Les Altérations de la personnalité

Les altérations de la personnalité d’après les travaux récens
Alfred Binet

Revue des Deux Mondes tome 103, 1891


LES
ALTERATIONS DE LA PERSONNALITE
D’APRES LES TRAVAUX RECENS

I. Th. Ribot, Maladies de la personnalité. Paris, 1884. — II. Fr. Paullian. l’Activité mentale. Paris, 1889. — III. Pierre Janet, l’Automatisme psychologique. Paris, 1889. — IV. Gurney, Myers, Proceedings for psychical Research. Londres, de 1885 à 1890. — V. Bourru et Burot, les Variations de la personnalité. Paris, 1888. — VI. Azam, Hypnotisme, double personnalité, etc. Paris, 1887.

Il se produit en ce moment, dans le domaine de la psychologie expérimentale, un fait bien curieux ; de nombreux observateurs, qui n’appartiennent ni à la même école, ni au même pays, qui n’expérimentent pas sur le même genre de personnes, qui ne se proposent pas le même objet d’expérience, arrivent, sans le savoir, au même résultat ; ils constatent qu’en dernière analyse une grande quantité de phénomènes psychologiques s’expliquent par une maladie de la personnalité, qui consiste dans un dédoublement, ou plutôt un morcellement du moi : l’unité normale de la conscience est brisée ; il se produit plusieurs consciences distinctes, dont chacune peut avoir ses perceptions, sa mémoire et jusqu’à son caractère moral.

Parmi les premiers observateurs qui ont reconnu l’existence de ces phénomènes singuliers de désagrégation mentale, nous citerons deux psychologues anglais, M. Gurney, auquel on doit de bonnes études sur la mémoire des personnes en somnambulisme, et M. Myers, qui a minutieusement analysé l’écriture automatique des spirites et des médiums. Peu de temps après eux, en France, M. Charles Richet a entrepris, sur la transmission mentale, des expériences au bout desquelles il a trouvé le phénomène de dédoublement. M. Pierre Janet, dont on connaît les nombreuses études sur l’hypnotisme et la suggestion, est arrivé au même résultat que les précédens observateurs ; et de plus, on lui doit une théorie très complète et très soigneusement construite de la désagrégation de conscience. Sans connaître cette théorie, M. Bernheim et M. Liégeois l’ont confirmée par leurs expériences sur certaines suggestions à forme négative, et ils n’hésitent pas à expliquer plusieurs détails de leurs expériences par un dédoublement du moi. Enfin, s’il m’est permis de citer mon nom et mes études, je rappellerai qu’ayant commencé, avec la collaboration de M. Féré, des expériences sur l’insensibilité hystérique, j’ai été tout surpris de rencontrer ce même phénomène de dédoublement, que je ne cherchais pas, et dont la réalité, faut-il le dire, ne me paraissait pas encore bien démontrée. Ces dernières recherches ont été confirmées récemment par celles de MM. Babinski, Onanoff, et de plusieurs autres auteurs.

D’autre part, les cas si intéressans de dédoublement spontané de la personnalité, qui ont été recueillis par M. Azam, M. Dufay, et tout récemment par MM. Bourru et Burot, Proust, Charcot, Pitres, etc., viennent apporter une contribution importante à la théorie de la désagrégation mentale, en nous montrant que la division de conscience n’est point, comme on pourrait le croire, un produit artificiel d’une suggestion maladroite, et que cette division peut s’opérer spontanément chez des personnes qui n’ont été soumises à aucune expérience.

Enfin, nous rappellerons les noms de quelques auteurs auxquels on doit soit des observations isolées, soit des idées théoriques se rattachant à la même question : ce sont MM. Ribot, Paulhan, Beaunis, William James, Max Dessoir, Héricourt, etc.

Nous allons chercher à dégager les conclusions des études précédentes ; ce que nous désirons exposer, ce n’est pas une théorie personnelle à un auteur, c’est une œuvre collective, produite par le concours de tant d’observateurs différens, qu’elle revêt aujourd’hui un caractère impersonnel.


I

Commençons notre étude, en décrivant les expériences capables de mettre en lumière le dédoublement de la personnalité chez les malades atteints d’hystérie. Un grand nombre de ces malades, considérés à l’état de veille et en dehors de leurs crises convulsives, présentent un stigmate, connu depuis fort longtemps, mais dont on n’a compris la valeur réelle que dans ces dernières années ; ce stigmate, — qu’on appelait autrefois la marque des possédés ou la griffe du diable, — c’est l’insensibilité. Le siège et l’étendue de l’insensibilité hystérique sont très variables ; elle peut occuper le corps tout entier, ou la moitié du corps, ou un seul membre ; parfois elle se limite à une région très peu étendue ; c’est, par exemple, un centimètre carré du tégument qu’on peut piquer, pincer, brûler, exciter de la façon la plus énergique sans provoquer la moindre sensation de douleur.

