masse d’émigrans chaque jour croissante. Bien que de légères planches de sapin et des toiles peintes en eussent fourni tous les matériaux, la population désordonnée de ce campement se souciait peu de la sévère surveillance qui eût été nécessaire, et l’on pouvait d’un jour à l’autre s’attendre à voir la ville devenir la proie des flammes. Ce fut le 24 décembre 1849 que le premier des grands incendies se déclara au point du jour. En quelques heures, une masse de maisons et de marchandises évaluées à plus de 6 millions de francs fut complètement détruite, et l’on ne parvint à arrêter les ravages qu’en faisant sauter, au moyen de poudre à canon, les édifices voisins, afin de séparer la part du feu ; c’était le seul mode de défense que l’on possédât contre le redoutable ennemi qui entamait la lutte avec une si écrasante supériorité. Du reste, la journée n’était pas finie que les mesures étaient prises pour la reconstruction, et en quelques semaines toutes traces de dégâts avaient disparu. Néanmoins cette première leçon fut perdue pour l’insouciant Californien, qui édifia ses nouvelles demeures avec des matériaux non moins légers que par le passé. Aussi, lorsque quatre mois après, le 4 mai 1850, les funèbres lueurs de l’incendie éclatèrent de nouveau, la ville offrait aux flammes un aliment que peu d’heures devaient suffire à dévorer. Cette fois la perte fut plus considérable, et s’éleva à 20 millions de francs, parce que dès le début du feu la foule des spectateurs refusa d’aider à combattre le fléau avant qu’on n’eût fixé the rate of compensation, c’est-à-dire le prix auquel serait payé son concours ; on convint de 3 dollars par heure (près de 16 francs). Six semaines s’étaient à peine écoulées, et les travaux des nouvelles constructions n’étaient point terminés, que le lugubre cri d’alarme retentissait encore, et pour la troisième fois les flammes, avivées par un vent violent, anéantissaient le cœur de la cité. Il semblait que chaque désastre dût surpasser le précédent ; celui-ci se traduisait par un chiffre de 25 millions engloutis dans le foyer dévorant. Enfin, le 17 septembre de la même année, un quatrième incendie réduisait cent vingt-cinq maisons en cendres, et laissait sans abri près du tiers de la population.
En moins de neuf mois, la ville à quatre reprises avait été consumée de près de moitié. La nature des constructions, l’incurie des habitans, suffisaient à expliquer cette fatalité persistante ; mais il est rare qu’en pareil cas l’opinion publique n’attribue pas à la malveillance des malheurs aussi répétés. Il est certain que si les nombreux malfaiteurs dont San-Francisco était infesté n’avaient pas allumé l’incendie, au moins ils mettaient chaque fois largement à profit le désordre et la confusion qui en résultaient : les maisons étaient forcées et pillées ; les biens sauvés du feu et amoncelés sur la voie publique disparaissaient. Bref, à tort ou à raison, le mot d’incendiaire était dans toutes les bouches, et, bien que nul n’eût pu être pris en flagrant délit, la voix populaire ne s’en prononçait pas moins hautement. Lorsque revint en 1851 la date néfaste de l’incendie du 4 mai 1850, de vagues rumeurs circulèrent dans le peuple, prédisant à cet anniversaire une redoutable commémoration ; chacun avait passé la journée dans une anxiété fébrile, mais rien n’était survenu, et l’on commençait à espérer que la tranquillité dont on jouissait depuis sept mois ne serait pas troublée de nouveau. La soirée avait été également calme, les dernières lumières s’étaient éteintes, les derniers passans traversaient les rues désertes, lorsque le funeste cri, que depuis douze heures chacun entendait instinctivement bruire à ses oreilles, retentit avec une sinistre réalité au milieu du silence de la nuit. En quelques secondés, toute la population fut sur pied ; le cinquième feu, qui par l’effroyable étendue de ses ravages devait laisser les autres loin derrière lui, venait de commencer dans un étroit magasin de peinture situé sur la place, principale. Le navrant spectacle d’un incendie de nuit est de ceux que l’on n’oublie pas lorsqu’une fois on en a été témoin : ces fenêtres béantes, éclairées par les rouges lueurs du dedans, ces monstrueux jets de flamme qui en sortent, et semblent doués de vie, tant ils se tordent avec intelligence vers la pâture qui leur est offerte, l’incessante et caractéristique crépitation de l’impitoyable élément, le lugubre fracas des murs qui s’écroulent, sont autant de souvenirs qui restent ineffaçablement gravés dans l’esprit. Mais à quels incendies comparer ceux dont nous parlons ? Une seule ville au monde, Constantinople, bâtie en bois comme l’était alors San-Francisco, a eu le triste