Les Œuvres complètes de Paul Verlaine
C’est une heureuse idée qu’a eue l’éditeur de Paul Verlaine, le jour où il a entrepris de publier l’édition des œuvres complètes du poète : il a rendu aux lettres un service signalé ; et, quoiqu’il ne l’ait pas fait exprès et que les choses mêmes aient tourné au rebours de ses intentions, il a droit à notre gratitude. Ces minces plaquettes qui, du vivant de Verlaine, paraissaient isolément, tapageuses et furtives tout à la fois, forment maintenant un corps compact de cinq forts volumes qui font monument. L’édition est détestable, pleine de fautes, sans ordre, sans méthode, sans indication de dates et sans aucun de ces éclaircissemens qui seraient souvent si nécessaires. Mais cela n’empêche pas qu’elle ne soit précieuse, utile et telle qu’on pouvait la souhaiter. C’est une édition complète, et cela seul importe. Nous avons ici tout ce qu’a écrit Verlaine, poésie et prose, souvenirs et rêves, impressions et confessions, nouvelles, récits autobiographiques, essais de critique, les vers marmoréens et les chansons balbutiantes, les polissonneries et les élévations à Dieu, les cantiques à Marie et les obscénités, les invocations, les imprécations, les mièvreries, les niaiseries, les farces, les calembours, les jurons, les ordures, les non-sens, tout le bavardage, tout le radotage, tout le fatras où sont noyés quelques vers d’un charme morbide. Le voisinage des recueils et leur succession, l’accumulation des traits et leur progression, c’est ici ce qui est instructif. Lire Verlaine d’ensemble, voilà ce qu’on ne faisait guère, et c’est à quoi l’on nous convie. Cette lecture, pour désobligeante qu’elle soit la plupart du temps, a un mérite incomparable, c’est que, dissipant toute légende et tout malentendu, prévalant contre les glorifications ingénues ou ironiques, elle remet les choses au point : je veux dire qu’elle fait apprécier l’égale platitude du personnage et de son œuvre. Aussi ne saurait-on la trop recommander aux débutans de lettres qui, sur la foi de leurs aînés, seraient tentés de croire au génie de Verlaine. Elle leur évitera d’être à leur tour victimes d’une sorte de plaisanterie énorme et dupes d’une insolente mystification.
Car c’est bien ainsi qu’il faut envisager l’extraordinaire renommée de Verlaine. Ç’a été une mystification, fâcheuse, à vrai dire, et qui ne tourne pas à l’honneur de ceux qui s’y sont prêtés, mais une mystification. Il est curieux d’en rappeler l’histoire. Les premiers recueils de Verlaine : Les Poèmes Saturniens, les Fêtes galantes, la Bonne Chanson. contenaient plusieurs des pièces qu’on devait par la suite admirer comme autant de bijoux délicats et de frêles chefs-d’œuvre. Or ils avaient paru au milieu de la plus complète indifférence. On n’avait vu dans leur auteur qu’un disciple souvent maladroit de Leçonte de Lisle, de Banville, de Baudelaire, un parnassien dont les prétentions à l’art impeccable n’étaient guère justifiées. On en avait tout juste retenu quelques vers où se formulait d’une façon hautaine et un peu comique la plus pure doctrine parnassienne :
- A nous qui ciselons les mots comme des coupes
- Et qui faisons des vers émus très froidement,
- A nous qu’on ne voit point les soirs aller par groupes
- Harmonieux au bord des lacs et nous pâmant,
- Ce qu’il nous faut, à nous, c’est, aux lueurs des lampes,
- La science conquise et le sommeil dompté,
- C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes
- C’est l’obstination et c’est la volonté !
- Libre à nos inspirés, cœurs qu’une œillade enflamme,
- D’abandonner leur être aux vents comme un bouleau :
- Pauvres gens ! l’art n’est pas d’éparpiller son âme.
- Est-elle en marbre, ou non, la Vénus de Milo ?