La réalité de cette abolition des sensations peut être mise hors de doute au moyen d’épreuves variées ; il existe même, en dehors de toute expérience, certains signes physiques qui accompagnent fréquemment, non toujours, la perte de la sensibilité chez les hystériques. Les principaux de ces signes sont : l’abaissement de la température locale, l’absence d’hémorrhagie après les piqûres, la diminution de la force musculaire volontaire, la forme de la contraction musculaire, l’absence de fatigue, le retard du temps de réaction, et enfin l’absence de cri de douleur ou de mouvement de surprise, lorsqu’une excitation forte et brusque est portée sur la région insensible, sans que le malade en soit averti. Aucun de ces signes n’est constant ; mais la présence de quelques-uns suffit, le plus souvent, pour enlever à l’expérimentateur la crainte de la simulation. On s’est longtemps mépris sur la vraie nature de l’insensibilité hystérique. Ce n’est pas, comme on l’a cru, une insensibilité véritable ; la sensation n’est pas détruite ; c’est une insensibilité par inconscience, par désagrégation mentale ; en un mot, c’est une insensibilité psychique qui provient directement de ce que la personnalité du malade est altérée ou même complètement dédoublée. L’étude attentive de ce phénomène, si banal dans l’hystérie, va donc nous permettre de regarder de près un exemple tout à fait remarquable de désorganisation de la personnalité.

Voici une jeune fille hystérique dont le bras droit est complètement insensible ; nous l’avons soumise aux épreuves que nous venons d’indiquer, et il a été possible de s’assurer que son insensibilité n’est pas le résultat d’une simulation. Nous n’avons pas besoin d’hypnotiser la malade ou de lui faire subir une préparation quelconque ; nous allons l’étudier dans son état normal, pendant la veille ; la seule précaution nécessaire consiste à lui cacher la vue de son bras insensible en le ramenant derrière son dos, ou en le plaçant derrière un écran. L’expérience étant ainsi disposée, il nous sera facile, — au moins dans certains cas, — de provoquer à l’insu de la malade des mouvemens intelligens dans son bras insensible. Nous allons assister à l’éveil d’une intelligence inconsciente, nous pourrons entrer en communication avec elle, la diriger, la forcer à résoudre des problèmes, et tous ces phénomènes, qui supposent des perceptions, une mémoire, et en un mot de véritables opérations psychologiques, se développeront sans que la malade en ait conscience.

Sans doute, l’existence de mouvemens inconsciens chez les hystériques n’est pas faite pour nous étonner ; chacun de nous, en se surveillant lui-même avec un soin suffisant, surprend des séries d’actes automatiques qui s’accomplissent sans volonté et sans conscience. Marcher, s’asseoir, tourner la page d’un livre, sont, en grande partie, des actes inconsciens. Mais il est difficile d’étudier, chez une personne normale, les caractères et surtout l’étendue de l’activité mentale inconsciente ; cette activité se montre surtout routinière, faite d’habitudes, vivant de répétitions ; elle se développe peu, et presque jamais elle n’arrive à la dignité d’une personnalité indépendante. Les conditions d’étude sont bien plus favorables lorsqu’on s’adresse à certains sujets hystériques, spécialement à ceux qui ont été fréquemment hypnotisés ; supposons que nous avons sous les yeux un de ces sujets d’élite, et voyons ce qui se passe.

En premier lieu, si on imprime un mouvement quelconque à un membre insensible, ce mouvement a une tendance à se répéter, à se prolonger indéfiniment. Prenons un doigt, fléchissons-le plusieurs fois de suite, puis abandonnons-le ; nous le verrons continuer le mouvement de flexion pendant quelques instans. Il en sera de même si on agit sur l’articulation du poignet ou sur celle du coude. Pour comprendre toute la délicatesse de ces mouvemens inconsciens, il faut mettre un crayon dans la main insensible et faire écrire à cette main une lettre, un mot ou une phrase entière, comme s’il s’agissait d’un enfant à qui l’on enseignerait l’écriture. La main de l’hystérique suit docilement, sans raideur, le mouvement qu’on lui imprime ; elle le devance quelquefois et semble chercher à le deviner. Quand on l’abandonne, il arrive souvent qu’elle reste en position, tenant avec fermeté le crayon entre le pouce et l’index rapprochés ; au bout d’un instant, elle répète le mouvement qu’on vient de lui communiquer ; elle écrit de nouveau la lettre, le mot ou la phrase ; elle l’écrit plusieurs fois de suite, sans se lasser, et il faut parfois que l’observateur intervienne et enlève le crayon, ou immobilise la main en pressant dessus pour faire cesser ce mouvement de l’écriture ; j’ai vu un jour les mouvemens communiqués persister plus d’un quart d’heure avant de s’épuiser.

Comme l’intelligence de la malade reste complètement étrangère aux effets de l’expérience et que, si on a pris les précautions voulues, la malade ne se doute même pas que sa main insensible tient un crayon et écrit, on pourrait penser, de prime abord, que la répétition des mouvemens est un acte purement automatique et machinal ; mais un observateur attentif ne sera pas de cet avis ; il saisira bien vite, dans la manière dont la main insensible exécute le mouvement, certains signes qui révèlent une intelligence. En voici un exemple : nous faisons écrire un mot connu, dont nous altérons volontairement l’orthographe ; il est intéressant alors de surveiller le mouvement de répétition ; au moment où la main arrive à la lettre inexacte, elle s’arrête, semble hésiter ; puis tantôt elle passe outre, reproduisant l’erreur, tantôt, au contraire, elle la corrige et rétablit le mot avec son orthographe exacte. L’intelligence qui dirige le mouvement inconscient se révèle encore bien clairement lorsqu’on place dans la main insensible des objets connus dont le contact est capable de réveiller un souvenir ; la main tâte l’objet jusqu’à ce qu’elle l’ait reconnu, comme le témoignent les mouvemens très variés qu’elle exécute. Si on engage les deux premiers doigts dans les anneaux d’une paire de ciseaux, la main ouvre les ciseaux et les referme vivement ; elle semble chercher à couper ; un dynamomètre est-il placé dans la main d’une malade qui connaît l’emploi de cet instrument, les doigts se fléchissent et se mettent à serrer ; enfin, un simple crayon est-il glissé entre le pouce et l’index, ces deux doigts se rapprochent, les autres se plient et la main entière prend l’attitude nécessaire pour écrire ; parfois elle écrit spontanément quelques mots sans que la malade le sache. Alors, il n’y a plus de doute, c’est bien une intelligence inconsciente qui entre en scène.

