Les Albanais des deux côtés de l'Adriatique et la nationalité albanaise d'après les chants populaires
- I. D. Camarda. Saggio di grammatologia comparata sulla lingua albanese, Livourne 1865. — H. Dr G. de Hahn. Chants tosques et Proverbes tosques, dans Albanische Studien, Vienne 1853. — Griechische und albanische Mœrehen, Leipzig 1864. — III. G. Petta. Piana dei Greci nella Rivoluzione siciliana del 1860, Palerme, 1861. — IV. H. Hecquard. Histoire et Description de la Haute-Albanie ou Guégarie. — V. G. Crispi. Chants des Albanais de Sicile, en albanais, dans Vigo, Canti pop. Sicil. Catane 1849. — VI. V. Dorsa. Poesia popolare dans Su gli Albanesi ricerche e pensieri, Naples 1847. — VII. A. Masci. Discorso sull’ origine, i costumi, etc., Naples 1847. — VIII. G. de Rada. Poésies albanaises, en albanais, Naples 1836. — IX. Chants de Séraphina Thopia, princesse de Zadrina au quinzième siècle, en albanais, Naples 1843.
Au XVIIIe siècle, Gibbon se plaignait que l’Albanie, séparée uniquement du monde occidental par le canal d’Otrante, fût aussi inconnue que l’intérieur de l’Amérique. Il y avait sans doute quelque exagération dans ces plaintes du célèbre historien : les Italiens et les Français ont toujours entretenu des relations avec la patrie de Scander-Beg ; cependant on n’a obtenu quelques notions précises sur ce pays qu’à l’époque où les Français, maîtres des îles ioniennes, entrèrent en relations avec le célèbre Ali-Pacha. Pouqueville, qui a tant contribué à populariser en France la cause des chrétiens orientaux, parle souvent des Albanais dans son Histoire de la régénération de la Grèce, et plusieurs chapitres de son Voyage peuvent encore être consultés avec fruit sur ce sujet. Cependant le courageux et docte consul de France à Janina, l’âme remplie de souvenirs classiques, était plus occupé des Hellènes que des « barbares Chkipetars. » Il n’en est pas ainsi de son compatriote l’Alsacien Gerfbeer, qui, devenu mahométan sous le nom d’Ibrahim-Manzour-Effendi, publiait à Paris, en 1827, ses Mémoires sur la Grèce et l’Albanie, Dominé par un patriotisme étroit et resté Alsacien tout en devenant musulman et soldat, Gerfbeer éprouve une répulsion instinctive pour ces populations turbulentes et guerrières, peu soucieuses de l’ordre, de la tranquillité, du bien-être, auxquels les races germaniques attachent tant de prix. De tous les Albanais, musulmans ou catholiques, dont il s’est occupé, les Mirdites trouvent seuls grâce à ses yeux pour leur bravoure, leur discipline et leur loyauté. L’étude que M. Cyprien Robert publia dans la Revue au mois d’août 1842 est beaucoup plus intéressante et plus vraie. M. Cyprien Robert se proposait plutôt cependant de donner une idée générale de la vie albanaise que de faire connaître l’origine de la langue des Chkipetars et leur littérature. Aussi ne s’occupe-t-il qu’en passant des chants populaires. De savantes publications faites en Italie, en Allemagne et en France permettent heureusement de revenir sur un sujet qui emprunte aux circonstances une incontestable opportunité. Tout concourt à mettre de nouveau en contact avec l’Europe occidentale les races albanaises qui habitent les deux rivages de la mer ionienne. Le sud de l’Italie renaît à la vie, et une activité extraordinaire se manifeste en même temps dans les ports de l’Italie orientale : Brindes (Brindisi) semble devoir reprendre son ancienne importance. Il est impossible que les nombreux voyageurs que le chemin de fer amène aujourd’hui à Brindes tardent à franchir le bras de mer au-delà duquel s’étend la côte albanaise. Les Italiens tournent déjà leurs regards vers ces « monts acrocérauniens que l’œil peut distinguer d’Otrante. » Tandis qu’ils cherchent à renouer les liens qui unissaient autrefois l’Albanie au monde civilisé, une autre nation pélasgique, les Hellènes, prend possession de Corfou, et l’étendard d’azur à la croix d’argent flottant en vue de l’Albanie renouvelle dans l’âme des Chkipetars chrétiens la mémoire des jours glorieux où des héros et des héroïnes de leur sang, les Tsavellas, les Botzaris, les Miaoulis, les Grivas, combattaient pour la cause de Souli et de la Grèce régénérée. De même le drapeau italien rappelle, d’Ancône à Palerme, aux descendans italiens des Chkipetars le moment glorieux où le général Garibaldi ouvrit les rangs de sa petite armée aux « braves et généreux Albanais » de l’Italie méridionale. Le passé de l’Albanie tel qu’il s’offre à nous dans ses chants populaires touche donc plus qu’on ne les pense aux questions du présent, et c’est toujours d’ailleurs un intéressant spectacle que celui d’un petit peuple traversant les épreuves de la conquête et de l’exil sans rien perdre des qualités qui font la force de l’esprit national.
La langue dans laquelle ont été composés les chants populaires des Albanais a été longtemps un sujet de graves débats pour les philologues. Plusieurs s’obstinaient, ainsi que le fait Pouqueville, à chercher dans une Albanie caucasienne le point de départ des Chkipetars. Leibnitz supposait que la langue des Albanais devait être celle des anciens Celtes. Les Albano-Italiens qui, comme Mgr Crispi, évêque de Lampsaque, et M. Angelo Masci, ont réfuté ces hypothèses dans de solides travaux[1] n’étaient pas assez au courant des admirables découvertes philologiques de l’Allemagne pour éviter dans leurs démonstrations de regrettables erreurs de détail. Il appartenait à M. G. de Hahn, le docte auteur des Études albanaises[2], de répandre sur cette question un jour nouveau, et à un Albanais sicilien, le père Camarda, de l’éclaircir définitivement.
Les Albanais sont pour M. de Hahn les descendans des célèbres Pélasges. Les Pélasges auraient peuplé aux époques primitives l’Epire, la Macédoine, l’Illyrie, la Grèce (Hellade et Péloponèse) et des territoires italiens considérables. En Grèce, les Pélasges auraient adopté la langue des Hellènes, lorsque l’élément hellénique vint se superposer à l’élément pélasgique, tandis que l’idiome aborigène aurait duré jusqu’à l’invasion bulgare en Macédoine et jusqu’à l’invasion serbe en Illyrie. Dans l’Albanie (Illyrie méridionale et Épire), l’élément pélasgique a repoussé ou s’est assimilé l’élément slave, et de ce pays trop peu étudié sont sorties depuis le XIVe siècle les colonies épirotes de la Grèce moderne. Ainsi s’est répétée en sens inverse l’invasion des premiers âges, avec cette différence que les Pélasges autochthones s’étaient fondus dans les Hellènes envahissans et qu’aujourd’hui les nouveaux Pélasges établis en Grèce vont s’hellénisant de plus en plus. Selon l’auteur des Études albanaises, il y aurait maintenant des Albanais dans toutes les provinces helléniques, soit de la Grèce continentale, soit de la péninsule péloponésienne, excepté l’Etolie, l’Acarnanie, la Laconie et la Messénie. Dans l’Attique, la Mégaride, l’Argolide, la Béotie, ils constitueraient la grande majorité de la population. Enfin les îles d’Hydra, de Spetzia, de Poros et de Salamine, l’Eubée méridionale et la partie septentrionale de l’île d’Andros seraient habitées exclusivement par des Albanais. Du reste, si M. de Hahn pense que les Pélasges et les Hellènes de l’antiquité étaient des peuples différens, il s’attache à montrer les nombreux liens de parenté qui les unissent. « Le proto-Albanais, dit-il, n’est pas seulement contemporain du proto-Romain et du proto-Grec, mais il y a entre eux affinité, ou en d’autres termes ce qu’il y a de pareil dans les usages des trois peuples vient d’un même élément, l’élément pélasgique. » M. Théodore Mommsen regarde comme un fait incontestable « l’origine commune » des Albanais et des races hellénique et italique.
Les Albanais de l’Italie méridionale sont justement fiers de ces glorieuses découvertes qui leur donnent pour aïeux les « divins Pélasges » d’Homère, ces Pélasges que les mythes helléniques font naître « avant la lune, » ces fils de Pelasgos, « le premier homme enfanté par la terre, » et qui bâtit sur le Lycée « la première ville qu’ait vue le soleil. » M. Dorsa, qui a recueilli avec tant de soin et discuté avec tant de sagacité les traditions populaires de ses compatriotes, revendique pour la race albanaise ces illustres origines et l’honneur d’avoir produit Philippe, Alexandre le Grand, l’Aristote, Pyrrhus, la reine Teuta, qui osa tenir tête à la république romaine. Ces souvenirs ont toujours été vivaces dans le cœur des Albanais. Un historien napolitain, Summonte, rapporte que le prince de Tarente, ayant, au XVe siècle, écrit à Scander-Beg une lettre insolente où il traitait son peuple de troupeau, reçut cette fière réponse : « tu ne connais pas mes Albanais, nous descendons des Épirotes, qui ont donné pour ennemi aux Romains Pyrrhus, et des Macédoniens, qui ont donné pour vainqueur à l’Inde Alexandre. » On comprend maintenant le sentiment de dédaigneuse fierté qui doit animer les Albanais en face des Slaves et de tous les peuples d’Europe. Deux peuples ont seuls trouvé grâce devant eux, les Grecs et les Français. Les Albanais savent combien a été glorieuse l’histoire de la Grèce antique. Un des défenseurs les plus décidés de leur nationalité, M. de Rada, prenait pour devise de ses poésies, devenues populaires, ces vers de M. de Lamartine :
- Je ne suis qu’un barbare étranger sur vos bords,
- Fils d’un soleil moins pur et de moins nobles pères,
- Indigne, ô fils d’Hellé, de vous nommer mes frères,
- Vous dont le monde entier, en comptant vos aïeux,
- Ne nomme que des rois, des héros et des dieux.
Pour les Français, ils les appellent leurs « frères » et prétendent que les ancêtres des deux nations ont été placés « dans le même berceau. » Est-ce simplement un hommage d’admiration que les meilleurs soldats de l’Orient envoient au peuple de l’Occident le plus brillant à la guerre, ou n’est-ce pas plutôt un souvenir des antiques alliances et des longues luttes entre les Pélasges de Macédoine et les descendans des Gaulois de Sigovèse établis en Illyrie ? L’histoire a mieux conservé la mémoire des guerres entreprises par Pyrrhus contre Rome quand ce prince se jeta sur l’Italie et entraîna la race albanaise à sa suite dans ses exploits et dans ses revers ; on connaît les hardies campagnes et la fin tragique du courageux Épirote, les dangers qu’il aurait fait courir à la puissance romaine, s’il avait trouvé en Italie des alliés dignes de lui. Il est curieux de voir, dans l’original récit de M. Mommsen, la ressemblance des soldats de Pyrrhus avec les condottieri albanais de notre temps. Pyrrhus mort, Teuta vaincue, la Macédoine et l’Illyrie deviennent romaines, mais les indomptables Chkipetars n’acceptent pas sans protester le joug du vainqueur. Ils n’étaient pas encore tout à fait soumis longtemps après Constantin[3]. Voici un chant, recueilli à la fois par M. Crispi et M. Dorsa, qui semble indiquer que, malgré leur goût pour les armes, les Chkipetars n’allaient pas toujours sans regret servir « l’Éternité » qui régnait à Byzance, quoiqu’il leur arrivât de conquérir à la cour un rang distingué.
« Pendant trois jours, j’ai vu en rêve — mon petit Constantin. — L’empereur lui a ordonné — de partir pour la guerre. — Le jeune homme respectueux — a pris congé de moi et de sa mère chérie, — et ensuite de sa belle, — dont il a eu pour gage un anneau, — et à laquelle il a dit avant de partir : — « Adieu, ma chère belle, — je serai loin de toi neuf ans, — neuf mois et neuf jours. — Toi, ma belle, prends un mari. » — Maintenant les neuf ans sont passés, — les neuf mois et les neuf jours, — et la belle est devenue la fiancée d’un autre, — et elle lui donnera sa main dimanche.
« Mais dans la soirée des fiançailles on entendit au milieu de la nuit, sous la tente de l’autocrate, retentir un soupir si grand que le sommeil de tous fut interrompu. Quand le matin arriva, il se leva du lit, fit battre les tambours et réunir en cercle les bouliars (gentilshommes) et les guerriers. — Dites-moi, ô seigneurs, qui de vous a soupiré cette nuit. — Chacun l’entendit sans faire de réponse, mais enfin Constantin répondit : — Moi, malheureux, j’ai soupiré. — A qui s’adresse ce soupir ? — Mon soupir va loin. — Constantin, mon cher, descends dans mes écuries, — et parmi mes chevaux, choisis celui qui est noir comme l’olive, celui qui est blanc comme la colombe ou celui qui est rapide comme l’épervier. — Constantin prit congé, choisit le coursier rapide comme l’épervier, le monta, et le pressa avec les éperons. Le jour des noces, le misérable vieillard fuyait le pays, et sur la route qu’il suivait il rencontra Constantin, Constantin le jeune fiancé de trois jours.