Puis on avait perdu de vue leur auteur. Un beau jour on apprit que Verlaine, après un plongeon de dix ans, faisait sa rentrée dans le monde des lettres ; pendant ces dix ans il avait, disait-on, et on disait vrai, descendu tous les degrés de la déchéance morale, commis toutes les fautes et jusqu’à celles qui tombent directement sous le coup de la loi, il s’était échoué en prison, il y avait composé des vers dévots et ses pieuses élucubrations paraissaient à une librairie catholique. C’était bien là le concours de circonstances paradoxal, absurde, « amusant, » qui constitue un « événement parisien » et déchaîne la célébrité. C’est à cette occasion qu’on « découvrit » Verlaine.
Ceux qui dès lors travaillèrent à sa réputation, ce ne furent pas les rédacteurs des petites revues et les littérateurs de brasserie, attendu qu’ils sont bien incapables de faire ou de défaire aucune réputation. Cette renommée a été l’œuvre des représentans autorisés de l’art, du goût et de la morale. Parnassien de jadis, Verlaine retrouvait ses anciens compagnons tout chargés d’honneurs et de considération bourgeoise : ceux-ci se souvinrent du rimeur qu’ils avaient coudoyé dans la boutique de Lemerre et se crurent obligés par une sorte de lien de confraternité à porter témoignage pour le camarade tombé dans le malheur. La critique, en ce temps-là, se divertissait aux jeux de l’impressionnisme et de l’ironie. Elle vit aussitôt le parti qu’on pouvait tirer des façons de vivre et d’écrire de cet irrégulier ; avec une pointe de malice, que se gardèrent bien d’apercevoir le public naïf et les bons jeunes gens, elle se plut à humilier tous les principes et toutes les règles, comme autant de conventions devant les merveilles spontanées que créait l’instinct de cet impulsif. Les gens d’église, empressés à constater les effets de la grâce et à enregistrer les conversions, se hâtèrent d’ouvrir au pécheur repenti les portes du sanctuaire. Et comme il se trouve toujours quelque groupe flottant qui, pour devenir école, a besoin de trouver un chef et s’accommode volontiers du premier qu’il rencontre, Verlaine ne fut pas plutôt sacré poète et garanti chrétien, qu’il passait chef d’école.
Alors ce fut, nul ne voulant se laisser distancer, la rivalité dans l’engouement, le ricochet d’épithètes admiratives, le crescendo d’hyperboles qui se grossissent, en se faisant écho. Notre époque avait trouvé son Villon et le rapprochement devint bientôt banal. C’était d’abord d’être un « mauvais garçon » qu’on félicitait Verlaine, et de jeter si hardiment le défi à tous les scrupules de nos sociétés policées : et M. Anatole France créait à la ressemblance de l’auteur de Sagesse et de Parallèlement les figures délicieuses de Gestas et de Choulette. C’est déjà M. France qui avait salué en Verlaine « le poète le plus singulier, le plus monstrueux et le plus mystique, le plus compliqué et le plus simple, le plus troublé, le plus fou, mais à coup sûr le plus inspiré et le plus vrai des poètes contemporains. » Il le proclamait bien haut « le meilleur poète de son temps… un poète comme on n’en voit pas deux dans un siècle. » M. Jules Lemaître, en dépit de toutes sortes de réserves prudentes, n’en croyait pas moins devoir comparer Verlaine à l’auteur de l’Imitation, à sainte Catherine de Sienne et à sainte Thérèse. Toute la critique suivit, moutonnière comme à son habitude. Elle s’épuisa en variations sur le génie étrange du poète, son cynisme ingénu, sa perversité naïve, et autres fariboles. Cependant les publicistes chrétiens venaient à la rescousse des panégyristes profanes. Et ceux du clergé régulier ne le cédaient pas à ceux du clergé séculier. C’était un abbé qui, étudiant la religion des contemporains, commençait par nous entretenir de Verlaine : mais c’était un Père jésuite qui ne craignait pas de rapprocher du nom de Verlaine celui de Dante, et dans un chapitre sur « Verlaine et la mystique chrétienne, » écrivait bravement : « Tout est là de pure inspiration chrétienne et de franche orthodoxie. C’est bien la conversion par la pénitence et l’eucharistie, non les variations d’une religiosité quelconque, mais les chants d’une âme qui retourne vers les bras ouverts de l’Église. » Désormais il demeura convenu que Verlaine avait trouvé d’instinct cette poésie mystique et symboliste à laquelle aspiraient les plus jeunes de ses contemporains, que de son œuvre datait une ère nouvelle dans l’histoire de notre poésie, et que, grâce à lui, cette poésie s’en allait retrouver une fraîcheur, une fécondité toute neuve.
