Les Altérations de la personnalité (Binet)/8

Félix Alcan (p. 122-125).


CHAPITRE IV


L’INSENSIBILITÉ DES HYSTÉRIQUES (SUITE ET FIN)
LE SEUIL DE LA CONSCIENCE

Importance présentée par l’intensité des excitations. — Une expérience sur le sens visuel. — Analogie entre les effets de l’anesthésie et ceux d’une diminution dans l’intensité des excitations. — Expériences sur le seuil des excitations conscientes pour un œil amblyopique. — Expériences sur la concurrence des champs visuels. — Théories sur le seuil de la conscience.

Il peut arriver qu’un sujet hystérique ne perçoive pas certaines excitations sensorielles parce que celles-ci ne sont pas suffisamment intenses, et que cependant ces excitations non perçues ne restent pas sans effet ; elles pourront produire un ensemble de réactions intelligentes, qui, comme l’excitation initiale, demeureront étrangères à la conscience du sujet et formeront à l’occasion une seconde conscience, une seconde personnalité plus ou moins rudimentaire. Pour fixer les idées, supposons une hystérique qui présente, à l’examen visuel, fait selon les méthodes ordinaires, une acuité visuelle faible ; la malade, placée à telle distance d’une échelle de caractères typographiques, ne peut pas lire tel mot ; cependant si on retient un moment son attention sur ce mot qu’elle n’arrive pas à lire, on aura parfois la preuve qu’elle l’a lu et perçu d’une manière inconsciente, car l’écriture automatique peut le reproduire et même le commenter ; le mot peut devenir le point de départ d’une série de pensées qui se traduiront par des gestes et des actes. Si le mot est un ordre, comme « levez-vous », il pourra être exécuté, etc.

La cause de la division de conscience se trouve ici dans la faible intensité de l’excitant.

Si on y regarde de près, on s’aperçoit qu’il existe une grande analogie entre ces deux causes de division de conscience, l’anesthésie et la faiblesse de l’excitation. L’anesthésie est comparable, jusqu’à un certain point, à une paresse fonctionnelle des organes des sens, paresse d’où il résulte que les organes ne s’ébranlent que sous l’influence d’excitations très fortes et les excitations d’intensité moyenne ne sont point perçues. Supposons l’organe moins anesthésique, c’est-à-dire, pour employer la même image littéraire, plus facile à ébranler ; si en revanche l’excitation est plus légère, le résultat sera le même que dans le cas d’une anesthésie complète : l’organe n’entrera pas en exercice, l’excitation ne sera pas perçue.

Pour appuyer cette interprétation, malheureusement un peu vague, on peut invoquer un certain nombre d’expériences curieuses ; nous n’en citerons que deux. La première montre bien que l’anesthésie équivaut à la diminution d’intensité des excitations. Pour la comprendre, il faut se rappeler que dans les cas d’hémianesthésie classique, quand une hystérique est insensible d’une moitié du corps, les organes des sens et en particulier l’œil placé du côté insensible, sont généralement atteints, mais moins que le tégument ; prenons l’exemple d’une malade hémianesthésique à droite, et dont l’œil droit présente un champ visuel rétréci et une perte du sens de certaines couleurs ; le violet n’est pas perçu, mais le rouge continue à être perçu par l’œil droit. L’œil gauche, situé du côté sain, perçoit toutes les couleurs et notamment le rouge. Le rouge est donc perçu par les deux yeux, mais d’une manière différente ; c’est ici que l’intensité, la force, en un mot la quantité de l’excitation devient importante ; en effet, le minimum perceptible n’est pas le même pour les deux yeux ; pour qu’un même morceau de papier rouge soit vu rouge par l’œil droit, il faut qu’il présente une certaine surface, plus grande que celle qui est nécessaire pour donner la sensation de rouge à l’œil gauche ; avec une certaine dimension, le papier est vu rouge par l’œil gauche et gris par l’œil droit ; bref, par suite de l’anesthésie légère qu’il présente, l’œil droit a besoin d’une excitation plus forte pour sentir que s’il était sain ; l’anesthésie a pour effet de déplacer le minimum perceptible : en d’autres termes, elle agit comme si elle diminuait l’intensité de l’excitation.

Une seconde expérience, qu’on peut pratiquer sur le même sujet, corrobore la première ; si on adapte dans une paire de lunettes deux verres, l’un rouge, l’autre vert, qui vus chacun par un œil donnent l’impression complexe d’une succession irrégulière de rouge et de vert (c’est ce qu’on appelle la lutte des champs visuels), l’hystérique n’éprouve pas cette sensation ; il perçoit seulement la couleur du verre qu’on aura placé devant son œil gauche, c’est-à-dire devant l’œil le moins anesthésique : preuve évidente que dans la lutte des deux champs visuels, l’excitation reçue par l’œil gauche est la plus forte, puisqu’elle a constamment l’avantage.

Ce qu’on appelle le seuil de l’excitation n’est donc point chez l’hystérique une limite au-dessous de laquelle une excitation ne produit aucun effet psychologique ; les excitations inférieures à un certain minimum de conscience produisent des phénomènes de sous-conscience. C’est là un fait intéressant, qui jette quelques doutes sur une opinion généralement admise. On enseigne, en se fondant sur les expériences de psycho-physique, que la conscience qui accompagne les excitations des sens n’est point continue, mais discontinue ; si, par artifice, dit-on, on arrive à diminuer graduellement, et d’une manière très lente, l’intensité d’une excitation donnée, par exemple, le son d’un timbre, on atteint un certain degré d’excitation où la conscience est complètement supprimée ; au delà de ce point, c’est le néant mental : plus rien n’est senti ni perçu pour la conscience. On comprend la gravité de cette conclusion, qui peut conduire à toute une théorie sur la répartition de la conscience dans le monde. Nous inclinons à croire, sans être absolument affirmatifs, que le point de départ de cette théorie n’est point solide.

Son point de départ, c’est la croyance un peu naïve que la conscience qui nous est personnelle, et au centre de laquelle nous nous trouvons, est la seule qui existe en nous, et qu’en dehors d’elle rien n’a conscience de rien.

Les expériences qu’on vient de lire montrent que chez l’hystérique le seuil de la conscience n’a qu’une valeur toute relative ; c’est simplement le seuil d’une conscience ; au-dessous, il y en a d’autres, et probablement la conscience se perd et se dégrade par transitions insensibles, absolument comme tous les phénomènes physiques que nous connaissons.

On ne se doute pas de la faible quantité d’excitation qui suffit chez certains sujets pour faire naître la conscience. Nous touchons ici à des questions encore bien obscures, et qui seront sans doute dans l’avenir l’objet de découvertes importantes. À titre de suggestion seulement, je mentionnerai quelques expériences inachevées que j’ai faites, et qui semblent montrer que l’inconscient peut avoir une acuité de perception tout à fait remarquable. Je suis parvenu, en m’adressant au sens tactile d’un membre insensible, à faire enregistrer par l’écriture automatique des excitations tellement faibles et délicates que jamais le toucher normal ne les aurait perçues. J’ai placé sur le tégument insensible du dos de la main, du cou, etc., des lettres, des objets de petite dimension et en relief, et la main du sujet est parvenue souvent à dessiner exactement la lettre et l’objet en relief. D’après les calculs que j’ai pu faire, la sensibilité inconsciente d’une hystérique est à certains moments cinquante fois plus fine que celle d’une personne normale. Peut-être que dans quelques circonstances la prétendue action de la pensée à distance peut s’expliquer par cette hyperacuité sensorielle vraiment extraordinaire.