« — Bonjour, dit-il, ô vieillard, — où portes-tu tes pas ? — Ah ! abstiens-toi de me le rappeler, ô mon fils. — J’avais un seul fils, Constantin est son nom, — Constantin mon fils ! — Je l’ai vu en rêve pendant trois jours. — L’empereur m’a ordonné de l’envoyer à la guerre. »
Après une répétition homérique des faits racontés au début du chant, le poète ajoute :
« Et sa belle est devenue fiancée, — et elle donnera sa main dimanche. — Je te l’ai dit, ô vieux père, — que dans peu de temps viendra Constantin. — Oh ! puisses-tu avoir, mon fils, pour une si heureuse nouvelle, — des jours longs et heureux ! — Constantin revient le dimanche, — il arrive en ville de bonne heure. — Il laisse là sa giberne, — il se rend à la porte de l’église, — il y plante l’étendard[4]. — Et quoi ? peut-être ne voulez-vous pas, — ô parens, et tous tant que vous êtes, ô bouliars, — de moi pour parrain du mariage ! — Sois le bienvenu, ô jeune étranger, — bon jeune homme sans femme. »
Au moment où Constantin met l’anneau au doigt de « la belle, » celle-ci le reconnaît.
« Et comme des fleurs roses — devint son visage, — et sa poitrine se couvrit de points rouges. — Constantin s’en aperçut et s’écria : — O parens, et vous, bouliars ! — il est arrivé, il est arrivé Constantin, — et il s’empare de la fille. — Que la chose vous plaise ou vous déplaise, — la belle est à moi, — qui ai été son premier fiancé. »
Les luttes de l’empire d’Orient contre les Slaves n’améliorèrent point la situation des Albanais ; mais la nationalité pélasgique, qui avait survécu à tant d’invasions, ne devait pas disparaître davantage devant l’élément serbe. Une partie de l’Albanie alla jusqu’à embrasser le catholicisme pour mieux affirmer la nationalité albanaise en face de la nationalité serbe. Les Turcs n’ont pas plutôt pénétré en Europe qu’ils essaient à leur tour de conquérir cette petite et vaillante Albanie ; longtemps ils sont repoussés : la famille des Balsa, — qui descendait, dit la tradition, d’une famille de la France méridionale, les Baux de Provence, — les familles des Topia et des Castrioti personnifient successivement les phases diverses de cette lutte. C’est la famille des Castrioti qui eut la gloire de voir naître dans son sein le grand Scander-Beg, le héros qui par ses exploits faillit chasser à jamais les Turcs et fonder en Albanie une dynastie véritablement nationale.
George Castriote, à qui l’on donne ordinairement le nom turc du grand Macédonien (Scander, Scander-Beg), méritait beaucoup mieux que le héros des Serbes Marko Kraliévitch[5] de passionner la poésie populaire. Ce n’est pas, comme Marko, un brave idéalisé par les imaginations ; plus admirable encore dans l’histoire que dans les chants du peuple, il n’avait pas besoin pour sa grandeur des mythes dont les bardes albanais ont embelli sa légende. Disons quelques mots toutefois des chants qu’il a inspirés, pour montrer quelle action puissante « le prince Alexandre » a exercée sur les imaginations de ses compatriotes. Voici donc les traits généraux de la physionomie qu’ils lui ont donnée.
Pendant que sa mère Voïsava le portait dans son sein, elle rêva qu’elle avait mis au monde un dragon qui couvrait l’Albanie tout entière de ses gigantesques replis, et qui la protégeait de son armure d’écailles, tandis que sa queue plongeait dans l’Adriatique vers Venise, et que sa gueule enflammée engloutissait une multitude d’Ottomans. Le dragon joue à toutes les époques un grand rôle dans les mythes pélasgiques. Zeus, disaient les poètes orphiques, s’était uni à sa propre fille sous la forme d’un dragon, et de cette union était né l’Hercule-dragon. La mère d’Alexandre, l’Albanaise Olympias, avait été initiée aux mystères sabaziens, où le serpent figure sans cesse, et lorsqu’on voulut donner à son fils une origine surnaturelle, on prétendit qu’elle avait reçu dans sa couche la visite d’un serpent divin. Un énorme serpent apparut dans le lit où devait naître Scipion, le vainqueur de l’Afrique. Encore aujourd’hui, dans les contes albanais recueillis par M. de Hahn, nous voyons un jeune et beau prince caché sous l’enveloppe d’un serpent.
Les débuts de George, qui naquit avec le signe d’une épée sur le bras droit, faisaient déjà supposer qu’il serait vraiment « le dragon d’Albanie, » capable, comme Alexandre et Scipion, de briser dans sa forte mâchoire la barbarie asiatique et africaine. A peine sorti du berceau, il se traînait vers les armes de son père Jean, et s’efforçait de manier son arc, de soulever son pesant cimeterre. Dans ses jeux avec ses frères et avec ses jeunes amis, il était, ainsi que le Breton Duguesclin, « toujours battant. » Comme s’il eût voulu réunir dans sa brillante personnalité toutes les qualités de sa race, dont un observateur très exact, M. Hecquard, constate la vive intelligence naturelle, il se servait aussi bien des livres que de la lance, et à une époque où les hommes de son rang ne se piquaient pas de savoir, il parlait avec une égale facilité le latin, l’italien, le grec, le turc, l’arabe et le serbe. Sa force était aussi prodigieuse que son esprit était ouvert ; il abattit un jour d’un coup de sabre la tête d’un de ces farouches aurochs dont la race se retrouve encore dans les Karpathes, et qui ravageait les champs de sa sœur Mamisa. Plus d’une fois dans les combats il fendit du premier coup un homme armé de pied en cap. Dans les vingt-deux batailles qu’il livra aux Turcs ; ce « lion dévorant » (nom que lui donna dans sa jeunesse un prophète) tua de sa main plus de deux mille Ottomans. Loin de se livrer aux passions d’un Alexandre ou d’un Henri IV, George regardait, — principe que les Albanais continuent de défendre, — la continence comme la première vertu d’un soldat ; son cimeterre, qu’il plaçait sous son chevet, était le compagnon favori de ses nuits ; il bannissait les femmes de ses armées, et dans la paix n’avait d’autres plaisirs que des exercices virils, comme la chasse et les tournois. La croix de Saint-Jean-de-Malte, que le pape Pie II lui avait donnée, n’était pas un vain ornement pour celui dont la vie fut une perpétuelle croisade. On s’imagine l’impression que produisit dans l’Italie du XVe siècle l’apparition d’un pareil homme. Lorsque le comte Jacques Piccinino lui demanda une entrevue, il vit avec surprise s’avancer une espèce de géant à l’air martial, au large front, au regard d’aigle, à la barbe touffue. La stupéfaction du comte augmenta lorsque le prince, avec la familiarité cordiale de son pays, prit le petit homme par le milieu du corps, l’éleva en l’air, lui donna un baiser sur le front et le déposa doucement à terre, comme eût fait le Gulliver de Swift avec les nains de Lilliput ou le Micromégas de Voltaire avec un habitant de notre planète.
Ce n’est pas sans émotion que j’ai contemplé au Belvédère de Vienne la grande cuirasse dorée de ce personnage extraordinaire, brave comme Alexandre, lettré comme César, pieux comme Louis IX et implacable comme Richelieu. Je me demandais si la terre qui a produit tant de cœurs intrépides ne donnerait pas naissance à un héritier du fils de Voïsava, et si le drapeau glorieux des Castrioti resterait éternellement dans la poussière. S’il ne nous est pas donné de voir les Albanais reconquérir leur place parmi les nations, qu’il nous soit permis du moins d’imiter les vainqueurs d’Alessio, qui vénérèrent comme de précieuses reliques et transformèrent en talismans recherchés des Turcs eux-mêmes les ossemens du grand patriote albanais. Qu’il nous soit permis de chercher dans la poésie populaire la trace sacrée du héros qui fut pleuré de l’Albanie entière, et que son coursier même, — un de ces nobles animaux qu’un beau chant nous montre sensibles à la fin tragique de leurs maîtres, — regretta tellement qu’il devint indomptable et mourut peu de temps après Scander-Beg.
Scander-Beg mort, l’Albanie est soumise. Une partie de la population émigré dans l’Italie méridionale pour échapper au joug détesté des Turcs. Ce sont ces Albanais italiens, fidèles encore après quatre siècles à la mémoire et aux exemples de leurs aïeux, qui ont fait dans ces derniers temps de si grands et si heureux efforts pour reconstituer les titres historiques et la littérature populaire de leur race ; ce sont eux que le général Garibaldi appelait récemment aux armes et qui ont si bravement répondu à son appel. On les retrouvera dans le cours de cette étude. Suivons d’abord l’histoire de ceux qui restèrent attachés au sol natal.
Les Albanais qui ne s’exilèrent pas se partagèrent en trois camps. Les uns, trop fiers pour supporter la condition de raïa et conformant leur conduite au fameux proverbe toske : « là où est l’épée, là est la croyance, » refusèrent de servir un Dieu qui se laissait vaincre dans la personne de ses adorateurs ; ils se firent musulmans. Les autres, prêts à souffrir tous les maux plutôt que d’abjurer le culte de leurs pères, restèrent chrétiens, mais se partagèrent entre les deux rites. Les Mirdites et diverses tribus de la Guégarie ont conservé le rite latin avec quelques usages orientaux, par exemple la communion sous les deux espèces. L’Albanie méridionale, voisine de la Grèce, s’est prononcée pour le rite grec. Ainsi deux églises rivales se disputent les Albanais, sans parler de l’islamisme, qui à Scodra comme à Janina représente le culte vainqueur.
Les Albanais qui ont abjuré le christianisme ont joué dans l’empire ottoman un rôle considérable. N’a-t-on pas vu un moment où les ministres albanais, devenus héréditaires, arrêtant l’empire sur la pente de la décadence avec la résolution ordinaire de leur race, semblaient à la veille de substituer sur le trône de Mahomet II le sang indo-européen au sang finno-mongol ? Méhémet Koproli, qui appela en Roumanie les Ghika, ses compatriotes, et qu’on a comparé au cardinal de Richelieu, fut le premier grand-vizir appartenant à une famille célèbre. Sous son administration populaire, quoique souvent impitoyable, et sous celle de ses successeurs de la famille des Koproli, les provinces albanaises jouissent d’un calme relatif ; mais à la mort du dernier Koproli les dissensions recommencent. L’histoire de la race albanaise nous montre à toutes les époques cette perpétuelle lutte contre le pouvoir central. Les Albanais musulmans eux-mêmes, dévoués et courageux défenseurs de la Sublime-Porte contre les Hellènes, ne cessent de s’agiter sourdement pour devenir indépendans. Il faut que l’antique nationalité pélasgique soit bien vivace pour trouver le moyen de s’affirmer encore après tant de désastres en apparence irréparables. Il faut voir dans leurs chants nationaux l’altier mépris qu’ils témoignent pour ces Asiatiques, leurs maîtres, et pour leurs voisins les Slaves[6], « ces enfans de Caramanie, » et « ces Bosniaques » qui voudraient transformer en « vils serfs » les Chkipetars ! Que sont-ils auprès des Albanais, de ces « héros fiers et intrépides » semblables au « torrent furieux ? » Quand les Chkipetars s’avancent dans la plaine de Lamac-Spahire en poussant les cris aigus de l’aigle qui fond sur sa proie, la terre, soulevée dans l’air en nuages ténébreux, annonce au loin l’approche des soldats de Scodra. Leurs armes, couvertes d’argent et d’acier bruni avec soin, resplendissent au soleil, et le fusil, « ce fidèle compagnon de l’Albanais, » brille dans les mains de « jeunes gens qui n’ont pas encore atteint trois fois cinq ans. » Cette ardeur s’explique par le péril de la patrie. L’idée de patrie, qu’on a prétendu fort légèrement être étrangère à ce peuple, apparaît dans le même chant, c’est-à-dire dès la seconde moitié du XVIe siècle, avec toute sa grandeur imposante. « Devons-nous, dit le poète, déshonorer la renommée de nos pères ? Non, non, la patrie est la mère qui donne le lait de son sein pour la nourriture de ses enfans, c’est l’épouse qui dans les cœurs réveille l’amour et la tendresse. Qui donc pourrait, si les sentimens loyaux et purs d’un fils sont gravés dans son cœur, ne pas répandre son sang, ne pas sacrifier sa vie, tout, pour la sauver ? » Le poète nous apprend ensuite que le général de l’armée albanaise, Ibrahim-Pacha, se distingue par la « simplicité de ses vêtemens, » tandis que son adversaire, un chef slave, est chamarré de broderies. Les Albanais n’ont point changé depuis le XVIe siècle ; ils n’ont point, comme les Slaves du sud, la passion, des galons et des vêtemens splendides. Le luxe leur semble indigne d’un soldat, ils affectent même de porter des vêtemens souillés de poussière et déchirés par les rochers. Cet Ibrahim si simplement vêtu n’en est pas moins d’une « famille illustre » (l’Albanais est d’humeur très aristocratique) ; sa stature est colossale ; son « regard farouche » inspire la terreur, et il devance les plus valeureux, « l’acier flamboyant à la main. »
Le double amour de l’indépendance et de la guerre, qui éclate à chaque ligne dans ces chants, donne l’explication de toute l’histoire de ces peuples depuis leur défaite par la Turquie et leur asservissement à la race asiatique. A l’intérieur, ce sont des vassaux inquiétans qui n’ont d’autre préoccupation que de secouer le joug ottoman et mettent souvent l’empire de leurs maîtres à deux doigts de sa perte ; mais qu’on leur montre des combats à livrer, de la gloire à conquérir, même contre des hommes de race pélasgique, ils sont prêts, ils se précipitent et deviennent pour l’autorité de la Porte le plus solide rempart. C’est un Albanais, Moustapha, qui a combattu contre Marco Botzaris ; c’est un Albanais, Ali-Pacha, qui est venu à bout des Souliotes. Il ne faut pas s’exagérer pourtant la reconnaissance dont la Turquie leur est redevable ; toute son histoire intérieure est, pour ainsi dire, l’histoire des tentatives de ces dangereux auxiliaires pour renverser l’autorité des sultans. C’est beaucoup quand ils se contentent, comme Mahmoud à Scodra, Ali-Pacha à Janina, de créer dans leur propre pays des pachaliks à peu près indépendans ; les voici qui s’attaquent à la couronne même. Le chef d’un contingent albanais envoyé en Égypte, Redjeb-Agha, s’insurge au Caire et meurt héroïquement dans la bataille, montrant l’exemple et frayant la route à Méhémet-Ali ; celui-ci, fils d’un agha albanais, fonde la vice-royauté d’Égypte, et, sans une coalition européenne où la France refusa d’entrer, il ceignait la couronne des sultans.