Il faut la voir à l’œuvre, cette intelligence inconsciente, quand on fait subir au membre qui paraît insensible des excitations violentes, comme des pincemens ou des brûlures ; la main exécute alors, dans certains cas, de curieux mouvemens de défense ou de fuite. Une boîte d’allumettes est mise un jour dans la main ouverte de l’un de ces sujets : au bout de quelques secondes, la main entoure la boîte, la retourne, la palpe de toutes les façons, paraît la reconnaître, prend une allumette, la frotte, l’enflamme, et l’incline un peu ; puis les doigts reculent, comme s’ils fuyaient devant la chaleur, et quand la flamme est tout près, ils se desserrent et laissent tomber l’allumette. En présence de mouvemens aussi complexes et aussi bien adaptés, l’idée d’une simulation possible viendrait naturellement à l’esprit, si on ne se rappelait pas que, par suite du dispositif de l’expérience, la malade ne voit ni sa main, ni son bras, et que tout le membre est complètement insensible.

En résumant brièvement ce qui précède, nous voyons que les opérations inconscientes qu’on peut provoquer chez une hystérique insensible ne se réduisent pas à quelques petits actes automatiques et insignifians. Ces actes peuvent être fort complexes ; ils supposent des perceptions, de la mémoire, du raisonnement, de l’imagination ; ils nous révèlent donc qu’il existe chez ces sujets une intelligence qui est autre que celle du moi normal, et qui agit à côté de ce moi, sans son concours et même à son insu. C’est là une conclusion nécessaire, elle s’impose, et, de quelque façon qu’on conçoive cette intelligence secondaire, accessoire, parasite en quelque sorte, il est certain qu’elle existe et qu’elle agit.

Nous lui avons donné le nom d’inconsciente. Le mérite-t-elle bien ? Oui, sans doute, c’est une intelligence inconsciente, si on la considère dans ses rapports avec le moi du sujet ; elle est inconsciente pour ce moi, qui ne la connaît pas ; mais est-elle inconsciente pour elle-même ? Ou bien, est-elle douée de conscience et doit-on la considérer comme une personnalité véritable ?

Je crois qu’il serait bien difficile de résoudre cette importante question de psychologie, si l’on restait dans les limites des expériences précédentes ; mais il est possible d’élargir ces limites en employant la méthode que M. Pierre Janet a imaginée pour étudier les phénomènes que nous cherchons à faire comprendre.

M. Pierre Janet est arrivé à reproduire ces phénomènes chez des malades qui n’ont point d’insensibilité ; il a suppléé au défaut d’insensibilité en provoquant un état de distraction. A première vue, on pourrait croire qu’il n’y a rien de commun entre une distraction de l’esprit et une insensibilité de la peau, et que, par conséquent, l’un de ces phénomènes ne remplace pas l’autre ; mais si nous réfléchissons un moment sur les effets d’une distraction de l’esprit, nous verrons qu’il existe une relation très étroite entre ces effets et la perte de conscience. L’observation vulgaire nous apprend que, quand notre attention est fixée avec force sur un objet, nous devenons insensible à tout le reste ; pendant que nous faisons une lecture attachante, le monde environnant nous devient étranger et on peut causer autour de nous sans que nous entendions le bruit des paroles. Un malade hystérique est, par rapport à sa main insensible, dans un état de distraction permanente ; l’effet est le même que s’il ne pensait jamais à sa main, s’il s’en désintéressait complètement, s’il fixait ailleurs tout ce qu’il a d’attention. La distraction, dirons-nous, est une insensibilité passagère, et, à l’inverse, l’insensibilité est une distraction permanente.

