Les Études historiques en France depuis la guerre

Les Études historiques en France depuis la guerre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 428-456).
LES
ÉTUDES HISTORIQUES EN FRANCE
DEPUIS LA GUERRE

Les trahisons de la fortune sont un aiguillon qui nous fait avancer plus vite dans les voies du progrès, où nous nous attardons volontiers aux jours calmes de la prospérité. Nous nous sommes parfois laissé distancer, mais, comme les vainqueurs des courses antiques, nous avons toujours regagné le terrain perdu, car chez aucun autre peuple la réaction n’est plus prompte, la vitalité plus puissante. Aujourd’hui c’est notre honneur et notre force d’avoir tiré de nos désastres cette grande leçon que, pour garder son rang, il faut apprendre et toujours apprendre. Cette vérité, reconnue de tous, porte ses fruits. La France, malgré cette halte fatale qu’elle a faite dans le sang et les ruines, donne depuis six ans des preuves d’une activité vraiment prodigieuse dans toutes les branches des connaissances humaines, dans la science de la guerre et les arts de la paix. Les dernières lueurs des incendies de la commune s’éteignaient à peine qu’elle retournait avec une ardeur nouvelle à ses labeurs quotidiens. Cette ardeur est constatée par des chiffres irrécusables. Le Journal de la Librairie, qui enregistre semaine par semaine les ouvrages de toute nature sortis des presses françaises, nous donne en effet 7,445 publications pour 1871; — pour 1873, il en donne 11,550, et la marche ascendante suivie par la production intellectuelle est si rapide qu’en 1875 elle s’est élevée à 14,195 livres ou brochures. Sur ce nombre, où ne sont point compris les périodiques, qui atteignent le chiffre de 4,000 environ, il ne faut compter que pour mémoire les mois de Marie, les manuels du Sacré-Cœur, les apparitions de la Vierge et autres plaquettes mystiques du même genre qui n’ont rien à démêler avec la science, la littérature et le vrai christianisme, ce qui ne les empêche pas de se vendre à 300,000 exemplaires; mais lors même qu’elles ont été retranchées du total, il reste encore un chiffre très considérable d’ouvrages sérieux, dans lequel l’histoire et ses annexes, l’archéologie, la numismatique, l’ethnographie, la linguistique, entrent environ pour 1,200 articles. Jamais ces diverses sciences n’ont fourni un pareil contingent. Dans cette masse de productions, où se rencontre, comme dans toutes les foules, plus d’une médiocrité, les bons livres tiennent une large place; les livres excellens ne font point défaut. La France est rentrée dans ses meilleures traditions; en fait de recherches, de critique historique, d’érudition pénétrante et variée, elle n’a rien à envier pour le moment aux autres nations de l’Europe et rien à craindre de la rivalité de l’Allemagne.

