Les Américains du Nord à l’isthme de Panama

Les Américains du Nord à l’isthme de Panama
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 14 (p. 865-905).

LES


AMERICAINS DU NORD


A L'ISTHME DE PANAMA.




DE LA JONCTION DES DEUX OCEANS.[1]




La jonction des deux océans à travers l’isthme de Panama, qui occupe depuis bien des années l’attention des hommes d’état et des navigateurs, ne semblait devoir se réaliser que dans un avenir lointain, lorsque la cession de la Californie au gouvernement de l’Union américaine est venue appeler de nouveau sur cette question la sollicitude du monde civilisé et en particulier des citoyens des États-Unis, intéressés plus que tout autre peuple à l’établissement d’une voie de communication entre les deux mers. Parmi les différentes routes qu’il y aurait lieu d’adopter pour opérer cette jonction, il en est trois aujourd’hui qui sont désignées aux études des hommes les plus compétens, en raison des avantages qu’elles offrent à divers titres.

La première, la plus rapprochée de l’équateur, est celle qui traverserait l’isthme dans sa partie la plus étroite ou peu s’en faut, en aboutissant d’un côté à Panama ou dans le voisinage de cette ville, et de l’autre côté à un point situé entre Porto-Bello et Chagres.

La seconde, située un peu au nord de la précédente, partirait du port de San-Juan de Nicaragua, sur l’Atlantique, pour remonter le fleuve San-Juan, traverser le lac de Nicaragua et se diriger de là sur la côte du Pacifique, qui est peu éloignée du lac.

La troisième voie de jonction, située dans les provinces d’Oajaca et de Vera-Cruz, au sud du Mexique, remonterait le fleuve Guazacoalcos, qui débouche dans l’Atlantique, vers le 18e degré de latitude nord, et franchirait le faîte peu élevé qui sépare les deux océans, pour arriver sur le Pacifique, à un point situé près de la ville de Tehuantepec, qui a donné son nom à cette partie de l’isthme.

C’est sur ces trois directions que les préférences de l’opinion publique se sont fixées en Amérique dans ces derniers temps. Des compagnies se sont organisées aux États-Unis pour créer sur ces trois points des voies de communication par terre ou par eau. Une de ces compagnies s’est même déjà mise à l’œuvre très sérieusement, et le monde commercial peut espérer de jouir bientôt d’une première voie de communication perfectionnée entre les deux océans. Il est intéressant de suivre dans leurs phases diverses les travaux exécutés ou préparés depuis quelques années pour rapprocher les deux mers, soit entre Chagres et Panama, soit entre San-Juan de Nicaragua et le Pacifique, soit enfin sur les bords du Guazacoalcos et près de Tehuantepec.


I. – VOIE DE COMMUNICATION ABOUTISSANT A PANAMA. – CHEMIN DE FER.

Des compagnies s’étaient à diverses reprises adressées au gouvernement de la Nouvelle-Grenade pour obtenir l’autorisation de construire une voie de communication entre Panama et Chagres ou un point rapproché de cette dernière localité. Ce fut d’abord la compagnie franco-grenadine, connue aussi sous le nom de compagnie Salomon, qui se proposait de construire un canal, et qui obtint à cet effet une concession du gouvernement de la Nouvelle-Grenade. Cette compagnie fit étudier le terrain que devait traverser le canal, et ce fut à l’occasion de ces études due le gouvernement français envoya sur l’isthme, à la fin de 1843, un ingénieur des mines, M. Garella, avec mission d’étudier la question du canal maritime et de dresser un devis des dépenses qu’il y aurait lieu de faire pour l’établissement d’une pareille voie de communication. Les résultats du travail de M. Garella, publiés en 1845, ne s’accordent nullement avec ceux qui avaient été annoncés par la compagnie Salomon. M. Garella établit que les difficultés d’exécution seraient beaucoup plus grandes que la compagnie ne le supposait ; celle-ci, en définitive, ne put arriver à commencer les travaux. D’après les études de M. Garella, la dépense à faire pour l’établissement d’un canal maritime capable de livrer passage aux navires de 1,200 tonneaux devait s’élever à 125 millions au moins.

Dans le courant du mois de mai 1847, une compagnie européenne, qui s’était organisée à Paris même, obtint du gouvernement de la Nouvelle-Grenade un traité qui lui accordait le privilège exclusif de construire non pas un canal, mais un chemin de fer à travers l’isthme. Le traité fut ratifié le 8 juin suivant par la législature du pays ; mais cette fois encore ces préliminaires n’aboutirent à aucun résultat. La compagnie concessionnaire devait, aux termes de son traité, verser dans le délai d’un an, à partir de la ratification de ce traité, une somme de 600,000 francs à titre de cautionnement, sous peine de perdre son privilège. Cette condition n’ayant pas été remplie, la concession fut déclarée nulle par le gouvernement de la Nouvelle-Grenade.

On était alors au milieu de l’année 1848. Précisément à cette époque, le mouvement d’émigration vers la Californie commençait à prendre son essor ; on venait de découvrir les premières mines du nouvel Eldorado. Quelques citoyens considérables de New-York, qui faisaient un grand commerce avec les ports du Pacifique, avaient, dès l’année précédente, par une sorte de pressentiment des découvertes qui allaient s’accomplir, conçu le projet de s’occuper de la construction d’un chemin de fer à travers l’isthme. Ils saisirent l’occasion qui se présentait de faire des propositions au gouvernement de la Nouvelle-Grenade, et, avec l’esprit pratique qui distingue éminemment les Américains du Nord, ils prirent immédiatement les mesures nécessaires pour fournir le cautionnement de 600,000 francs que la compagnie européenne n’avait pu verser en temps utile. Ils parvinrent ainsi, au mois de décembre 1848, à conclure avec le chargé d’affaires de la Nouvelle-Grenade aux États-Unis un traité qui leur conférait les privilèges accordés précédemment à la compagnie qui venait d’encourir la déchéance, avec cette différence essentielle toutefois que la durée de la concession était réduite à quarante-neuf ans, tandis que dans le premier traité elle était de quatre-vingt-dix-neuf. Plus tard, en 1850, après que les nouveaux concessionnaires eurent organisé à New-York une compagnie chargée de conduire toutes les opérations de l’entreprise, quelques modifications furent introduites à l’acte de concession par suite d’un traité conclu à Bogota entre M. John L. Stephens, président de la compagnie, et le ministre des affaires étrangères de la Nouvelle-Grenade. Ce traité, signé le 16 avril 1850, fut ratifié par le congrès de cette république le 4 juin suivant. Il suffit, pour en apprécier l’esprit, d’en connaître les principales dispositions. — Six ans sont accordés à la compagnie pour la construction du chemin de fer ; ce délai pourra même être porté à huit ans, si les circonstances l’exigent. Faute de remplir cette condition, la compagnie encourrait la perte de son privilège et de son cautionnement. Le gouvernement grenadin s’engage à n’entreprendre ou autoriser, pendant la durée de la concession, aucune autre voie de communication à travers l’isthme, à moins d’en obtenir l’autorisation de la part de la compagnie concessionnaire. La route à suivre est laissée au choix de la compagnie, avec cette condition cependant que le chemin de fer devra aboutir à Panama du côté du Pacifique. Tous les terrains appartenant à l’état et traversés par le chemin de fer seront livrés gratuitement à la compagnie, qui n’aura à payer que les propriétés privées. Indépendamment des terrains nécessaires à l’établissement du chemin et de ses annexes, l’état fait don à la compagnie, en toute propriété, de 150,000 fanegadas (80,000 hectares) dans les diverses provinces de la république. Le gouvernement lui cède en outre tous les terrains qui se trouveront vacans sur la baie de Limon et dans l’île de Manzanilla, située au nord-est de la baie. La compagnie fixera les tarifs comme elle le jugera convenable ; seulement elle paiera chaque année à l’état 3 pour 100 des revenus nets de l’entreprise, et transportera gratuitement ses dépêches et ses troupes. La compagnie jouira aussi du monopole de la navigation à vapeur sur le Chagres ; enfin le gouvernement se réserve le droit de racheter le chemin dans les conditions suivantes au bout de vingt ans, après l’achèvement des travaux, moyennant la somme de 5 millions de dollars, — ou bien dix ans plus tard, pour la somme de 2 millions.

Les conditions faites par le gouvernement de la Nouvelle-Grenade à la compagnie américaine sont fort libérales, et assurément on ne pourrait rien demander de plus. Les concessionnaires qui avaient conclu le premier traité avec ce gouvernement, à la fin de 1848, s’occupèrent sans retard d’associer à leur entreprise leurs concitoyens des. États-Unis, et organisèrent une compagnie dont l’existence fut régularisée par une loi de l’état de New-York, votée au mois d’avril 1849. Cette loi dispose que le capital de la compagnie sera de 1 million de dollars au moins, avec faculté de l’élever à 5 millions au plus. Le capital primitif de 1 million est divisé en actions de 100 dollars (530 fr.). La compagnie peut faire des emprunts jusqu’à concurrence du capital fourni par les actionnaires. Les bons de la compagnie peuvent être convertis en actions ; mais, dans aucun cas, le capital total ne pourra excéder 5 millions de dollars. La compagnie est donc ainsi régulièrement constituée dans l’état de New-York, où doivent s’accomplir toutes ses opérations financières ; mais, indépendamment de cet acte de la législature de New-York, qui lui donne une existence légale, ses droits se trouvent encore garantis par un traité conclu entre le gouvernement des États-Unis et celui de la Nouvelle-Grenade à la fin de l’année 1846, après l’acquisition définitive de l’Orégon. Aux termes de l’article 35 de ce traité, le gouvernement de la Nouvelle-Grenade garantit aux citoyens américains le droit de passage à travers l’isthme pour eux et leurs marchandises sur toutes les voies de communication qu’on pourra y établir. Pour tous les droits de péage, les citoyens des États-Unis sont assimilés à ceux de la Nouvelle-Grenade. En compensation de ces avantages, le gouvernement américain garantit de son côté à la Nouvelle-Grenade la neutralité complète de l’isthme, et s’engage à faire respecter les droits de souveraineté et de propriété que cette république possède sur le territoire en question. Si le gouvernement américain avait pris de tels engagemens lorsqu’il ne s’agissait encore que d’assurer les communications avec l’Orégon, il est facile de concevoir combien ces engagemens ont puisé de force dans les faits qui sont survenus peu après, c’est-à-dire dans l’acquisition de la Californie et dans le mouvement d’émigration qui s’en est suivi.

Uns fois légalement constituée, la compagnie du chemin de fer de Panama s’occupa de son organisation financière et des études auxquelles il fallait procéder avant de commencer les travaux d’exécution. Les concessionnaires primitifs avaient déjà envoyé sur l’isthme un corps d’ingénieurs pour reconnaître le terrain ; les études furent continuées pendant les années 1849 et 1850, et, dès le mois de septembre 1850, l’on se mit en mesure de commencer les travaux. Avant d’aller plus loin, il est bon de dire ici quelques mots du tracé et des localités qu’il traverse.

Le tracé a son origine, du côté de l’Atlantique, sur l’île de Manzanilla, située au nord-est de la baie de Limon ou Navy-Bay, qui se trouve à 7 milles (11 kilomètres) est de Chagres. Il traverse l’île de Manzanilla en son milieu, du nord au sud, et franchit ensuite le bras de mer étroit et peu profond qui sépare l’île de la terre ferme, pour se diriger parallèlement à la baie, à travers les terrains bas et marécageux qui la limitent du côté de l’est ; il s’infléchit ensuite vers le sud-sud-ouest, pour aller gagner, vis-à-vis du village de Gatun, la vallée de la rivière de Chagres. Il franchit le Rio-Gatun, et continue à suivre de près la rive droite du Chagres, en se maintenant sur la bande de terrain généralement peu accidentée qui existe entre la rivière et les collines qui bornent la vallée. Sa direction générale est du nord-ouest au sud-est ; mais, à cause des sinuosités nombreuses du Chagres, il décrit un grand nombre de courbes. On arrive ainsi à un point situé à peu près à 1 mille en aval du bourg de Gorgona ; là, le chemin de fer franchit le Chagres pour s’en séparer et se diriger vers Panama à travers un pays beaucoup plus accidenté en général que la première partie du parcours ; il aboutit ainsi à la baie de Panama, à l’ouest de cette ville.

C’est entre Gorgona et Panama, à 9 milles environ de Gorgona, que le tracé franchit le faite de séparation entre les deux océans. On a trouvé en cet endroit, il y a trois ans déjà, un col dont l’élévation au-dessus des hautes eaux du Pacifique n’est que de 275 pieds et demi anglais (84 mètres à peu près). Ce col se trouve entre la vallée du Rio-Obispo et le Rio-Pedro-Miguel, qui coulent en sens contraire et se jettent l’un dans le Chagres, l’autre dans le Rio-Grande, dont l’embouchure est sur le Pacifique, à 3 milles à l’ouest de Panama. La longueur totale du chemin, de la baie de Limon à Panama, est de 45 à 46 milles (72 à 74 kilomètres). Dans ce trajet, il ne franchit que deux cours d’eau de quelque importance, le Rio-Gatun et le Chagres.

Nous avons dit que le chemin avait pour point de départ, du côté de l’Atlantique, l’île de Manzanilla, située au nord-est de la baie de Limon. Cette île, dont le nom n’était guère connu, il y a peu d’années, que des navigateurs qui visitent ces parages, vient donc d’acquérir une certaine importance malgré son peu d’étendue. Elle n’a effectivement qu’un mille géographique ou 1,850 mètres de long ; elle a un peu plus de 900 mètres de large. L’île paraît avoir été formée par un amas de madrépores et de polypiers qu’on retrouve partout sur ses bords. Cette masse a été recouverte par des détritus végétaux qui ont formé un sol très peu consistant, d’ailleurs détrempé par les pluies, qui sont presque incessantes pendant six mois, et même très fréquentes encore pendant la saison sèche, de décembre à juin. La surface de l’île ne s’élève pas à plus de cinquante centimètres au-dessus de la marée haute, et l’on sait que sur cette côte les marées ne dépassent guère 30 ou 40 centimètres. La végétation luxuriante qui caractérise les contrées intertropicales s’étale partout à Manzanilla. Les principales essences qu’on y trouve sont le manglier et une espèce d’acajou de qualité inférieure. On y voit encore le mancenilier, qui produit, comme on sait, un poison assez violent, et dont l’aspect rappelle celui de nos arbres fruitiers d’Europe. Au-dessous des arbres proprement dits croissent en immense quantité des arbustes et des plantes grimpantes qui se décomposent rapidement sous l’action alternative des pluies et de la chaleur, et donnent naissance à des miasmes auxquels on doit attribuer principalement les fièvres qui règnent dans ces parages : ce sont en général des fièvres bilieuses ou intermittentes, accompagnées souvent de graves désordres d’estomac. La température qui règne sur l’île et dans toute l’étendue de la baie de Limon n’est pas aussi élevée qu’on pourrait le supposer ; il est rare que le thermomètre s’élève à 30 degrés centigrades. Les variations diurnes, sont généralement très faibles, de 2 à 3 degrés par exemple. C’est ce qui résulte d’un très grand nombre d’observations prises chaque jour pendant cinq mois, de septembre 1850 à février 1851. Le minimum de température observé pendant ces cinq mois a été de 22 degrés. La baie de Limon n’est pourtant qu’à 7 milles (11 kilomètres) de Chagres, où la chaleur est souvent excessive ; mais dans toute l’étendue de la baie il règne constamment une brise très forte qui modère l’action des rayons solaires, et qui a de plus l’avantage, inappréciable sous ces latitudes, d’éloigner les insectes et notamment les moustiques, que l’on retrouve presque partout ailleurs sur l’isthme.