Ces traditions ont une influence profonde sur l’esprit des populations albanaises ; la poésie populaire sait le nom et raconte les hauts faits des héros qui se sont illustrés dans la guerre contre les Turcs. Le chant qui montre Redjeb-Agha mourant au Caire en révolte ouverte contre son souverain ajoute que ses femmes et ses fils refusèrent de pleurer un homme qui avait eu une si belle mort, aussi glorieuse que la victoire, et que ses fils gardent en héritage son héroïsme et sa vertu. On se demande ce que deviendrait l’autorité déjà ébranlée de la Porte sur ces peuples belliqueux, si les sentimens de nationalité qu’ils manifestent avec tant de vivacité devenaient plus intelligens et plus élevés. La Porte sent bien le danger, et si elle l’a conjuré jusqu’à ce jour, elle le doit surtout à l’habileté, beaucoup plus grande qu’on ne le suppose, avec laquelle elle a su exploiter les antagonismes locaux, les différences de religion et de rite, surtout les prétentions féodales, l’esprit indisciplinable, la politique égoïste des clans, qui sont malheureusement la plaie des braves Chkipetars. On a pu voir, par le rôle des Albanais musulmans pendant la guerre hellénique, si la Porte savait tirer parti des causes d’antipathie, en apparence incurables, qui existent entre les populations indo-européennes soumises à son autorité. Un examen attentif des conditions naturelles et morales où est placée la nation albanaise peut seul nous apprendre si ce peuple triomphera des obstacles qui ont empêché sa résurrection, et s’il possède réellement là force mystérieuse qui rappelle les états à la vie.
Il suffit d’avoir la moindre idée du sol et du climat de l’Albanie pour comprendre le caractère des Chkipetars. L’Albanie est un pays hérissé de montagnes, dont la principale chaîne court du nord au sud parallèlement à l’Adriatique, à la distance environ de quarante minutes en longitude. Beaucoup de branches, composées en grande partie de monts aussi élevés que la chaîne principale, s’en détachent et se ramifient si bien sur toute la superficie du sol qu’elles le couvrent presque en entier, de façon à ne laisser dans leurs intervalles que des vallées, sauf la plaine qui se trouve vers l’embouchure de l’Ergenth. Les côtes mêmes sont montueuses, et ça et là les montagnes finissent à pic comme des murs perpendiculaires battus éternellement par la vague furieuse. De la cime, de ces montagnes, qui en divers endroits égalent la hauteur des Pyrénées, descendent de nombreuses rivières et des torrens plus nombreux encore. Comment ne pas se rappeler à l’aspect d’un tel pays cette remarque d’un des plus grands observateurs de la famille pélasgique, Hippocrate : « tous ceux qui habitent un pays montueux, inégal, pourvu d’eau et soumis à de fréquentes variations dans les saisons, doivent être très propres à l’exercice, pleins de courage, et d’un caractère sauvage et féroce ? »
Ce pays d’aspect étrange offre dans un petit espace une grande variété de climats et de produits. Au bord de l’Adriatique, surtout dans la partie méridionale, l’hiver est aussi doux qu’à Naples ; rendue à la civilisation, cette contrée deviendrait un véritable Éden, Là grandissent les orangers, les citronniers, les grenadiers, les oliviers, les figuiers, des vignes dont on obtient un vin délicieux ; mais à mesure qu’on s’éloigne de la mer, la température change : à quinze ou vingt lieues des côtes, l’hiver est long et rude, la neige tombe en abondance et les rivières gèlent. Enfin sur certains sommets on atteint la région des neiges éternelles. Cet immense développement de montagnes, où ne manquent ni les vastes forêts ni les riches pâturages, est beaucoup plus favorable à la vie pastorale qu’à la vie agricole. Aussi l’Albanais n’est point laboureur comme le Bulgare, c’est un pâtre insouciant et belliqueux qui élève d’innombrables troupeaux, vit au grand air et au soleil, dédaigne également le foyer, la charrue et les livres. La vie de famille, la culture des champs, l’étude enfin lui paraissent inconciliables avec la virile énergie que le soldat doit s’attacher à conserver comme le plus précieux des biens de ce monde. Pour lui, l’existence intellectuelle se résume dans la poésie et dans l’éloquence, dans les chants qui transmettent à la postérité les exploits des braves, dans la parole qui donne l’ascendant au sein des conseils et qui n’exerce pas moins d’empire que la force, « car beaucoup, dit un proverbe toske, ébranlent les montagnes par un seul mot. »
Le clan est un système d’organisation sociale naturel aux pasteurs, et on sait qu’il a fallu les plus énergiques efforts de l’Angleterre pour amener les Celtes des hautes terres écossaises à y renoncer. En Albanie, le clan se nomme phar, mais on ne doit pas supposer qu’il y est composé uniquement des descendans du même père. Ce cas se présente sans doute. C’est ainsi qu’un long chant slave sur les Vassœvitch raconte comment ils descendent de trois frères, c’est ainsi encore qu’une tradition fait naître les Clementi du bel exilé Clemens et de la laide Bubec ; mais un phar peut être formé de diverses familles dont les circonstances ont tellement lié les intérêts qu’elles se traitent comme si elles étaient issues de la même souche. Quoique les idées de hiérarchie aient jeté en Albanie de si profondes racines qu’on a pu nommer la Mirdita, gouvernée par son chef et ses « vieillards » (conseillers héréditaires), « une république aristocratique, » il s’en faut que les membres les plus modestes des clans, surtout dans ceux qui admettent l’élection, soient exclus de la participation aux affaires communes. L’autorité du chef des Mirdites est même fort restreinte, et cette autorité serait presque nulle, s’il ne savait acquérir une influence personnelle sur la population. Dans les familles pas plus que dans la tribu, la naissance ou la fortune ne donne le droit de mépriser aucun Albanais, et le serviteur est plutôt traité comme un enfant de la maison que comme un domestique. Environné d’ennemis, le phar sait qu’il ne doit attendre son salut que de l’accord de ceux qui le composent, et que si chacun ne s’intéressait pas au salut de tous, si les plus humbles n’étaient pas satisfaits, le caractère fier et vindicatif de la nation exposerait le clan aux plus terribles catastrophes.
Les populations albanaises se partagent, comme les anciens Hellènes, en quatre fractions : les Guègues (Djègues ou Albanais rouges), les Toskes (ou Toskas), les Liapes (Lapes ou Japides), et les Chamides (Djamides ou Tchames). Quelques historiens, comme le père Camarcta, voudraient les réduire à deux groupes, les Guègues et les Toskes, séparés par les eaux du Skoumbi, comme lorsqu’on se contente de partager les Français en Français du nord et en Français du midi, séparés par la Loire. Au point de vue où nous nous plaçons, il est d’autant plus convenable d’accepter cette dernière classification que les Liapes, les plus barbares des Albanais, n’ont pas de chants populaires connus, et que les Chamides n’ont pas d’autre organe de leurs aspirations que la muse hellénique.
C’est à M. de Hahn que revient le mérite d’avoir le premier songé à recueillir les traditions populaires (chants et proverbes) des Toskes. Consul d’Autriche à Janina, il était bien placé pour étudier les populations de l’Albanie méridionale. Les chants qu’il a rassemblés sont surtout relatifs à la vie domestique. Les vingt-sept chansons qu’il nomme « érotiques » nous donnent une idée suffisante de la manière dont les Toskes comprennent l’amour. La jeune fille qui l’inspire est décrite avec des traits primitifs empruntés tantôt à la nature, tantôt à des détails caractéristiques de costume. Dans le premier cas, on la nomme « petite baie rouge, baie rouge dans la forêt, bourgeon, ambre, citron, orange, front d’orange, oiseau éblouissant, rossignol d’été, bartavelle aux ailes d’or. » Il est à peine nécessaire d’ajouter que les jeunes Albanaises pourraient dire comme l’Espagnole de Heine : « Je suis ennuyée de tous ces cavaliers qui me comparent au soleil. » La mythologie locale, par exemple les sylphes et les lutins, fournit aussi des comparaisons : un soldat non moins préoccupé de la guerre que de l’amour appellera l’objet de ses feux « chère épée au cordon de soie. » D’autres le nommeront simplement « mon cœur, chère joue ronde » ou « cou d’argent. » Un esprit prosaïque dira : « petit mouchoir jaune » ou « rouge. » Dans un pays où la pauvreté développe la cupidité encore plus que l’avarice (l’Albanais donne aussi volontiers qu’il prend), un amant confondra dans la même admiration les pièces d’or d’Autriche ou d’Espagne et le front-d’ivoire de sa maîtresse ; il s’écriera : « Front de ducats, front de colonats. » Ces traits naïfs ne donneraient peut-être pas une idée exacte des Albanaises, qui sont les plus belles femmes de la péninsule orientale, si les poètes ne nous décrivaient assez fidèlement l’impression que peuvent produire leurs charmes. « Tu ne dois pas courir si vite, ma douce amie, car tu brûlerais le village. » L’amour ne saurait être chez ces peuples impétueux un sentimentalisme capable de dicter de mélancoliques élégies comme chez les paisibles Germains, ou de faire jaillir comme en Serbie une source abondante de poésie. C’est une « fièvre d’août » qui expose à « perdre la raison, » qui dérange l’esprit, qui réduit le corps à la plus extrême maigreur, qu’on peut comparer en un mot aux maladies les plus communes de cette contrée volcanique, où l’été le sang aisément s’enflamme, où les têtes facilement s’exaltent et se désorganisent. Aussi avec quelle rage doit s’exprimer un amour contrarié ! Et combien de fois ne peut-il pas l’être chez un peuple où l’usage élève entre les deux sexes une barrière plus difficile à franchir que les murs du gynécée le mieux gardé ! Nous ne sommes plus ici parmi les Serbes, dont les poètes parlent avec une ironique indulgence des filles qui se laissent séduire par de belles promesses et des sermens trompeurs. En Albanie, c’est une honte pour une fille de parler à un jeune homme. A défaut d’une loi sur la séduction, un père, un frère est disposé à faire payer chèrement toute tentative contre l’honneur des vierges. La moindre faiblesse peut avoir pour conséquence en ce pays de vendette les plus sanglantes tragédies. Chez les Mirdites, la coutume semble d’abord plutôt sévère que contraire à l’équité, les deux sexes étant exposés au même châtiment. Si l’adultère est puni de mort chez la femme, qu’on ensevelit sous un tas de pierres, le mari offensé a le droit de tuer son complice partout où il le rencontre ; mais, comme Pouqueville le faisait déjà remarquer, il est difficile de nommer justice le droit accordé à un époux, à des frères ou à des beaux-frères, de disposer d’une femme « sur un simple soupçon et sans enquête. » Même à Hydra et à Spetzia, avant la guerre de l’indépendance, les Albanais avaient conservé cette jurisprudence, condamnée solennellement par le Christ dans une réponse célèbre aux pharisiens. En 1816, un capitaine de la marine marchande revenait de la Mer-Noire à Spetzia. Ayant entendu dire vaguement que sa belle-fille avait reçu un de ses parens pendant l’absence de son fils, il égorgea cette femme enceinte de six mois avec sa petite fille âgée de quatre ans. Un an auparavant, sur des bruits non moins incertains, des frères avaient tranché la tête de leur sœur sur la promenade publique sans que personne fît la moindre tentative pour l’arracher à ces furieux.
De pareils traits prouvent que l’Albanaise serait trop heureuse, si elle ne relevait que de l’autorité d’un époux. Comme insensiblement les sentimens se conforment aux habitudes, elle finit par voir dans un beau-frère un personnage presque aussi important que son mari. C’est ainsi que s’explique la catastrophe rapportée par un chant albanais, catastrophe fort difficile à comprendre dans les idées occidentales. Selicha s’en retourne de la fontaine au village, portant sa cruche d’eau sur l’épaulé. Elle entend dans le lointain les hurlemens qu’on pousse à la mort d’un Chkipetar. Elle en demande la cause à des femmes qu’elle rencontre, et lorsqu’elle apprend la mort de son beau-frère, l’honneur de la famille, sans montrer la moindre hésitation, elle se jette avec sa cruche dans l’abîme qui s’étend le long du chemin.