Toutes les forces vives du pays ont contribué à cette renaissance, on pourrait dire à cette résurrection. Si lourdes que soient nos charges budgétaires, les crédits affectés aux sciences et aux lettres ont été maintenus et n’ont point trouvé d’intransigeans. Le ministère de l’instruction publique a augmenté de plusieurs volumes la collection des Documens inédits ; l’Académie des Inscriptions, qui succède, en la dépassant, à l’école bénédictine, représente comme elle le travail collectif et impersonnel que la mort n’interrompt jamais; elle continue comme par le passé les recueils qu’elle seule peut mener à bonne fin, et, pour se dédommager du temps que la guerre lui a fait perdre, elle s’est hâtée un peu moins lentement que de coutume. Les sociétés savantes ont toutes survécu à nos désastres; il s’en est formé de nouvelles en assez grand nombre, tant à Paris que dans les départemens, ce qui prouve que l’association coopérative réussit mieux en matière d’études qu’en matière d’industrie ou de consommation. Vingt-huit missions scientifiques[1], relatives aux sciences naturelles ou médicales, à l’histoire, à l’archéologie, à l’astronomie, à la géodésie, ont été accordées par le gouvernement en 1875-76 : onze pour l’Europe, sept pour l’Afrique, quatre pour l’Asie, six pour l’Amérique. Elles sont pour la plupart en voie d’exécution, et, comme celles qui les ont précédées, elles enrichissent par des envois précieux les musées, les bibliothèques, les archives de Paris. Des expositions spéciales auxquelles personne ne songeait il y a trente ans, exposition de géographie, exposition de tapisseries anciennes et historiques, ont attiré le public, tout étonné de se trouver en face de tant de choses inconnues. Les incomparables collections du Louvre se sont accrues d’un musée de la Palestine; le musée d’artillerie a ouvert de nouvelles salles, où figurent les costumes de guerre depuis Charlemagne jusqu’à la fin du XVIe siècle; le musée sigillographique des Archives a reçu de nouvelles pièces, ce qui porte la collection à 50,000 articles. En ce moment même, sur la proposition de M. de Chennevières, directeur des beaux-arts, on procède au récolement des richesses archéologiques dispersées dans nos provinces. Les Inventaires sommaires des archives départementales, commencés pendant l’empire sur un plan défectueux, se poursuivent en s’améliorant et fournissent d’innombrables indications[2]. Les Inventaires des archives hospitalières se complètent par de nouveaux fascicules; au train dont ils marchent, nous aurons bientôt tous les élémens d’une histoire de la charité chrétienne en France, sans compter les documens qu’on trouve dans tous les dossiers sans exception, pour l’étude des mœurs, des fortunes privées, mobilières et immobilières, de la distribution de la propriété territoriale entre les diverses classes, et des charges féodales ou ecclésiastiques dont elle était grevée[3].

On s’est plaint longtemps et avec raison que les richesses accumulées dans les dépôts publics de Paris échappaient, faute d’inventaires et de catalogues, aux investigations des travailleurs : on n’aura plus à se plaindre désormais. M. Léopold Delisle, administrateur général de la Bibliothèque nationale, a imprimé à tous les services la plus vive impulsion. Les 100,270 pièces de l’ancienne chambre des comptes, les papiers de D’Hozier, immense répertoire de toutes les familles nobles de France et de celles qui se croient nobles, les 2,600 volumes des procureurs-généraux du parlement, MM. Joly de Fleury, qui renferment sur le XVIIIe siècle un incomparable recueil de pièces officielles, y compris les factures que le bourreau de Paris présentait à MM. les conseillers de la Tournelle quand il avait rompu, tenaillé, pendu, ou fait repasser son coutelas ébréché sur la tête du comte de Horn ou du comte de Lally, bien d’autres documens curieux, presque inaccessibles jusqu’ici, ont été depuis peu de temps méthodiquement classés et catalogués. M. Delisle, dont l’infatigable activité égale le profond savoir, ne s’est point borné à administrer et à diriger, il a prêché d’exemple et s’est réservé la rédaction du catalogue des manuscrits français. Le premier volume, publié en 1874, fait suite à son Étude sur la formation du cabinet des manuscrits, publiée la même année, et qui n’est rien moins, sous un titre modeste et purement bibliographique, qu’une histoire de la calligraphie, de la miniature, de la reliure et du prix des livres avant la découverte de l’imprimerie[4]. Les Archives nationales, placées sous la direction de M. Alfred Maury, sont entrées dans la même voie de progrès. Le trésor des chartes, les layettes de ce trésor, les 4,000 liasses des minutes des commissaires du Châtelet, les 10,000 registres du parlement, qui ne contiennent pas moins de 5,500,000 pièces, arrêts, accords, règlemens de police, remontrances, etc. ; les milliers d’actes relatifs au domaine, aux juridictions ecclésiastiques, féodales et municipales, auront bientôt leurs tables alphabétiques des noms d’hommes et de lieux, et, grâce à cet ensemble de travaux, simultanément exécutés pour tous nos dépôts publics, nous posséderons enfin ce qui nous a manqué jusqu’à présent, le guide du voyageur dans la nécropole du passé.