La baie de Limon a joué un certain rôle dans l’histoire des flibustiers et des boucaniers d’Amérique. C’est dans cet abri que ces pirates venaient attendre le passage des galions espagnols à leur sortie de Porto-Bello, qui en est éloigné de 15 à 18 milles. La profondeur de cette baie du nord au sud est d’à peu près 4 milles géographiques (7,400 mètres) ; sa largeur approche de 3 milles (5,500 mètres). Elle est accessible aux grands navires du commerce jusqu’à 3 milles de l’entrée, et les vaisseaux de guerre peuvent pénétrer jusqu’à 2 milles et au-delà ; mais il n’est pas toujours facile de s’y introduire. Comme cette baie s’ouvre au nord, un navire à voile ne peut y pénétrer facilement par les vents du sud, qui dominent pendant une partie de l’année ; de même on ne peut guère en sortir par les vents du nord. À cause de la houle très forte qui règne dans l’intérieur même de la baie, il sera indispensable, si l’on veut y créer un bon mouillage, d’y construire, d’un côté du moins, un brise-lame d’une certaine longueur. Telle est effectivement l’intention de la compagnie du chemin de fer. Le brise-lame partirait de l’extrémité nord-ouest de l’île de Manzanilla, et s’étendrait dans la baie en s’inclinant vers le sud-ouest. On lui donnerait en premier lieu une longueur de 1,000 pieds anglais (305 mètres). À cette distance, et même avant, on trouve assez d’eau pour que les grands navires du commerce puissent venir y jeter l’ancre. La jetée que l’on se propose de construire pourrait donc aussi servir de débarcadère pour les marchandises.

À l’ouest de la baie, le terrain s’élève rapidement à partir de la ligne d’eau, et forme une colline qu’on aperçoit de loin. À l’est et au sud, au contraire, le terrain a peu de relief, et s’abaisse même au point de devenir marécageux, à peu près comme dans l’île de Manzanilla. Le bras de mer qui sépare l’île de la terre ferme au sud, et que le chemin de fer traverse, n’a guère que 100 mètres de large. Du côté de l’est, la largeur est d’un demi-mille ; au nord-est, elle augmente encore, et il y a là entre l’île et la côte une petite baie secondaire qui porte le nom de Manzanilla, et où l’on trouve assez d’eau pour les navires d’un fort tonnage ; mais cette baie peu étendue n’offre pas beaucoup de sécurité dans les gros temps. En définitive, le mouillage de Limon offre l’emplacement d’un vaste port qu’on pourra rendre parfaitement sûr au moyen de certains travaux, et le choix de la compagnie du chemin de fer se trouve très bien justifié. Il est difficile de comprendre que le gouvernement espagnol n’ait pas songé autrefois à tirer un meilleur parti de cette baie.

Le port de Chagres est situé tout près de là, à l’embouchure de la rivière de même nom. Il n’est accessible qu’aux navires dont le tirant d’eau ne dépasse pas 3 mètres 50 centimètres, c’est-à-dire aux navires de troisième ordre. Sa plus grande largeur est de 300 mètres à peu près ; sa longueur est aussi de 300 mètres. L’entrée en est fort difficile à cause du voisinage de rocs à fleur d’eau sur lesquels les navires viennent souvent échouer. Les grands bâtimens à vapeur qui font le service entre Chagres et les États-Unis ou l’Angleterre sont donc obligés de mouiller sur la rade de Chagres à un mille au large. La boule qui règne à la baie de Limon se fait également sentir devant Chagres, et la mer est parfois si mauvaise, que les communications avec la terre deviennent impossibles. Dans tous les temps, le débarquement des voyageurs et leur embarquement à bord de ces navires sont des opérations fort pénibles.

Chagres est, comme on le sait, un endroit éminemment insalubre, et la chaleur y est souvent excessive : cela tient surtout à ce que la brise du nord se trouve arrêtée par le rocher presque à pic qui ferme la baie de ce côté, et sur lequel on a bâti le fort San-Lorenzo pour défendre l’entrée du port. Ce fort assez étendu, mais de construction très irrégulière, a l’inconvénient d’être attaquable du côté de la terre. Il est inutile de dire qu’il est abandonné à lui-même depuis long-temps, et qu’il faudrait dépenser de grosses sommes pour le mettre en état de défense. Ses maçonneries, construites en grès fin que l’on trouve sur la côte, sont généralement assez bien conservées ; mais les pièces d’artillerie destinées à la défense gisent sur le sol sans affûts. Il y a là un grand nombre de pièces de fonte, la plupart d’un petit calibre, qui sont complètement rongées par la rouille et tout-à-fait hors de service ; mais on y remarque dix canons de bronze d’un fort calibre, ornés de belles sculptures et parfaitement conservés : ils ont été apportés d’Espagne vers le milieu du siècle dernier. Il y a également quelques beaux mortiers de bronze. Enfin on trouve là un approvisionnement considérable de projectiles, bombes et boulets, disposés en pyramides oblongues comme dans nos arsenaux. Ce fort est commandé par un gouverneur dont l’emploi rentre assurément dans la classe des sinécures. On arrive sur la plate-forme où le fort est assis par un chemin pavé d’environ 2 mètres de largeur qui est généralement bien conservé, quoiqu’on ne songe guère à l’entretenir.

Le village indien de Chagres est situé sur la rive droite de la baie de ce nom sous le fort San-Lorenzo. Il consiste en soixante-dix ou quatre-vingts huttes, construites en bambou ou bien en écorce d’arbre, avec une toiture de feuilles de palmier. Ces huttes sont généralement tenues avec beaucoup de propreté ; elles contrastent heureusement, sous ce rapport, avec les constructions du village américain qui s’élève en face, sur un sol bas et marécageux, et qui a pris naissance depuis l’époque où l’émigration venant des États-Unis s’est précipitée sur l’isthme. Il y a là une quarantaine de bâtimens en planche qui servent d’hôtels, de magasins, de restaurans. C’est, de l’aveu de tout le monde, un affreux endroit que l’on a hâte de quitter, et qui laisse dans l’esprit du voyageur les plus désagréables souvenirs. Il est difficile d’évaluer la population toujours mouvante de ce côté de la baie ; quant au village indien, il renferme à peu près 800 habitans issus d’un mélange des deux races africaine et indienne où le type africain domine malheureusement. Ces pauvres gens paraissent d’un naturel assez paisible, et se distinguent en général par une gravité et une politesse naturelles qu’il faut attribuer à l’influence de la domination espagnole. À ce point de vue, ils sont bien supérieurs à leurs voisins de l’autre rive, qui ne brillent ni par les belles manières ni par le savoir-vivre. Autrefois la population indigène de Chagres vivait du produit de l’agriculture, qui, dans ces contrées, ne demande pas grand travail ; maintenant les hommes se sont faits bateliers, et gagnent à ce métier 4 à 5 piastres (16 à 20 francs) par jour. Ils font pour la plupart le service de rameurs sur les barques qui naviguent sur le Chagres, et dont les patrons sont en général des Américains. Avec l’aisance sont venus des besoins plus nombreux, et l’on est surpris de voir dans ces huttes primitives des meubles et des ustensiles qui appartiennent à une civilisation avancée. Cette aisance se manifeste aussi chez les femmes par une profusion de chaînes d’or et de bijoux dont elles se couvrent les jours de fête.

De Chagres à Gatun, situé à 9 milles en amont sur la rive gauche de la rivière de Chagres, en face de l’endroit où le tracé du chemin de fer rejoint cette vallée, on ne rencontre qu’une ou deux huttes isolées. Le cours de la rivière se développe entre deux rangées de collines fréquemment coupées par les petites vallées transversales au fond desquelles coulent les ruisseaux tributaires du Chagres. Entre la base des collines et le bord de l’eau, il y a généralement une bande étroite de terrain à peu près horizontal, et qui ne s’élève que de quelques mètres au-dessus de la rivière. Tout cela est presque partout recouvert de la plus riche végétation tropicale. Les branches des arbres s’avancent parfois jusqu’au-dessus des bords du Chagres, et forment des routes de verdure sous lesquelles viennent passer les barques des voyageurs. Jusqu’à Gatun, la rivière est navigable pour les navires qui ne jaugent pas plus de 200 à 250 tonneaux. Le village de Gatun se compose d’une trentaine de huttes semblables à celles qu’on voit à Chagres, et qui bordent les deux côtés d’une rue à peu près droite de 6 à 7 mètres de largeur. On y trouve la même population, les mêmes types, les mêmes habitudes. Il y a près du village quelques pièces de terre en culture où l’on récolte un peu de maïs et de légumes.

En quittant Gatun, on trouve sur la rive droite la rivière de ce nom, qui se jette dans le Chagres, dont la largeur, à partir de ce point, se maintient pendant long-temps à 70 ou 80 mètres ; on aperçoit sur la rive gauche le cerro de Gatun ; on passe successivement devant les petits hameaux de Miraflores, de la Braja et de Dos-Hermanos, tous sur la rive droite. On fait souvent halte pour la nuit à ce dernier endroit, où se trouve un de ces hôtels américains malheureusement si nombreux sur l’isthme, et sur la porte desquels on devrait écrire, à l’imitation de Dante : « Vous qui entrez ici, laissez à la porte toute idée de bien-être, de tranquillité, de propreté et de décence ; laissez-y encore l’espoir de trouver chez votre hôte non pas du respect, mais quelque chose qui ressemble à de la politesse. » L’hôtel de Dos-Hermanos, parmi tous ces bouges hideux, mérite une mention spéciale : c’est un de ces endroits auxquels les touristes anglais consacrent plusieurs pages de malédictions dans leurs relations de voyage.

En face de Dos-Hermanos, le Chagres reçoit les eaux du Rio-Trinidad. À 3 milles en amont, on passe devant le hameau de Vamos-Vamas, situé sur une portion de terrain plus découverte que le reste du parcours. À partir de Vamos-Vamas, il y a dans le lit du Chagres un assez grand nombre d’arbres de dérive, qui sont parfois la cause d’accidens graves. Ces arbres sont fixés par le bas dans le lit de la rivière et placés obliquement, de manière à présenter généralement leur extrémité supérieure du côté d’aval. À certaines époques de l’année, cette extrémité est recouverte d’eau, mais assez près de la surface pour que les barques viennent s’y heurter, et il arrive quelquefois qu’elles sont traversées de part en part et submergées sur-le-champ. Un peu au-delà de Vamos-Vamas et toujours sur la rive droite sont les hameaux de Pena-Blanca et de Rojeo-Soldado ; puis, à quelques milles plus loin, sur la rive gauche, celui de Palenquilla, où les voyageurs qui remontent le Chagres font généralement halte pendant la nuit. À partir de Palenquilla, le courant du Chagres devient plus rapide, et les arbres de dérive se multiplient au point de former quelquefois, au travers du lit de la rivière, de véritables barrages. Il y a là aussi des hauts fonds qui rendent, la navigation très pénible pendant que les eaux sont basses. Dans l’état actuel des choses, il faut sept à huit heures pour remonter de Palenquilla à Gorgona, c’est-à-dire pour un trajet de 8 à 9 milles.

C’est, comme on le sait, à Gorgona que l’on quitte le Chagres pour prendre la voie de terre jusqu’à Panama pendant la saison sèche. Dans la saison des pluies, le sentier qui conduit de Gorgona à Panama devient impraticable, et l’on est obligé de remonter la rivière jusqu’à Crucès, à 6 milles plus haut ; ce trajet, à la remonte, est très difficile à cause de la grande rapidité du courant. De Crucès à Panama, on suit l’ancien chemin dont la construction est attribuée à Pizarre, et où l’on trouve quelques vestiges de pavage. C’est pour cela qu’il est préféré pendant la saison des pluies. Le Chagres et ses affluens sont, comme tous les cours d’eau de ces régions, sujets à des crues très rapides. Ainsi, à Gorgona, où l’on a fait des jaugeages, parce que l’on doit y construire un pont pour la traversée du chemin de fer, la profondeur des eaux, pendant la saison sèche, n’est que de 5 à 6 pieds anglais (1 mètre 55 cent. à 1 mètre 82 cent.) ; à l’époque des crues, cette profondeur atteint 40 pieds (un peu plus de 12 mètres).

Le village de Gorgona se développe dans le sens de sa longueur perpendiculairement à la rivière. Il est construit sur un terrain à peu près de niveau, qui s’élève de 12 à 15 mètres au-dessus du Chagres. Les anciennes habitations sont les mêmes que l’on trouve partout sur l’isthme, c’est-à-dire de simples huttes. Il y a aussi un assez grand nombre de bâtimens en bois qui ont été construits dans ces derniers temps par des Européens ou des Américains du Nord, qui exercent là, comme partout sur l’isthme, les diverses professions qui s’alimentent du mouvement d’émigration. Gorgona a été presque entièrement détruit, au mois de février 1851, par un incendie ; à cette époque, on y comptait une centaine d’habitations.