M. Angelo Masci, dans un travail publié en 1847, comparait les mœurs albanaises à celles des anciens Germains. Sans doute les peuples qui sont au même degré de civilisation se ressemblent en bien des choses ; mais ici le fond même diffère, les nations germaniques ayant visiblement d’autres tendances que les populations pélasgiques. Cependant, Germains et Pélasges appartenant à la race indo-européenne, on ne doit pas s’étonner de trouver chez eux certaines idées communes. Ainsi, par une de ces contradictions singulières qui frappent dans la Germania de Tacite et dans les mœurs de l’ancienne Gaule, la femme est traitée en Albanie comme une bête de somme, et pourtant elle est honorée. Elle peut, comme si elle était en Angleterre ou aux États-Unis, parcourir librement les gorges les plus sauvages sans courir jamais le risque d’être insultée, et sa protection est un bouclier plus solide qu’un bataillon entier. Elle joue un rôle aussi important dans la conclusion des traités que dans la guerre. Sans doute elle reprend au foyer domestique les fonctions de la plus humble des servantes, mais la poésie, en rendant hommage à son ardeur pour le travail, fait deviner qu’elle se transformerait aisément en maîtresse de maison. En effet, ces clés qui pendent à sa ceinture sont, comme les pistolets et le yatagan du pallicare, un symbole d’autorité. Pour peindre son activité infatigable, on la compare gracieusement à l’esprit familier qui est dans la muraille et qui protège la famille. Elle a le nom de femme, mais elle est « un pallicare et un aigle. » Ici, il est vrai, on parle d’une femme âgée « qui préside aux travaux avec honneur ; » mais quand il s’agit de la jeune femme dans la maison de son « seigneur, » la poésie en donne encore la meilleure idée. Elle est comme une « belle baguette d’or, » elle est purifiée à l’égal du plus pur des métaux, elle est un « beau discours facile, » elle est « active comme la navette. » Les femmes albanaises ont grand besoin d’être actives en effet, car jeunes et vieilles sont accablées de travaux de toute espèce, et dans cette société, où pour vivre noblement il faut vivre en oisif, la femme est à la fois ouvrier, laboureur, ménagère… et soldat au besoin. Aussi son mari est-il naïvement présenté comme un bélier majestueux qui précède le troupeau en faisant sonner sa sonnette. Plus jeune, il brille moins par « la tête et par le conseil » que par l’éclat de sa fougueuse bravoure. Son cœur est « armé de pointes ; » dans son œil resplendissent « sept étoiles ; » quand il marche à la façon théâtrale des hommes de ce pays, « sept rayons » s’élancent de ses épaules. Si ses mains sont embarrassées, il tient son glaive « avec les dents, » et il tire son fusil « avec les pieds. »
Ces détails sont empruntés aux improvisations funèbres dans lesquelles les nations pélasgiques exhalent leur douleur d’une manière si pathétique et si originale. Partout, dans la péninsule orientale comme dans la presqu’île italique, j’ai trouvé chez les femmes le don de l’improvisation. Les poésies toskes en offrent bien des exemples. Égarée par la douleur, la sœur d’un aga s’écrie impétueusement : « Idris-Aga, pourquoi ne te lèves-tu pas ? » Ailleurs une orpheline maudit le meurtrier de son père avec une violence toute nationale. « Fracas du ciel, — tonnerre de la montagne, — les maisons branlaient, les toits pétillaient… — Un chien et fils de chien se leva, — et tua l’aga de l’endroit, — Murtisa-Aga ! » Une autre fois on loue dans le mort des vertus essentiellement albanaises. Tantôt il s’agit d’un « glorieux aga, dignitaire du sultan Mahmoud, asile des persécutés et… chef des klephtes, » tantôt il est question d’un certain Hassan, « Hassan le rayonnant, » qui, toutes les fois qu’il sautait dans un retranchement, en revenait « une tête à la main. » Le massacre de Monastir, où périt la fleur de l’aristocratie toske, était propre à inspirer la muse populaire pleurant sur les tombeaux. Dans un de ces chants, la sœur d’une des victimes de la perfidie de Reschid semble avoir devant les yeux les brillans et indomptables soldats qui succombèrent dans cette boucherie : « Braves guerriers et braves compagnons, comme vous éblouissiez les yeux de la terre ! » Elle oublie cependant le deuil général pour ne penser qu’à « la fleur » fauchée avant le temps. Elle s’adresse impétueusement à Abas : « Qui t’a pris tes chères armes, — les pistolets et le yatagan, : — et ce fusil (orné) d’argent ? — Qui t’a ôté le gilet à écailles (fait de galons d’or et d’argent) ? » Dans un autre chant, le poète, pour faire comprendre la grandeur de la perte que vient de faire le pays, nous raconte que le guerrier qu’il pleure combattait seul avec un éléphant, et que lorsqu’il s’avançait en Roumélie, chacun se demandait : « Qui est celui-ci ? » Dans une existence exposée à de pareilles catastrophes, tel qui était la veille admiré ou envié excite le lendemain la compassion de tous, comme cette jeune femme qui raconte la mort tragique de son époux, tué dans la nuit des noces : « Hier je vins, aujourd’hui je m’en vais, — hier parée de clinquant, — aujourd’hui les cheveux épars. » Les choses insensibles semblent elles-mêmes protester contre les trépas prématurés. « Hélas ! ô Derven-Aga[7], — tu as laissé tes braves comme morts. — Le glaive qui est suspendu dit : — Où est mon maître pour qu’il me tire ? — Le coursier dans l’écurie hennit — et dit : Mon maître, qu’est-il devenu ? — Qu’il vienne vers moi, qu’il me selle, — et qu’il aille se promener en chevauchant. »
Le plus populaire de tous ces chants funèbres est la vieille chanson consacrée à la mort d’un jeune soldat mercenaire. Il est remarquable qu’il ait plus d’une analogie avec une ballade roumaine, Miorita, et avec un chant klephtique cité par Pouqueville : « Je suis tombé, ô mes compagnons, je suis tombé — au-delà du pont de Kiabésé. — Saluez ma mère de ma part. — Qu’elle vende les deux bœufs, — et qu’elle donne l’argent à la jeune (fille) ! — Si ma mère s’informe de moi, — dites-lui que je suis marié ; — si elle demande quelle fiancée j’ai prise, — (dites-lui) trois balles dans la poitrine, — six dans les bras et les jambes ; — si elle demande quels parens sont venus (au banquet), — dites-lui que les corneilles et les corbeaux ont tout mangé. »
La plupart des chants guègues que nous possédons ont été réunis par M. Hyacinthe Hecquard, naguère consul de France à Scodra, dans l’Albanie septentrionale. Non-seulement M. Hecquard, a terminé son ouvrage par une collection de ces chants, mais il en cite ou en analyse plusieurs autres dans son livre, qui contient les plus curieux détails sur les traditions et les habitudes des Albanais du nord. M. de Hahn a aussi publié un certain nombre de poésies guègues dont les plus curieuses correspondent à ces chansons de nourrice que les Hellènes nomment νανναρίσματα.
Les chants guègues nous donnent l’idée la plus exacte de l’obstination avec laquelle les Albanais septentrionaux ont disputé le terrain pied à pied à la domination turque. — Un bey de Bouchat, nommé Méhémet, homme audacieux et rusé qui s’était établi à Tabachi, parvint à débarrasser Scodra des fonctionnaires envoyés de Constantinople et à fonder une dynastie de pachas héréditaires qui s’est maintenue jusqu’à nos jours. Méhémet s’était attaché les chrétiens des montagnes, et surtout les redoutables Mirdites, en respectant leurs lois (les lois de Lech Dukadgin) et leur indépendance. Grâce à une habileté qui n’excluait jamais la résolution, il réduisit la domination ottomane à une simple suzeraineté. Il paraît que ses enfans héritèrent de son adresse, et un chant qui nous raconte une aventure de sa fille Kraïo-Khanum montre qu’elle était fort habile à démasquer les fourbes et les voleurs. Si Kraïo avait la ruse paternelle, Mahmoud, son frère, resta fidèle à l’esprit belliqueux de Méhémet. Sa vie fut une vie de batailles : il lutta à la fois contre les Toskes, contre les Turcs et contre les Slaves de la Tsèrnagora, et trois chants guègues nous ont conservé le souvenir de l’intrépidité à toute épreuve de ce « lion rugissant, » de ce « vautour dévorant. »
Les guerres contre les Toskes sont un de ces tristes drames dans lesquels la discorde travaille, à la grande joie des Turcs, à exterminer les fils de l’Albanie. La Toskarie et la Morée furent le théâtre de combats dont personne ne semblait apercevoir les funestes conséquences. « Battez, ô cœurs, disait le poète guègue, battez, car nous avons vaincu les Toskes. » En 1770, Mahmoud se rendit lui-même en Morée avec 20,000 Albanais pour réprimer la première insurrection grecque, et cette fois encore les Ottomans avaient la joie de mettre les descendans des Pélasges aux prises avec un peuple auquel tant de liens et tant de souvenirs les rattachent. Ils n’eurent pas toujours, il est vrai, à se louer de Mahmoud-Pacha, qui remporta plus d’une victoire sur les troupes ottomanes elles-mêmes. Mahmoud eut la gloire de venger à Kossovo le désastre que les défenseurs de la péninsule avaient éprouvé dans cette plaine tristement fameuse. L’armée turque y fut taillée en pièces. Le padishah furieux mit Mahmoud au ban de l’empire et lança contre lui vingt pachas avec leurs armées. Enfermé avec une poignée d’hommes dans la forteresse sacrée de Scodra, le Rosapha, Mahmoud, conservant un calme admirable, tint tête aux Rouméliotes, et par des traits d’audace inouïs, grâce aux intelligences qu’il avait avec le pays, il força le roumili-valissi (chef des Rouméliotes) à lever honteusement le siège. Une nouvelle armée ottomane, attaquée par les montagnards et par les Mirdites, fut complètement écrasée, tandis que le pacha de Scodra brûlait la flottille turque dans la Boïana.
L’orgueil des triomphes de Mahmoud éclate dans un chant guègue. Mahmoud voit arriver l’ennemi « avec le courage du dragon. » Il s’élance, « ce lion, » sur les spahis avec les siens. La guerre et le feu durent depuis deux heures et demie jusqu’à minuit. « Tous les pachas ont pris la fuite ! Oh ! comme leur armée est passée au fil de l’épée ! » Selim-Pacha, avec ses Bosniaques, vole à l’assaut du mont Hotti. « Ahmet-Pacha et ses Albanais combattent comme les héros de l’antiquité,… les pierres, le bois, la mer sont teints de sang… Mais voici le vizir de la mer, il arrive avec sa flotte, portant la désolation et le carnage dans ses flancs. La Bosnie et la Roumélie ont investi entièrement la forteresse. Deux fois, trois fois, quarante mille soldats d’élite se sont élancés à l’assaut de ses murailles. Grâce à la Providence, ils n’ont pu lui faire aucun mail Qu’ils rassemblent, s’il leur plaît, Alep et la Perse, le monde entier, ils ne pourront s’emparer de la forteresse, œuvre de Dieu ! »
Un petit pays comme la Tsèrnagora, habité par des chrétiens intrépides, donna plus de mal à Mahmoud que l’empire des sultans. En 1775, le chef albanais avait échoué dans ses attaques contre la Montagne-Noire. En 1785, profitant de l’absence du brave vladika (prince-évêque) Pierre Ier, il put pénétrer jusqu’à Tsètinié, mais il ne parvint pas à s’y maintenir. Fier de ses succès contre les Ottomans, il se jeta de nouveau dans la Tsèrnagora, où il trouva le vladika tenant d’une main la croix et de l’autre l’épée. Obligé de s’enfuir, il revint à la charge le 22 septembre 1796 ; mais après une lutte acharnée de quatre heures il fut pris et décapité.
La journée du 22 septembre a laissé de cruels souvenirs dans l’âme vindicative des Guègues. Il suffit pour s’en convaincre de lire le chant qui la raconte. Le poète fait remarquer avec amertume que les Mirdites n’étaient pas là ; mais les Albanais, même privés de leur concours, eussent triomphé sans l’excessive prudence de « l’infidèle, » caché derrière des « haies » et des « barricades. » La vendetta albanaise est tout entière dans la conclusion : « O lions de Scodra, en avant ! mes fils, entrez dans la Tsèrnagora ! En avant, mes fidèles guerriers mirdites ! faites à ces infidèles pleurer des larmes de sang pour venger le pacha, qui, si vous aviez assisté à la bataille, ne fût pas resté seul ! »
Avant de mourir, Mahmoud s’écria, si l’on en croit le chant guègue qui raconte sa mort : « Malheureux, malheureux que je suis ! je ne laisse pas un fils pour me venger ! » Son frère Ibrahim lui succéda, et, mort lui-même sans enfans, il fut remplacé par son neveu Moustapha. Celui-ci marcha avec ses Guègues contre les Hellènes commandés par un autre Albanais, l’héroïque Marco Botzaris. Comme au temps où Mahmoud-Pacha combattait la première insurrection grecque (1770), deux peuples pélasgiques de la péninsule devaient, en s’égorgeant, retarder pour de longues années la délivrance de leur terre natale.