L’enseignement de l’histoire, trop longtemps stationnaire, prend de jour en jour un plus grand développement. L’École encyclopédique des hautes études lui fait une large part. Les nouvelles facultés universitaires en agrandissent le cadre. L’École française de Rome, qui vient de s’ouvrir, rendra pour l’étude de l’Italie antique, des mœurs, des arts, des institutions, de la critique des textes, les mêmes services que l’École d’Athènes pour la Grèce, et il a suffi de cinq ans au plus pour introduire dans notre outillage scientifique tous ces perfectionnemens, qui vont au-delà de ce que les plus impatiens eux-mêmes pouvaient espérer. L’armée des travailleurs est plus nombreuse que jamais, elle a doublé ses cadres : nous allons la passer en revue.


I.

Faut-il, en s’enfermant dans la tradition biblique, placer en Judée le berceau du genre humain, adopter pour l’âge du monde la chronologie traditionnelle de cinq mille ans, ou multiplier cette date par des milliers d’années ? Les races qui ont peuplé ce globe sont-elles sorties d’une même souche? Les langues de l’Europe moderne sont-elles filles d’une mère commune? Quelles sont les civilisations qui ont précédé les civilisations grecque et romaine, et quels vestiges ont-elles laissés de leur passage sur cette terre? Tels sont les grands et mystérieux problèmes que s’est posés la science contemporaine. C’est en Orient surtout qu’elle en cherche la solution, en remontant à une antiquité que les esprits les plus hardis du XVIIIe siècle osaient à peine soupçonner. La France a largement payé sa dette à ces belles études que Colbert a en quelque sorte provoquées en fondant l’École des langues orientales, et que, de notre temps même, Champollion, Eugène Burnouf, Rémusat, Sylvestre de Sacy, de Rougé, Stanislas Julien, ont élevées si haut. Ceux-là ne sont plus, mais leurs traditions sont restées vivantes. Nous avons Renan, Bréal, Mariette, et avec ces maîtres bien d’autres orientalistes éminens : MM. Maspero, Pavet de Courteilles, Adolphe Régnier, Barbier de Meynard, Garcin de Tassy, de Vogué, etc. Nous avons la Société asiatique, qui centralise les recherches et les découvertes, et se montre la digne émule de la société de Londres. Les six derniers Rapports annuels[5] de cette savante compagnie nous font connaître, de 1870 à 1875, les travaux de nos orientalistes, et nous avons certes le droit d’en être fiers, car ces travaux, dans un aussi court espace de temps, ont embrassé toutes les langues de l’Asie et de l’Afrique, depuis le cambodgien jusqu’à l’agaou, dialecte primitif des naturels du plateau de l’Abyssinie, toutes les religions, toutes les histoires, l’ethnographie, la numismatique, l’archéologie, la géographie ancienne et moderne.

M. Renan a fait paraître, en 1874, les dernières livraisons de la Mission de Phénicie. Les fouilles d’Oum-el-Awamid, au sud de Tyr, le déblaiement de la nécropole de Sidon, la découverte du fameux temple de Biblos, ont donné de nombreux fragmens de sculpture, des inscriptions, des sarcophages anthropoïdes, aujourd’hui déposés au Louvre. Les ruines d’Amrith, l’ancienne Marathus, ont fourni à l’auteur le sujet d’une belle étude sur les monumens de cette ville et leur restauration. Ses recherches, d’autant plus précieuses que les antiquités qu’il explorait sont les moins bien conservées de toutes, l’ont conduit à déterminer rigoureusement le caractère de l’art phénicien, caractère mixte, qui emprunte tour à tour à l’Egypte, à la Syrie, à la Grèce, mais qui offre avant tout, dans son type général, une sorte d’amoindrissement de l’art égyptien. Les travaux de M. Renan complètent la prise de possession, par la science française, du coin de terre où ont fleuri des civilisations qui nous étonnent par leur grandeur, et que nous pouvons revendiquer comme notre domaine, car c’est un de nos consuls, M. Botta, qui a retrouvé Ninive et le palais de Nabuchodonosor ; c’est un de nos ministres, M. Waddington, qui a séjourné, le premier de tous les Européens, sur les ruines de Palmyre.