De Gorgona à Panama, on ne rencontre aucune localité qui mérite une mention spéciale. On aperçoit, à quelques milles, le Cerro-Gigante du sommet duquel on découvre les deux océans. Toute cette partie de l’isthme est couverte de ces cerros ou pitons isolés dont la hauteur dépasse rarement 200 mètres. La ville de Panama, où doit aboutir le chemin de fer du côté du Pacifique, est située, comme on sait, au fond de la baie de ce nom. Cette ville, qui a joué un rôle assez important dans l’histoire des colonies espagnoles, était bien déchue de son ancienne importance, lorsque le mouvement d’émigration vers la Californie s’est déclaré, il y a moins de quatre ans. La ville actuelle de Panama date seulement de la seconde moitié du XVIIe siècle ; elle a été construite, après la destruction de l’ancien Panama par les boucaniers, vers l’année 1670. À cette époque, le boucanier anglais Morgan traversa l’isthme à la tête de 1,500 hommes, après s’être emparé du fort San-Lorenzo, et saccagea la ville ancienne de Panama ; c’est à 8 milles (13 kilomètres) au sud-ouest de celle-ci qu’on a construit la ville actuelle sur une pointe de terre faisant saillie sur la baie, et dont la forme est à peu près celle d’un parallélogramme de 500 mètres de long sur 400 mètres de large : Au sud-est, il y a une petite langue de terre étroite et longue, comprise dans l’enceinte fortifiée qui entoure la ville. Cette enceinte, fort irrégulière, consiste en un mur d’escarpe baigné par la mer, à la marée haute, de trois côtés, au nord, au sud et à l’est. Du côté de l’ouest, par lequel la ville tient à la terre ferme, il y a un fossé de 15 mètres de large ; le mur d’escarpe donnant sur ce fossé n’a que 6 à 7 mètres de haut ; la contrescarpe qui limite le fossé du côté extérieur est aussi revêtue en maçonnerie. Cette enceinte a cessé d’être entretenue depuis long-temps et a subi de nombreuses dégradations ; le fossé du côté de l’ouest est en partie comblé. La bande de terrain située au sud-est de la ville est occupée par des bâtimens militaires et par une terrasse faisant face à la mer, sur laquelle sont placées en batterie quelques pièces de bronze d’un fort calibre, mais la plupart sans affût. Cette terrasse sert de promenade aux habitans.

On ne peut s’empêcher d’être frappé du grand nombre de maisons et d’édifices en ruine que l’on voit à Panama. L’aspect de ces ruines, dans une ville de date si récente, a quelque chose qui attriste le cœur d’un étranger. On commence maintenant à y élever quelques constructions neuves. Les Américains, qui ont un goût très prononcé pour les maisons de bois, voulaient en bâtir à Panama ; mais les autorités locales s’y sont opposées, dans la crainte des incendies. L’exemple de la ville de San-Francisco, qui brûle tous les six mois à peu près, est là pour prouver que les autorités de Panama n’ont pas tout-à-fait tort. Presque toutes les maisons se composent d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage entouré d’un balcon couvert, ce qui donne un peu de fraîcheur aux habitations en les garantissant de l’action directe des rayons solaires. Le seul édifice un peu remarquable de Panama est la cathédrale, dont la façade est construite dans le style de la renaissance, un peu altéré par des ornemens d’assez mauvais goût. Les rues de Panama sont étroites, comme il convient d’ailleurs sous une latitude semblable ; mais elles laissent beaucoup à désirer sous le rapport de la propreté. Le balayage public se fait, à de très rares intervalles, par des forçats : il est vrai que les chiens et les vautours leur viennent en aide et rivalisent de zèle pour faire disparaître, en partie du moins, les débris jetés sur la voie publique. En dehors de la ville, à l’ouest, est le faubourg de l’Arrabal, que l’on traverse en venant de Chagres ; entre la ville et le faubourg, on trouve une place assez vaste qui sert aux réjouissances publiques, et notamment à des simulacres de combats de taureaux, où les adversaires font preuve, des deux côtés, d’une prudence qu’on ne saurait trop louer.

Panama est la résidence du gouverneur de la province de ce nom et d’un certain nombre d’autres fonctionnaires, notamment d’un commandant militaire, qui a sous ses ordres une garnison d’environ cent cinquante hommes : ce sont presque tous des nègres ou des hommes de sang-mêlé, qui portent un uniforme assez semblable à celui de nos troupes d’infanterie. La tenue de ces soldats laisse beaucoup à désirer, et ce n’est que dans les grandes occasions qu’ils portent des souliers, où ils semblent assez mal à l’aise. En les voyant, on se rappelle les descriptions grotesques de l’armée haïtienne. Quant aux officiers, ils sont presque tous d’origine européenne, et leur tenue est très convenable.

Il s’est élevé à Panama, depuis quelques années, une foule d’établissemens commerciaux et d’hôtels, tenus en général par des étrangers, dont le plus grand nombre sont Américains. La population était, il y a un an, de 6,000 ames environ, dont un quart d’étrangers ; parmi ceux-ci, on compte aussi beaucoup de Français. Quant à la population sédentaire, elle se compose en majeure partie des mêmes élémens que l’on retrouve partout sur l’isthme, c’est-à-dire d’un mélange de la race indigène avec la race noire. Il y a aussi un petit nombre de familles d’origine espagnole ; chez quelques-unes de ces familles, le sang indien se trouve mêlé au sang castillan. Cette classe, qui constitue une sorte d’aristocratie, ne paraît pas voir d’un œil favorable les changemens qui s’opèrent autour d’elle : il semble qu’elle redoute secrètement ces étrangers venus du nord, dont l’activité bruyante forme un si grand contraste avec ses habitudes de calme et de mollesse. Ce sentiment chez elle est assez excusable, car la civilisation de l’Europe et des États-Unis ne se montre pas toujours à ses yeux sous un aspect bien favorable.

Il n’y a pas, à proprement parler, de port à Panama ; à la marée basse, les navires d’un tonnage un peu fort ne peuvent pas approcher à plus de deux milles de la ville. Les bâtimens qui ont des chargemens ou des déchargemens à opérer se tiennent mouillés généralement à cette distance : c’est sur des allèges que l’on amène les marchandises du bord à terre et réciproquement, ce qui grève le commerce d’une charge assez forte. Il y a du reste tout près des îles de Taboga et de Taboguilla, à 12 milles de Panama, un excellent mouillage où se tiennent les navires à vapeur et ceux qui amènent du charbon ou d’autres objets pour les premiers. C’est dans l’île de Taboga que les compagnies de navires à vapeur ont leurs dépôts de charbon et leurs autres établissemens, qu’elles ont soin de réduire aux proportions les plus modestes à cause de l’élévation énorme des salaires et du prix des denrées. Un petit bateau à vapeur fait journellement le service entre l’île Taboga et Panama. Cette île, comme toutes celles que l’on voit dans cette baie, est d’un effet assez pittoresque, parce qu’elle s’élève à une assez grande hauteur au-dessus de la mer ; mais, en la parcourant, on reconnaît qu’elle offre assez peu de ressources au point de vue de la culture, parce que le roc, qui appartient à la formation porphyrique, se fait jour presque partout jusqu’à la surface. Il n’y a dans l’île qu’un petit village sans importance.

Deux grandes lignes de navires à vapeur ont leur point de départ et d’arrivée à Panama ; la plus ancienne est celle qui fonctionne entre Panama, Callao et Valparaiso, et qui a commencé son service il y a huit ans : elle appartient à une compagnie anglaise qui reçoit de son gouvernement une subvention pour le transport des dépêches. Elle se composait, il y a un an, de 4 navires de 600 à 700 tonneaux. Il n’y a qu’un départ par mois de chaque extrémité, et le trajet dure de vingt-cinq à vingt-six jours, parce qu’on fait escale à une foule de ports, notamment à Callao de Lima, où l’on reste cinq jours et où l’on change même de navire. La compagnie s’occupe d’améliorer son service en plaçant sur cette ligne des navires d’un plus fort tonnage et munis de machines plus puissantes qui permettront de faire le trajet beaucoup plus vite. On vient en outre de doubler le nombre des départs, qui ont lieu maintenant deux fois par mois.

La seconde ligne, et de beaucoup la plus importante, est celle qui fait le service entre Panama et San-Francisco. Celle-ci s’est organisée suivant le système américain, c’est-à-dire avec une rapidité merveilleuse, et sans qu’on se préoccupât beaucoup dans le principe de la qualité des navires[2]. La grande question était de commencer sans perdre de temps, en prenant ce qu’on avait sous la main, sauf à améliorer tout cela plus tard. Les améliorations ne se sont pas fait attendre, grace à l’habileté et à l’activité des constructeurs de New-York et des villes voisines. Au bout de deux ans, les deux compagnies qui existaient alors, et qui se sont fusionnées depuis, avaient sur le Pacifique une douzaine de navires, dont la moitié au moins pouvaient soutenir, sans trop de désavantage, la comparaison avec ceux qui font le service entre l’Europe et l’Amérique. On continue d’en construire de neufs pour remplacer ceux qui ne pourront plus faire le service, ou que l’on mettra d’avance à la réforme par mesure de prudence. Les services de New-York et, de la Nouvelle-Orléans à Chagres s’étaient organisés avec la même rapidité. Le gouvernement fédéral de l’Union se départit, dans cette circonstance, de sa réserve habituelle, pour faire des avances de fonds aux compagnies qui devaient être chargées du transport des dépêches, l’une sur le Pacifique, l’autre sur l’Atlantique ; mais bien des navires furent construits par des spéculateurs qui ne demandaient le patronage de personne. Tous n’ont pas également réussi ; mais en définitive le monde commercial a profité de ces nouveaux moyens de transport. Le gouvernement américain s’est réservé la faculté de prendre possession, en cas de guerre, des navires appartenant aux compagnies subventionnées, à la condition d’en payer le prix. Il a suivi en cela l’exemple du gouvernement anglais, et il aurait, comme lui, si les circonstances l’exigeaient, une flotte nombreuse de bâtimens éminemment propres à faire le service d’éclaireurs.

La compagnie qui transporte les dépêches entre Panama et San-Francisco expédie chaque mois deux navires de chacun des points extrêmes. Ce service correspond à celui qui se fait sur l’Atlantique entre Chagres d’une part, et d’autre part New-York et la Nouvelle-Orléans ; mais il y a en outre un certain nombre de navires à vapeur partant à des intervalles irréguliers, de sorte qu’en moyenne il y a maintenant un départ chaque semaine de Panama et de San-Francisco. Les bâtimens à voile transportent aussi beaucoup de voyageurs.

Panama a été déclaré port franc en 1849, et cette mesure n’a pas appauvri le gouvernement de la Nouvelle-Grenade, car les produits de la douane sont remplacés par une taxe de 2 piastres (8 francs) perçue sur chaque voyageur au départ comme à l’arrivée, et par un droit de patente perçu sur tous les établissemens commerciaux de la ville. Ce droit varie, suivant l’importance des maisons, de 2 piastres à 150 piastres par mois (8 francs à 600 francs) ; on voit qu’il est fort élevé.

Tels sont les pays que doit traverser le chemin de fer. Quant aux opérations de la compagnie, elles ont été à la hauteur des difficultés qu’il s’agissait de vaincre. Dès le mois de septembre 1850, elle prenait les mesures nécessaires pour se mettre à l’œuvre. À cette époque, on fit partir de New-York une première expédition pour l’île de Manzanilla, où la compagnie voulait établir le quartier-général de ses opérations. Cette expédition comprenait, outre les ingénieurs, un certain nombre d’ouvriers destinés à faire les travaux préliminaires, tels que les abattages d’arbres et l’assemblage des bâtimens en bois que l’on avait préparés à New-York, et qui devaient servir de logemens, d’ateliers, etc. À l’expédition étaient attachés des médecins qui amenaient avec eux une pharmacie, à laquelle il fallut souvent avoir recours. On arrivait en pleine saison des pluies sur l’île de Manzanilla, où rien n’était préparé, où il n’y avait pas même une cabane. Aussi plus de la moitié des hommes qui composaient cette avant-garde furent-ils atteints par les fièvres, dont très peu du reste moururent. Enfin on mit en place aussi vite que possible, sur la partie nord-ouest de l’île, les bâtimens apportés de New-York, et l’on s’installa tant bien que mal sur ce premier point. Pendant ce temps, la compagnie s’occupait aux États-Unis de recruter et d’organiser le personnel d’ouvriers dont elle avait besoin. Ici se présentait une question fort importante pour certaines classes d’ouvriers, tels que les maçons, les charpentiers, les forgerons, on savait bien qu’on ne trouverait sur l’isthme aucune ressource ; la plupart des habitans du pays n’ont jamais vu construire le plus simple ouvrage de maçonnerie ; les notions les plus élémentaires de l’art du charpentier ou du forgeron leur manquent également. Il fallait, pour les travaux de ce genre, avoir recours aux ressources, fort vastes d’ailleurs, qu’offrent les États-Unis ; mais pour la masse des simples ouvriers, des terrassiers, des manœuvres, pour les gens à qui l’on ne demande qu’un peu de force et de bonne volonté, ne valait-il pas mieux les recruter parmi les habitans du pays, habitués au climat, peu exigeans sous le rapport de la nourriture, et qu’on pouvait trouver sur les lieux mêmes sans avoir besoin de les y amener à grands frais ? Malheureusement on ne pouvait songer sérieusement à trouver sur l’isthme les bras dont on aurait besoin. En premier lieu, la population y est fort clair-semée ; les hommes sont en général peu actifs, peu disposés à se soumettre à un travail continu, et en outre presque tous ces gens-là trouvent à gagner des salaires énormes comme bateliers sur le Chagres ou conducteurs de mules sur les routes de Crucès et de Gorgona à Panama. La compagnie ne pouvait songer à payer des prix aussi élevés (4 à 5 piastres par jour) sans courir à sa ruine. Il fallut donc songer à se pourvoir ailleurs. On pensa qu’on pourrait employer avec avantage les ouvriers américains, surtout ceux des états de l’ouest, qui sont accoutumés à vivre dans les forêts, sur un sol souvent marécageux, et mieux préparés que d’autres à subir l’influence du climat de l’isthme. On passa donc des marchés qui assuraient à la compagnie les services de 1,200 ouvriers américains. Pour les trois cents premiers engagés, on adopta des conditions assez singulières : il fut convenu qu’après qu’ils auraient fourni chacun cent journées de travail effectif, on leur donnerait le moyen de se rendre gratuitement en Californie. Ils devaient en outre être logés, nourris, soignés en cas de maladie, et, à l’expiration de leur engagement, on leur remettrait une somme de 20 dollars (106 francs). La fureur de l’émigration en Californie régnait alors dans toute sa force, et l’on pensait qu’en promettant ainsi aux ouvriers de les transporter gratuitement sur cette terre promise, au bout d’un délai assez court, on en obtiendrait de bons services ; mais l’expérience fit bientôt reconnaître qu’on avait commis une erreur. Les ouvriers ainsi engagés ne considéraient leur séjour sur l’isthme que comme une première étape vers la Californie, où ils avaient hâte d’arriver. Ne devant d’ailleurs rester que très peu de temps au service de la compagnie, ils n’avaient aucun intérêt à se concilier le bon vouloir de leurs chefs par leur application au travail, et ils ne faisaient que juste ce qu’il fallait pour ne pas rompre ouvertement leur engagement. Bref, ils ne donnèrent qu’une satisfaction médiocre. C’était d’autant moins surprenant, que ce premier personnel n’avait pas été recruté avec tout le soin désirable, et qu’il s’y était glissé un assez grand nombre d’individus éminemment impropres aux travaux qu’on allait leur demander. Ainsi il y avait des tailleurs, des cordonniers, des horlogers même, tous gens qui manient médiocrement la pelle et la pioche ; il y avait aussi des étrangers de tous les pays ; enfin, s’il faut le dire, les premières brigades d’ouvriers rappelaient un peu, par leur composition, nos ateliers nationaux de 1848. Plus tard on fit de meilleurs choix, et on adopta pour les engagemens des conditions plus convenables. Ainsi on garantit aux ouvriers, outre la nourriture, le logement et les soins en cas de maladie, un salaire variable avec la nature des services qu’on leur demandait. Les simples manœuvres et les terrassiers recevraient 1 dollar par jour, soit 25 à 26 dollars (132 fr. 50 cent. à 138 fr.) par mois. Pour les charpentiers et les forgerons, c’était 50 dollars (265 fr.) par mois. Les engagemens étaient faits pour six mois seulement ; au bout de ce terme, ils pouvaient être renouvelés, ou bien on renvoyait les ouvriers aux États-Unis, comme on les avait amenés sur l’isthme, aux frais de la compagnie, à moins qu’ils ne prissent eux-mêmes une autre route. De cette manière, on éloignait d’avance les faux ouvriers qui ne rendaient aucun service, et qui n’avaient d’autre but en s’engageant que de se faire transporter à San-Francisco.