privilège de désastres aussi complets. En quelques heures, l’immense foyer s’étendit sur une surface de près de 300,000 mètres carrés, et gagna de tous côtés avec une furie que redoublait une véritable tempête de nord-ouest. En vain les pompes envoient leurs puissantes colonnes liquides sur la lisière de cette fournaise, pour la circonscrire s’il est possible : l’eau est vaporisée avant de retomber. Bientôt elle vient à manquer ; le feu gagne rapidement les quartiers bâtis sur pilotis ; l’intensité de l’incendie s’y accroît par le tirage qu’exerce le vide laissé sous chaque rue. Un seul espoir s’offre encore, sauver les centaines de navires qui couvrent la rade et l’immense valeur qu’ils représentent ; c’est vers ce but que tendent tous les efforts. Le vent porte ailleurs heureusement les milliers de débris incandescens que l’on voit tourbillonner dans l’air, mais les wharves pourraient servir de ponts aux flammes pour atteindre la cité flottante dont les hautes mâtures se profilent déjà avec une netteté significative ; de toutes parts retentissent les puissantes explosions qui doivent les isoler. Enfin le soleil se lève derrière l’épais rideau de fumée qui masque l’horizon, et vient éclairer d’un jour livide cette scène de désolation ; la tempête s’apaise, on peut mesurer l’étendue du désastre. À peine un tiers de la ville a-t-il été épargné, et dans la portion brûlée rien n’est sauvé, car le fléau s’est propagé avec une telle rapidité que, pour se soustraire à sa rage, les habitans ont dû tout abandonner derrière eux. Le seul dommage matériel pouvait être évalué à plus de 60 millions de francs ! Il eût fallu remonter aux grandes guerres de l’empire pour trouver dans la ruine de Moscou l’exemple d’une destruction aussi complète. L’ardente réverbération avait été aperçue jusqu’à Monterey, à quarante lieues de San-Francisco.
Ce n’était pourtant pas la dernière épreuve. Le troisième incendie avait éclaté le 14 juin 1850 : on redoutait également cet anniversaire ; mais un surcroît de précautions força les misérables qui tenaient ainsi toute une ville en suspens à retarder l’exécution de leurs criminels desseins jusqu’au 22 juin. C’était un dimanche, et les cloches annonçaient l’office divin, lorsque la population entendit ces sons mesurés se transformer en un tocsin d’alarme précipité. Nul doute cette fois que la catastrophe ne fût due à un incendiaire, car le feu s’était déclaré dans une maison où personne n’en avait allumé. Par une heureuse imprévoyance, les bandits qui s’acharnaient à leur œuvre de destruction n’avaient pas donné le temps de réparer encore les traces du feu précédent, et les pertes se bornèrent à une vingtaine de millions. Ce fut la dernière de ces épouvantables conflagrations. En somme, le pays avait vu, pendant les trois années qui venaient de s’écouler, près de 360 millions de valeurs dévorés par les flammes !
Ce qui frappe avant tout dans ces désastres coup sur coup répétés, c’est la merveilleuse énergie de l’Américain, c’est l’invincible persévérance avec laquelle il se redresse chaque fois sous l’étreinte qui veut l’accabler. Là où d’autres eussent, en accusant le sort, renoncé à gagner une partie si souvent perdue, lui ne doute pas un instant de ses forces, mais revient chaque fois plus résolument croiser la baïonnette avec la fortune, et n’attend même pas que les décombres fumans soient refroidis pour amener les matériaux de ses nouvelles constructions. Sous un rapport du reste, ces incendies profitaient à la ville, qui chaque fois se reconstruisait plus monumentale qu’auparavant, et surtout plus en mesure de résister au terrible fléau. Le prix excessif de la main-d’œuvre et des matières premières avait amené l’emploi exclusif du bois ; s’il était impossible que du jour au lendemain la masse des propriétaires pût y substituer la brique, au moins, à partir de ces rudes leçons, bon nombre des édifices qui s’élevèrent dans ces quartiers si souvent dévastés furent-ils véritablement à l’épreuve du feu. Ils ne sortaient plus de terre, il est vrai, avec la miraculeuse rapidité des premiers jours ; mais au lieu de tentes, de baraques, ou de frêles enceintes légèrement maçonnées, c’étaient des murs d’un mètre d’épaisseur sur une hauteur de 16 ou 18 mètres, solidement construits en briques, souvent même en granit, que les navires apportaient de Chine[12]. En un mot, on peut dire que si l’orgueilleuse capitale de la Californie a aussi promptement atteint un développement dont pourraient être fières bien des villes d’une importance séculaire, c’est à ses incendies qu’elle le doit en partie, et à l’indomptable volonté de ses habitans, non moins qu’aux circonstances exceptionnelles où elle s’est trouvée.