Comme au temps des croisades, nous rencontrons les Francs dans la terre-sainte. Depuis vingt ans, MM. de Saulcy, Rey, de Luynes, de Vogué, Waddington, Renan, d’Eichthal, s’y sont rendus en pèlerinage archéologique ; aujourd’hui M. Victor Guérin la visite de nouveau et il fait plus à lui seul, avec des ressources minimes, que la société anglaise Exploration found avec les 100,000 francs qu’elle dépense chaque année. M. Guérin a découvert le tombeau des Machabées ; il a relevé plus de cent localités qui ne figurent sur aucune carte, et la sûreté de ses investigations fait espérer que nous aurons enfin la géographie exacte et complète des terres bibliques. Le chancelier du consulat de Jérusalem, M. Ganneau, nous a fait connaître la stèle moabite de Mésa, et c’est là sans contredit l’une des révélations les plus importantes de ces dernières années. On avait cru jusqu’à présent que Moïse, David et les autres élus du peuple juif avaient été seuls en communication directe avec Jéhovah ; mais la stèle nous apprend que le roi Camosch était exactement dans les mêmes termes avec le dieu de Moab. Il le considérait, ainsi que le dit M. Renan, comme un protecteur obligé de le faire réussir dans toutes ses entreprises, et la simple constatation de ce fait donne à réfléchir aux personnes qui s’occupent d’exégèse. Cette science se vulgarise chaque jour ; les origines du christianisme, la confirmation ou la contradiction des Écritures par la géographie, la chronologie, l’histoire des populations primitives de la Judée, attirent les croyans et les sceptiques, les chrétiens et les juifs. Paris possède un journal hébreu, le Liban, publié par un savant Israélite, M. Brill, auteur d’un petit livre, Yên Lebanon, où il s’attache à justifier Adam et à prouver contre le dogme chrétien du péché originel que nos premiers pères n’ont jamais reçu ni transgressé un ordre de Dieu, et que tout le récit contenu dans le troisième chapitre de la Genèse doit être pris dans un sens allégorique. Nous avons aussi le Mythe de la femme et du serpent, et tout cela donne encore à réfléchir.

Si nous passons de la terre de David à la terre des pharaons, nous y retrouvons la science française, et l’on peut dire qu’elle y règne en souveraine. L’école égyptienne recrute chaque jour de nouveaux disciples, et Mariette-Bey arrache chaque jour de nouveaux secrets aux lèvres muettes des sphinx. Le grand explorateur, comme l’appellent les orientalistes, continue de réunir dans le musée de Boulaq des monumens figurés et des textes qui fourniront pendant bien des années encore un ample sujet de controverses et d’élucidations. Par ses recherches sur les tombes de Saqqarah, il fait revivre la société égyptienne, morte depuis quatre mille ans ; par ses magnifiques publications sur Denderah et sur Karnak, il pénètre les mystères de la religion de l’Égypte, « cette religion sans métaphysique et sans terreurs, » où le dieu Ammon, qui se doit sa propre existence, a peut-être inspiré la formule aristotélique de la pensée qui se pense elle-même, où la déesse Ator, personnification de l’harmonie générale du monde, semble l’aïeule de la famille des divinités gréco-romaines qui symbolisent les forces productives de la nature. Mariette-Bey, on peut le dire sans crainte d’être contredit même par les étrangers, est un véritable révélateur dont le nom, comme celui de Cuvier, restera attaché à l’histoire des grandes conquêtes de l’esprit humain.

Nous ne suivrons pas plus longtemps les orientalistes français dans l’exploration des antiquités asiatiques et africaines, car il faudrait tout un volume rien que pour présenter un résumé succinct des questions qu’ils ont traitées. Origines de l’écriture, sciences occultes chez les Chaldéens, organisme des langues indo-européennes, astronomie hindoue, explication de la table d’argile de Senkereh, qui est le plus ancien document mathématique parvenu jusqu’à nous, parallélisme des textes poétiques de l’Inde avec les récits des historiens, sectes hérétiques de l’islamisme, alphabets assyriens, babyloniens, carthaginois ; en un mot, tout ce qui touche aux mystères du monde oriental a été étudié par nos savans avec une sagacité qui semble s’aiguiser en raison même de l’inconnu, et l’on a pu dire justement qu’en pénétrant avec eux dans les profondeurs obscures de la vie de l’humanité on est pris de vertige.