Autant d’erreurs et de sophismes, dont une lecture de l’œuvre complète de Verlaine fait aussitôt justice. Car il ne s’agit plus ici de le juger sur un vers harmonieux, sur une plainte musicale, sur la rencontre d’un rythme berceur. Ce que nous avons sous les yeux, c’est tout l’écrivain et tout l’homme avec la tournure habituelle de son esprit, avec les tendances permanentes de sa nature, avec ce qui le détermine et le définit.
En dépit des amateurs de parallèles à l’ancienne mode, il faut renoncer à la comparaison jadis obligatoire entre Verlaine et Villon. C’est une rengaine dont on nous a suffisamment rebattu les oreilles, mais qui, en outre, a le défaut de ne rien signifier. Qu’un petit bourgeois, soigneusement élevé, et pourvu d’un emploi modeste, soit conduit par sa paresse, par son ivrognerie, par toute sorte de vices à la prison et à l’hôpital ; j’avoue pour ma part ne pas voir ce qu’il y a dans une telle destinée de hardi et de rare, de pittoresque et de poétique. Rien de plus lamentable, au contraire, rien de plus médiocre et de plus tristement banal. Peu importe d’ailleurs qu’il s’agisse d’un noctambule du XIXe siècle ou d’un mauvais garçon du XVe ; à ce point de vue, ils se valent, et la différence des temps n’y fait rien. Mais ce n’est pas pour les tours pendables des Repues franches que nous admirons Villon, et ce n’est pas pour ses vers à la belle haulmière ou à la gente saulcissière que l’histoire de la littérature a retenu son nom. Seulement, il a souffert de son abjection, il a eu honte de lui-même, et dans un temps où l’âme humaine était tout imprégnée de christianisme, le retour sur soi l’a amené à exprimer de graves et de mélancoliques pensées. Cette humilité, ce mépris et ce dégoût de soi, ce sentiment de repentir et de regret, c’est ce qui a manqué au Verlaine de l’œuvre complète. Non content de nous initier, d’un bout à l’autre de cette œuvre, à toutes les turpitudes de sa vie, il se plaît à en évoquer l’image et à en prolonger le souvenir. Il s’installe paisiblement dans son abjection. Il l’étale avec un cynisme tranquille et gai. Il détaille le récit de ses fautes, non dans une pensée d’expiation, mais pour le plaisir de nous en éclabousser. Il se compare au reste des hommes, et ce qu’il trouve au bout de cet examen, c’est la satisfaction de soi et la fierté. « L’ensemble de mon œuvre en vers et en prose témoigne assez, d’aucuns trouvent que c’est trop, de beaucoup de défauts, de vices même et d’encore plus de malchance plus ou moins dignement supportée. Mais tout de même, sans trop de vanité ou d’orgueil même, le mot de Rousseau peut servir de morale moyenne à ma vie : on est fier quand on se compare. » C’est pourquoi il se met en devoir, avec l’autorité qui lui est propre, de tancer vertement son époque et de lui reprocher avec une vertueuse indignation qu’elle ait renié l’idéal de jadis. Il gémit sur l’état de la France qu’il voit
- Dépravée, insensée, une fille, une folle
- Déchirant de ses mains la pudeur des aïeules,
- Et l’honneur ataval et l’antique parole,
- La parlant en argot pour des sottises seules,
- L’amour s’évaporant en homicides vils
- D’où quelque rare enfant, pâle fantôme, sort,
- Son Dieu le reniant, pour quels crimes civils ?