L’expérience a démontré l’exactitude de ces vues théoriques. M. Pierre Janet a fait voir combien il est facile de distraire les hystériques ; dès que l’attention de ces malades est retenue sur un point, on provoque en eux une foule de perceptions, de mouvemens et d’actes, dont leur moi n’a pas conscience. Ainsi, pendant qu’ils causent avec une autre personne, on peut souvent s’approcher d’eux, toucher par derrière leur épaule, prendre leur bras, le pincer, le soulever en l’air sans qu’ils s’en aperçoivent. Ce procédé de la distraction permet d’entrer directement en relation par la parole avec ce que nous avons appelé l’intelligence inconsciente de ces malades ; il suffit de distraire le sujet, puis de lui parler à voix basse : le sujet n’entend rien, mais cette intelligence seconde qui est en lui écoute ; puisqu’on lui parle, on lui donnera des ordres et des suggestions ; on conviendra, par exemple, qu’elle répondra par écrit à ce qu’on lui demande, ce qui permet d’entretenir avec elle de longues conversations, et pendant ce temps la personnalité principale ne voit rien, n’entend rien, ne se doute de rien. M. Pierre Janet a publié quelques-unes de ces conversations ; il suffit de les lire pour se convaincre que l’intelligence seconde raisonne, lie ses idées, a ses manières propres de penser et de sentir ; elle sait même qui elle est, accepte ou refuse un nom et se distingue, en tout cas, de l’autre personnalité. À ces signes, on est forcé de reconnaître qu’elle est douée de conscience et qu’elle est capable de réunir tous les élémens d’une personnalité complète. Nous voici donc amenés, par toute une série d’expériences, à cette conclusion importante : plusieurs personnalités morales, ayant chacune conscience d’elle-même, peuvent vivre côte à côte, sans se confondre, dans le même organisme.

Jusqu’ici, nous n’avons parlé que d’hystériques ; on aurait tort d’en conclure que les phénomènes de division de conscience ne s’observent que chez ces malades. L’hystérique ne doit être considéré que comme un sujet de choix, agrandissant des phénomènes qui sont, dans une certaine mesure, présens chez tous. J’ai pu m’assurer, à plusieurs reprises, sur des personnes nullement hystériques, qu’on peut trouver chez elles un rudiment de la désagrégation de conscience. Par exemple, il est relativement facile de leur faire répéter des mouvemens communiqués sans qu’elles en aient conscience. Si l’on place un crayon dans leur main, si on les prie d’abandonner cette main à l’expérimentateur sans opposer de résistance, et sans exécuter de mouvemens volontaires, on peut constater qu’au bout de quelque temps, la main de la personne répète inconsciemment le mouvement qu’on lui communique ; la personne perçoit ce mouvement, mais elle ne le croit pas spontané et s’imagine que c’est l’expérimentateur qui conduit sa main. Quelques autres expériences analogues démontrent la possibilité de produire chez une personne normale une rupture temporaire de l’unité de conscience. Les études que nous faisons en ce moment ont par conséquent une portée générale.


II

Pendant l’état de veille, les deux personnalités que nous venons d’apprendre à connaître jouent chacune un rôle bien différent. L’une est en pleine lumière, sur le devant de la scène ; c’est celle qui nous parle par la bouche du sujet ; c’est celle que tout le monde connaît. L’autre reste dans la coulisse ; elle se dissimule, et pour reconnaître son existence, il faut recourir à des procédés d’expérimentation délicats et minutieux.

Mais il arrive, dans des conditions spéciales, que le rapport de ces deux personnalités est complètement renversé, et que la personnalité prime rentre dans la coulisse, tandis que la personnalité seconde vient occuper le devant de la scène.

C’est ce qui se passe dans l’état de somnambulisme provoqué, comme l’ont montré MM. Gurney et Pierre Janet par des moyens différens. L’hypnotisation paraît avoir pour effet d’anéantir temporairement la personnalité principale, et de laisser le champ libre à des personnalités secondaires ; celles-ci en profitent pour régner sur un domaine qui, normalement, ne leur appartient pas.

On provoque le somnambulisme chez une personne par plusieurs moyens bien différens, un bruit monotone et prolongé, la contemplation d’un point fixe ou d’un objet brillant, une excitation brusque, etc. ; on peut aussi suggérer l’idée de sommeil, c’est-à-dire ordonner au sujet de dormir, ou le convaincre qu’il va s’endormir, et ce dernier moyen est le plus efficace de tous. Du reste, tous les procédés d’hypnotisation qu’on a imaginés sont empreints du plus grossier empirisme, et nous ignorons complètement pourquoi et comment le somnambulisme se produit. Nous connaissons seulement quelques recettes utiles.

Le somnambulisme est une vie psychologique nouvelle ; on peut le distinguer de la vie normale par plusieurs caractères ; souvent, l’état de la sensibilité se modifie ; chez l’hystérique, telle partie du corps, qui était insensible pendant la veille, peut redevenir active pendant l’état de somnambulisme ; l’orientation des idées, le caractère, peuvent aussi se modifier ; mais le signe le plus important de l’état nouveau est fourni par la mémoire. Très souvent, lorsque la personne mise en somnambulisme revient à la vie normale, elle éprouve une grande difficulté à se rappeler les événemens qui se sont produits pendant son sommeil artificiel ; et quelquefois, elle ne se rappelle absolument rien ; l’oubli au réveil est si fréquent que les anciens magnétiseurs l’avaient remarqué et en avaient fait une des preuves du somnambulisme ; et, bien qu’on puisse rappeler le souvenir par suggestion ou autrement, cela n’ôte rien à la valeur de ce phénomène naturel d’oubli. Il faut ajouter que, si on replace une seconde fois la même personne en somnambulisme, elle pourra, le plus souvent, retrouver les souvenirs du somnambulisme antérieur ; et si on recommence l’expérience plusieurs lois, on arrivera à donner à cette personne, par un procédé tout à fait artificiel, deux vies psychologiques bien distinctes ; d’abord, la vie normale, coupée par des périodes de somnambulisme, et dont la continuité est assurée par la mémoire ; et à côté, la vie somnambulique, dont les différentes périodes se trouveront reliées également les unes aux autres par la mémoire ; la différence de ces deux existences consistera principalement en ceci, que pendant la veille la mémoire du sujet n’embrasse que les événemens de la veille, tandis que, pendant le somnambulisme, il se souvient non-seulement des somnambulismes antérieurs, mais aussi des états de veille.