Ce n’était pourtant qu’avec lenteur, ou du moins avec une lenteur relative, que la ville se reconstruisait sur ces coûteuses proportions. Bien des quartiers pauvrement habités ou éloignés du centre restaient forcément en bois, et la mesure la plus pressante pour combattre l’ennemi commun était d’organiser un service d’incendie. Dès le lendemain du premier feu, plusieurs meetings furent convoqués à cet effet, et les dispositions prises avec une promptitude caractéristique. Il fallut demander aux états de l’est le matériel qui faisait défaut, et ce fut nécessairement un peu long ; mais dès qu’on l’eut reçu, dès que le service put être définitivement installé, ces immenses désastres cessèrent : non qu’il n’y eût encore des incendies partiels ; mais les secours survenaient avec une telle rapidité, ils étaient dirigés avec une si intelligente énergie, que les ravages étaient en peu d’instans circonscrits aux plus étroites limites. Aujourd’hui l’organisation des pompiers de San-Francisco, qui pourrait partout être prise pour modèle, comprend treize compagnies pourvues de machines, plus trois autres compagnies, dites de l’échelle et du crochet, dont le nom indique suffisamment la périlleuse spécialité[13]. Ce corps nombreux est entièrement formé de volontaires qui non-seulement ne reçoivent aucune indemnité, mais supportent presque exclusivement les frais de ce service onéreux. Au premier cri d’alarme, les pompes arrivent ; les cloches dont elles sont munies résonnent en marchant, et avertissent chacun ; l’eau est fournie par des réservoirs souterrains placés dans les rues de distance en distance, de sorte qu’il suffit de lever une trappe et d’y introduire le tuyau de prise d’eau pour que tout fonctionne sans le moindre retard. En 1852 seulement, alors que cette organisation était déjà complète, et que, grâce à elle, la ville était rassurée sur son avenir, l’administration municipale donna signe de vie par l’édiction de règlemens préventifs qu’elle eût été, il est vrai, fort embarrassée de faire observer plus tôt.
Les pompiers ne se bornent pas à rivaliser de dévouement en présence du danger ; leur tenue, leur matériel, leur installation sont également l’objet d’une lutte qui ne recule devant aucune dépense. Une compagnie commerciale, ayant envoyé à Philadelphie 60,000 fr. pour l’achat d’une pompe destinée à effacer toutes les autres, fut informée que le prix ne pourrait guère dépasser la moitié de cette somme : « incrustez-y le reste en or et en argent, » répondirent les fastueux Californiens. Aussi nulle fête, nulle procession n’est-elle complète si les pompes n’y tiennent la place d’honneur, et ce ne fut pas sans étonnement que, dans un bal donné par une compagnie américaine, je vis le précieux appareil resplendir tout enguirlandé au milieu de la salle. Je l’avais vu du reste vaillamment figurer, peu de jours auparavant, dans une de ces alertes encore fréquentes aujourd’hui. Une maison de bois abandonnée, et devenue le refuge de vagabonds sans asile, avait pris feu, et l’incendie s’était communiqué au bloc dont elle faisait partie. Il était dix heures du soir ; en quelques minutes, le ciel se colora d’ardens reflets rougeâtres sous lesquels se dessinaient fantastiquement la ville et les navires de la rade ; les flammes gagnaient à vue à d’œil, mais presque au même instant on entendit les cloches des pompes qui traversaient les rues avec une merveilleuse rapidité, et en moins d’une demi-heure toute crainte avait disparu. Une autre fois je fus témoin d’une scène analogue, mais en plein jour. Je me trouvais dans l’une des rues principales, lorsqu’une forte explosion retentit, immédiatement suivie du cri redouté : Fire ! Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que la première pompe arrivait au galop de son attelage humain, puis sans interruption une demi-douzaine d’autres ; les réservoirs furent ouverts, et en un clin d’œil toutes avaient pris position. Les rangs étaient confondus devant le danger ; la blouse et l’habit noir obéissaient au même chef, et l’on voyait avec quelle précipitation, au premier son de la cloche, chacun avait tout quitté, affaires, travail, plaisir : les uns étaient sans chapeau, d’autres en bras de chemise. Il n’y avait fort heureusement pas d’incendie, mais le motif de cette fausse alerte offre un trait de mœurs assez curieux pour être rapporté. Deux négocians de la ville s’étant brouillés à propos de discussions d’argent, l’un d’eux n’imagina rien de mieux pour en finir que de se faire introduire dans le cabinet de son rival, et de l’informer avec le plus grand sang-froid qu’il avait sous le bras un baril de poudre, à la bouche un cigare allumé, avec lesquels il se proposait de faire sauter l’appartement séance tenante ; il n’avait négligé aucune précaution, et venait de prévenir par un billet les autres habitans de la maison d’avoir à l’évacuer sur l’heure. Se souciant peu de cet énergique moyen de terminer, le différend, le malheureux négociant menacé d’une aussi brusque reddition de comptes se précipita vers la porte ; mais, avant qu’il ne fût dehors, la détonation retentit : c’était elle qui avait donné l’alarme. Portes et fenêtres, tout vola en éclats ; par un hasard providentiel, dans cette rue alors pleine de monde, personne ne fut atteint, et le seul blessé fut l’ingénieux auteur de cette plaisanterie américaine.