Moustapha, qui réprimait l’insurrection hellénique, était bien loin d’être au fond l’ami des Ottomans, et si les insurgés avaient pu connaître ses desseins et s’entendre avec lui, l’empire des sultans eût couru les plus grands dangers. Allié secret de Milosch Obrénovitch, dont il recevait des conseils et de l’argent, il songeait à briser les liens assez faibles qui l’unissaient à la Turquie et à changer son titre de pacha pour celui de prince souverain ; mais il avait plus d’ambition que de talens, et lorsqu’il se souleva à son tour contre le padishah, l’habile et énergique séraskier Méhémet-Reschid-Pacha s’empara de sa personne et l’envoya à Constantinople, où il fut depuis connu sous le nom de Moustapha-Scodrali. Plus tard il fut chargé du gouvernement de Smyrne[8]. Cet événement eut les plus graves conséquences, puisque la Porte en profita pour établir à Scodra des pachas qui sont restés soumis à son autorité.
Dans l’Albanie méridionale, le visir de Janina, Ali-Pacha, soutint avec beaucoup plus de vigueur une lutte acharnée contre le pouvoir central. Ali, le véritable type du Toske, joue le même rôle dans les chants de la Toskarie que l’intrépide Mahmoud-Pacha dans les chants guègues ; mais il occupe une place encore plus grande dans la poésie populaire, et dans les traditions helléniques, et c’est là qu’il faut l’étudier. J’en dirai autant des Souliotes, les plus valeureux des Chamides, qui l’arrêtèrent si longtemps devant leurs rochers.
Depuis la chute de la république de Souli, depuis la décadence de la confédération des Chamides, ruinée à l’époque des guerres d’Ali-Pacha contre les chrétiens de l’Albanie méridionale, depuis le massacre de Monastir, si funeste aux beys du sud et qui fut suivi de la destruction de leurs tours féodales, l’esprit d’indépendance a trouvé un asile dans le nord de l’Albanie, et la Mirdita, appuyée par ses fidèles alliés, les braves Dukadgini, par les clans des montagnes d’Alessio et de Mathia, est devenue la forteresse, jusqu’à présent inexpugnable, de la nationalité albanaise. La tribu ou principauté des Mirdites occupe dans la Guégarie une position qui explique comment ce petit état exerce une influence fort supérieure à sa population[9]. Enfermée dans d’inaccessibles montagnes, où l’on ne pénètre que par trois gorges, justement redoutées des armées du padishah, elle commande les routes de Prisren et de Tyranna, les seules qui permettent au sultan d’envoyer des secours dans la Haute-Albanie quand il est en guerre avec la Tsèrnagora. Ce pays, qu’on se représente trop souvent comme semblable aux pentes rapides des Apennins, est couvert d’admirables forêts dont les parties les plus élevées renferment des sapins centenaires. Le maïs vient dans les belles vallées de la Mirdita, mais la population, dont le chiffre s’élève sans cesse, est forcée d’acheter au dehors une partie des céréales qui lui sont nécessaires. La Mirdita se divisé en cinq bayraks (drapeaux). La principale localité du bayrak d’Orosch est Orosch (appelé souvent en Occident Orocher), résidence du chef que les Turcs nomment pacha et les Occidentaux prince. Il n’est point exact de dire, comme on le fait assez souvent, que l’abbé mitre des Mirdites, qui réside à Orosch, est le chef d’une sorte de théocratie. L’autorité dont il jouissait autrefois n’a pas résisté à l’influence du temps, et, plus habiles que les Italiens, les Mirdites ne lui ont pas permis d’intervenir dans leurs affaires politiques. L’abbé d’Orosch s’occupe donc uniquement de ses fonctions sacerdotales. Même sur ce terrain, son pouvoir a subi de graves atteintes, et il a dû reconnaître la juridiction de ce diocèse d’Alessio dont M. Wiest a fait une intéressante description. Sauf deux villages, toute la principauté reconnaît pour chef spirituel l’évêque catholique d’Alessio, qui leur fournit des aumôniers toutes les fois qu’ils vont en campagne. Le contre-poids réel au pouvoir du prince est l’élément aristocratique, et c’est dans sa propre famille qu’il rencontre surtout des élémens de résistance. Ce chef fait remonter l’origine de sa famille aux princes de Dukadgini, qui se seraient réfugiés dans ces retraites inaccessibles après la mort de Scander-Beg ; mais cette tradition n’est pas universellement acceptée parmi les Mirdites. Les chants ne permettent pas de remonter au-delà de Gion Marcu, qui vivait il y a environ un siècle et demi. Le fils aîné de Gion, Prenk Eech, batailleur comme son père, et dont la mort fut tragique, laissa trois fils, l’un qui portait son nom, l’autre qui s’appelait Dod Lech, et un troisième, célèbre dans la poésie populaire, Lech Sii (Alexandre le Noir), sous les coups duquel tomba Botzaris. Il ne reste aujourd’hui de la branche de Prenk Lech que le prince Bib-Doda, des descendans de Dod Lech que le capitaine Marko et son frère ; quant à Lech Sii, il n’a qu’un héritier, le capitaine Gion. Comme les « lois du sang » ont été consciencieusement exécutées, tous peuvent vivre dans le grand sérail du chef des Mirdites, vaste maison meublée avec une simplicité militaire. L’énergie du prince, énergie dont il a donné plus d’une preuve, tantôt sur les frontières de la Tsèrnagora, tantôt sur le Danube, ne contribue pas peu à maintenir l’ordre dans la famille régnante ; mais sa politique est bornée comme l’horizon de ses montagnes. Pour lui, l’essentiel, c’est que la bravoure mirdite conserve son antique prestige, et il aurait quelque peine à comprendre que les Albanais musulmans ou orthodoxes pussent avoir des intérêts communs avec leurs frères catholiques. Les fiers montagnards de la Mirdita ont pu, grâce à l’hérédité du pouvoir dans une dynastie vraiment populaire, la « race de Gion Marcu » (déra é Gion Marcu), échapper à l’anarchie, qui est la plaie de l’Albanie, et des actes récens prouvent que la Ffance, comprenant l’importance du rôle qu’ils peuvent jouer en Albanie, les protégerait au besoin contre les tentatives despotiques des pachas de Scodra. Les derniers écrivains français qui se sont occupés des Albanais se sont du reste chargés eux-mêmes de recommander à la sollicitude de leur gouvernement ce million de gens de cœur[10], dont l’histoire fournit des « preuves éclatantes d’énergie, d’intelligence et d’activité, » qui a conservé « les traditions et les usages chevaleresques » qu’on trouve chez les héros des chansons de geste, qui a toujours « fourni des individualités brillantes à la Grèce ancienne, à l’empire byzantin, enfin à la Turquie et à la Grèce moderne. » Les Français ont parfaitement compris que ces hommes d’une nature à la fois implacable et aimante, soldats impétueux et rudes, mais susceptibles de dévouement et habitués à mépriser la mort, seraient capables des plus grandes choses, s’il surgissait du milieu de leurs clans un chef assez fort pour imposer silence aux factions et pour conduire ses frères à la victoire. L’histoire des Albanais établis dans l’ancien royaume des Deux-Siciles va nous attester une fois de plus la vitalité qui anime cette nation.
Il semblerait que les Albanais fixés depuis si longtemps de l’autre côté de l’Adriatique n’aient dû garder qu’un vague souvenir des exploits du héros de Croïa. Pourtant il n’en est rien, et les boutades ordinaires sur l’ingratitude des peuples ne sauraient s’appliquer à eux. Si la domination étrangère ne permet pas d’élever un monument au grand Castriote dans son pays natal, si la Pelousia, que les Slaves ont si bien nommée « forteresse sainte » (svetigrad), n’est plus qu’une ruine, le nom du héros continuera d’être béni et sa mémoire exaltée tant qu’un cœur albanais battra dans les deux péninsules sœurs.
Dans les banquets des Albanais de l’Italie méridionale, la poésie populaire chante non-seulement « le pain et le vin, » mais les festins de Scander-Beg, qui « mangeait la chair des chapons et des lièvres, ainsi que la tête des perdrix, » qui « avait des coupes et des fourchettes d’or et des nappes de soie. » Grands amateurs de la chasse, tandis que les autres peuples de la péninsule orientale n’ont pas ce goût essentiellement militaire, les Albanais aiment à charger leur table de gibier, et ils s’imaginent volontiers qu’au temps où l’Albanie faisait reculer les plus grands hommes de l’islam, Mourad II et Mahomet II, il régnait dans leur pays la plus fabuleuse abondance, et que leurs pères se nourrissaient de la chair des hôtes des bois.
La vala, danse qui en Italie est le seul divertissement des femmes albanaises, est aussi accompagnée de chants qui rappellent la mémoire chérie de Scander-Beg. Les trois jours de Pâques sont particulièrement consacrés aux danses et aux chants nationaux. Il semble que pour ces exilés le triomphe du Christ sur la mort se soit identifié avec le souvenir de quelque victoire remportée par Scander-Beg sur le croissant le jour même de Pâques. Ces anciennes fêtes sont encore complètement conservées, dit M. Dorsa, à Frascineto, à Civita et à Porcili, dans la Calabre citérieure. La partie principale est une représentation dramatique où figurent des jeunes gens vêtus à l’orientale, avec des turbans, des panaches, des drapeaux et des épées dégaînées. Ils s’avancent en bon ordre, guidés par la voix des vieillards et formant un double chœur qui chante alternativement, en suivant le mouvement des danses guerrières, les exploits du grand Albanais. D’un autre côté, les femmes, vêtues de leurs plus riches habits (le costume des Albanaises de ce pays est fort beau), entonnent également des chants dont l’accent belliqueux convient au caractère particulièrement énergique qui signale dans cette race le sexe féminin. N’a-t-on pas vu le roi des Deux-Siciles obligé en 1860 de sévir contre les Albanaises de Piana de Greci, complices des patriotes italiens ?
Voici un de ces chants, publié par M. Dorsa ; il est vraiment héroïque et consacré à la mort de Scander-Beg :
« Quand partit Scander-Beg pour aller à la bataille, sur la route qu’il suivait, il rencontra la Mort, mauvaise messagère de triste aventure. — Mon nom est la Mort : retourne en arrière, ô Scander-Beg, parce que ta vie touche à son terme. — Lui l’écoute et la regarde : il tire son épée, et elle reste immobile.
« — Ombre de vent, redoutée seulement des lâches, d’où sais-tu que je dois mourir ? Ton cœur glacé peut-il me prophétiser le trépas ? ou le livre du sort des héros t’est-il ouvert ?
« — Hier dans les cieux m’ont été ouverts les livres de la destinée, et, noire et froide comme un voile, elle descendait sur ta tête, puis elle se jetait ensuite sur d’autres. »
« Scander-Beg se frappe les mains, et son cœur laisse échapper un soupir. — Ah ! Malheureux ! je ne vivrai plus. — Il se met à contempler les temps qui doivent se succéder ; il voit son fils sans père et le royaume au milieu des larmes. Il rassemble ses guerriers et leur dit :
« — Mes fidèles guerriers, le Turc conquerra toute votre terre, et vous vous ferez ses esclaves. Dukadgin, amène-moi ici mon fils, ce fils charmant, afin que je lui donne mes avis. — Fleur abandonnée, fleur de mon amour, prends avec toi ta mère et prépare trois de tes meilleures galères. Si le Turc le sait, il viendra pour s’emparer de toi, et il insultera ta mère. Descends vers la plage : là est un cyprès sombre, triste. Lie le cheval à ce cyprès et déploie mon drapeau sur mon cheval aux vents de la mer, et à mon drapeau pends mon épée. Le sang des Turcs est resté sur le tranchant, et là dort la mort. Sous l’arbre noir, les armes du guerrier redouté resteront-elles muettes ? Quand souffle la bise furieuse, le cheval hennit, le drapeau flotte au vent, l’épée résonne. Le Turc l’entendra, et, tremblant, pâle, attristé, il reculera en pensant à la mort. »
Ce chant contient un tableau exact de la situation de l’Albanie à la mort de Scander-Beg, et il semble un écho des paroles désolées que Lech Dukadgin adressa au peuple. Égaré par la douleur, Dukadgin arriva sur la place publique (17 janvier 1467) en s’arrachant la barbe et les cheveux. « Accourez, disait-il, chefs des Albanais et des Macédoniens. Il est tombé le rempart qui protégeait l’Épire, toute espérance s’est éteinte avec un seul homme ! » Scander-Beg, qui prévoyait les conséquences de sa mort, aurait pu, lui qui avait bravé l’ennemi dans tant de combats, avoir le sentiment que lui prête le poète, le regret de quitter la vie dans un moment où le sort de son pays dépendait de son existence. J’ignore si, comme l’affirme le chant, sa femme Donica, de l’illustre maison des Topia, se réfugia dans l’Italie méridionale ; mais il est certain que son fils Jean et que sa fille Irène y cherchèrent un asile avec plusieurs parens ou amis de Scander-Beg. Les Albanais n’ont pas les instincts égalitaires des Hellènes ; ils attachent au contraire beaucoup d’importance à l’ancienneté des races. Aussi parmi les familles établies en Italie plusieurs se glorifient-elles des liens qui les rattachent au héros de leur pays. Les Rerès, les de Pravata, les Croppa, les Cuccia, les Manisi, sont des maisons alliées aux Castrioti. Les Basta, les de Samuele, les Matranca, descendent d’amis ou de compagnons d’armes de Scander-Beg. Quant aux princes Albani de Rome, leur nom atteste leur origine, et avec eux l’Albanie catholique a ceint la tiare le jour où Jean-François Albani prit le nom de Clément XI.