Ces observations ont été faites sur un très grand nombre de personnes ; aussi la réalité du somnambulisme et de l’état particulier de la mémoire qui l’accompagne ne se discute plus aujourd’hui ; cependant, il ne faut pas perdre de vue que, si la vérité générale de ces phénomènes est admise par tous, nous manquons souvent de preuves matérielles pour démontrer que, dans un cas donné, une personne est réellement en somnambulisme et non pas à l’état de veille.

Nous venons de supposer qu’on pouvait donner à une personne une vie somnambulique artificielle en l’hypnotisant à des momens successifs, et nous avons vu que ce procédé aboutirait à un dédoublement de la personnalité. Cette forme de dédoublement se rapproche de celle que nous avons pu étudier chez l’hystérique à l’état de veille ; elle en diffère cependant par plusieurs points, surtout par ce fait que les deux personnalités alternent, tandis que pendant la veille elles coexistent.

Les observations de M. Gurney et de M. Janet vont nous montrer que ces deux formes de dédoublement sont réductibles l’une à l’autre, et que la personnalité seconde de l’état de veille ne fait qu’un avec la personnalité qui se développe pendant les somnambulismes. Voici d’abord une expérience bien intéressante de M. Gurney. On a dit un nom, cité un fait, prononcé une phrase devant la personne mise en somnambulisme ; puis on la réveille, on l’interroge et on constate qu’elle ne se souvient de rien. Mais si on met une plume dans sa main et qu’on attire son attention ailleurs, la main va écrire automatiquement le mot prononcé pendant le somnambulisme. La personnalité seconde, qui existe à l’état de veille, et qui dirige les mouvemens de cette main, est donc au courant de ce qui s’est passé pendant le somnambulisme.

M. Pierre Janet a imaginé un autre genre d’expérience qui est la contre-épreuve de celle de M. Gurney. Au lieu de chercher à retrouver pendant la veille un souvenir somnambulique, il a cherché à réveiller pendant le somnambulisme un souvenir appartenant à la personnalité seconde de l’état de veille. Nous avons dit déjà, — mais nous le répétons, pour être plus clair, — que lorsqu’on fait écrire un mot à la main insensible, cachée derrière l’écran, ou qu’on adresse une suggestion au sujet éveillé, après l’avoir distrait, il n’a conscience d’aucun de ces faits ; il ne sait ni quel mot on lui a fait écrire, ni quelle suggestion on lui a donnée. Eh bien, il suffit de le placer en somnambulisme et de l’interroger sur ces différens points pour constater, dans certains cas, que le souvenir est bien présent ; c’est la preuve que la personne à laquelle on parle pendant le somnambulisme est la même qui, pendant la veille, perçoit les mouvemens de la main, en apparence insensible, et entend la suggestion murmurée à voix basse.

Arrivés à ce point de notre étude, nous sommes devenus capables de comprendre les observations telles que celles de M. Azam, de M. Dufay, qui ont passé, jusque dans ces derniers temps, pour de véritables curiosités psychologiques ; elles ne doivent nous apparaître maintenant que comme le grossissement d’un phénomène banal. En effet, le somnambulisme, que nous avons appris à provoquer artificiellement dans nos laboratoires, peut se manifester parfois spontanément, c’est-à-dire en dehors de l’intervention d’une personne ; le sujet, en entrant dans cette seconde existence, présente les modifications mentales que nous avons déjà décrites ; sa sensibilité et surtout sa mémoire peuvent se modifier ; en un mot, une personnalité nouvelle se manifeste ; et quand ce même sujet sera revenu à sa condition première, il ne pourra rien dire de ce qu’il a vu et fait dans sa condition seconde, quoique celle-ci ait pu durer des jours, des mois et même des années. Or, l’état que nous venons de résumer brièvement, c’est l’état de Félida, la célèbre malade d’Azam, c’est l’état de tant d’autres ; nous passons sur les détails, nous négligeons les anecdotes, pour nous en tenir à l’essentiel. On comprend maintenant que ces personnalités nouvelles qui font ainsi irruption dans la vie normale de certains malades, qui les arrachent à leurs habitudes, qui les incitent à voyager, qui leur font contracter des dettes et commettre des délits, et qui disparaissent ensuite sans même laisser après elles le souvenir de leur passage, on comprend, disons-nous, que ces personnalités bruyantes et tapageuses ne sont pas autre chose que la personnalité seconde, qui est toujours présente, quoique invisible, chez le sujet éveillé, et qui se développe pendant le somnambulisme artificiel. S’il pouvait, du reste, subsister le moindre doute à cet égard, nous rappellerions l’effet bien connu de l’hypnotisation, qu’on pratique aujourd’hui sur les sujets de ce genre lorsqu’on a quelque intérêt à connaître les actes qu’ils ont accomplis pendant leur crise de somnambulisme spontané ; il suffit souvent de les mettre en état de somnambulisme et de les interroger pour que les souvenirs de la crise puissent être réveillés.