Si on a cru devoir s’étendre un peu sur les commencemens de la grande cité californienne, c’est que l’histoire de ce rapide progrès n’a pas pour unique intérêt les circonstances exceptionnelles qui l’ont motivé : elle offre aussi ce caractère particulier, que l’on y saisit pour ainsi dire la colonisation américaine, sur le vif. Ce que l’on voit ici n’est en effet que ce qui se passe dans chacun des nouveaux territoires dont se grossit incessamment l’Union ; mais ce qui ailleurs embrasse l’intervalle d’un demi-siècle se trouve concentré en Californie dans le court espace de quelques années, et montre du même coup d’œil toutes les phases de formation d’un élément de la grande confédération transatlantique. Ce n’est pas tout encore : la Californie a été le premier pays où la race anglo-saxonne se soit vue maîtresse des mines opulentes dont le Nouveau-Monde a si longtemps eu le monopole presque exclusif ; en admirant le parti qu’elle a su en tirer, on ne peut s’empêcher de penser à ce qui eût pu advenir de l’Amérique espagnole, restée pauvre au milieu de ses trésors, si les décrets de la Providence avaient voulu que ce continent devînt tout entier le patrimoine des hardis enfans de l’Angleterre. « Notre monde vient d’en trouver un autre, disait Montaigne, non moins grand, plein et membru que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a b c ; bien crains-je que nous aurons très fort hâté sa déclinaison et sa ruine par notre contagion. » Si juste que fût la prévision de l’illustre sceptique, il se trompait sur la cause de cette ruine ; ce ne sont pas nos idées qui ont amené la décadence du Nouveau-Monde, mais l’indolence, la cupidité et l’oubli de ce qui fait la véritable richesse des nations. Je laisse de côté tous les anciens chefs d’accusation, tous les griefs des siècles passés, pour ne citer qu’un exemple contemporain. Il y a vingt-cinq ans qu’à l’autre extrémité de l’Amérique, sur la côte du Chili, c’est-à-dire dans la plus sage et la plus prospère des républiques néo-espagnoles, furent découvertes les inépuisables mines de Copiapo. C’est d’elles que nous vient chaque année une notable partie de l’argent qui nous sert ; mais cette splendide exploitation, dont en Europe nous connaissons à peine le nom, n’a rien produit pour le pays qui lui a donné naissance. Supprimez-la, il ne restera rien. Enlevez au contraire à la Californie ses placers, il lui restera les villes qu’elle a créées, un commerce immense, une activité productive, gage du plus brillant avenir ; il lui restera surtout une population vaillante, infatigable dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, sachant utiliser l’or que la nature a semé sous ses pas, mais sachant aussi faire sortir de ce sol les fécondes richesses de l’agriculture et de l’industrie, plus précieuses et plus durables que l’or. C’est dans une semblable population que gît la force d’un pays ; la rapidité du développement matériel de San-Francisco en est une preuve, et c’est pourquoi nous avons insisté sur les conditions dans lesquelles il s’était opéré. D’autres preuves s’offriront, non moins concluantes, lorsque nous serons conduit par la suite de ces études à envisager les étranges mœurs de la société californienne.
E. DU HAILLY
- ↑ Exploration de l’Orégon, par M, Duflot de Mofras.