La France, au XVIe siècle, a été l’initiatrice de la renaissance des études grecques, et l’on pourrait croire, après les nombreuses et vastes recherches dont la patrie d’Homère et d’Eschyle a été l’objet, qu’il ne reste rien à dire et à trouver. L’École d’Athènes, l’Association pour l’encouragement des études grecques[6], les professeurs de notre université, l’Académie des Inscriptions, ont prouvé le contraire. Nos hellénistes ne se sont point bornés à revoir d’anciens textes, à publier des textes nouveaux, ils ont embrassé l’ensemble des questions historiques, et suivi, dans ses ramifications diverses, l’expansion du génie grec à travers l’ancien monde. M. Egger, l’un des vétérans et l’un des maîtres de la vieille école française des Estienne et des Budé, MM. Émile Burnouf, Miller,. Thurot, Brunet de Presle, de Witte, Th.-Henri Martin, doyen de la faculté des lettres de Rennes, Ferdinand de Launay, Waddington, Heuzey, Petit de Julleville, Rayet, ont publié, soit en volumes, soit dans le Journal des Savans et autres recueils, une série de recherches du plus grand intérêt. M. Martin a étudié la cosmographie populaire après l’époque d’Homère et d’Hésiode; M. Petit de Julleville, l’histoire de la Grèce sous la domination romaine; MM. Miller et Brunet de Presle, les papyrus du Louvre et de la Bibliothèque nationale; M. Lallier, la condition de la femme dans la famille; M. Ferdinand de Launay, les moines et les sibylles dans l’antiquité judéo-grecque; M. Waddington a poussé jusqu’à la 83e livraison le Voyage archéologique en Grèce et en Asie-Mineure ; et M. Egger a montré que l’on pouvait tout à la fois se faire applaudir du monde savant et se faire lire du public, en donnant, à côté de dissertations approfondies sur des sujets d’érudition spéciale, l’histoire d’un ménage athénien. L’exploration archéologique des îles grecques de la Méditerranée a produit un très bon travail de M. Rayet sur l’île de Kos ; elle se poursuit activement, et nous pouvons dire que ses résultats resteront définitivement acquis, car les élèves de l’École d’Athènes, auxquels elle est généralement confiée, y apportent une sûreté de critique qui les met à l’abri de la contradiction; les mésaventures archéologiques de M. Schliemann prouvent que l’on ne peut pas toujours en dire autant des Allemands[7].

Comme trait d’union entre la Grèce et Rome, nous rencontrons la Cité antique de M. Fustel de Coulanges, l’un des bons livres du temps présent, qui embrasse dans une forte synthèse l’histoire des institutions des deux pays, et quand nous arrivons à Rome nous y trouvons encore en première ligne l’université, qui est là chez elle et le fait bien voir. Quoiqu’elle nous touche par nos origines plus directement que la Grèce, et que l’empire l’ait un moment rendue populaire, parce qu’on cherchait, par une illusion de perspective, des analogies entre les césars et Napoléon III, l’antiquité romaine n’a produit qu’un nombre assez restreint de publications en dehors des livres à l’usage des classes; mais elles suffisent à montrer que nous ne sommes pas déshérités. Cicéron et ses amis ont ouvert à M. Gaston Boissier les portes de l’Académie française; M. Waddington, que nous avons déjà rencontré à Palmyre, dans la Grèce et dans la terre-sainte, a retracé les fastes des provinces asiatiques de l’empire romain jusqu’au temps de Dioclétien; M. Léon Renier a fait paraître la première livraison du Recueil des diplômes militaires; M. Belot, professeur à la Faculté de Lyon, a terminé l’Histoire des chevaliers romains, considérée dans ses rapports avec celle des différentes constitutions de Rome depuis le temps des Gracques jusqu’à la division de l’empire, et il faut citer aussi les Antonins d’après les monumens épigraphiques de M. E. Desjardins, et les Administrations municipales des campagnes dans les derniers temps de l’empire, par M. Lecesne.