Les Albanais s’établirent, les uns dans les provinces continentales de l’Italie du sud, les autres en Sicile. Un document officiel mentionne sept émigrations successives : les deux premières eurent lieu sous Alphonse d’Aragon, roi des Deux-Siciles en 1435, même avant la monde Scander-Beg ; la dernière s’accomplit sous Ferdinand IV et donna naissance à la colonie de Brindes. La quatrième émigration, sous Charles V, venait de Coron, et le chant : « O belle Morée » (o ebucura Morea) en conserve le souvenir. La présence de quelques élémens de grec moderne dans la langue des Albanais d’Italie semble devoir être attribuée à cette émigration, composée en grande partie de belliqueux Maïnotes et d’autres Péloponésiens. Le P. Camarda, dont l’autorité est si grande en ces matières, pense que les émigrés sont, sauf un petit nombre de descendans des Hellènes, d’origine toske, puisqu’ils parlent ce dialecte. Des soldats de la croix qui préféraient l’exil à l’islam auraient dû être bien reçus dans cette Italie que les Turcs menaçaient encore ; mais quoique les Albanais italiens n’aient montré aucune répugnance à accepter la primauté du pape et les décisions du concile de Florence, qui se réunit du vivant même de Scander-Beg, leur attachement au rite oriental déplaisait à leurs hôtes. Le mariage des prêtres, la communion sous les deux espèces, la consécration du pain fermenté, etc., semblaient fort suspects à des populations qui attachent, comme toutes les races méridionales, tant d’importance au rite. Les papes eux-mêmes ne parvenaient pas à faire comprendre aux Italiens catholiques le puissant intérêt que l’église romaine avait à ménager les Albanais chrétiens et à respecter leurs coutumes. Il en résulta des vexations dont on trouve la trace dans les historiens nationaux. Pour échapper à ces vexations, plusieurs localités de la Calabre citérieure et de la Basilicate finirent par adopter le rite latin. Dans la Calabre ultérieure, dans la Capitanate, dans la Terre d’Otrante, le rite oriental a disparu, En Sicile, sauf à Bronté et à Santa-Cristina, les Albanais ont conservé le rite antique, qui leur rappelle la patrie.
Les cérémonies des noces et des funérailles (les dernières surtout) étaient aussi empreintes d’un caractère oriental prononcé qui rencontrait peu de sympathie chez les Italiens ; cependant elles se sont assez bien conservées, du moins sur le continent[11]. Dans toutes ces cérémonies, principalement dans les solennités funèbres, le chant joue un rôle considérable. La femme albanaise, illettrée, impétueuse et passionnée, a le don de transformer par l’improvisation les scènes déjà si lugubres des funérailles en un spectacle effrayant. Ces chants funéraires, toujours improvisés par les femmes, sont empreints d’une riche et pathétique poésie ; ils donnent une idée de la violence des sentimens chez ces races primitives. Cette violence ne se révèle pas d’ailleurs seulement dans les fêtes nuptiales ou les cérémonies funèbres : elle éclate dans toutes les grandes épreuves de la vie domestique ou populaire. M. Giuseppe-Angelo Nocili a écrit, sous la dictée d’une vieille Albanaise, le chant d’Angélina, dans lequel l’amour outragé se montre capable d’une de ces terribles vengeances dont la race albanaise a le goût. Le chant commence par un portrait du héros, qui fait pressentir le sort des imprudens assez hardis pour le braver. « Dhimitri était à la guerre — un vent impétueux qui brise et déracine les bois. — Il était la foudre qui traîne après elle la sombre pluie et les tempêtes. — Dhimitri était parmi ses compagnons — la douce parole qui calme, — la joie qui rend heureux, — le beau rire qui réjouit ! » Dhimitri fait part à ses amis du dessein qu’il a de voir sa belle, et il se dirige vers la maison d’Angelina, qu’il trouve fermée. Une vieille femme qui accourt en l’entendant frapper lui répond qu’il n’y a personne, « tandis que la belle avec un autre — plaisantait dans la maison. » Voyant qu’il était pris pour dupe, il jette la porte en dedans et trouve la perfide et son amant frappés de terreur. « Le jeune homme, il le met en morceaux ; — la fille, il l’égorge ; — puis il les prend comme deux sacs — et les porte au moulin. — Pendant qu’on était au cœur de minuit, — il les jette sous le moulin : — Allons, mon brave moulin, — mouds-moi la bonne farine ! — Ce jeune garçon était un bouliar — très prudent et très bon. — Allons, mon brave moulin, — mouds-moi la blanche farine ! — Cette enfant qui m’avait touché — plus que la neige était blanche ! »
Le respect de la foi jurée qui a inspiré ce chant n’est pas moins frappant dans une composition d’un caractère vraiment saisissant, connue sous le nom de chant de Garentina. Là, comme chez ces anciens Gaulois que l’Albanais aime à nommer des « frères, » la parole donnée oblige jusque dans la tombe[12].
« Il y avait une excellente mère ; — cette mère avait neuf fils, — neuf fils vaillans, — tellement que chacun d’eux était un gentilhomme. — Elle avait aussi une jeune fille, — belle réellement comme une rose, — dont le sein était déjà arrondi, — et à laquelle on donnait le nom de Garentina. — Beaucoup de seigneurs et beaucoup de bouliars — étaient venus dans le pays, — étaient venus afin d’obtenir cette jeune fille ; — mais on ne l’avait donnée à aucun. — Enfin il arriva d’un pays, — d’une terre fort éloignée, — un chevalier valeureux. — Mais parce qu’il était de fort loin, — à lui aussi on ne la donna pas. — Seul voulait la lui donner Constantin, — un frère de Garentina. — Il allait et il venait Constantin, — il allait et il venait pensif.
« LA MERE. — Constantin, mon fils, — quelle est ton idée ? — Qu’as-tu, mon fils, dans l’esprit ? — Pourquoi veux-tu m’envoyer — Garentina si loin ? — Constantin, ô mon fils, — ton idée est mauvaise. — Lorsque dans la joie je la voudrai, — dans la joie je ne l’aurai pas ; — alors que dans le deuil je la voudrai, — dans le deuil je ne l’aurai pas.
« CONSTANTIN. — Oh ! ma mère, reçois ma foi ; — alors que dans la joie tu la voudras, — alors dans la joie j’arrive et te l’amène ; — alors que dans le deuil tu la voudras, — alors dans le deuil j’arrive et te l’amène.
« Comme le voulait Constantin, — Garentina mit la couronne (des mariées) ! — Et ils envoyèrent Garentina — parmi les étrangers, dans une cité. — Longtemps après arrivèrent des guerres, — et à cette mère affligée tous ses neuf fils en un an — restèrent morts. — Ses neuf brus et ses neuf petits-fils — moururent la même année ; — elle s’habilla tout entière de deuil — et plongea sa maison entière dans l’obscurité. — Vint le jour des morts ; — lentement, lentement sonnait la cloche ; — de tristesse s’emplissait l’âme, — et dans le cœur s’éteignait l’orgueil. — Cette mère au cœur blessé — alla ce jour à l’église — où ses neuf fils étaient dans le tombeau, — et à minuit elle en sortit. — A chaque tombe, elle mit un cierge — et dit un chant funèbre en demandant grâce pour l’âme ; — mais à la tombe de Constantin — elle mit deux cierges et dit deux chants.
« LA MERE.. — Constantin, honoré jeune homme, — Constantin, ô mon fils, — où est la parole que tu m’as donnée ? — Il est mort et il a été mis sous la terre !…
« A minuit, l’église demeura — fermée sans qu’il restât personne. — Constantin sortit de son sépulcre, — et comme vivant détira ses membres et secoua son engourdissement. — La pierre du tombeau se trouva là pour cheval ; — dessus était une couverture noire, — et l’anneau qui maintenait la pierre — aussitôt lui fit un frein d’argent. — Constantin saute sur ce coursier, — et vole rapide comme le vent, — tellement qu’au point du jour devant la maison — de sa sœur il se trouva. — Les fils de sa sœur près de là — couraient aux hirondelles, — et devant la maison du père — avec joie dansaient et folâtraient.
« CONSTANTIN. — Mes enfans, où est votre mère ?
« LES FILS. — Elle est à la ville pour la vala (danse). — Elle est dans la première danse.
« CONSTANTIN. — Enfans, vous êtes charmans, — mais ne faites plus rien pour moi. (il court à la vala et il interroge les danseurs.) Garentina, ma sœur, — Garentina n’est pas avec vous ?
« LES DANSEURS. — Tu la trouveras plus loin. — Va dans la seconde danse.
« CONSTANTIN. — Jeunes femmes, vous êtes belles ; — mais pour moi vous êtes sans beauté. (Il va aux autres danseurs et il les interroge.)
« GARENTINA. — Oh ! qui vient ? Constantin ! — Constantin, mon frère !
« CONSTANTIN. — Garentina, allons, hâte-toi.
« GARENTINA. — Et pourquoi cet empressement ?
« CONSTANTIN. — Tu dois venir avec moi chez la mère.
« GARENTINA. — Dois-je venir en deuil ou en joie ? — Si… je dois venir en deuil, — je vais m’habiller de noir, — si… je viens en joie, — je dois prendre de beaux vêtemens. « CONSTANTIN. — Garentina, ma sœur, — viens telle que tu es maintenant.
« Il la prit en croupe sur son cheval. — Le silence de la longue route, — Garentina le rompit ainsi :
« GARENTINA. — Constantin, mon frère, — je te vois un mauvais signe, tes épaules et tes bras moisissent !
« CONSTANTIN. — J’ai été dans la fumée des fusils.
« GARENTINA. — Constantin, mon frère, — je te vois un mauvais signe, — la crinière de ton cheval est mêlée, — salie, souillée de poussière !
« CONSTANTIN. — Mon coursier s’est abattu — et m’a couvert tout entier de poussière. (On arrive au pays. )
« GARENTINA. — Constantin, mon frère, — je vois un mauvais signe… Mes neuf neveux, où sont-ils ?
« CONSTANTIN. — Ils sont à jouer au disque. — Personne ne savait notre arrivée. — Remarque que l’heure approche du soir.
« GARENTINA. — Mes neuf belles-sœurs, où sont-elles ? — Pourquoi ne viennent-elles pas au-devant de nous ?
« CONSTANTIN. — Elles sont à la danse.
« GARENTINA. — Et mes neuf frères, où sont-ils ?
« CONSTANTIN. — Ils sont au conseil.
« GARENTINA. — Constantin, mon frère, — je vois un mauvais signe, — les fenêtres fermées.
« CONSTANTIN. — Le vent du printemps les a fermées, (Ils arrivent devant l’église.)
« CONSTANTIN. — Garentina, ma sœur, — va en avant, — pour un moment j’entre à l’église.
« Et il retourne parmi les morts… — Garentina s’avance et monte, — elle frappe à la porte en faisant toup-toup.
« GARENTINA. — Ma mère, viens m’ouvrir ; — je suis Garentina, — et Constantin m’a amenée.
« LA MERE. — Va au diable, Mort cruelle, — qui m’as pris mes neuf fils ; — tu m’as pris aussi ma fille, — et tu veux maintenant me prendre.
« GARENTINA. — Oh ! je te donne ma parole, mère, — que je suis Garentina.
« La mère se précipite et ouvre.
« LA MERE. — Ma fille, qui t’a amenée ?
« GARENTINA. — Constantin est venu et m’a amenée.
« LA MERE. — Constantin ! Et où est-il allé ?
« GARENTINA. — Il est venu et est entré dans l’église.
« LA MERE. — Constantin, ah ! ma fille, — Constantin est devenu poussière.
« En pleurant, en s’embrassant, — la mère et la fille se serrèrent l’une contre l’autre, — et leur terreur et leur chagrin furent si grands — que moururent la fille et la mère[13]. » Il resterait probablement peu de traces des cérémonies, de la langue et des traditions nationales des Albano-Italiens, si ceux-ci n’avaient pas obtenu de Charles III la fondation d’établissemens spéciaux consacrés à l’instruction de leurs enfans. Tels furent le collège de San-Benedetto-Ullano (transféré sous Ferdinand IV au monastère de San-Adriano à San-Demetrio) et le collège de Palerme. On créa aussi des évêques du rite oriental : en 1713, Felice Samuele Rodotà reçut le titre d’archevêque et s’installa dans la Calabre citérieure. En 1784, George Stasi, recteur du collège de Palerme, fut élevé à l’épiscopat. Les deux collèges de San-Adriano et de Palerme ont formé des hommes dont le souvenir n’a pas péri dans l’Italie méridionale. Il suffit de nommer l’éminent philologue Pasquale Baffa de Santa-Sofia, qui fut une des victimes de la sanglante réaction absolutiste de 1799. Un prêtre, Giulio Variboba, composa le premier ouvrage albanais qui ait été imprimé dans les établissemens fondés en Italie par les émigrés venus de l’Albanie orientale. En adaptant la rime à la poésie albanaise et en choisissant un sujet religieux, il se rendit tellement populaire que le peuple ne tarda pas à préférer les vers de la Vie de la Vierge même aux chants apportés de la terre natale. On trouve dans les vers de Variboba, quand il ne traduit pas un texte latin, un vif reflet de la vie albanaise à cette époque, une inspiration naïve et vraie.