Indépendamment des forces que l’on recrutait aux États-Unis et qui devaient être expédiées sur l’isthme par brigades de 100 à 150 hommes, suivant les besoins de l’entreprise, on engagea aussi 300 nègres de la Jamaïque et 300 habitans de la Nouvelle-Grenade, principalement de la province de Carthagène. L’ingénieur en chef du chemin de fer, M. Totten, qui avait exécuté dans cette province des travaux de canalisation pour le compte du gouvernement, savait qu’il pourrait y trouver plus de ressources qu’ailleurs. Ces gens-là, qui sont presque tous, de sang indien pur, ont effectivement rendu quelques services. Ils excellent à faire des éclaircies dans les bois à l’aide de leur machete, long couteau qu’ils portent toujours avec eux. Quant aux nègres de la Jamaïque, on reconnut bien vite qu’ils étaient incapables de se livrer à aucun travail régulier. C’est une race éminemment paresseuse et que son émancipation n’a pas améliorée jusqu’à présent[3]. On renonça donc à faire de nouvelles demandes d’ouvriers à la Jamaïque, et l’on renvoya même une partie des nègres qui avaient été admis sur les chantiers.

Ce n’était pas tout que de s’être assuré des bras pour l’exécution des travaux, il fallait aussi se procurer sur l’isthme ou ailleurs des matériaux en quantité suffisante, surtout le bois, dont les chemins de fer font une grande consommation. Dans cette vue, on fit procéder à quelques reconnaissances sur l’isthme ; mais l’absence de routes et l’épaisseur de la végétation rendaient ces explorations fort difficiles. On a cependant reconnu qu’il y avait là un certain nombre d’essences susceptibles d’être employées aux constructions. Plusieurs de ces arbres ont été signalés déjà par M. Garella dans son travail sur l’isthme de Panama ; ce sont : le manglier, dont on trouve plusieurs espèces, et qui donne un bois dur et résistant, mais il est peu abondant dans le pays ; le goyavier, appelé par les Américains guava-tree, qui fournit un bois très dur, propre à la confection des pieux pour pilotis et des traverses de chemins de fer ; l’espèce d’acajou que nous avons signalée déjà sur l’île de Manzanilla, mais qui n’est pas propre aux travaux de charpente ; le néflier, bois très dur ; le cèdre, qui résiste très bien à l’eau ; le quipo, qui jouit de la même propriété et qui atteint des dimensions énormes. On sait que le tronc du quipo est employé à la construction des barques par les gens du pays. On n’a pour cela qu’à le creuser et à lui donner aux deux extrémités la forme convenable. Jusqu’à ces dernières années, on ne voyait pas d’autres embarcations sur le Chagres. À Panama même, il y a des pirogues de 12 mètres de long et de 1 m. 50 c. de large ainsi creusées dans le tronc d’un seul arbre. Ces pirogues, munies de larges voiles, fendent l’eau avec une extrême rapidité.

Cependant les bois qu’on vient d’énumérer ne sont pas très abondans ; il serait difficile de s’en procurer une quantité notable, par suite du défaut de routes et même de sentiers. À la vérité, on trouve dans la province de Carthagène, qui n’est pas très éloignée de l’isthme, beaucoup de bois dont quelques-uns ont été employés avec succès par l’ingénieur en chef du chemin de fer, M. Totten, à l’époque où il faisait exécuter des travaux de canalisation dans cette province. Parmi ces bois, nous citerons seulement le carelo, bois très dur et parfaitement propre aux constructions hydrauliques ; le guayacan ou lignum-vitæ, l’un des bois les plus durs et les plus lourds qu’il y ait au monde, que la compagnie du chemin compte employer à titre d’essai, sous forme de traverses pour la pose de la voie de fer. Le transport de ces bois par mer de Carthagène à la baie de Limon pourrait s’effectuer à peu de frais ; seulement, comme la province de Carthagène est tout aussi dénuée de routes que le reste de la Nouvelle-Grenade, on ne pourrait exploiter que la zone des terrains qui se trouvent immédiatement sur le bord de la rivière Magdalena et de ses affluens ou sur les rives du canal qui met Carthagène en communication avec la rivière Magdalena, et il paraît que, pour obtenir un approvisionnement un peu considérable, il serait nécessaire de s’éloigner des cours d’eau. On se trouverait donc arrêté là aussi par la difficulté des transports, et cette difficulté est du genre de celles qu’il est à peu près impossible de surmonter à cause des habitudes de la population, qui n’est rien moins qu’industrieuse et amie du travail. Aussi bien la compagnie du chemin de fer de Panama, sans renoncer absolument à faire usage des ressources qu’elle trouverait dans ces parages pour ses approvisionnemens de bois, a pris le parti d’user principalement de celles que fournissent les États-Unis, et qui sont des plus étendues. Grace aux voies de communication nombreuses que l’on trouve partout au nord de l’Union, il est facile de faire venir à peu de frais jusqu’à New-York les bois des forêts de l’ouest. C’est donc à New-York ou dans le voisinage de cette ville que l’on a réuni successivement tous les matériaux de cette nature pour les diriger de là sur la baie de Limon, d’où ils sont répartis sur les différens chantiers. Par une précaution que l’on comprendra sans peine, les bois ont été débités et préparés autant que possible aux États-Unis avant d’être envoyés sur l’isthme.

Quant aux matériaux nécessaires à la confection des maçonneries, on pourra se les procurer sans trop de difficultés sur les lieux mêmes. Le long de la côte, sur l’Atlantique et dans la vallée du Chagres, on trouve des masses de grès des terrains tertiaires, à grains fins et en général de couleur grisâtre, qui peuvent fournir de bonnes pierres de taille. C’est avec cette pierre qu’on a construit les maçonneries du fort San-Lorenzo. On trouve encore dans la vallée du Chagres une roche calcaire à grains fins qui donnera de bons matériaux. Tout près de Panama sont des carrières de roche porphyrique qui ont servi à construire les fortifications et les maisons de la ville. On pourra se procurer également près de Panama des argiles pour la confection des briques. Du côté de l’Atlantique, où il n’y a pas d’argile propre à cet usage, on a l’intention de faire venir au besoin les briques des États-Unis. Le sable et les cailloux ne manquent pas dans le lit du Chagres et de ses affluens, non plus que sur les côtes. Pour la chaux, on a la ressource des coquillages qu’on trouve partout sur les bords de la mer et celle des polypiers et des masses madréporiques qui abondent sur la baie de Limon et sur l’île de Manzanilla.

Les rails et les autres objets nécessaires à l’établissement de la voie sont fabriqués en Angleterre et aux États-Unis, d’où ils sont expédiés sur l’isthme au fur et à mesure de l’avancement des travaux.

Ce fut le 15 décembre 1850 que les travaux proprement dits furent commencés simultanément sur l’île de Manzanilla et en face du village de Gatun. On avait établi préalablement en cet endroit un chantier à peu près semblable à celui de l’île de Manzanilla, c’est-à-dire composé de quelques bâtimens en bois pour les logemens, les bureaux, une infirmerie, etc. Presque immédiatement après, d’autres chantiers furent établis dans la vallée du Chagres, à Bojeo-Soldado, à Frigole et ailleurs encore. On voulait ainsi profiter de la saison sèche, qui venait de commencer. Pour accélérer encore les travaux, on eut recours à un expédient qui a été employé ailleurs dans plusieurs circonstances : on résolut de remplacer provisoirement les remblais par des pilotis sur tous les points où la formation de ces remblais aurait exigé des transports de terre à de grandes distances, et aussi dans les vallées tant soit peu profondes. On employa également les pilotis pour la traversée des cours d’eau, ce qui permettait d’ajourner la construction des maçonneries des ponts et viaducs. Les pilotis ont été encore substitués aux remblais sur le sol marécageux de l’île de Manzanilla et les terrains humides que le chemin de fer traverse ensuite sur une longueur de 4 à 5 milles. Il est probable que, sur la première section du chemin comprise entre la baie de Limon et Gorgona, et qui a 26 milles (42 kilomètres) de long, il y aura ainsi 8 à 9 milles (14 kilomètres) de voie établie sur pilotis. Il est bien entendu que ces pieux devront être prochainement recouverts par des remblais ; dans ces contrées, les bois ne pourraient pas résister long-temps à l’action alternative du soleil et de l’humidité ; ils seraient d’ailleurs rongés par les insectes qui fourmillent sur l’isthme.

En même temps qu’on s’occupait de la voie principale qui traverse l’île de Manzanilla en son milieu, on procédait, sur le bord occidental de l’île, à la mise en place d’une série de pieux destinés à servir de supports à des voies de fer parallèles à la voie principale et qui vont la rejoindre au sud de l’île. Ces voies traversent une petite anse en forme de.demi-cercle qui existe en cet endroit, et où les navires d’un faible tonnage peuvent arriver, de manière à prendre position à côté des rails et y opérer leur chargement et leur déchargement. Une autre voie, placée au nord des premières, s’avance en retour d’équerre dans la baie jusqu’à la distance où les grands navires peuvent venir mouiller, c’est-à-dire jusqu’à 120 mètres à peu près. Ces voies formeront la gare des marchandises du chemin de fer ; la gare des voyageurs sera nu centre de l’île, sur la ligne principale. Il a fallu, pour les voies qui traversent ainsi la petite anse formée par la configuration des bords de l’île, employer des pieux de très fortes dimensions, et l’opération de la mise en place de ces pieux a été l’une des plus difficiles auxquelles ait donné lieu la construction du chemin de fer.

La compagnie concessionnaire du chemin de fer de Panama se propose de construire une ville sur l’île de Manzanilla ; cette ville sera semblable à la plupart de celles des États-Unis, c’est-à-dire formée de deux séries de rues se coupant à angle droit, les unes allant du nord au sud, les autres de l’ouest à l’est. Au centre de la ville sera une vaste place. Le tronc principal du chemin de fer qui traverse l’île du nord au sud occupera en partie l’une des rues de la ville, comme on le voit presque partout aux États-Unis. Déjà, au commencement de l’année dernière, quelques-unes des rues de la cité nouvelle étaient percées en partie à travers les arbres qui couvrent la surface de l’île. À cause de la nature marécageuse du sol, on sera forcé d’établir sur pilotis toutes les constructions et de remblayer les rues à 2 ou 3 mètres au-dessus de la surface actuelle. Ce sera un travail considérable et assez dispendieux, attendu qu’il faudra apporter de loin tous les matériaux nécessaires à l’exhaussement du sol ; mais, malgré ces difficultés, il est probable que la ville fera des progrès assez rapides. Déjà une première section du chemin d’environ 16 milles de longueur vient d’être livrée à la circulation, et les navires commencent à abandonner Chagres pour la baie de Limon, où ils trouvent de grandes facilités pour l’embarquement et le débarquement. La population active de Chagres sera donc forcée d’émigrer en masse vers la baie de Limon et de s’établir sur l’île de Manzanilla. Ce sera là un premier noyau de population, qui s’accroîtra sans doute lorsqu’on aura trouvé moyen d’assainir le sol de l’île et les terrains marécageux qui l’avoisinent du côté du sud. Il est certain d’ailleurs que les travaux du chemin de fer contribueront à l’assainissement de cette localité, parce qu’ils ouvriront un large passage à la brise du nord, qui circule avec difficulté à travers la végétation épaisse dont ces terrains ont été couverts jusqu’à présent.

C’est sur l’île de Manzanilla que sont apportés de New-York les bois, les outils et les objets divers destinés à la construction du chemin de fer ; c’est là aussi qu’on expédie les denrées destinées à la nourriture du personnel employé sur les travaux. Pour répartir tous ces objets sur la ligne, dans les différens chantiers, le long du cours de la rivière Chagres, la compagnie se sert de deux bateaux à vapeur : l’un de ces bateaux, le Gorgona, a été construit à New-York ; c’est un navire en fer jaugeant à peu près 5 pieds (1 mètre 62 cent.) d’eau et muni de deux machines à haute pression ; il fait le service entre la baie de Limon, Chagres et les stations les plus rapprochées de Chagres sur la rivière. Ce navire, malgré ses faibles dimensions, a fait la traversée de New-York à la baie de Limon, non pas en suivant timidement les côtes pour trouver facilement un abri en cas de gros temps, mais hardiment, par la route que suivent les bâtimens de haut-bord, en pleine mer. C’est là, pour le dire en passant, un de ces traits de hardiesse auxquels se complaisent les Américains ; il n’y a pas de peuple au monde qui mérite aussi bien qu’on lui applique ces vers d’Horace :

Illi robur et aes triplex
Circa pectus erat.