Les Diplômes militaires de M. Renier sont un curieux chapitre de l’histoire des armées romaines sous les empereurs. Bien que tout citoyen fût astreint au service obligatoire, l’Italie ne pouvait fournir assez d’hommes pour garder ses conquêtes, et pour maintenir son effectif sur un pied respectable, elle enrôlait dans les cohortes les peuples qu’elle avait vaincus. Pour retenir dans ces légions étrangères les Numides, les Bretons, les Thraces, les Illyriens et autres barbares, il fallait des récompenses. A ceux qui avaient vaillamment et honorablement servi, fortifer et pie in militia funrtis, les empereurs accordaient pour eux et leur postérité, née ou à naître, le droit de cité romaine et le droit de connubium, c’est-à-dire la validation des mariages qu’ils avaient contractés ou pouvaient contracter à l’avenir, ce qui impliquait la légitimation des enfans. L’acte qui conférait ces droits était gravé en double expédition, l’une sur une plaque d’airain en forme de diptyque que le soldat portait sur lui, l’autre sur des tables scellées dans les murs du Capitole ou dans les temples. Ces tables étaient pour les soldats d’élite retraités des cohortes de véritables brevets de la Légion d’honneur. Elles rappelaient le corps où ils avaient servi, l’armée à laquelle ce corps appartenait : armée de Bretagne, de Germanie inférieure et supérieure, de Dacie, de Mésie, etc., le nom des généraux. Le Recueil des Diplômes renferme ainsi une foule d’indications sur l’état militaire de Rome sous les empereurs et montre une fois de plus quel utile concours l’épigraphie apporte à l’histoire; il donne une idée du ramas de barbares dont se composaient les armées de l’empire et de la forte organisation qui maintenait dans le devoir tant d’élémens incohérens.