L’évêque Bellusci, qui fut chargé de la direction du collège de San-Adriano pendant près de vingt-trois ans (1801-1823), contribua beaucoup à redonner de l’éclat aux traditions nationales. Grâce à lui, toute famille albanaise eut à sa tête un homme instruit, résultat fort extraordinaire pour l’époque et pour la contrée. Parmi les élèves qu’il a formés, il faut compter MM. Luigi Petrassi, Vincenzo Dorsa et Guglielmo Joai. M. Petrassi a traduit en albanais le premier chant de Child-Harold ; M. Dorsa a publié des Ricerche e Pensieri su gli Albanesi, et M. Joai a recueilli les souvenirs du premier établissement albanais en Italie. Citons encore M. Angelo Basile, M. D. Mauro[14], fils d’un Italien et d’une Albanaise, le frère Antonio Santori de Santa-Caterina et M. Girolamo de Rada, — le premier, auteur de la tragédie Inez di Castro et d’un recueil de chants populaires, — le second, de la cantica sur Agesilao Milano, qui, bien qu’écrite en italien, semble d’un bout à l’autre inspirée par l’implacable esprit de la vieille Albanie. Le père Antonio Santori est un représentant plus complet de la culture albanaise, puisqu’il a écrit dans ce que les Albano-Italiens appellent la « langue des colonies. » Il a respiré aussi ce souffle enthousiaste d’indépendance qui est le trait distinctif de la race albanaise ; son petit poème Vale garens madhe, publié après la proclamation de la constitution napolitaine en 1848, est un hymne à la liberté des plus remarquables et rappelle le chant du comte Solomos que M. Fauriel a fait connaître en France[15]. M. de Rada, dont la docte Allemagne a traduit et commenté une partie des œuvres (voyez Stier, Hieronymi de Rada carmina, Brunswick, 1856), a publié des poésies imitées des chants populaires. Le mouvement que ces poètes ont commencé se développe, et un réveil significatif se produit parmi les Albanais de la péninsule italique ; en Sicile, les signes de vitalité intellectuelle ne manquent pas non plus. On ne peut citer les noms et les œuvres de tous ces représentans de l’idée et des mœurs albanaises, Giuseppe Masci, Niccolò Iéno de’ Coronei, Camarda. Tous, dans des genres différens et à des titres divers, ont affirmé une fois de plus l’homogénéité que la race albanaise a su conserver en Italie au milieu de populations exclusivement italiennes.
On s’est préoccupé davantage du rôle politique joué par les Albanais pendant les révolutions de la péninsule italique ; mais la littérature de ces peuples et leur conduite politique doivent être étudiées simultanément et s’expliquent l’une par l’autre. Voyons donc quelle a été leur histoire politique depuis 1789. Lorsque la révolution française pénétra dans l’Italie méridionale, sauf quelques localités qui avaient des rapports avec les étrangers, le pays ne se rendait aucun compte de ce grand mouvement de 1789 qui commençait à transformer la société latine. Les Albanais particulièrement, plus séparés que les autres des influences extérieures, ne connaissaient la révolution que par les excès et les folies qui ne tardèrent pas à la compromettre. Ils savaient qu’une sanglante dictature, succédant à l’antique absolutisme, avait remplacé le régime arbitraire par le despotisme démocratique. La mort de Louis XVI et la proscription du christianisme avaient surtout fait une forte impression sur leur vive imagination. Les Bourbons, fidèles en cela à la politique de leur maison, les avaient défendus contre les barons féodaux. Protégés dans leurs villages, les Albanais d’Italie trouvaient un moyen de satisfaire leur humeur belliqueuse en servant dans le Royal-Macédonien, régiment célèbre dont le nom rappelait les règnes de Philippe et d’Alexandre, une des phases les plus glorieuses de leur histoire[16]. Le christianisme était pour eux encore plus sacré que la royauté, et la fureur brillait dans leurs regards quand on leur disait que la France avait proscrit le Dieu pour lequel leurs pères avaient combattu et souffert.
Un homme tel que Fabricio Ruffo, cardinal-diacre de l’église romaine, devait tirer le meilleur parti de ces dispositions. Ce fils cadet du duc de Baranello fut assez habile pour exploiter la colère des Albanais. Son caractère violent n’était pas un défaut pour ces populations impétueuses. Sa bravoure et son énergie étaient de nature à plaire à des hommes qui regardent le mépris de la mort comme la première des qualités. Ses mœurs, assez légères, ne semblaient pas étranges chez un soldat. Aussi, lorsque le cardinal relevait à Bagnara le drapeau blanc des Bourbons (mars 1799), les paysans albanais s’empressaient-ils d’accourir à sa voix. Quant aux nobles, ils étaient assez irrités des décrets de la république française contre l’aristocratie. Tous combattirent les Français avec une bravoure vantée par le général Duhesme[17], et ils contribuèrent puissamment à la restauration ; mais les agens du terrorisme absolutiste qui n’avaient pas suivi le cardinal sur les champs de bataille se hâtèrent de compromettre sa victoire par des excès de toute espèce. ! En vain Ruffo. voulut-il s’opposer à la funeste politique des sanfédistes. Appuyé par lord Hamilton et sa trop célèbre compagne, par Acton, le parti réactionnaire fit peser sur tout le pays une terreur dont il n’a pas perdu le souvenir.
L’historien napolitain Colletta a, nous le savons, donné du célèbre cardinal un portrait un peu différent de celui que nous traçons ici[18] ; mais cet écrivain, fort exact sur le terrain des faits généraux, cède souvent à ses antipathies personnelles quand il s’agit d’apprécier les individus. Loin d’obéir à une fureur fanatique, Ruffo, qui à Rome avait déjà pris sous Pie VI une attitude assez indépendante, fit en 1798 d’inutiles efforts pour empêcher la cour de Naples de déclarer la guerre à la république française. La camarilla redoutait tellement son influence sur l’esprit du roi, fort capable, malgré son ignorance, de goûter les conseils d’un homme de beaucoup d’esprit, qu’on le chargea de soulever les provinces continentales plutôt pour s’en délivrer que par zèle pour la monarchie. Tout porte à croire qu’il voulait persévérer dans l’esprit de modération dont il s’était montré animé ; mais comment aurait-il pu contenir « l’armée de la sainte foi, » composée en partie de gens sans aveu, de brigands et même de forçats déchaînés, et qui avait des chefs tels que Michèle Pozza (Fra Diavolo) et l’anthropophage Gaetano Mammone ? On sait avec quelle peine les Bonchamp et les-Lescure résistaient au fanatisme vendéen. Redoutant les dispositions de ses propres soldats, Ruffo donna à la cour des conseils de modération : , exprimés avec tant d’énergie que le favori Acton lui fit donner l’ordre de ne point occuper Naples avant l’arrivée de Nelson. Loin d’obéir à un ordre dont il connaissait trop bien les motifs, il s’empressa d’accorder aux vaincus des conditions telles qu’elles mettaient les Italiens et les Français complètement à l’abri des représailles. Non-seulement il irritait les personnages qui gouvernaient sa majesté sicilienne, mais il mécontentait tous ses auxiliaires, Anglais, Russes et Turcs, qui ne pouvaient parvenir à comprendre les ménagemens dont il usait avec des « jacobins. » Les hommes qui avaient le plus d’influence sur les résolutions du roi furent exaspérés. Acton, dont l’impitoyable reine Caroline partageait la manière de voir, alla jusqu’à insinuer que Ruffo était infecté de jacobinisme. Nelson, furieux, s’empressa d’accourir avec un décret de Ferdinand qui déclarait que « les rois ne traitent pas avec leurs sujets, » que le cardinal avait dépassé ses pouvoirs, et que le roi des Deux-Siciles entendait exercer sur les rebelles « la plénitude de son autorité. » Ruffo demanda en vain que l’amiral suspendit l’exécution du fatal décret ; l’entêtement implacable de l’Anglais devait à la fin l’emporter. Sans doute le cardinal aurait dû rompre avec un gouvernement qui lui faisait un pareil affront ; mais s’il manifesta dans cette circonstance une hésitation que l’histoire a le droit de lui reprocher, son attachement à la dynastie ne survécût pas à cette crise décisive. Lorsque, malgré ses avis, la cour eut de nouveau (1805) essayé de lutter contre la France, il se résigna si bien à la révolution qui appela au trône une famille française que Napoléon, à l’époque du mariage de Marie-Louise, lui donna le grand cordon de la Légion d’honneur. Aussi Pie VII l’accueillit-il assez mal lorsque les papes furent rétablis dans leurs états. A Naples, où Ruffo retourna plus tard, il ne fut pas vu de meilleur œil. Il passa les dernières années de sa vie en homme dégoûté des rêves de l’ambition, occupé avec son activité ordinaire d’améliorations agricoles. Tout porte à croire que les Albanais, dont, grâce à sa bravoure, il était devenu l’idole, partagèrent son légitime ressentiment et se montrèrent fort irrités de sa disgrâce. Il est certain qu’ils conformèrent leur conduite à la sienne. Lorsque les Français menacèrent de nouveau la dynastie, on les vit en général imiter sa réserve ; le cardinal refusa d’appeler une seconde fois les paysans et les montagnards à l’insurrection, et les Albanais ne montrèrent aucun enthousiasme pour la cause des Bourbons. Ils savaient que leur culte n’avait rien à craindre de Napoléon, et ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que les lois nouvelles, empruntées à la législation française, les mettaient à l’abri des vexations féodales beaucoup mieux que le bon plaisir du souverain. Cependant il était impossible que les partisans des Bourbons, retirés en Sicile, ne fissent pas des recrues dans une population qui a la passion des armes, et que les souvenirs n’exerçassent pas quelque influence sur d’anciens soldats du Royal-Macédonien. La tradition a même conservé la mémoire de quelques hardis partisans qui résistèrent à l’établissement de la nouvelle dynastie ; mais le succès ne répondit pas à leur intrépidité. Les progrès que l’instruction faisait dans le royaume de Naples, surtout parmi les principales familles albanaises, l’influence de l’évêque Bellusci, n’étaient point de nature à ranimer l’attachement à l’ancien régime. La situation matérielle des populations s’améliorait d’ailleurs en même temps que leur condition morale. Parmi les Albanais qui s’étaient vus mêlés aux révolutions de l’Italie méridionale, il s’en était trouvé plusieurs qui avaient reconnu que les idées libérales resteraient éternellement frappées de stérilité, si les représentans de ces idées ne se préoccupaient avant tout d’améliorer l’état du peuple. Tel fut Salvatore Marini, frère du jurisconsulte Cesare, l’auteur de la Memoria su’riti delle Nozze pressa gli Albanesi. Lié intimement avec les Français, il en reçut beaucoup de faveurs, et il eut l’occasion de s’entretenir avec eux du progrès de l’agriculture en Occident. Aussi, lorsqu’il quitta, quelques années après la restauration, les fonctions de président de la grande cour civile des Calabres (1822), il donna à la commune albanaise de San-Demetrio une impulsion qui changea la face du pays. Tant que le travail des champs avait paru à l’Albanais une occupation de serfs attachés à la glèbe, il abusait du privilège de porter les armes accordé par les princes aragonais à un peuple qui s’était signalé par ses exploits contre les infidèles, pour demander à l’épée des moyens d’existence que la charrue ne lui eût pas refusés ; mais lorsque la dynastie française eut aboli un privilège qui était considéré comme aristocratique, lorsque les Chkipetars apprirent que ces soldats de Napoléon et de Murat, dont les exploits faisaient l’admiration du monde, avaient la plupart quitté les champs pour prendre le fusil, leurs idées subirent de profondes modifications. La vie klephtique perdit à leurs yeux son ancien prestige. Les uns s’appliquèrent à l’étude, et surent conquérir de hautes positions dans les Calabres, les autres portèrent dans l’agriculture l’ardeur du caractère national. Stimulés par Marini, les habitans de San-Demetrio plantèrent plus de cent mille oliviers, mûriers ou figuiers. Les maisons s’embellirent à mesure que les cultivateurs s’enrichissaient. Par malheur, les troubles de ces dernières années ont entravé le développement de ces modifications bienfaisantes apportées à la vie primitive. Toutefois on avait fait un pas décisif dans la voie où marchent les nations occidentales.