- ↑ Cette pluralité de gouverneurs doit être prise au pied de la lettre, et ce ne fut pas le détail le moins singulier de ces événemens. Lorsqu’il s’agit de pourvoir à l’administration du pays conquis, Stockton, Fremont, et un certain général Kearny, dont nous n’avons pas parlé à cause de son rôle effacé, produisirent tous trois des pouvoirs également en règle. Stockton ayant cru devoir, avant son départ, déléguer son autorité à Fremont, il en résulta que la Californie fut, en 1847, gouvernée simultanément, bien que sans le moindre accord, par ce dernier et par le général Kearny. Cette discussion assez extraordinaire eut un grand retentissement aux États-Unis, où elle vint se dénouer devant un conseil de guerre qui condamna à. une peine légère, pour fait d’insubordination, Fremont, alors devenu colonel. Il quitta l’armée plutôt que se soumettre à cette sentence.
- ↑ L’origine de ce nom est curieuse. En 1769, doux missionnaires franciscains remontaient vers le nord de la Californie, étudiant le pays en vue d’y déterminer l’emplacement de plusieurs missions. Une liste des saints sous l’invocation desquels elles devaient être placées leur avait été remise au départ ; mais le bienheureux saint François, si directement qu’il fût intéressé dans la question, y avait été omis par mégarde, oubli que les révérends pères ne manquèrent pas de signaler avec indignation. « Si saint François veut une mission, répondit le visitador, ou inspecteur, auquel ils s’adressaient, qu’il vous fasse découvrir un bon port. » Les bons ports sont rares sur la côte de Californie, et les pieux voyageurs commençaient à douter du crédit de leur patron, lorsque, s’étant égarés dans leur route, après avoir erré plusieurs jours à l’aventure, le hasard les conduisit sur les bords d’une magnifique baie, s’étendant à perte de vue entre les collines verdoyantes qui la mettaient à l’abri du vent. « Voilà le port, s’écrièrent d’une commune voix les missionnaires ; notre saint fondateur nous y a conduits. » Et la baie fut nommée San-Francisco.
- ↑ Annals of San-Francisco, New-York, 1855.
- ↑ Adventures of a Gold Seeker in California, by William Shaw.
- ↑ Nous n’entendons pas dire ici qu’à cette date la brique dominât dans les constructions, mais les maisons de bois de 1854 étaient loin des baraques primitives de 1849, et se seraient même perpétuées encore de langues années à San-Francisco sans le terrible danger des incendies. Elles offraient dans certains cas des facilités que ne comportent pas les édifices en briques, et c’est ainsi que je vis une de ces maisons, de 22 mètres de façade sur 15 de profondeur, et d’un poids de 5,500 tonneaux, élevée dans son ensemble de plus d’un mètre au moyen d’un appareil hydraulique. Les habitans n’en étaient pas sortis et continuaient à vaquer à leurs affaires pendant l’opération ; le trottoir était soulevé en même temps, et le public y passait dans tous les sens.
- ↑ C’est à ce sujet que mistress Trollope, ne se voyant entourée dans son voyage que de capitaines et de colonels, et n’apercevant en même temps que peu de traces des quelques milliers d’hommes qui composent toute l’armée de l’Union, demandait avec surprise ce qu’étaient devenus les soldats.
- ↑ Le fâcheux relâchement de probité administrative que nous signalons ici n’est pas malheureusement particulier à la Californie, et en 1857, au sommet de l’échelle politique du pays on a pu voir quatre représentans exclus du congrès pour y avoir notoirement trafiqué de leurs votes.
- ↑ Un ancien consul américain sous la domination mexicaine, M, Leidosdorff, mourait en 1848, laissant des affaires assez embrouillées qui se résumaient en un passif d’environ 300,000 francs. Deux ans après, sa succession, liquidée par les soins de l’administration municipale, valait près de 6 millions.
- ↑ Report of the Select Committee on the Hudson’s bay Compqny, Londres 1857.
- ↑ On aurait tort de croire qu’aux États-Unis un agent du gouvernement puisse toujours abriter sa responsabilité officielle derrière l’autorité supérieure qui lui a donné des ordres. Lors du bombardement de Greytown, qui faillit, il y a quelques années, troubler la bonne harmonie des cabinets de Londres et de Washington, l’officier qui avait exécuté le bombardement fut attaqué en dommages et intérêts devant les tribunaux de New-York par quelques négocians de Greytown, et incarcéré jusqu’à ce que le président fût intervenu dans ce singulier débat.
- ↑ C’est là une preuve frappante de la cherté de la main-d’œuvre à cette époque à San-Francisco. La Californie fournit aussi un très beau granit, mais il eût été impossible alors de l’exploiter avec avantage, et le commerce maritime trouvait son bénéfice à en apporter de Chine. Il est inutile de dire qu’il n’en est plus de même aujourd’hui.
- ↑ L’une de ces dernières compagnies est exclusivement recrutée parmi les Français de San-Francisco, et porte le nom de Lafayette Hook and Ladder Company.