Quand les eaux du Chagres sont basses, le Gorgona ne peut guère en remonter le cours au-delà du chantier de Gatun, à 9 milles de la mer. Pour desservir les chantiers situés plus haut, on se sert d’un autre bateau à vapeur appelé le William Henry Aspinwall, nom de l’un des principaux concessionnaires du chemin de fer. Celui-ci est destiné exclusivement à naviguer sur la rivière ; il est à peu près semblable à ces bateaux à deux étages que l’on voit sur les rivières de l’ouest aux États-Unis ; mais, au lieu d’avoir deux roues sur ses flancs, il a seulement une roue à l’arrière, comme les bateaux qui naviguent sur quelques rivières de l’état du Maine au nord de l’Union ; ces rivières présentent à la navigation des obstacles du même genre que le Chagres, c’est-à-dire des hauts-fonds, des rapides, et sur beaucoup de points un chenal fort étroit. Le tirant d’eau de ce bateau, quand il est vide, est de 16 pouces (40 centimètres) ; avec un chargement qui peut s’élever à 60 tonnes, il jauge 3 pieds (91 centimètres). Toutes les pièces de ce bateau ont été préparées aux États-Unis et assemblées ensuite sur l’île de Manzanilla ; c’est là aussi qu’il a reçu sa machine. Du reste, ce n’est pas seulement pour le service du chantier du chemin de fer qu’il a été construit, c’est encore et surtout pour transporter sur la rivière les voyageurs et les marchandises, en vertu du privilège conféré à la compagnie par son acte de concession.

Depuis seize mois que les travaux ont été entrepris, on les a poussés avec autant de vigueur que le comportent les difficultés locales et le climat, en augmentant successivement le nombre des ouvriers. Au mois de janvier de cette année, les rails étaient posés depuis la baie de Limon jusqu’à Gatun, et l’on vient, comme on l’a dit, de livrer à la circulation une première section du chemin sur une longueur de 16 milles ou 26 kilomètres. La ligne sera probablement achevée jusqu’à Gorgona à la fin de la saison sèche, vers le milieu de juin. La distance de la baie de Limon à Gorgona, qui est de 42 kilomètres, pourra facilement alors être parcourue en deux heures. Maintenant il faut de deux à trois jours pour remonter jusqu’à Gorgona par la rivière, dont le développement est de 45 milles environ (72 kilomètres). Si l’on s’occupe un peu d’améliorer le sentier de Gorgona à Panama de manière à le rendre praticable en toute saison, on pourra dès-lors se rendre de Chagres à Panama dans une journée, le trajet en chemin de fer se faisant en deux heures et la route de terre en sept ou huit heures au plus.

Les travaux du chemin de fer dans la vallée de Chagres offrent en eux-mêmes de médiocres difficultés ; les terrassemens sont généralement peu considérables ; la hauteur des remblais et la profondeur des tranchées ne dépassent guère 3 ou 4 mètres. Parfois, lorsque les collines qui bordent le Chagres se rapprochent beaucoup de la rivière, le chemin est situé à mi-côte, et c’est, comme on le sait, une circonstance favorable à l’exécution des terrassemens. On a pu aussi adopter des pentes très faibles, qui atteignent rarement 4 ou 5 millimètres par mètre : les seuls travaux d’art un peu importans sont les ponts destinés à franchir le Rio-Gatun, presque en face du village de ce nom, et le Chagres un peu au-dessous de Gorgona. Ce dernier pont doit avoir une seule arche de 250 pieds (76 mètres) d’ouverture ; le premier aura également une seule arche de 125 pieds (38 mètres) : les culées de ces ponts seront en maçonnerie et les arches en bois. Le chemin est construit pour une seule voie, sauf en quelques points où les besoins du service exigeront une ou plusieurs voies supplémentaires.

Quand la première section du chemin sera terminée, on s’occupera activement de la seconde section, comprise entre Gorgona et Panama. Celle-ci, dont la longueur est d’environ 20 milles (32 kilomètres), présente plus de difficultés que la première, parce qu’elle traverse un terrain bien plus accidenté. On sera forcé, pour diminuer la masse des terrassemens, d’adopter de fortes pentes, ainsi qu’on le fait bien souvent aux États-Unis. D’ailleurs, comme on aura à sa disposition un personnel tout formé et qu’on aura acquis une certaine expérience des difficultés particulières au pays, il est probable qu’on pourra exécuter les travaux de cette section en deux années, de telle sorte qu’à moins d’événemens imprévus on pourra ouvrir la ligne entière vers le milieu de l’année 1854. La distance d’un océan à l’autre pourra alors se parcourir en deux ou trois heures ; maintenant il faut trois ou quatre jours pour aller de Chagres à Panama et deux jours pour faire le voyage en sens contraire : cette différence provient de la lenteur avec laquelle on remonte le Chagres, à cause de la rapidité du courant, qui favorise au contraire le voyage à la descente.

Même partielle, l’ouverture du chemin de fer entre la baie de Limon et Gorgona sera déjà un bienfait public. La navigation du Chagres n’est pas sans dangers ; on court d’ailleurs le risque, pendant un voyage de plusieurs jours, de contracter les fièvres du pays. Nous avons parlé des dégoûts inexprimables qu’il faut s’attendre à subir dans les abominables repaires où l’on est forcé de s’arrêter la nuit : lorsqu’on pourra remonter le Chagres en deux ou trois heures, on sera déjà affranchi du tribut que l’on paie aux propriétaires de ces prétendus hôtels et aux bateliers.

Une importante question se rattache à l’exécution de ces travaux on doit se demander comment les ouvriers appelés sur l’isthme ont supporté l’épreuve du climat dans les conditions particulières où ils étaient placés. Sous ces latitudes, les individus d’origine européenne ne peuvent guère espérer de conserver leur santé qu’en adoptant pour la nourriture et l’hygiène en général certaines règles dont on doit le moins possible se départir. Avec un personnel nombreux, une sévère discipline peut seule assurer l’observance soutenue des règles reconnues nécessaires ; or la soumission à la règle et l’obéissance pour des questions de ce genre sont des qualités qu’il ne faut pas s’attendre à trouver chez l’ouvrier américain, élevé dans des idées d’indépendance absolue en tout ce qui touche ses intérêts privés et sa conduite. Il fallait donc s’attacher à l’adoption d’un régime convenable, pour la nourriture surtout : voici ce qui a été fait à cet égard.

Tous les objets nécessaires à l’alimentation du personnel sont expédiés des États-Unis ; le climat ne permettant pas de conserver des viandes fraîches, on a recours aux salaisons. Aussi c’est le bœuf ou le porc salé qui forment la base de la nourriture des ouvriers. On leur donne aussi des pommes de terre et du riz. En outre, ils ont le café et le thé deux fois par jour. Le pain qu’ils mangent est presque toujours du pain de maïs. On aurait pu, sans beaucoup de difficultés, varier un peu cette nourriture en envoyant sur l’isthme des bestiaux sur pied et des moutons ; comme les arrivages sont très fréquens, il aurait été facile de renouveler souvent les approvisionnemens de ce genre, condition essentielle, puisqu’on ne trouverait guère de pâturages pour les animaux ainsi amenés, et qu’on devrait apporter en même temps tout ce qu’il faut pour les nourrir. Toutefois on doit dire que les ouvriers ne paraissent pas se trouver mal de ce régime, qui est en définitive celui auquel ils ont été habitués chez eux. Dans tous les états du sud et de l’ouest de l’Union américaine, les Américains de toute classe se nourrissent principalement de viandes salées.

Les ouvriers sont logés dans des bâtimens en bois convenablement disposés. Ils couchent sur des cadres en toile que l’on préfère en général sur l’isthme, parce qu’on y dort plus au frais. Sur chacun des chantiers les plus importans réside un médecin. Un bâtiment spécial est affecté aux ouvriers malades. Les chantiers qui n’ont pas de médecin à poste fixe sont souvent visités par les médecins des établissemens voisins. Presque toutes les maladies qu’ils ont à traiter sont des fièvres bilieuses ou intermittentes, quelquefois aussi des fièvres cérébrales ; enfin on observe aussi des cas de dyssenterie causés par la chaleur ou par l’usage immodéré de fruits qui n’ont pas toujours atteint une maturité parfaite. Les dyssenteries et les fièvres cérébrales sont plus funestes que les autres maladies ; cependant la mortalité ne s’est pas élevée à un chiffre bien considérable. Ainsi au bout de quatre mois, lorsque la compagnie comptait déjà sur les chantiers un personnel de près de 800 ouvriers, dont une centaine étaient des nègres de la Jamaïque ou des gens du pays, on ne comptait que 30 morts à peu près ; 100 ouvriers qui étaient en voie de convalescence avaient été renvoyés aux États-Unis. Beaucoup d’autres avaient repris le travail après une maladie plus ou moins longue. Il faut ajouter que quelques-uns des ouvriers convalescens avaient succombé pendant le voyage de Chagres aux États-Unis. Depuis cette époque jusqu’au mois de janvier de cette année, les cas de maladie et les décès paraissent avoir continué dans la même proportion. On a, à diverses reprises, renvoyé aux États-Unis les ouvriers convalescens et hors d’état de reparaître sur les chantiers, de sorte qu’on a dépassé le chiffre de 1,200 individus qui avaient été engagés il y a dix-huit mois, puisqu’au mois de janvier de cette année l’effectif du personnel présent sur les travaux était encore, malgré des pertes si multipliées, de 1,200 à peu près. Il serait très intéressant de connaître d’une manière exacte les chiffres des cas de maladie et des morts qui s’en sont suivies ; mais la compagnie ne paraît pas s’être préoccupée de recueillir ou de conserver les élémens qui permettraient d’établir une statistique complète de l’état hygiénique des ateliers du chemin de fer de Panama. Cependant, d’après les résultats approximatifs qui sont connus, on peut conclure qu’en définitive cette expérience en grand du travail de la race blanche sous le climat des tropiques n’a pas trop mal réussi, et il est hors de doute qu’avec quelques précautions de plus on aurait obtenu un succès plus grand encore.

Il est bon d’envisager maintenant cette entreprise au point de vue financier, et d’abord en ce qui concerne le chiffre de la dépense. Le capital de la compagnie peut être porté, comme on l’a vu, à 5 millions de dollars (26,300,000 francs), partie en actions, partie en emprunts, dont le chiffre ne pourra dépasser celui des actions. Assurément, s’il s’agissait de construire aux États-Unis un chemin de fer ne présentant pas de plus grandes difficultés d’exécution que celui-ci, ce chiffre de 5 millions de dollars pourrait être considéré comme fort exagéré. 5 millions de dollars pour 46 milles, cela fait à peu près 108,000 dollars par mille, ou 360,000 francs par kilomètre. Or, aux États-Unis, les chemins de fer construits à une seule voie, dans les mêmes conditions de difficulté que le chemin de Panama, ne coûtent pas plus de 20 à 25,000 dollars par mille tout compris, c’est-à-dire 66,000 à 83,000 francs par kilomètre. Un capital de 12 à 1,300,000 dollars serait donc suffisant ; mais on comprend bien que les élémens de la dépense sont tout autres sur l’isthme qu’aux États-Unis. Ainsi la compagnie est obligée de nourrir son personnel, de le loger, de soigner les malades ; elle est obligée en outre de transporter ce personnel sur l’isthme à grands frais. Dans la situation exceptionnelle des ouvriers, toutes les journées leur sont payées, même celles où ils ne travaillent pas, à l’exception du dimanche. Il a fallu faire des dépenses considérables pour l’acquisition et l’installation des bâtimens de toute nature et du matériel, tels que les outils, les machines et agrès de toute sorte ; enfin il en coûte assez cher pour faire venir sur l’isthme les matériaux préparés aux États-Unis et les rails qui se fabriquent en Angleterre.

En s’aidant de renseignemens pris sur les lieux mêmes, et en supposant que les travaux seraient terminés en 1854, on a pu faire une évaluation approximative du chiffre de la dépense, qui se compose des élémens suivans[4]


dol. dol.
1° Personnel. – Salaires 1,877,000
Frais de nourriture 800,000
Service de santé et frais de transport du personnel 356,000
Total 3,033,000 3,033,000
2° Matériel. — Rails, coussinets, traverses et autres objets destinés à la pose de la voie 366,000
Pilotis et matériaux pour les travaux d’art 191,000
Installation et entretien des chantiers, bâtimens, outils, etc., acquisition des bateaux à vapeur employés au service des ateliers, etc. 280,000
Achat de chevaux et mulets 60,000
Matériel d’exploitation, ateliers, stations, etc. 300,000
Total pour le matériel 1,197,000 1,197,000
3° Frais généraux aux États-Unis pendant cinq années, de 1849 à 1854, à raison de 25,000 dollars par année 125,000
Frais des premières études 100,000
Total 225,000 225,000
Total général 4,455,000
En ajoutant, comme c’est l’usage, un dixième pour frais imprévus, soit 445,000
on arrive à un total de 4,900,000

C’est bien près, comme on voit, du chiffre de 5 millions qui a été fixé comme limite supérieure au capital ; toutefois, comme chaque nature de dépense a été évaluée assez largement, il est possible que ce chiffre ne soit pas atteint.

Quant aux revenus du chemin, en nous appuyant de renseignemens recueillis également sur l’isthme même, nous pouvons admettre qu’ils atteindraient le chiffre de 860,000 dollars, savoir :


dollars
Voyageurs et bagages 510,000
Marchandises 79,200
Transport de métaux précieux 250,000
Service des dépêches 20,800
Total 860,000[5]

Si l’on déduit 40 pour 100 de ce chiffre pour les frais d’entretien et d’exploitation, soit 344,000 dollars, il reste pour le revenu net 516,000 dollars, c’est-à-dire un peu plus de 10 pour 100 du capital dépensé. Dans une entreprise de ce genre, un revenu de 10 pour 100 ne saurait être considéré comme exorbitant, d’autant mieux qu’il y aura lieu de consacrer une certaine somme à l’amortissement du capital, dans l’éventualité d’une diminution de revenu qui pourrait résulter de l’établissement de lignes rivales.