Il compose encore tout un livre d’invectives où il s’en donne à cœur joie d’injurier ses contemporains et de déverser sur eux des trésors de fiel. La vanité et la haine habitaient le cœur de ce poète de la douceur.
On lui a fait honneur de sa sensualité elle-même, on a magnifié cet « orgueil de la vie » qui se traduit par un appétit de toutes les jouissances, on a célébré en lui le satyre à la face camuse, et trouvé une sorte de beauté farouche à ce débordement de l’instinct. Le fait est que les images polissonnes hantaient son cerveau, que le goût de la grivoiserie va chez lui grandissant avec l’âge et que la manie érotique est le trait permanent et foncier de son imagination. C’est un chapitre sur lequel il est difficile d’insister. Prenons pourtant une strophe, de celles qu’on peut transcrire :
Que ton âme soit blanche ou noire,
Que fait ? Ta peau de jeune ivoire
Est rose et blanche et jaune un peu,
Elle sent bon ta chair perverse
Ou non, que fait ? Puisqu’elle berce
La mienne de chair, N. d. D.
Ces vers et des centaines d’autres traduisent moins la sensualité d’un Lucrèce que la gaudriole à la manière de Béranger ou l’indécence à la manière des pornographes de tous les temps. — Il est un autre trait de l’esprit de Verlaine auquel on n’a pas fait assez d’attention, et qui est essentiel pour qui veut trouver la véritable signification de son œuvre : c’est son humeur goguenarde. Le pauvre Lélian a une « humeur spécialement communicative et relativement toute ronde. » On le plaint pour son habituelle mélancolie ; mais lui : « Mon caractère au fond philosophe, ma constitution restée robuste en dépit de cruels et surtout des plus incommodes fins et commencemens de maladie, rhumatismes, bronchites, le cœur maintenant, m’ont amené jusqu’ici solide encore de corps et de tête. » C’est le cynique portant sa besace gaillardement, parce qu’elle est pleine de bons tours à bafouer les gens. Il a tantôt une malice sournoise, tantôt une verve de ruisseau, une drôlerie à la Vautrin. Il se moque, et de ceux-là d’abord qui le prennent au sérieux. Il cultive ce genre de plaisanterie qui n’a toute sa saveur et son plein succès qu’autant que la galerie en est dupe. C’est la blague. Elle est à la base de son esthétique. Elle modifie sensiblement la valeur et change la portée de quelques-uns des principes d’art qu’ont pieusement recueillis des adeptes dénués du sens de l’ironie. — Polissonnerie et gouaillerie, c’est le fond et le tréfonds du tempérament de ce poète.