Par une singulière coïncidence, ce mouvement vers les travaux agricoles si marqué chez les Albanais en exil se produisait non moins nettement chez les Albanais restés sur la terre natale. Aujourd’hui même c’est un des traits essentiels à noter dans la vie des Albanais orientaux. Dans la Guégarie, la culture du lin a depuis un certain temps pris un grand développement. Sur les bords de la mer, à Dulcigno et à Antivari, les oliviers se sont multipliés, et l’huile qu’on y fabrique se vend très bien en Dalmatie. Chaque année voit s’accroître la récolte de soie et de cire. L’arboriculture n’est pas négligée, et le pays produit une grande quantité de fruits, surtout de raisins qu’on pourrait transformer en vin exquis. Le blé, le maïs, le riz, l’avoine, viennent admirablement sur ce sol fertile ; une agriculture moins arriérée en tirerait d’immenses ressources, tandis que la marine trouverait dans les forêts d’excellens bois de construction. Si l’Albanie était aussi riche en produits des champs qu’en bétail, sa condition économique changerait complètement. Le clan de Koplikou, qui possède de nombreux troupeaux, fait un grand commerce de laines, de fromages et de beurre, et cette tribu possède plusieurs familles opulentes qu’on reconnaît à la beauté de leurs armes. Il serait à désirer que les clans, au lieu de s’enfermer, comme la tribu de Koplikou, dans un seul genre d’industrie, imitassent les Clémenti, qui, fort adonnés au soin de leurs innombrables troupeaux, ont pourtant défriché la plaine déserte de Talia, aujourd’hui couverte de céréales qu’on exporte en partie. Après avoir dû autrefois la richesse à des expéditions aventureuses, les Clémenti la doivent maintenant à leur travail, et ils n’ont pas cessé d’être cependant « la population si agile, si brave, si hardie, » dont parlent les chants populaires. L’exemple des Clementi n’a pas été perdu pour les Skreli, qui se sont enrichis en défrichant des fonds de terre dans la plaine de Scodra, et dont l’opulence est attestée par le luxe de leurs pistolets et de leurs yatagans, presque tous garnis en argent. Les Castrati ont également transformé en un territoire fertile la plaine abandonnée de Bayza-Tyranna, qui, après n’avoir été autrefois qu’un village de quinze maisons, est aujourd’hui une cité de vingt mille âmes, au milieu d’une campagne admirablement cultivée, couverte de fermes florissantes. Le manque de routes est le principal obstacle au développement de l’agriculture en Albanie. Il en est de même chez les Albanais établis en Italie, qui doivent espérer que la révolution à laquelle ils ont pris une si grande part leur fournira les moyens qui leur ont manqué jusqu’à ce jour d’améliorer leur situation.
Un autre caractère de ce développement du travail agricole parmi les populations albanaises d’Occident et d’Orient, c’est qu’il n’entraîne nullement l’indifférence à des intérêts d’un ordre plus sérieux. C’est ce que prouvent les derniers faits notables de l’histoire dont nous avons essayé de retracer les principales époques, — par exemple l’altitude prise par les Albanais italiens dans la période de luttes et de troubles qui est venue aboutir à la chute des Bourbons de Naples. Dès 1833, des scènes caractéristiques révélaient le travail qui se faisait dans les esprits, particulièrement à Cosenza. En 1843, des mouvemens sérieux éclatèrent. Une troupe d’Albanais de Cerzeto et de San-Benedetto entrait à Cosenza en plein jour avec un drapeau tricolore, livrait combat à la garnison, tuait le commandant, fils du philosophe Galuppi, et ne se retirait qu’après avoir reconnu qu’il ne fallait pas compter sur le soulèvement de la ville, qu’on lui avait promis. Deux des chefs de cette expédition eurent une fin tragique. Camodeca fut plus tard passé par les armes à côté des frères Bandiera ; un autre, Petrassi, mourut dans les cachots. En 1848, le frère de ce même Petrassi et d’autres Albanais se prononcèrent d’une manière si décidée en faveur du régime constitutionnel, que le gouvernement, après sa victoire sur le parti libéral, crut devoir prendre des mesures rigoureuses. Ferdinand II appesantit sa main sur le collège que les Albanais nommaient leur albero di vita (arbre de vie), et les chefs de famille dont la présence fut tolérée dans le pays furent classés parmi les attendibili ou suspects. On eut un moment la pensée de quitter le royaume pour aller s’établir en Albanie. De pareilles délibérations donnent une idée de l’irritation des esprits. Agésilas Milano, Albanais exalté, essaya même d’attenter à la vie du roi. On comprend qu’à l’arrivée en Sicile du général Garibaldi les Albanais siciliens n’hésitèrent pas à se prononcer en sa faveur. M. Petta, dans un écrit intitulé Piana dei Greci nella rivoluzione siciliana del 1860, a raconté la part prise par ses compatriotes aux événemens de cette époque. La petite ville de Piana, qui appartient au rite grec et qui est la plus peuplée parmi les localités habitées par les Albanais, était appelée à jouer un rôle important dans l’insurrection. L’enthousiasme ne fut pas moins grand en Calabre. Un seul village de quinze cents âmes envoya trois cents jeunes gens sous les drapeaux du général Garibaldi. La colonne Pace était aux trois quarts composée d’Albanais, et lorsque la sortie inopinée de la garnison de Gaëte frappait de terreur panique les volontaires calabrais, huit jeunes Albanais de San-Demetrio et une quinzaine de Lungro et de Spezzano tinrent tête à l’ennemi et donnèrent le temps aux volontaires de se rallier. Ces faits expliquent le décret élogieux[19] du dictateur en faveur des Albanais et de l’église grecque unie, que le général paraît avoir confondue avec l’église orthodoxe à cause de la ressemblance du rite.
L’Albanie n’ayant pas réussi, comme la Roumanie et la Serbie, à se constituer sous un gouvernement indigène, il n’est point rare de rencontrer des gens qui s’imaginent que la nationalité albanaise a péri avec Scander-Beg, et que le mot Albanie n’est plus qu’un « terme géographique. » Il serait assez singulier qu’un peuple qui a su résister à la centralisation romaine et plus tard à la centralisation byzantine, auquel les redoutables tsars de Serbie ont été forcés de laisser une existence distincte, n’eût pu se maintenir sous la domination des sultans, qui jusqu’à nos jours avaient plus de souci de soumettre les nationalités que de les fondre dans la nationalité ottomane. Les faits prouvent que non-seulement les Albanais ont protesté contre l’assimilation par une résistance passive, mais qu’ils n’ont laissé échapper aucune occasion d’affirmer qu’ils regardaient la Turquie simplement comme une puissance suzeraine, qu’ils se résignaient bien à être des vassaux, mais qu’ils ne voulaient à aucun prix se transformer en sujets. Sans doute, les Turcs ayant de nos jours emprunté aux empires chrétiens leur zèle pour la centralisation, la nationalité albanaise est exposée à des périls d’un ordre nouveau. Plusieurs mesures destinées à fortifier le pouvoir central ont eu un plein succès ; mais tandis que les Ottomans s’enorgueillissaient de leurs victoires sur les Albanais musulmans, le réveil des chrétiens de la péninsule faisait courir à leur domination des périls dont ils ne peuvent aujourd’hui méconnaître la gravité. On n’ignore nullement dans la Mirdita que la Serbie s’est délivrée des pachas ; on sait fort bien à Janina que la Grèce est indépendante. Des deux côtés du Skoumbi, une sourde agitation fermente dans les clans chrétiens. La cession de Corfou aux Grecs n’a pas calmé ce mouvement, et le drapeau hellénique flottant en vue des côtes albanaises apparaît aux fils de Scander-Beg comme le symbole du triomphe définitif de l’Europe sur l’Asie. Cette situation explique la fréquence des insurrections albanaises. A peine le soulèvement de 1835 était-il apaisé que, l’année suivante, la Toskarie se montrait insoumise, et que Bérat la capitale des Toskes, Bérat réputé imprenable, dont la forteresse semble la clé de l’Albanie, était menacé par des bandes d’insurgés. En 1839 et en 1840, l’agitation se transporta dans le nord, et le nizam turc fut plusieurs fois battu par les chrétiens. En 1847, le sud fermenta de nouveau, les Chamides furent sur pied pendant plusieurs mois ; des bruits menaçans, retentissant jusque dans Janina, durent consoler l’ombre, irritée d’Ali. La guerre d’Orient devenait en 1854 l’occasion de troubles plus sérieux. Malgré le calme qui régnait en Europe, l’année même qui vient de s’écouler a été si peu paisible dans l’Albanie orientale qu’on peut s’attendre, dès la première éventualité, à des complications graves.
Sans doute la lutte est engagée en Albanie entre la domination étrangère et l’esprit de nationalité dans des circonstances particulièrement défavorables : une partie des Albanais a embrassé le mahométisme, et les deux églises chrétiennes sont bien loin d’avoir toujours des sentimens fraternels ; mais, quoique une fraction considérable des populations serbes soit livrée aux mêmes divisions, les luttes religieuses des Bosniaques ont-elles empêché Belgrade de s’affranchir ? D’ailleurs l’attachement des Albanais musulmans à l’islamisme est bien loin de ressembler à la conviction entêtée des mahométans asiatiques. La veille de la Saint-Nicolas, les musulmans de Mercovitch font brûler des cierges devant le portrait de ce saint, dont le nom est si populaire en Albanie, et dont les reliques, transportées dans la Pouille, se sont arrêtées, dit la tradition, à l’embouchure de la Boïana. Les mahométans de Retchi, la tribu des Skreli, célèbrent avec les chrétiens la fête du fameux évêque de Myre. Si la victoire se prononçait pour la croix, ces musulmans ne tarderaient pas à dire comme leurs pères que le ciel n’est jamais du côté des vaincus. Le clergé albanais de l’Italie, dont la tolérance et le patriotisme se sont manifestés dans plus d’une occasion d’une manière si remarquable, ne parviendra-t-il pas d’ailleurs, surtout depuis que les rapports deviennent plus fréquens entre les deux rives de l’Adriatique, à exercer une action salutaire dans le sens de la conciliation ? En général, les Albanais de l’Italie méridionale, qui ont gardé si fidèlement et si pieusement le culte des ancêtres et des traditions nationales, peuvent rendre des services considérables à leurs frères orientaux. Si la civilisation, si les idées de l’Occident vivifient quelque jour les populations albanaises restées soumises à la domination étrangère, les Albanais exilés en Italie auront efficacement contribué à ce résultat. Le zèle avec lequel ils ont conservé les traditions nationales, leur empressement à s’enquérir des progrès de la science occidentale, leur désir d’appeler sur leurs frères orientaux l’attention et l’intérêt des peuples civilisés auront puissamment contribué au réveil de la nation.
DORA. D’ISTRIA.
- ↑ Memoria sulla lingua albanese, etc., dans Opuscoli di litteratura di monsignor Crispi, Palermo, 1836.
- ↑ M. le professeur Comparetti, dans un écrit lumineux et substantiel (Notizie e osservazioni in proposito degli studi critici del prof. Ascoli), appelle avec raison M. de Hahn » le plus grand albanologue des temps modernes. »
- ↑ On dit même qu’ils inspiraient aux empereurs de Byzance assez d’inquiétude pour que ceux-ci aient cru devoir établir sur le sol albanais des colonies latines dont quelques traces subsistent encore. On trouve en effet, à l’état de groupes dans l’Albanie méridionale et de massif compacte le long de l’Achéloüs, des populations qui parlent une langue analogue au roumain ; mais la tradition fait remonter les colonies latines de l’Albanie aux Romains conquérans de la Macédoine. Quant aux savans des principautés, ils sont plutôt disposés à croire que ce sont des colons établis par les rois bulgares de la dynastie d’Asan.
- ↑ Qui précède dans l’Albanie orientale le cortège des noces ; cet usage est à peu près abandonné dans l’Albanie italienne.
- ↑ Voyez, sur Marco Kraliévitch, la Revue du 15 janvier 1865, — la Nationalité serbe d’après les chants populaires.
- ↑ Les détails qu’on va lire sont tirés d’un chant que cite M. Hecquard, et qu’il fait remonter vers 1572.
- ↑ Il s’agit d’un chef tué dans un combat.
- ↑ Son fils vient d’épouser une nièce du sultan.
- ↑ 12,356 âmes selon M. Wiest, actuellement consul de France a Scodra.
- ↑ Les calculs de M. Hecquard sur les Guègues porteraient à plus d’un million (1 million 300,000 environ) le chiffre des Albanais. M. Boue et d’autres donnent des chiffres plus élevés.
- ↑ Un Albanais, l’avocat Cesare Morini, a laissé un écrit devenu fort rare sur les noces de ses compatriotes (Memoria su’ riti delle nozze presso gli Albanesi, Naples, 1831). Depuis la publication de cet écrit, M. Dorsa a aussi traité cette question dans ses Ricerche su gli Albanesi (1847).
- ↑ Ce chant était peu connu jusqu’à ce jour ; j’en possédais une copie d’après un vieux manuscrit calabrais, Aujourd’hui tous les albanologues pourront le trouver dans l’important recueil (livre Ier, chant XVI) que publient à Florence M. G. de Rada, et M. Nicole Ieno de’ Coronei. J’ai concilié la leçon de mon manuscrit avec celle du recueil.
- ↑ On a pu entrevoir ici le germe de la célèbre ballade de Lénore, et on prétend en effet que Bürger avait emprunté l’idée de cette ballade aux Slaves, chez lesquels, elle existait également. On retrouve le même récit chez les Hellènes, comme le prouve le poème traduit par M. de Marcellus sous ce titre : le Voyage nocturne. Du reste, certaines légendes également significatives existent dans toute la péninsule orientale.
- ↑ M. Mauro fut en 1848 le principal auteur de l’insurrection des Calabres, et après un long exil à Turin il a pris part à l’insurrection des mille.
- ↑ Sur le comte Solomos, voyez la Revue du 1er mars 1858.
- ↑ Voyez Cenno storico dei Servigi militari prestati nel regno delle Sicilie dai Albanesi, etc. Corfou 1843.
- ↑ Précis historique de l’infanterie légère, t. III, p. 21.
- ↑ Histoire du royaume de Naples depuis Charles VI jusqu’à Ferdinand IV, Hv. Liv. IV, p. 15.
- ↑ « I Greco-Albanesi, dit le décret, i quali si son distinti in tutte le lotte contro la tirannide. »