Quel que soit d’ailleurs le succès de l’entreprise au point de vue financier, l’achèvement d’une voie de communication très perfectionnée dans titi pays où l’on ne trouvait auparavant que de misérables sentiers, souvent impraticables et toujours dangereux à parcourir, n’en restera pas moins un fait important de notre époque. Ce sera, sur le nouveau continent, un des monumens innombrables de l’énergie et de la persévérance de la race anglo-américaine. Peut-être cet exemple ne sera-t-il pas entièrement perdu pour les populations de ces contrées, qui, depuis le moment où elles sont devenues indépendantes de l’Espagne et trop fidèles en cela à l’exemple que leur avait légué la mère- patrie, ont fait si peu de chose pour tirer parti des ressources que la nature a mises à leur disposition. Ce sera en outre une sorte de compensation aux fâcheux résultats qui se sont produits sur l’isthme depuis qu’il est traversé par les nombreux émigrans, la plupart de race anglo-américaine, qui se rendent en Californie ou qui s’en retournent chez eux après avoir tenté la fortune avec plus ou moins de succès. Parmi ces émigrans, il en est un certain nombre qui ont apporté avec eux sur l’isthme quelques-unes de ces déplorables habitudes de violence qui caractérisent une partie de la population américaine : ils y ont mis en pratique ces procédés de justice sommaire qui ont acquis dans le monde entier une triste célébrité sous le nom de Lynch-Law, et qui se sont profondément enracinés dans quelques états du sud et de l’ouest de l’Union américaine. Ils ont pris souvent vis-à-vis des gens du pays une attitude arrogante, sans doute pour faire mieux admettre et reconnaître par ceux-ci la supériorité qu’ils se vantent de posséder sur eux comme sur le reste du monde, car c’est là un des principaux articles de leur foi politique. À côté de ces fâcheux exemples, qui ont eu leur influence sur la population de l’isthme, il convient que le peuple américain en donne d’autres qui lui feront plus d’honneur. L’exécution des travaux du chemin de fer de Panama lui fournit une excellente occasion de mettre en lumière sur un nouveau théâtre quelques-unes de ses qualités les plus recommandables, la persévérance au travail et une rare intelligence des moyens à l’aide desquels on vient à bout des plus grands obstacles que la nature oppose sous mille formes aux entreprises de l’homme.


II. – VOIE DE COMMUNICATION A TRAVERS LE PAYS DE NICARAGUA. – CANAL.

En jetant les yeux sur la carte de l’Amérique centrale, on trouve, entre le 10e et le 13e degré de latitude nord, un lac connu sous le nom de lac de Nicaragua, et occupant en largeur à peu près la moitié de l’espace qui sépare en cet endroit les deux océans. De la partie sud-est du lac débouche un fleuve, le San-Juan, qui vient se jeter dans l’Océan Atlantique ; à l’embouchure de ce cours d’eau est le port de San-Juan de Nicaragua. Ce fleuve établit, on le voit, une communication directe entre l’Océan Atlantique et le lac de Nicaragua, auquel il sert de déversoir. Du côté de l’ouest, la bande de terrain comprise entre le lac et l’Océan Pacifique se réduit à une largeur de 12 à 15 milles. Au nord-ouest, on rencontre un second lac plus petit, le lac de Léon ou de Managua, qui communique avec le premier par la rivière Tipitapa, et qui n’est éloigné de l’Océan Pacifique que de 9 à 10 milles.

Cette contrée paraît, par sa configuration même, très propre à l’établissement d’une voie navigable qui serait la véritable jonction des deux océans. Des travaux publiés il y a quelques années[6] ont constaté le résultat des études faites jusqu’alors pour arriver à la connaissance des difficultés qu’on aurait à rencontrer dans une entreprise aussi considérable. Parmi ces recherches, les plus dignes d’intérêt sont celles de M. Bailey, officier de la marine anglaise, qui fut chargé, en 1837, par le gouvernement de l’Amérique centrale, d’étudier le terrain que devait traverser le canal, et en particulier la zone comprise entre le lac de Nicaragua et le Pacifique.

D’après M. Bailey, le fleuve San-Juan a 79 milles nautiques (146 kilomètres) de long ; la profondeur varie de 2 à 15 mètres. La pente totale entre le lac de Nicaragua et l’Océan Atlantique est de 45 mètres ; mais il ne s’agit pas ici d’une pente uniforme ou à peu près : celle du fleuve San-Juan se trouve accumulée en grande partie en quatre endroits où sont des rapides qui permettent cependant de naviguer avec des pirogues dont le tirant d’eau ne dépasse pas 1 mètre 20. À 15 milles de l’embouchure du San-Juan, se trouve un autre cours d’eau, le Colorado, qui n’existe, comme on sait, que depuis la fin du XVIIe siècle, et qui s’est ouvert par suite des obstacles placés dans le lit du San-Juan, lorsque les Espagnols voulurent ainsi mettre un terme aux déprédations des flibustiers dans la vallée voisine du fleuve. À l’embouchure du San-Juan, on trouve une barre au-dessus de laquelle il y a au moins 3 mètres 50 d’eau. Il faudrait donc, pour améliorer le cours du San-Juan de manière à le rendre navigable pour des navires de 1,200 à 1,500 tonneaux, qui jaugent 5 mètres 50 à peu près, établir dans le lit du fleuve un grand nombre de barrages ou même construire un canal latéral, ainsi que l’a proposé M. Bailey. Cet officier pensait que, pour de semblables travaux de canalisation, la dépense s’élèverait de 10 à 12 millions de dollars.

Le port de San-Juan ou de Grey-Town, quoique d’une faible étendue, est considéré comme très bon par M. Bailey ; c’est aussi l’opinion d’un voyageur américain, M. Stephens, et des officiers de la marine française qui ont visité ces parages. Au point de vue du climat, il présente des inconvéniens de même nature, mais à un degré moindre que ceux du port de Chagres. Grey-Town est une localité d’une certaine importance ; les navires à vapeur anglais partant de Southampton viennent y apporter la correspondance et les voyageurs qui se rendent dans le pays de Nicaragua. Grey-Town fait partie des domaines du roi des Mosquitos, qui est protégé d’une manière toute spéciale par l’Angleterre.

Le lac de Nicaragua, qui, dans la ligne navigable en question, fait suite au fleuve San-Juan, offre partout une profondeur d’eau suffisante et au-delà pour les plus grands navires. Reste maintenant la troisième partie de la voie de communication, celle qui aboutit au Pacifique. La ligne étudiée par M. Bailey part de la ville de Nicaragua, sur la rive occidentale du lac, pour aboutir, sur le Pacifique, au port de San-Juan del Sur. La longueur du parcours est de 15 milles anglais deux tiers ou 26 kilomètres à peu près ; mais, sur cette bande étroite de terrain, M. Bailey a rencontré, à 6 kilomètres du lac, un faîte dont la hauteur est d’un peu plus de 615 pieds anglais (188 mètres) au-dessus de l’Océan Pacifique à marée, basse, et de 487 pieds (148 mètres 70) au-dessus du lac de Nicaragua, qui est ainsi lui-même 39 mètres à peu près au-dessus du Pacifique. Il y aurait donc à construire de part et d’autre un grand nombre d’écluses qui, en raison de leurs dimensions inusitées, coûteraient des sommes énormes. De plus, il faudrait percer au sommet un souterrain dont la longueur serait de 3,300 mètres à peu près. Dans ces conditions, le bief le plus élevé du canal, ou bief de partage, serait à 200 pieds (61 mètres) au-dessus de l’Océan Pacifique, ou à 22 mètres à peu près au-dessus du lac de Nicaragua : les eaux de ce lac ne pourraient donc plus servir à l’alimentation du bief de partage et de ceux qui l’avoisinent. Pour y subvenir, M. Bailey fait remarquer que le tracé du canal traverse le lit de plusieurs ravins au fond desquels coulent des ruisseaux qui ne sont jamais à sec ; il ajoute qu’on pourrait établir en divers endroits des réservoirs où l’on recueillerait l’eau de ces ruisseaux ainsi que les eaux pluviales qui tombent en grande abondance sous ces latitudes. Enfin M. Bailey pense qu’on pourrait aussi creuser des puits artésiens qui fourniraient beaucoup d’eau. Ces moyens d’alimentation, dans des contrées où l’évaporation est si rapide, ne peuvent être considérés comme satisfaisans. Ce qu’il y aurait de mieux à faire serait, comme on l’a proposé déjà, d’abaisser le bief de partage du canal au niveau du lac de Nicaragua, qui fournirait alors l’eau dont on aurait besoin. On supprimerait ainsi un certain nombre d’écluses ; mais, d’un autre côté, par suite de cet abaissement, qui serait de 22 mètres environ, l’on augmenterait la profondeur des tranchées servant de lit au canal, et il en serait de même de la longueur du souterrain à construire au, sommet. Or, dans le projet de M. Bailey, la longueur de ce souterrain dépasse déjà 3,000 mètres, et la dépense est estimée à 24 millions de fr. ; d’ailleurs on n’a pas d’exemple de souterrains de pareilles dimensions : dans le travail de M. Garella sur le canal qu’il propose de construire à travers l’isthme de Panama, le souterrain au sommet aurait 37 mètres de haut, sur 21 mètres à peu près de large. Comment ne pas reculer devant un pareil travail dans un pays où il faudrait tout apporter avec soi avant de rien entreprendre ? Si donc on admettait que les études de M. Bailey ont fait reconnaître la route la plus favorable à suivre pour le canal, il faudrait en conclure que la construction de ce canal entre le lac de Nicaragua et le Pacifique est, sinon impossible, du moins hérissée de difficultés capables de faire reculer les plus hardis ingénieurs.

La dépense à faire pour ce canal est estimée par M. Bailey à une somme variable de 10 à 13 millions de dollars, qui, ajoutée aux frais de canalisation du San-Juan, donne un total de 20 à 25 millions de dollars, c’est-à-dire de 106 à 133 millions de francs.

La distance de l’un à l’autre océan serait de 295 kilomètres. Le port de San-Juan del Sur, où aboutirait le canal de M. Bailey, est d’une très faible étendue ; de plus, l’accès en est difficile par les vents du nord, qui dominent de mai à novembre.

On a bien songé, pour établir la jonction des deux océans, à l’autre route, qui traverse le lac de Nicaragua jusqu’à la rivière Tipitapa, remonte cette rivière, traverse le lac de Léon en se dirigeant vers le nord-ouest, et de là va rejoindre le Pacifique au port de Realejo, à 55 kilomètres du lac de Léon ; mais cette ligne n’a pas été sérieusement étudiée : on sait seulement que le port de Realejo est excellent ; c’est l’avis unanime de tous les navigateurs qui l’ont visité. Dans ces derniers temps, beaucoup de navires avaient pris l’habitude de toucher à Realejo pour y prendre ou déposer les voyageurs qui traversaient le pays de Nicaragua en se rendant des États-Unis à San-Francisco et réciproquement. Tous ces voyageurs s’accordent à représenter cette contrée comme extrêmement fertile en ressources naturelles. On y trouve d’ailleurs des villes assez considérables, telles que Léon, Chanandaigua, Moabita, Managua, Grenade et Nicaragua. On s’accorde aussi à reconnaître, et M. Bailey l’affirme lui-même, que le climat présente, pour les gens d’origine européenne, moins d’inconvéniens que celui de l’isthme de Panama.

Les révolutions qui ont bouleversé le pays depuis l’époque des travaux de M. Bailey, et qui ont abouti au démembrement de la confédération dont Guatemala était la capitale, ont empêché pendant plusieurs années qu’on pût s’occuper sérieusement de cette voie de communication. Tout récemment, depuis l’annexion de la Californie au territoire de l’Union américaine, la question a été reprise. Des négocians américains se sont réunis pour demander la concession du canal, et, le 27 août 1849, un traité provisoire a été conclu entre le directeur de l’état de Nicaragua et une compagnie américaine. Ce traité a été ratifié par la législation du pays le 26 septembre suivant. En 1850, au mois de mars, il a subi quelques modifications qui ont été également ratifiées et promulguées le 11 avril par le directeur de la république. Voici les principales dispositions du traité définitif conclu entre la compagnie concessionnaire et l’état de Nicaragua :

La compagnie reçoit le privilège exclusif de construire à ses frais un canal maritime à travers le territoire de l’état. Le canal partira du port de San-Juan sur l’Atlantique, et aboutira, sur le Pacifique, au point qui sera fixé ultérieurement par les ingénieurs de la compagnie.

La durée de la concession est de quatre-vingt-cinq ans, qui seront comptés à partir du jour où le canal sera complètement terminé et livré à la circulation. Un délai de douze ans est accordé pour les travaux. En retour de la concession, la compagnie s’engage à payer à l’état, chaque année, jusqu’à l’achèvement du canal, la somme de 10,000 dollars ; en outre l’état participera aux bénéfices du canal dans une assez forte proportion. Tous les terrains nécessaires à la construction du canal et de ses annexes sont concédés gratuitement à la compagnie ; il en est de même des matériaux de toute nature que l’on pourrait prendre sur le domaine de l’état. Les objets nécessaires à l’exécution des travaux et à la mise en service du canal seront admis sans payer de droits. La compagnie fixera les tarifs comme elle le jugera convenable ; cependant ces tarifs devront être uniformes pour toutes les nations, à l’exception de l’état de Nicaragua et des états voisins, qui seront traités plus favorablement que les autres. Le privilège exclusif de la navigation à vapeur sur les cours d’eau et sur les lacs de l’état est aussi concédé à la compagnie ; on lui fait don en outre de terrains considérables sur les bords du fleuve San-Juan ou du canal ; à son choix, et des avantages de diverse nature sont offerts aux personnes qui viendraient s’établir sur ces terrains pour les coloniser. Dans le cas où la construction du canal ou de l’une de ses parties serait reconnue impossible, la compagnie prend l’engagement d’établir un chemin de fer ou une route carrossable dans le même délai que celui stipulé pour le canal. À l’expiration du privilège, la ligne navigable et ses annexes feront retour à l’état ; mais, à partir de cette époque, la compagnie recevra 15 pour 100 des revenus nets du canal pendant une période qui sera de dix ans, si les frais de construction n’ont pas atteint 20 millions de dollars, et de vingt ans, si ces frais ont atteint ou dépassé ce chiffre.

Les droits et privilèges accordés aux concessionnaires du canal sont, comme on le voit, fort étendus et présentent une assez grande analogie avec ceux qui ont été concédés à la compagnie du chemin de fer de Panama. On sait d’ailleurs que, dans les premiers mois de l’année 1850, des traités ont été conclus entre l’état de Nicaragua d’une part, et de l’autre les États-Unis, l’Angleterre et la France, pour garantir la neutralité du passage à travers le pays de Nicaragua[7]. Cette circonstance donne plus de stabilité et de forcé aux droits des concessionnaires.

Dès le mois de mai 1850, c’est-à-dire immédiatement après l’adoption définitive de son traité avec l’état, la compagnie a envoyé dans le pays un corps d’ingénieurs chargés de reconnaître les diverses directions entre lesquelles il y aurait lieu de choisir pour le tracé du canal, et d’arrêter ensuite d’une manière définitive des devis basés sur des études approfondies. Ces études sont fort avancées maintenant, et les ingénieurs sont occupés à dresser les projets et les devis, qui seront ensuite publiés et soumis à l’examen des capitalistes. Au commencement de cette année, on ne connaissait pas encore le résultat de ces travaux, mais il parait certain qu’on a effectivement trouvé, entre le lac de Nicaragua et l’Océan Pacifique, une route où les difficultés seraient beaucoup moins grandes que celles indiquées par M. Bailey. Le canal aboutirait, sur le Pacifique, à un point situé un peu au nord de San-Juan del Sur. Ce dernier port a été jugé trop peu étendu pour servir de débouché au canal.