Nous n’insistons pas sur les différences qui peuvent exister entre les somnambulismes spontanés et provoqués, ni sur les conditions physiologiques qui sont nécessaires à l’apparition de ces états ; toutes questions qui sont loin d’être complètement élucidées. Mais, d’une manière générale, on peut dire que l’étude des somnambulismes fournit de nouveaux documens à la théorie de la division de conscience.


III

C’est aussi la division de conscience qui a permis d’expliquer, au moins en partie, un phénomène de suggestion qui a été longuement étudié dans ces dernières années et qu’on a désigné successivement sous les noms d’anesthésie systématique, d’hallucination négative, de perception inconsciente, etc. On connaît le phénomène ; il consiste à supprimer, par suggestion, la perception consciente d’une personne ou d’un objet présens ; le sujet, docile à ce commandement, affirme qu’il ne voit plus, qu’il ne sent plus, qu’il n’entend plus l’objet supprimé. Si on lui a affirmé, par exemple, qu’une des personnes qui assiste réellement à l’expérience n’existe pas ou est partie, il cesse de voir cette personne ; il ne prend pas la main qu’elle lui tend ; il n’écoute pas et dit même qu’il n’entend pas les paroles qu’elle lui adresse ; si elle se place devant lui quand il marche, il ne se détourne pas, la heurte sans en avoir conscience et peut même la renverser. Pendant ce temps, le sujet reste en relation avec toutes les autres personnes et tous les autres objets qui l’entourent.

Les psychologues ont fait avec un vif intérêt l’étude de cette abolition d’une perception sensorielle ; ils ont multiplié les expériences susceptibles de montrer comment l’abolition se produit. La plus instructive peut-être de ces expériences a consisté à supprimer par suggestion un objet pris dans une collection d’objets semblables ; voici comment on a procédé. L’expérimentateur a un paquet de cartons blancs, tous semblables ; il en prend un, le montre au sujet et affirme qu’au réveil le sujet ne verra pas ce carton ; quand la suggestion réussit bien, on voit le sujet qui, réveillé, prend chacun à son tour les cartons qu’on lui présente ; il les prend tous, sauf celui qu’on a rendu invisible. Ce résultat est bien intéressant. Comment le sujet peut-il savoir que c’est ce carton-ci et non celui-là qui a été supprimé ? Pour qu’il ne commette pas de méprise et de confusion, il faut qu’il se laisse guider par quelque détail du carton, un grain, un accident du papier, enfin un point de repère quelconque. Quelle que soit l’explication qu’on adopte, on est bien obligé de supposer que le sujet reconnaît le carton invisible ; s’il ne le reconnaissait pas, il le verrait comme les autres ; il est donc obligé de le reconnaître pour ne pas le voir.

Ces expériences ont conduit les psychologues à admettre que la perception de l’objet invisible n’est pas matériellement abolie ; elle n’est abolie que d’une façon toute relative pour la conscience du sujet ; en d’autres termes, elle prend la forme d’une perception inconsciente. Une expérience récente de M. Bernheim est venue confirmer cette interprétation. M. Bernheim a constaté que, lorsqu’un sujet reçoit la suggestion de ne pas voir une personne et que la suggestion a réussi, on peut, par une suggestion nouvelle, non-seulement supprimer l’effet de la première, c’est-à-dire rendre visible la personne invisible, mais encore ramener dans l’esprit du sujet le souvenir des paroles prononcées par cette personne à un moment où le sujet semblait ne pas l’entendre ; mais pour se souvenir il faut avoir perçu ; pour que le sujet puisse répéter la parole prononcée, il faut qu’il l’ait entendue. La défense de l’expérimentateur ne supprime donc ni la sensation ni la perception ; elle produit, au moins dans certains cas, un effet beaucoup plus superficiel ; elle rend inconscient ce qui était conscient ; elle crée une cécité et une surdité de nature purement psychique. C’est à la même conclusion qu’aboutissent les expériences de M. Pierre Janet sur la division de conscience, et il est intéressant de voir des observateurs qui travaillent dans un esprit complet d’indépendance arriver au même point sans s’être cherchés. M. Janet a montré le parti qu’on peut tirer des procédés de distraction pour savoir ce que deviennent les perceptions interdites par suggestion. Nous avons dit déjà que si l’on parle à voix basse à une personne pendant un état de distraction, on peut arriver à se mettre en relation avec la seconde personnalité qui est en elle sans que la première s’en doute. On peut entretenir une conversation suivie avec cette seconde personnalité, obtenir d’elle des réponses écrites et avoir des renseignemens sur ses états de conscience, notamment sur ses perceptions. L’emploi de ce procédé d’étude montre que lorsqu’une personne obéit à la suggestion de ne pas percevoir un objet, la perception interdite passe dans le domaine de la personnalité seconde. Donnons, par exemple, à une hystérique l’ordre de ne pas voir au réveil une photographie qui est placée devant elle sur la table ; nous pourrons nous assurer que, tandis que la malade (personnalité prime) déclare qu’elle ne voit rien et qu’il n’y a rien sur la table, la seconde personne voit le portrait et peut le décrire dans tous ses détails. C’est donc elle qui a accaparé la perception de l’objet. La personne A ne le voit plus, la personne B continue à le voir. La suggestion n’a rien détruit, elle n’a fait que déplacer un état de conscience.