Cela déjà nous renseigne amplement sur la qualité de son mysticisme. Ce qui achèverait de nous édifier, s’il en était besoin, c’est cette prétention émise avec assurance d’exploiter « parallèlement, » dans des recueils différens ou dans un même recueil, la veine pieuse et la veine sensuelle. « Le ton est le même dans les deux cas, grave et simple ici, là fioriture, languide, énervé, rieur et tout ; mais le même ton partout, comme l’homme mystique et sensuel reste l’homme intellectuel toujours dans les manifestations diverses d’une même pensée qui a ses hauts et ses bas. » C’est donc que dans les deux cas l’état d’esprit du poète est en effet le même : dans l’émotion religieuse comme dans l’excitation des sens, il ne poursuit que la jouissance. Qui ne voit que ce dilettantisme est tout le contraire du sentiment chrétien ? Au surplus, l’exemple de Verlaine n’est pas isolé, et il est vérifié par celui de tous nos récens chrétiens de lettres. La rêverie alanguie de nos contemporains s’est mêlée d’un mysticisme inquiétant et trouble : ç’a été une des maladies de la littérature de ces dernières années : tout juste peut-on dire que Verlaine en a été plus profondément atteint qu’aucun autre et qu’il en a donné l’expression la plus aiguë. Après cela il est bien superflu de discuter sur le degré de sa sincérité, et c’est une question oiseuse de rechercher jusqu’à quel point il a été dupe lui-même de son émotion au moment où il la ressentait. Il suffit de ne pas s’abuser sur la nature de cette émotion et d’y voir ce qu’elle est réellement : une forme de l’énervement, un cas de sensualité triste. Autant il est éloigné des façons de sentir des chrétiens qui l’ont si imprudemment adopté pour un des leurs, autant Verlaine est étranger aux préoccupations des jeunes poètes qui, par suite d’un violent malentendu, se sont groupés autour de lui. Il est exact, en effet, que nous assistons depuis une vingtaine d’années à un effort intéressant et méritoire pour renouveler la poésie ; mais cet effort, dans ce qu’il a d’efficace, va précisément à l’inverse des exemples donnés par Verlaine. Cette poésie qui s’essaie à naître a reçu de ceux qui l’ont qualifiée de symboliste son appellation la plus juste. Elle est tout ensemble une réaction contre la poésie des romantiques et contre celle des parnassiens. Tandis que les romantiques se bornaient à subir la poussée de leurs sentimens personnels ou de leurs sensations, elle s’efforce de laisser à l’arrière-plan la personnalité du poète et suppose chez celui-ci une sorte de sérénité. Tandis que l’art des parnassiens était tout extérieur, elle s’efforce de réintégrer l’idée dans ses droits. Suggérer des idées à l’aide de symboles qui ne sont que des images organisées et vivantes, tel est son objet. Mais nul n’a été plus que Verlaine incapable de traduire autre chose que les états de sa propre sensibilité ; nul n’a été plus que lui incapable de concevoir aucune espèce d’idée ; nul n’a été moins que lui créateur de symboles. Si la trame de son style, le plus souvent prosaïque, se relève çà et là d’ingénieuses images, ce ne sont que de subites trouvailles sitôt abandonnées. Il ne peut les suivre ; il est vite essoufflé. Son art est tout en spasmes et en sursauts. Il n’a rien de vivace, rien de fécond, rien de jeune. Cet art est le contraire d’un art nouveau ; et voilà ce qu’on ne saurait trop redire à la jeunesse. Elle se tromperait en prenant pour guide un Verlaine. Elle qui doit regarder vers l’avenir, elle se condamnerait elle-même, en liant sa destinée à celle d’un écrivain dont l’œuvre appartient à un passé déjà lointain et qu’on pouvait croire aboli. Bien loin d’être un commencement, l’art de Verlaine est la dernière convulsion d’une poésie qui se meurt. Cette poésie, ce n’est que le romantisme à bout de sève qui s’exaspère, et poussant ses principes jusqu’aux dernières limites de l’absurdité et de la folie, se donne à lui-même le coup de grâce par une espèce de suicide.