Dais la série des études romaines, nous nous arrêterons plus particulièrement au livre de M. Belot, les Chevaliers romains, non-seulement parce qu’il fait grand honneur à l’université, mais aussi parce qu’il donne quelques bonnes leçons aux savans d’outre-Rhin, et leur apprend qu’ils ont passé plus d’une fois près de la vérité sans la voiler. D’après M. Belot, d’accord en ce point avec Niebuhr, il y avait primitivement à Rome, non pas deux classes, mais deux peuples entièrement distincts. D’un côté les chevaliers patriciens, descendans des anciennes familles du temps des rois, au nombre de 2,400, auxquels l’état donnait un cheval, equus publicus : de l’autre les chevaliers du second ordre, qui achetaient un cheval à leurs frais, equus privatus, et la plèbe des tribus rustiques. La chevalerie patricienne de l’equi publici devait son nom à l’antiquité de sa race; elle ne se recrutait pas, s’immobilisait dans le passé, et, comme le livre d’or du patriciat, elle s’est fermée en l’an 494 avant Jésus-Christ, pour ne se rouvrir que du temps de César. La chevalerie equi privati tenait exclusivement son titre du cens, c’est-à-dire du chiffre de sa fortune, qui était, pour l’ordre équestre, de 400,000 sesterces, soit 89,000 francs de notre monnaie. Elle s’accrut sans cesse avec la plèbe elle-même par l’annexion à la cité romaine soit de nouvelles tribus rustiques, soit de nouveaux territoires devenus quiritaires par leur incorporation à d’anciennes tribus. Cette organisation des deux classes équestres, l’une essentiellement urbaine, domiciliée dans l’enceinte sacrée du Pomœrium, et isolée dans l’antiquité de la famille, l’autre se recrutant dans toutes les villes d’Italie qui recevaient le droit de cité romaine, et se rajeunissant d’âge en âge par des intrusions nouvelles, a exercé sur les destinées de la république une influence décisive. C’est cette influence que M. Belot met pour la première fois en relief, en suivant les deux chevaleries dans les assemblées politiques. Les chevaliers equi publici avaient le droit d’auspices, ce qui leur donnait un caractère sacré; ils formaient dix-huit centuries, dont les six premières représentaient les trois cents sénateurs et les trente curies. Ces premières centuries, que l’on nommait prérogatives, votaient avant toutes les autres; leur vote, auquel les Romains attachaient une idée religieuse, décidait les suffrages des assemblées tout entières, où dans tous les cas ils étaient assurés de la majorité, puisqu’ils avaient quatre-vingt-dix-huit voix collectives sur cent quatre-vingt-treize. Ils pouvaient ainsi faire les élections sans que les classes en sous-ordre et la plèbe rustique fussent même consultées. Les choses restèrent en cet état jusqu’à l’année 241 avant Jésus-Christ. À cette date M. Belot, qui jusque-là était d’accord avec les Allemands, s’en sépare; il rend parfaitement intelligible ce qu’ils n’avaient entrevu qu’à travers un épais brouillard, ou plutôt il montre qu’ils ont fait complètement fausse route. En cette même année 241, une nouvelle constitution enleva le droit de premier vote aux six premières centuries de la chevalerie equi publici; pour l’attribuer à une centurie tirée au sort parmi la première classe des tribus rustiques, c’est-à-dire parmi les chevaliers equi privati. Ceux-ci dominèrent par leur influence dans les municipes les citoyens de la seconde et de la troisième classe. Leurs voix devinrent prépondérantes, car dans les assemblées du Champ de Mars on comptait trente et une tribus rustiques et seulement quatre tribus urbaines. Le patriciat ne disposa plus que de quatre-vingt-neuf voix sur trois cent soixante-douze. La majorité fut déplacée; la souveraineté passa aux classes moyennes, qui se firent attribuer la levée des impôts et les judicatures, et se trouvèrent ainsi maîtresses d’une partie des forces de la république. Rome et l’enceinte sacrée du Pomœrium étaient envahis par l’Italie, et le patriciat n’avait plus pour lui que la majesté des souvenirs.

La révolution politique de 241 eut pour auxiliaire une révolution économique au sujet de laquelle M. Belot donne des éclaircissemens précis et tout à fait nouveaux. L’extrême abondance du numéraire et la nouvelle taille des monnaies amenèrent les censeurs à substituer au cens équestre, qui était de 100,000 as de cuivre d’une livre romaine, le cens d’un million d’as de deux onces équivalant aux 400,000 sesterces. Le cens des autres classes, exprimé en as nouveaux ou sextantaires, fut aussi multiplié par 10. Les Allemands ont méconnu ce fait essentiel, ils ont admis des chiffres dix fois trop faibles, inconciliables avec les progrès de la fortune publique ou privée. Or de la hiérarchie des fortunes, dont le tableau était dressé par les censeurs, dépendaient toutes les distinctions relatives non-seulement au droit politique, mais au droit civil, aux grades et à l’avancement dans l’armée, aux magistratures. Briser ou fausser ce tableau, c’est s’exposer à une foule d’erreurs de détail sur l’histoire intérieure de Rome. Les Allemands n’y ont pas manqué; M. Belot le prouve par des exemples et des textes irréfutables, et il montre comment l’abaissement de l’aristocratie romaine fut parallèle à l’abaissement de la valeur relative de l’argent. Sous les empereurs, la chevalerie equi publici n’était plus qu’une institution de parade, un titre purement honorifique conféré par le souverain, comme notre noblesse française de collation, et la chevalerie equi privati une sorte de haute bourgeoisie qui se contentait, — toutes les bourgeoisies se ressemblent, — d’occuper des emplois publics, surtout dans les finances. Elles s’éteignirent toutes deux au IVe siècle, sous Dioclétien et Constantin, qui constituèrent une nouvelle noblesse, et de la savante excursion qu’il a faite à travers l’histoire du plus grand peuple de l’antiquité, M. Belot tire cette conclusion, que ce peuple, sous la république, a dû sa grandeur aux tribuns de la plèbe qui ont dirigé la lutte des tribus rustiques contre l’aristocratie urbaine du patriciat, aux chevaliers equi privati sortis des aristocraties municipales, et aux classes moyennes de toutes les villes de l’Italie. Nous recommandons l’excellent livre de M. Belot aux personnes qui s’obstinent à croire encore que l’université française est dépassée par le grand état-major des romanistes transrhénans. Nous conviendrons sans peine que, depuis 1789 jusqu’aux dernières années de la restauration, ceux-ci ont été en avance, mais il ne faut pas oublier que les études classiques avaient subi, pendant la première république et l’empire, un temps d’arrêt considérable. Les vieux maîtres avaient disparu, et ceux qui leur succédaient appartenaient à une génération qui ne savait pas le latin et commençait seulement à l’apprendre; ce qui explique comment l’un des écrivains les plus populaires du règne de Louis XVIII, un membre de l’Académie française, s’est permis, entre autres gaîtés étymologiques, de faire descendre agréable de l’adjectif agreabilis, qu’il prenait de la meilleure foi du monde pour un contemporain de Cicéron. Nous n’en sommes plus là, tant s’en faut, et l’École de Rome ajoutera bientôt un nouvel élément de force à tous ceux que nous possédons déjà.