Nous n’affirmerons pas que tout le problème soit éclairci par les expériences précédentes ; bien des points restent encore obscurs ; mais on ne peut manquer d’être frappé par l’accord des observations, et il est curieux de voir des auteurs qui, comme M. Bernheim, après avoir soutenu avec une grande énergie qu’il n’y a que de la suggestion dans toutes les expériences psychologiques par l’hypnotisme, viennent cependant apporter, eux aussi, leur preuve à la théorie de la division de conscience.


IV

Il nous reste à parler d’une dernière forme que peut revêtir le phénomène de la division de conscience : c’est le spiritisme.

Obligé de traiter ici en quelques mots une question très complexe, nous devons nous en tenir à l’essentiel, négliger tout ce qui est accessoire et, anecdotique et chercher à dégager les faits fondamentaux qu’on retrouve à peu près dans toutes les expériences dites spiritiques. En se plaçant à ce point de vue, on peut considérer comme démontré que dans certaines conditions plusieurs personnes, et notamment celles qu’on appelle des médiums, arrivent à exprimer de différentes façons, et souvent sans en avoir conscience, une pensée qui n’est pas la leur.

Les adeptes de la doctrine admettent sans difficulté que cette pensée provient des esprits, et que ceux-ci emploient les médiums comme instrumens pour entrer en relation avec des personnes vivantes. Nous n’avons pas à rechercher ce que sont les esprits, ni s’ils existent ; c’est un côté de la question qui ne nous appartient pas, et que nous négligeons volontairement.

Les conditions dans lesquelles les médiums opèrent ont varié avec les époques. Au début du spiritisme, les prétendus esprits communiquaient avec les vivans en frappant des coups dans les meubles ou dans les murs. On convenait, paraît-il, avec eux qu’un coup frappé voulait dire oui, deux coups voulaient dire non, et ainsi de suite ; de cette façon, on pouvait les interroger et lier conversation avec eux. Quelle était la nature de ces bruits ? Comment se produisaient-ils ? On ne l’a jamais su au juste. Passons. Bientôt les esprits ont adopté d’autres moyens pour se faire entendre : d’abord, ils ont eu recours à une table, sur laquelle plusieurs personnes posent leurs mains ; la table tourne, son pied se soulève, frappe le sol, et, d’après le nombre des coups frappés, on peut connaître la pensée des esprits. Ici, nous comprenons mieux ce qui se passe, car il a été démontré que les opérateurs communiquent une impulsion à la table, sans en avoir conscience et en restant d’une parfaite bonne foi. Enfin, par une dernière simplification, on a supprimé la table et on a placé dans la main du médium une plume qui s’est mise à écrire toute seule, sous la dictée de l’esprit, sans que le médium eût conscience de ce qu’on lui faisait écrire. C’est sous cette forme que l’interrogation des esprits s’est pratiquée couramment, et nous nous en tiendrons à cette dernière expérience, dont nous allons essayer de faire l’analyse psychologique.

Depuis longtemps, les adversaires du spiritisme, ceux du moins qui ne l’ont pas simplement combattu en accusant les spirites de supercherie, ont cherché à mettre en lumière l’importance et la force des mouvemens inconsciens que chacun de nous peut exécuter ; et on a pensé même que l’écriture des médiums résulte de mouvemens de cet ordre.

M. Chevreul, qui est entré le premier dans cette voie, a fait une expérience aujourd’hui bien connue et souvent répétée, l’expérience du pendule explorateur. Si l’on tient au bout du doigt un pendule, composé d’un anneau suspendu par un fil, et qu’on soit résolu à garder le doigt complètement immobile, néanmoins, le pendule exécute des oscillations toutes les fois qu’on se représente avec vivacité un mouvement ; les oscillations ont lieu dans le sens du mouvement représenté, ce qui prouve bien l’influence involontaire d’une pensée sur les mouvemens de la main. Cette expérience a paru longtemps suffisante pour expliquer tous les phénomènes du spiritisme : une pensée qui obsède l’esprit du médium, puis un mouvement inconscient de sa main traduisant cette pensée obsédante, c’en était assez, semblait-il, pour ramener tout ce qu’il y avait de vrai dans le spiritisme aux lois physiologiques connues. Les faits qui ne rentraient pas dans cette explication étaient mis sur le compte de la fourberie.

Nous sommes devenus aujourd’hui un peu plus exigeans ; nous ne nous contentons pas de ces à-peu-près ; et tout en reconnaissant que l’expérience de M. Chevreul ne manque pas d’ingéniosité, nous ne croyons pas qu’elle contienne le dernier mot du spiritisme.

Représentons-nous aussi exactement que possible ce qui se passe dans la réalité ; et, pour guide, prenons M. Myers, qui a fait de remarquables études sur cette question. Le médium honnête et convaincu ne fait pas seulement des expériences publiques ; il interroge aussi l’esprit pour son propre compte, quand il a besoin d’un renseignement ou d’un conseil. Il s’assied, prend la plume, et pose mentalement une question à l’esprit : puis il attend la réponse avec recueillement. Au bout de quelque temps, sa main s’agite ; elle court sur le papier, traçant des caractères espacés et parfois peu lisibles. Souvent, le médium perçoit mal le mouvement de sa main ; il ne peut pas deviner ce qu’elle écrit, et parfois il ne sent même pas qu’elle écrit. Tout se passe comme si, à ce moment-là, la main devenait temporairement insensible. C’est si vrai qu’un observateur soigneux, M. William James, ayant été témoin de cette sorte d’invocation, a pu toucher et même piquer profondément la main du médium, au moment où celle-ci écrivait la réponse de l’esprit, sans que le médium ait perçu la moindre sensation.