Rien qu’à le voir déambuler par les rues, Verlaine évoquait le souvenir des vieux romantiques, de ceux du temps des bousingots, fiers de porter par la ville un costume qui les faisait remarquer et persuadés que la bizarrerie de l’accoutrement a en elle-même on ne sait quelle vertu secrète. Le savant désordre et la déroute concertée de ce costume n’est qu’une variété du dandysme. Verlaine le sait et l’avoue volontiers. Il n’ignore pas qu’une mise décente lui ferait perdre une bonne part de sa personnalité, et il soigne donc son attitude. « Son visage d’ordinaire ouvert et plutôt gai se fronça, se fronça par degrés, finissant par entrer en complète harmonie avec le costume qu’il portait, quelque chose de gris-de-souris, avec, par endroits, des détails mal élégans, un bouton sauté, quelques effilochages aux boutonnières, des rires jaunes vers les coutures. Son chapeau mou semblait lui-même se conformer à sa triste pensée, inclinant ses bords vagues tout autour de sa tête, espèce d’auréole noire à ce front soucieux. Son chapeau ! Pourtant joyeux à ses heures, lui aussi, et capricieux comme une femme très brune, tantôt rond, naïf, celui d’un enfant de l’Auvergne et de la Savoie, tantôt en cône fendu à la tyrolienne et penché, crâne, sur l’oreille, une autre fois facétieusement terrible, on croirait voir la coiffure de quelque banditto, sens dessus dessous, une aile en bas, une aile en haut, le devant en visière, le derrière en couvre-nuque… Le chapeau, certes, eut son suffrage, les irrégularités des vêtemens aussi, mais ce qui l’étonna le plus ce fut, je le crains, certain foulard de cachemire, nuance de vitrail XIIIe siècle, noué autour du cou avec désinvolture, mais sans la bonne grâce admise. Car le poète est un dandy. » Ces enfantillages servent tout au moins à rendre extérieurement sensible, chez notre contemporain, la survivance du goût romantique. — Les romantiques qui sont tous des bourgeois, quand bien même ils jouent au gentilhomme, affichent l’horreur du bourgeois, déclarent la guerre à la société bourgeoise et à sa morale. Pour eux cela seul est intéressant qui sort de l’ordre commun, et il faut que le poète soit un être d’exception. Ils préfèrent à la santé la maladie, à la beauté la laideur, au bon sens l’extravagance et le dérèglement. De là tant de déclamations sur le désordre et le génie, et de là cette conception falote de la vie de bohème seule digne d’un artiste. « La société, écrit à son tour Verlaine, n’est pas pour glorifier les poètes qui souvent vont à l’encontre, sinon toujours de ses lois positives, du moins très fréquemment de ses usages les plus impérieux, fit par contre le poète pourtant avide de luxe et de bien-être autant, sinon plus, que qui que ce soit, tient sa liberté à un plus haut prix que même le confortable, que même l’aisance d’un chacun qu’achèterait la moindre concession aux coutumes de la foule. De sorte que l’hôpital au bout de sa course terrestre ne peut pas plus l’effrayer que l’ambulance le soldat, ou le martyre le missionnaire. Même c’est la fin logique d’une carrière illogique aux yeux du vulgaire, j’ajouterais presque la fin fière et qu’il faut. » Byron, Musset, et le bon Dumas père avaient célébré la débauche et l’orgie ; Mürger avait dit le sentimentalisme de la vie de bohème. Verlaine continue la série des poètes de cabaret et d’hôpital.
Le romantisme est par essence une explosion de littérature individualiste. Il vit de l’exaltation du Moi. Le poète se fait le centre de l’univers, ramenant et subordonnant toutes choses à sa propre fantaisie. Il ne s’intéresse qu’à lui seul et pense que le monde entier porte à sa personne autant d’intérêt que lui-même. C’est pourquoi il ne cesse de raconter ses propres aventures, et trouve en lui l’unique matière de son œuvre, estimant que rien de ce qui le touche ne saurait être indifférent. — Le romantisme est, d’autre part, un débordement de la sensibilité. Il ne connaît que la passion et ses cris, ardeurs et lassitudes, enthousiasmes et découragemens, joies, tristesses, emportemens et blasphèmes. Toute émotion, pourvu qu’elle ait été ressentie et quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, mérite d’être traduite et devient matière d’art. L’émotion est le tout de l’art ; et, par une conséquence logique, l’art, plutôt que de se passer de l’émotion, en vient à la feindre, à la simuler, à la parodier. — Verlaine est le représentant forcené de la poésie intime ainsi conçue en conformité avec le credo du romantisme. On ne citerait aucune œuvre où le moi se fût encore étalé avec un cynisme aussi orgueilleux. Le poète ne nous entretient que de lui et de sa vilaine âme ; prisonnier de son impression du moment, il est incapable de traduire autre chose que l’état actuel et passager de sa sensibilité. Cette émotion, un jour mystique, un jour sensuelle, il suffit qu’il l’ait éprouvée pour avoir le droit autant que le besoin de l’exprimer : aucun scrupule de goût ou de convenance ne saurait l’arrêter. Il ne se soucie pas de mériter l’approbation et ne s’inquiète pas d’encourir le blâme. Impressions, émotions, sensations sont-elles nobles ou honteuses ? Ce n’est pas son affaire. Il suffit qu’elles soient « siennes. » De là toutes ces vilenies qu’on a sans doute le droit et le devoir de reprocher à Verlaine, mais à la condition de n’avoir pas d’abord adopté les théories du lyrisme romantique.