Ce serait donc bien une voie navigable que l’on établirait sur toute la distance qui sépare les deux océans dans le pays de Nicaragua, et non pas un chemin de fer ou une route, comme on l’a stipulé éventuellement dans l’acte de concession. On doit s’attendre que les dépenses seront très considérables, bien que le chiffre n’en soit pas connu. L’existence politique du pays de Nicaragua est si incertaine encore, que, malgré les traités qui garantissent la neutralité du passage, on aura sans doute quelque peine à inspirer assez de confiance aux capitalistes pour qu’ils risquent des sommes considérables dans des travaux de cette nature. Cependant on assure que les concessionnaires ont reçu, de capitalistes anglais, la promesse conditionnelle d’une souscription pour la moitié des dépenses, si le résultat de l’examen des devis définitifs leur paraît satisfaisant. C’est un point sur lequel on sera prochainement éclairé sans doute. En attendant, les concessionnaires ont émis un certain nombre d’actions dans l’état de New-York pour subvenir aux premiers frais de l’entreprise.

Quoique les travaux d’exécution proprement dits n’aient pas encore été commencés, la concession a produit déjà un résultat positif. On a organisé un service de transport pour les voyageurs et les marchandises à travers la contrée que le canal doit traverser ; comme complément indispensable de ce service, deux lignes de navires à vapeur partant, l’une de New-York, l’autre de San-Francisco, aboutissent d’un côté à San-Juan de Nicaragua sur l’Atlantique, de l’autre sur le Pacifique, à San-Juan del Sur.

Le trajet sur le fleuve San-Juan se fait au moyen de petits bâtimens à vapeur construits aux États-Unis et d’un très faible tirant d’eau. Ces bateaux sont parvenus, après bien des difficultés et même des accidens, à franchir les rapides qui existent sur le cours du San-Juan, à l’exception toutefois de ceux de Castillo-Viejo, où l’on est obligé d’exécuter ce qu’on appelle, dans l’Amérique du Nord, un portage ; on débarque les voyageurs et les marchandises, et l’on suit l’une des rives du fleuve jusqu’au-delà des rapides. On trouve alors un autre bateau à vapeur pour reprendre la voie navigable. Dans le portage proprement dit, on transportait d’un côté à l’autre des rapides l’embarcation elle-même ; ce mot est d’origine française, car c’est une opération que faisaient tous les jours, sur les fleuves de l’Amérique du Nord où les rapides ne manquent pas, les fondateurs de tant d’établissemens qui devaient tous, jusqu’au dernier, nous échapper un jour.

L’on traverse le lac de Nicaragua depuis l’origine du San-Juan jusqu’à une petite baie située sur le bord occidental du lac, et que les Américains désignent sous le nom de Virgin-Bay (baie de la Vierge). De là au port de San-Juan del Sur la distance n’est que de 12 milles (19 kilomètres) ; on fait ce trajet à dos de mulets par un sentier étroit. On ne compte pas s’en tenir là : un traité a été conclu aux États-Unis avec un entrepreneur qui doit construire entre Virgin-Bay et le Pacifique une route carrossable. On comptait, il y a deux mois, sur le fleuve San-Juan et sur le lac, cinq bateaux à vapeur affectés au service du transit.

Du côté de l’Atlantique, la ligne de navires à vapeur qui met cette voie de transit en communication directe avec New-York se compose de deux bâtimens, le Daniel Webster et le Prometheus, qui partent de chaque point tous les quinze jours. Ils vont généralement toucher à Chagres, qui n’est qu’à 240 milles de San-Juan ou Grey-Town, pour prendre ou déposer les voyageurs qui, pour traverser l’isthme, préfèrent suivre la route de Chagres à Panama. Sur le Pacifique, il y a trois navires à vapeur : le North-America, le Pacific et l’Independence. Les départs ont lieu aussi deux fois par mois. Le North-America vient de faire naufrage près d’Acapulco ; mais il sera sans doute bientôt remplacé. Ces deux lignes font déjà concurrence à celles qui aboutissent à Chagres et à Panama. Dans l’état actuel des communications, le trajet de New-York à San-Francisco, en passant par le pays de Nicaragua, dure à peu près trois jours de moins que par la voie de Chagres et de Panama ; mais celle-ci reprendra l’avantage, pour plusieurs années du moins, lorsque le chemin de fer de Panama sera ouvert aux voyageurs.

Ce qu’il importe de signaler ici, c’est la rapidité avec laquelle ces nouveaux services de navires à vapeur sur les deux océans se sont organisés. Il y a dix-huit mois, il n’en était pas question, et ces deux lignes fonctionnent cependant depuis près d’une année déjà. On pourrait bien, comme pour les. lignes rivales, trouver quelque chose dire, au point de vue de la solidité, sur les bâtimens dont celles-ci se composent. Tout cela s’est fait vite, trop vite peut-être, mais cela s’est fait sans aucune espèce de subvention du gouvernement américain. Que n’imitons-nous cet exemple en France, au moins dans ce qu’il a de bon, au lieu de persister dans notre immobilité et de nous laisser devancer par tout le monde dans l’application de la vapeur à la navigation transatlantique ?

On peut être bien sûr, d’après ces premiers résultats, que les concessionnaires du canal ne s’en tiendront pas là, et l’on peut maintenant espérer de voir s’établir dans le pays de Nicaragua une voie de communication maritime, qui sera en même temps pour ces contrées un puissant moyen de civilisation et de progrès.


III. – L’ISTHME DE TEHUANTEPEC. – CHEMIN DE FER.

Il y a dans la partie la plus méridionale du Mexique une contrée qui semble présenter aussi des conditions très favorables à la jonction des deux océans. Là encore, les montagnes qui traversent le continent américain s’abaissent subitement, et le terrain compris entre les deux mers se resserre. au point de former, à l’ouest du pays de Guatemala et de I’Yucatan, un isthme, celui de Tehuantepec, creusé sur la plus grande partie de sa largeur par le fleuve Guazacoalcos, qui vient se jeter dans le golfe du Mexique, vers le 18e degré de latitude nord.

Il y a plus de trois siècles qu’on a eu l’idée de construire une route à travers cet isthme, on y songeait déjà du temps de Cortez ; mais les études faites depuis cette époque n’avaient donné aucun résultat satisfaisant, lorsque, il y a dix ans, un citoyen du Mexique, M. de Garay, demanda et obtint du général Santa-Anna, alors président, la concession d’une voie de communication à travers l’isthme de Tehuantepec. L’acte de concession stipulait que l’on construirait une voie navigable qui pourrait être remplacée par un chemin de fer dans la partie du parcours où des travaux de canalisation seraient impraticables ; on accordait au concessionnaire le monopole de la navigation à vapeur et des transports en chemin de fer pendant le délai de soixante ans, à charge de verser à l’état le quart des revenus nets de l’entreprise. À l’expiration de la concession, la voie de communication ferait retour à l’état, qui à son tour remettrait au concessionnaire le quart des revenus nets pendant cinquante ans. Enfin on donnait à M. de Garay tous les terrains inoccupés dans une zone de dix lieues à droite et à gauche de la voie qu’on devait construire. On voit que, si l’entreprise était hasardeuse et difficile, les encouragemens ne lui manquaient pas. M. de Garay s’occupa immédiatement d’organiser un corps d’ingénieurs pour procéder à la reconnaissance du terrain, et plaça à leur tête M. Gaëtano Moro. Les études commencèrent en mai 1842, et se continuèrent pendant une période de dix-huit mois. Les résultats de ces études ont été publiés par M. Moro, et ils paraissent mériter toute confiance.

À vol d’oiseau, la largeur de l’isthme, depuis l’embouchure du Guazacoalcos jusqu’à un point situé près de Tehuantepec, est de 217 kilomètres. On trouve près de Tehuantepec deux lacs ou lagunes assez étendues ; la lagune extérieure n’est séparée de la mer que par un banc de sable étroit, divisé par un passage appelé Bocca-Barra. Cette lagune communique avec la seconde, ou lagune intérieure, par une passe qui porte le nom de canal de Santa-Teresa. Malheureusement ces deux lagunes n’ont qu’une faible profondeur, et il faudrait y creuser un port, qui du reste serait parfaitement abrité.

Le terrain, à partir de la lagune intérieure, s’élève par une pente assez douce d’abord, et qui s’accroît ensuite jusqu’au plateau de Tarifa, où l’on arrive par le col du même nom. Ce plateau n’a que 5 milles (8 kilomètres) de large ; il dépasse de 198 mètres le niveau du Pacifique. Après l’avoir traversé, on se trouve sur le versant de l’Atlantique, qui occupe plus des cinq sixièmes de la largeur de l’isthme. De ce côté, le terrain descend avec moins de rapidité que sur l’autre versant jusqu’au confluent de la rivière Malatengo et du Guazacoalcos. À partir de cet endroit et jusqu’à l’embouchure du fleuve dans l’Atlantique, la pente est presque insensible. Enfin le Guazacoalcos est navigable jusqu’à 56 kilomètres de son embouchure pour les navires qui ne jaugent pas plus de 3 mètres 60 cent., et on le rendrait facilement navigable dans ce parcours pour les plus grands navires, en faisant disparaître quelques hauts-fonds. À l’embouchure du fleuve, il y a une barre au-dessus de laquelle M. Gaëtano Moro ne put faire de sondages. Cette lacune dans son travail a été comblée plus tard, en 1850, par un autre ingénieur, M. Trastour, qui a constaté qu’il existait à la barre une passe de 15 mètres de largeur avec 4 mètres 40 cent. d’eau à la marée basse ; la barre est d’ailleurs sur un fond de roc, ce qui permettrait de donner plus de profondeur à la passe qui existe déjà on trouverait donc là un port convenable.

Le rapport de M. Gaëtano Moro contient des détails intéressans sur le climat de l’isthme et sur ses ressources. Les bois de toute sorte y abondent. Le sol paraît éminemment propre à la culture de la canne à sucre, du maïs, du cacao et du riz. Enfin il y a dans cette contrée des salines considérables, qu’on exploitait autrefois avec grand profit, et qui reprendraient de la valeur, si le pays qui les renferme était traversé par une voie de communication perfectionnée.

Sous le rapport du climat, l’isthme de Tehuantepec présente de grandes inégalités. Sur le versant méridional, entre le Pacifique et le faîte de séparation, le climat est chaud, parce qu’il est abrité des vents du nord par la chaîne des Andes et que les vents du sud y règnent seuls. Le thermomètre s’élève souvent à 33 degrés ou 34 degrés centigrades ; mais l’air est sec, et c’est une cause de salubrité. Sur le plateau, dont l’élévation au-dessus du Pacifique est de 200 mètres à peine, le thermomètre ne s’élève guère qu’à 15 degrés centigrades lorsqu’on observe 30 degrés et plus dans la plaine sur le versant du Pacifique c’est que sur ce plateau la température participe de celle des montagnes voisines, qui tout près de là, à l’est et à l’ouest, atteignent rapidement une hauteur de 2,300 mètres au-dessus de la mer. Il y règne en outre une humidité très grande, parce que les nuages venant du côté de l’Atlantique se déversent en cet endroit. Le climat est également humide sur le versant du nord, sans que les pluies y soient très fréquentes ; mais la température est moins élevée que du côté du Pacifique. Les fièvres intermittentes n’y sont pas rares ; pourtant on assure que la fièvre jaune, qui désole si souvent les pays qui entourent le golfe du Mexique, ne paraît jamais sur l’isthme de Tehuantepec. Au reste, il faut n’accepter qu’avec réserve toutes les opinions émises au sujet du climat de cette contrée, et attendre qu’on ait fait là aussi l’expérience en grand du travail de la race européenne. C’est à elle surtout qu’on devrait sans doute avoir recours, car la population de l’isthme elle-même ne fournirait probablement pas de grandes ressources pour le recrutement du personnel des travaux. Cette population, d’après les recensemens officiels faits en 1831, s’élevait en tout à 52,000 habitans, la plupart Indiens ou métis, disséminés sur une très vaste étendue de terrain et complètement étrangers, comme on le conçoit, aux travaux que comporterait la construction d’un chemin de fer ou d’un canal. Les grandes propriétés rurales connues sous le nom d’haciendas et de rancherias fourniraient facilement, pour la nourriture du personnel, de nombreux bestiaux ; les chevaux et les mulets ne manqueraient pas non plus pour les transports.

C’est sur l’isthme de Tehuantepec que se trouvent une partie des terres qui avaient été concédées par la couronne d’Espagne à Fernand Cortez après la conquête. Ces terres portaient le nom de haciendas marquesanas, et ont long-temps appartenu aux descendans du vainqueur de Montezuma. Cortez lui-même les avait choisies, lorsque l’idée lui était venue d’établir une route entre les deux océans.