Ce n’est pas tout ; l’écriture automatique n’est réellement qu’une partie insignifiante du phénomène spiritique ; ce qui est plus important que le mouvement de la main, c’est la pensée qu’elle traduit ; les caractères tracés, ne l’oublions pas, ont un sens ; c’est une suite de phrases, tout un discours. Or, le médium n’a pas plus conscience de ces pensées qu’il n’a eu conscience du mouvement de l’écriture. Il s’est borné à poser une question ; pour qu’il connaisse la réponse, il faut qu’il se relise. Ajoutons que, souvent, il ne peut pas se relire sans l’assistance d’une autre personne, tant l’écriture est indistincte. Il peut commettre dans sa lecture des erreurs qui seront rectifiées un peu plus tard par une nouvelle intervention de l’esprit. La réponse peut être d’une nature bizarre, inattendue ; parfois c’est une plaisanterie ou même une grossièreté qui étonnent d’autant plus le médium qu’il avait fait une demande sérieuse ; enfin, la réponse peut prendre la forme d’un anagramme ; elle peut contenir des faits oubliés par le médium, etc. Bref, tous ces caractères indiquent que l’écriture automatique provient d’une pensée autre que la pensée consciente du médium. Il y a en lui, à un certain moment, deux pensées qui s’ignorent, et qui ne communiquent entre elles que par les mouvemens automatiques de l’écriture ; disons plus exactement : il y a deux personnalités coexistantes ; car la pensée qui dirige l’écriture automatique n’est point une pensée décousue, elle a un caractère à elle, et même elle porte un nom, le nom donné à l’esprit qu’on a évoqué.

Le lecteur qui a suivi la description de la désagrégation mentale chez certains hystériques n’aura pas de peine à reconnaître que l’hystérique et le médium se trouvent dans des conditions mentales de même ordre. Nous avons vu qu’il existe chez l’hystérique, même à l’état de veille, une seconde personnalité obscure, à côté de la personnalité principale lumineuse. Pour révéler cette seconde personnalité, il suffit d’exciter les régions insensibles du corps, par exemple, de mettre un crayon dans la main insensible ; on peut encore distraire le sujet, et ensuite parler à voix basse à cette seconde personnalité sans que la première entende. Il est donc facile de reproduire chez l’hystérique ce dédoublement mental qui se produit spontanément chez le médium pendant les évocations d’esprits. Que faudrait-il de plus pour faire de l’hystérique un médium ? Que faudrait-il pour que les personnalités multiples qui sont en lui se missent à converser et à échanger des questions et des réponses par l’intermédiaire de l’écriture, comme dans une séance de spiritisme classique ? Il faudrait bien peu de chose, l’expérience l’a démontré souvent, et on sait aujourd’hui que les hystériques, ou d’une façon plus générale les somnambules, forment d’excellens médiums.

L’étude du spiritisme nous fournit donc un dernier exemple de division de conscience, et peut-être le meilleur de tous, car les manifestations spiritiques ont le caractère de phénomènes spontanés, qui ne sont pas provoqués par la suggestion inconsciente d’un opérateur, et ne sont pas le produit artificiel d’expériences de laboratoire.

Nous savons maintenant, au moins en partie, ce que c’est que la désagrégation mentale. De tout ce qui précède, il est permis de conclure que notre conscience n’embrasse pas et ne connaît pas tous les phénomènes psychologiques qui se produisent dans notre organisme. À côté des successions d’idées, d’émotions et de mouvemens, dont nous prenons connaissance, dont nous saisissons l’enchaînement logique, et qui constituent, par leur ensemble, notre moi, il peut exister des successions de même nature, c’est-à-dire des opérations intelligentes et conscientes pour elles-mêmes, qui s’accomplissent sans notre concours et même à notre insu.

Sans doute, il y a plusieurs siècles qu’on connaît et qu’on a décrit l’activité inconsciente de l’esprit ; les études récentes ne nous ont appris, peut-on dire, aucun phénomène absolument nouveau ; mais elles nous ont fait mieux comprendre ceux que nous connaissions déjà ; . elles nous ont montré d’abord que cette activité inconsciente, qui tantôt collabore avec l’activité de notre moi, tantôt travaille silencieusement pour son propre compte, n’est inconsciente que dans un sens tout relatif ; elle est ignorée de notre moi, voilà ce qui la fait paraître inconsciente, et ce qui lui donne l’apparence d’un mécanisme automatique. En second lieu, elle ne se compose pas seulement d’états désagrégés, sans lien les uns avec les autres ; ces états peuvent se coordonner, se grouper de différentes manières, et, en évoluant dans certaines conditions pathologiques que nous avons indiquées, devenir des personnalités. Nous sommes ainsi ramenés à cette vieille idée, si souvent développée par les philosophes et les moralistes de tous les temps, qu’il existe en chacun de nous plusieurs personnes morales.


ALFRED BINET.