Ce même principe de la souveraineté de l’individu, le romantisme l’introduit dans le domaine de l’expression au nom de la « liberté dans l’art. » Une langue, on le sait de reste, n’est l’œuvre ni d’un jour ni d’un homme : et nous ne pouvons donc nous arroger toute espèce de droits vis-à-vis de cette langue que nous n’avons pas créée. Les mots ont un sens qu’il ne nous appartient pas de changer ; les phrases se construisent d’après des lois que nous sommes obligés de subir : la versification a des règles qui ne font que constater le lent et collectif travail des siècles. Aussi les meilleurs écrivains du romantisme, guidés par leur instinct qui valait mieux que leur doctrine, ont-ils soigneusement évité de mettre leur théorie en pratique. L’ardeur, belliqueuse de Victor Hugo s’arrête au seuil de la syntaxe. Et son vers s’écarte à peine du type classique. Verlaine, avec la logique de l’absurde, s’est chargé démontrer à quelles conséquences devaient aboutir les réformes préconisées par le cénacle. Son bon plaisir est sa règle unique en art comme ailleurs. Sa fantaisie individuelle, opérant comme un sûr agent de décomposition, va dissoudre le vocabulaire, la syntaxe, le dessin et le rythme du vers.
Verlaine a toujours été un très médiocre écrivain. Au temps même de sa ferveur parnassienne, quand il se donnait pour un puriste et un artiste sévère, il était coutumier d’étrangetés qui n’étaient pas voulues, d’une incohérence dans les images et d’une impropriété dans le choix des termes qui sont tout uniment le fait d’un homme qui ne sait pas bien sa langue. Ce sont de vulgaires incorrections qui échappent à son ignorance. Mais qui parle d’incorrections ? et, si chacun est maître de sa forme, ne suis-je pas libre d’entendre les mots au sens où il me plaît et de les associer à mon gré ? Il me suffit que je m’entende et que je trouve aux mots ainsi agencés un charme qui n’est que pour moi. Et c’est si commode ! Par là se trouvent excusées d’avance les fautes de français, les obscurités, les contournemens de phrase, le tortillage et la clownerie, les répétitions, le pathos, le galimatias, l’emploi des chevilles, des « en somme, » des « en réalité, » des « certes, » des « sans doute, » des « évidemment, » des « oui-dà, » des « que, » des « hein, » des « là. » C’est des recueils les plus vantés de Verlaine que j’extrais quelques spécimens de ce genre de style auprès duquel celui de Banville fait l’effet d’être simple, et la prose des Goncourt d’être naturelle. Voici des vers tirés de Bonheur :
Plus la foi, sel des âmes,
Plus la peur de l’enfer,
Et ni plus l’espérance
Pour le ciel mérité
Par combien de souffrances.
Rien. Si. La charité.