M. Gaëtano Moro, à la suite de la reconnaissance de l’isthme, fit un devis approximatif des frais d’établissement d’un canal maritime commençant au confluent du Malatengo pour aboutir aux lagunes qui se trouvent près de Tehuantepec. Ce devis s’élève à 85 millions de francs, y compris divers travaux accessoires ; mais cette évaluation est probablement trop faible. Quoi qu’il en soit, ces études ne furent suivies d’aucun résultat. Un peu plus tard, en 1846, M. de Garay obtint du général de Salas, alors président du Mexique, une confirmation de son privilège et un nouveau délai de deux ans pour commencer les travaux. Le Mexique était alors en guerre avec les États-Unis, et l’une des conditions de la paix conclue l’année suivante fut la cession de la Californie au gouvernement américain. Par ce fait seul, le passage à travers l’isthme de Tehuantepec acquérait une grande importance. Bientôt après, lorsque arrivèrent les merveilleuses découvertes des richesses minérales de la Californie, cette importance s’accrut encore. Le passage à travers le pays de Tehuantepec est bien plus rapproché de l’Eldorado que les voies de Panama et de Nicaragua. Ainsi, de l’embouchure du Mississipi à San-Francisco, on a calculé que la distance, en passant par Tehuantepec, était de 3,850 milles anglais, tandis que ; par l’isthme de Panama, cette distance est de 5,675 milles ; c’est donc une différence de 1,825 milles (2,920 kilomètres) en faveur de Tehuantepec. De New-York à San-Francisco, la distance par la voie de Panama est de 6,650 milles, et par Tehuantepec de 5,251 seulement, c’est-à-dire 1,400 milles (2,240 kilomètres) de moins. Il y a donc là, en faveur de l’isthme de Tehuantepec, un avantage incontestable, et nul peuple n’apprécie un avantage de cette nature au même degré que les Américains, qui sont toujours dévorés du désir d’aller vite. « S’il y avait deux routes conduisant en enfer, disent-ils, nous prendrions la plus courte et la plus rapide. » Aussi, lors du traité de paix qui fut conclu entre les deux républiques du Mexique et des États-Unis, le gouvernement de l’Union s’empressa-t-il de demander le droit de passage à travers l’isthme, et les droits des concessionnaires de la voie de communication qu’il était question d’y établir furent alors reconnus de nouveau par le gouvernement mexicain. À cette époque, M. de Garay venait de céder son privilège à une compagnie dont le principal personnage était un négociant de New-York. Un peu plus tard, en 1850, des citoyens de la Nouvelle-Orléans conçurent l’idée d’obtenir le privilège des concessionnaires actuels. Aucune ville de l’Union n’est effectivement aussi intéressée au succès de l’entreprise de Tehuantepec que la Nouvelle-Orléans. Le trajet de cette ville à l’embouchure du Guazacoalcos peut s’effectuer facilement en quatre ou cinq jours au plus, la distance n’étant guère que de 900 milles (1,440 kilomètres). De Tehuantepec ou d’un point voisin sur le Pacifique à San-Francisco, il y a 2,800 milles (4,480 kilomètres), que l’on peut parcourir en douze jours. C’est donc en tout dix-sept jours de navigation entre la Nouvelle-Orléans et San-Francisco ; si l’on avait une voie de communication perfectionnée sur l’isthme, on pourrait aisément le traverser en douze heures, de sorte qu’en définitive le voyage entre les deux métropoles de la Louisiane et de la Californie n’exigerait que dix-huit jours. De New-York à San-Francisco, il faudrait cinq ou six jours de plus, la différence du trajet étant de 1,400 milles (2,240 kilomètres). Si donc le passage à travers l’isthme de Tehuantepec était perfectionné, tous les gens des états de l’ouest qui vont tenter la fortune en Californie prendraient de préférence la voie de la Nouvelle-Orléans, à la condition toutefois qu’on organiserait des services de navires à vapeur entre les deux extrémités de la ligne de transit et les ports de San-Francisco et de la Nouvelle-Orléans, ce qui ne saurait manquer d’avoir lieu. Actuellement, la grande majorité des émigrans vont s’embarquer à New-York.

Une compagnie s’organisa donc à la Nouvelle-Orléans, et, après d’assez longues négociations, conclut avec le représentant des concessionnaires un traité par lequel celui-ci cédait à la compagnie les droits et les privilèges dont ils étaient investis, moyennant une somme de 3 millions de dollars, qui représentait, à ce qu’on supposait, le tiers du capital de la compagnie, — c’est-à-dire qu’on admettait que la voie de communication à établir coûterait en réalité 6 millions de dollars. On voit parle chiffre indiqué pour la dépense qu’il ne s’agirait plus d’un canal maritime- : c’est effectivement un chemin de fer qu’on se proposerait de construire, en fixant le point de départ à 50 milles de l’embouchure du Guazacoaieos, qui serait amélioré dans ce parcours. La ligne viendrait aboutir au Pacifique, près de Tehuantepec. Le chemin de fer aurait ainsi une longueur de 100 milles (100 kilomètres) à peu près. Le capital étant évalué à 6 millions de dollars, cela donne une dépense de 60,000 d. par mille ou 200,000 fr. par kilomètre. Il est probable que ce chiffre est trop faible, car le chemin de fer de Panama, placé dans des conditions analogues, coûtera beaucoup plus cher. Les arrangemens dont on vient de parler furent conclus dans les derniers mois de l’année 1850 ; on s’occupa alors de faire reconnaître le terrain de nouveau. À la tête de l’expédition que l’on envoya sur l’isthme, on plaça le major Barnard, officier distingué du corps du génie de l’armée américaine. Cette expédition partit dans les premiers jours du mois de décembre 1850 sur le navire à vapeur l’Alabama, qui devait en même temps inaugurer le service régulier que la compagnie se proposait d’installer entre la Nouvelle-Orléans et l’isthme de Tehuantepec. On annonçait aussi qu’on allait organiser immédiatement, à travers l’isthme, des moyens de transport pour les voyageurs qui voudraient prendre cette voie pour se rendre en Californie ; mais, jusqu’à présent, cette partie des projets de la compagnie n’a pas reçu son exécution. On ne paraît pas s’être occupé d’ailleurs d’installer sur le Pacifique une ligne de navires allant à San-Francisco, et le transit à travers le pays de Tehuantepec ne pouvait présenter des chances de succès qu’à cette condition. L’Alabama a cependant continué de faire son service pendant quelques mois, mais il est vrai qu’il touchait à la Vera-Cruz, où il pouvait prendre et débarquer des voyageurs. Pendant ce temps-là, l’expédition commandée par le major Barnard faisait la reconnaissance de l’isthme. Le résultat de ses opérations n’était pas bien connu il y a quelques mois, mais on a acquis la certitude que l’exécution d’un chemin de fer dans cette contrée ne rencontrerait pas de difficulté sérieuse résultant de la configuration du terrain.

Cependant de nouveaux incidens sont venus mettre des entraves aux progrès de l’entreprise de Tehuantepec. Dans le courant de l’année dernière, le congrès mexicain a refusé, pour divers motifs, de reconnaître la cession qui avait été faite par M. de Garay à des tiers, et le gouvernement du Mexique a dû, sur l’invitation du congrès, enjoindre à la nouvelle compagnie de cesser ses opérations, en menaçant de peines sévères ceux qui n’obéiraient pas à cette injonction. La compagnie, de son côté, a fait connaître l’intention où elle était de passer outre, se fondant sur ce que les droits dont elle était devenue propriétaire avaient été reconnus précédemment par le Mexique. Il est probable que le gouvernement américain finira par intervenir, et il est difficile de prévoir quel sera le résultat de son intervention. La décision du congrès mexicain a été dictée sans doute par un sentiment de méfiance qui se conçoit et s’explique fort bien. Les immenses concessions de terrains faites à M. de Garay et transmises par celui-ci à ses successeurs permettraient aux citoyens américains de venir fonder là des établissemens nombreux, dont la population dépasserait bientôt celle qui se trouve actuellement sur l’isthme. On serait modeste en commençant ; plus tard, quand on se sentirait plus fort, on deviendrait peut-être agressif. L’exemple de ce qui s’est passé il y a quinze ans au Texas est là pour prouver que ces suppositions n’ont rien de chimérique ; les Mexicains savent ce que leur a coûté cette colonisation du Texas par les Anglo-Américains. Après avoir perdu au nord une bonne partie de leur territoire, ils craignent peut-être de subir à l’autre extrémité, du côté du sud, un nouveau démembrement après lequel le Mexique pourrait s’attendre d’un moment à l’autre à être rayé du nombre des nations indépendantes.


Nous venons de montrer quels progrès a faits la question si longtemps débattue de la jonction des deux océans qui entourent le continent américain. C’est, comme on le voit, dans la Nouvelle-Grenade, à travers l’isthme de Panama proprement dit, qu’on est le plus près d’arriver à un résultat positif. Le chemin de fer que l’on construit à travers l’isthme est sur le point d’être livré à la circulation sur plus de la moitié de sa longueur, qui atteint à peine 74 kilomètres en tout. Un seul jour suffira alors pour traverser l’isthme, et plus tard, lorsque le chemin sera terminé, il ne faudra plus que deux ou trois heures pour un trajet qui demande actuellement de deux à quatre jours.

La véritable jonction des deux mers par un canal maritime à travers le pays de Nicaragua n’est encore qu’à l’état de projet ; mais elle paraît sur le point d’être mise à exécution, et, en attendant, on a installé dans cette contrée un service de transport qui se fait sur la presque totalité du parcours au moyen de bateaux à vapeur. Ce service se relie à deux lignes de navires à vapeur sur les deux océans, qui font déjà concurrence à celles qui aboutissent des deux côtés à l’isthme de Panama.

Plus au nord, sur l’isthme de Tehuantepec, on n’en est encore qu’aux préliminaires. La question se complique de difficultés qui réclameront sans doute l’intervention de la diplomatie, et qui peuvent entraîner encore une fois de graves différends entre le Mexique et le gouvernement de l’Union.

En définitive, sur toutes ces lignes de transit, c’est le peuple anglo-américain qui a pris l’initiative des travaux : c’est que ce peuple est possédé de l’idée de se frayer un chemin rapide des ports de l’Atlantique à ses nouvelles possessions sur le Pacifique, et l’on peut être sûr qu’il saura bien trouver la solution la plus favorable à ses intérêts. Sans doute, dans l’accomplissement de cette œuvre, il ne songe guère à l’avantage que le reste du monde peut y trouver ; mais cet avantage n’en est pas moins réel, et comme cette lutte contre un climat meurtrier, contre des difficultés toujours nouvelles, n’est pas sans dangers, il sera juste de tenir compte à ce peuple hardi entre tous des efforts qu’il fait pour résoudre enfin une question qui s’agitait inutilement depuis des siècles.


ÉMILE CHEVALIER.

  1. L’auteur de cette étude vient de remplir dans l’Amérique centrale une mission qui lui avait été donnée par le département des affaires étrangères pour examiner l’état et suivre l’exécution des travaux ayant pour but d’établir une jonction entre les deux océans. Les détails qu’on va lire sont le résultat de ses observations personnelles ou de renseignemens puisés aux meilleures sources.
  2. On expédiait, à la vérité, ces navires à Panama par le cap Horn : c’était une manière de les éprouver.
  3. Les voyageurs qui font halte à la Jamaïque pendant la traversée de Chagres à New-York ont l’occasion de voir à quel point les nègres et les hommes de couleur en général portent l’aversion pour toute espèce de travail. Les navires américains qui retournent aux États-Unis complètent à Kingston leur chargement de charbon. L’on penserait naturellement que, pour transporter le charbon à bord des navires, ce sont des hommes qu’on emploie ; mais en cela on se tromperait fort. Cette besogne est presque toujours, faite par des femmes. Ces malheureuses créatures entretiennent presque toutes avec l’autre sexe un commerce d’où résultent de nombreux enfans qui restent à la charge de leurs mères, les hommes se souciant fort peu de subvenir aux besoins de la communauté. C’est pour trouver un adoucissement à leur condition que les femmes sont obligées de se livrer à ce pénible labeur, qui n’offre qu’une bien faible ressource. La misère causée ainsi par de premiers désordres les repousse ensuite dans des désordres plus grands, comme cela arrive partout. Aussi les mœurs de la race nègre sont-elles très corrompues à la Jamaïque, et sans doute aussi dans les autres îles où cette race se trouve dans les mêmes conditions.
  4. Voici les chiffres qui ont été adoptés pour arriver à l’évaluation totale de chaque nature de dépense :
    Les simples ouvriers reçoivent, comme on l’a dit, 1 dollar par jour, ce qui fait 310 dollars par année, déduction faite du dimanche. Les ouvriers d’art reçoivent 50 dollars par mois, ou 600 dollars par an.
    Pendant les trois derniers mois de l’année 1850, le nombre des ouvriers a été en moyenne de 250, dont 100 ouvriers d’art et 150 manœuvres ou terrassiers.
    Pendant l’année 1851, on prend pour chiffre moyen de l’effectif 1,000 ouvriers, dont 300 ouvriers d’art et 700 terrassiers ou manœuvres. Pendant l’année 1852, on suppose que le chiffre restera de 1,200, comme il l’était au commencement de l’année. Pendant les années 1853 et 1854, on pense que l’effectif ne dépassera pas 1,000 ouvriers, parce que les travaux seront répartis sur une moindre étendue, et que l’ouverture partielle du chemin donnera certaines facilités pour les transports, etc. On a augmenté le chiffre des salaires d’un dixième pour le traitement des ingénieurs et des principaux employés. On admet que la nourriture des ouvriers coûte un demi-dollar par jour ; on a ajouté une certaine somme pour la nourriture des agens d’un ordre supérieur. Le prix des matériaux destinés à la voie de fer a été fixé d’après les indications fournies par les ingénieurs de la compagnie. Pour les autres matériaux, notamment la pierre, le sable et la chaux, on a évalué la dépense approximativement en prenant pour base les prix habituels de ces objets aux États-Unis et en augmentant ces prix dans une certaine proportion.
  5. On suppose que le chemin transportera 30,000 voyageurs ; c’est à peu près le nombre de ceux qui ont traversé l’isthme en 1850. Ce nombre a augmenté depuis ; mais on peut supposer que la voie de transit qui existe déjà à travers le pays de Nicaragua détournera à son profit une partie notable du mouvement. Le prix payé par chaque voyageur serait de 15 dollars ; actuellement la dépense du voyage à travers l’isthme varie de 50 à 60 dollars (267 à 330 francs). Les excédans de bagages sont évalués à 60,000 dollars.
    On admet que l’on transportera 3,600 tonnes de marchandises annuellement : c’est le double seulement du mouvement actuel qui n’a pu se développer par suite de l’élévation énorme des prix ; il en coûte 20 cents ou un 1 franc par livre, soit 448 dollars par tonne. Nous supposons ici que le prix par tonne sera de 22 dollars seulement, ou un dollar par cent livres.
    Pour les métaux précieux, on suppose que le chemin de fer en transportera une valeur de 100 millions de dollars (530 millions de francs). — C’est à peu près le chiffre des valeurs qui ont traversé l’isthme en 1850 ; savoir 88 millions provenant de la Californie et 13 millions de l’Amérique du Sud. Ce chiffre tend à s’accroître : le fret a été fixé à 1/4 pour 100, soit un peu plus du double de ce qu’on paie en France.
    Enfin, pour le transport des malles étrangères circulant entre l’Europe ou les États-Unis et les ports du Pacifique depuis le Chili jusqu’à l’Orégon, on suppose qu’il y aura un voyage par semaine dans chaque sens, soit cent quatre voyages en tout. On admet que le prix payé à la compagnie du chemin de fer pour chaque convoi sera de 200 dollars, ce qui est le triple au moins de ce qu’on paierait en France sur un chemin de même longueur que celui de Panama.
  6. On peut voir la relation du voyage de m. Stephens dans l’Amérique centrale et te travail publié par M. Michel Chevalier sur l’isthme de panama dans la Revue du 1er janvier 1844.
  7. M. Niles, ancien chargé d’affaires des États-Unis à Turin, avait, dans une lettre adressée à son gouvernement en 1849, et communiquée récemment au sénat de l’Union par le président Fillmore, indiqué les dispositions qui lui paraissaient le plus propres à garantir la neutralité du passage et à mener les travaux à bonne fin.