Voici des vers tirés du recueil intitulé Amour :
Que soient suivis des pas d’un but à la dérive
Hier encor, vos pas eux-mêmes tristes, ô
Si tristes, mais que si bien tristes ! Et qui vive
Encor, alors ! Mais par vous pour Dieu ce roseau
Cet oiseau, ce roseau sous cet oiseau, ce blême
Oiseau sur ce pâle roseau fleuri jadis,
Et pâle et sombre, spectre et spectre noir : moi-même
Surrexit hodie, non plus De profundis…
Avez-vous comme su, moi je l’ai, qu’il fallait
Peut-être bien, sans doute, et quoique et puisqu’en somme
Éprouvant, tant d’estime et combien de pitié
Laisser monter en nous, fleur suprême de l’homme,
Franchement, simplement, largement, l’amitié.
Ou encore :
Il patinait merveilleusement
S’élançant qu’impétueusement
Rarrivant si joliment vraiment…
Ces vers sont parmi ceux auxquels n’ont pas manqué les admirateurs. Et combien d’autres on en pourrait citer de plus amphigouriques et de plus dégingandés, si d’ailleurs cela n’était fort inutile ! Les meilleures pièces de Verlaine sont gâtées par ces défaillances de l’expression : cela suffirait à les empêcher de durer. Cette même décomposition la fantaisie de Verlaine l’introduit aussi bien dans la structure des vers, changeant brusquement le rythme, remplaçant la rime par de vagues assonances. Comme il arrive, Verlaine a érigé sa pratique en théorie : son « Art poétique », moitié fumisterie et moitié plaidoyer personnel, n’est que le résumé de ses procédés présentés sous forme de code. C’est la rhétorique de sa manière. Ce qui est intéressant c’est de constater que cette rhétorique est le prolongement de celle du romantisme.
L’exaspération libertine, l’impuissance à se gouverner soi-même et à dominer ses sensations, l’inconscience où se brouillent les notions, l’obscurcissement de la raison, l’incohérence des idées et des mois, la niaiserie dolente, l’incontinence du verbiage qui coule et qui flâne, ce sont, dans l’art comme dans la vie, les signes ordinaires de la décrépitude. Cette « naïveté ingénue, » ces « maladresses adorables, » ces « gaucheries de Primitif, » qu’on a tant louées dans cette poésie, sont, à vrai dire, autant d’effets de la sénilité. Il arrive au surplus que le terme de la vie ressemble à son commencement et que les deux formes de l’enfance se rejoignent. Ces balbutiemens, ces impropriétés de langage, ce jeu d’assonances, font le charme imprécis, musical et mystérieux des chansons populaires et des rondes enfantines. Cela ne veut rien dire et tout de même remue au fond de nous on ne sait quoi de triste et de tendre. Verlaine a composé quelques-unes de ces mélopées incertaines : « Les sanglots longs. Des violons. De l’automne… Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville… « Ah ! triste, triste était mon âme ce soir-là. A cause, à cause d’une femme… » C’est la part de Verlaine, et il convient de la lui laisser. Part tout à fait stérile d’ailleurs, maigre et pâle floraison qui s’attarde sur un arbre mort. Grâce à lui le trésor presque anonyme de la chanson se sera enrichi de quelques romances et complaintes. On continuera de les chantonner sans bien savoir qui en est l’auteur. Encore est-ce là ce qu’on pourrait souhaiter de mieux pour Verlaine et pour nous. Mais il est à craindre que plus tard Verlaine ne soit pas complètement oublié. Qu’il ait pu grouper des admirateurs, parmi lesquels plusieurs étaient de bonne foi, que sa poésie ait pu trouver un écho dans des âmes qui y reconnaissaient donc quelque chose d’elles-mêmes, c’est un exemple qu’on citera pour caractériser un moment de notre littérature et montrer en quelle déliquescence les notions morales et le sentiment artistique ont, à une certaine date et dans un certain groupe, failli se dissoudre, se perdre et sombrer.
RENE DOUMIC.
- ↑ Œuvres complètes de Paul Verlaine, 5 vol. in-3, chez Léon Vanier.