II.

En quittant l’Orient, la Grèce et Rome pour la France, nous entrons dans un immense labyrinthe de volumes, et nous ferons au mieux pour ne pas nous y perdre, en nous occupant d’abord de Paris. Nous ne dirons pas, comme l’ont tant de fois répété ceux qui le flattent pour gagner les suffrages de ses électeurs, qu’il est le cerveau de la France, — ce serait décapiter la province; — nous dirons seulement qu’en vertu de son titre de capitale il se réserve le monopole des travaux qui embrassent l’ensemble de notre histoire, et de ceux qui ne peuvent s’exécuter qu’avec le concours du gouvernement ou des corporations savantes, comme l’Académie des Inscriptions, et l’indispensable secours des bibliothèques et des archives.

Au premier rang des publications faites avec le concours du gouvernement, il faut placer la collection des Documens inédits. Elle s’est accrue depuis 1871 de la correspondance de Mazarin, éditée par M. Chéruel, l’un de nos érudits qui connaissent le mieux le XVIIe siècle, — des Inscriptions de la France, depuis le Ve siècle jusqu’au XVIIIe, par M. de Guilhermy, travail d’une érudition solide, où chaque pièce est accompagnée d’une notice interprétative, — du Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, par M. Bruel, dont le premier volume n’est que la moindre partie d’un répertoire de pièces des IXe et Xe siècles, unique en Europe[8], — du tome IV des Monumens de l’histoire du tiers-état, commencé sous la direction de M. Augustin Thierry, et terminé après sa mort par le plus ancien de ses collaborateurs. Ce recueil ne sera point continué; mais, quoique limité à la Picardie, il donne une idée exacte et complète de ce qu’étaient nos anciennes communes, et ce n’est pas l’un des côtés les moins curieux de nos annales que de voir comment des populations abandonnées à elles-mêmes au milieu de l’immense morcellement du moyen âge ont contribué à la fondation de l’unité française, et combien était libre et fortement organisé, dans la monarchie absolue des Capétiens, le gouvernement des villes par les citoyens eux-mêmes.

A l’ancienne série des Dictionnaires topographiques de la France, publiée, comme les Documens inédits, aux frais de l’état, sont venus s’ajouter ceux du département de l’Aube, de la Meuse, de la Dordogne et de l’ancienne Moselle. Ces dictionnaires contiennent, pour chacune des circonscriptions qu’ils concernent, les noms des villes, villages, hameaux, écarts et lieux dits, avec la date de leur première mention historique, les changemens successifs de leurs noms, le passage de la forme latine à la forme française. Par malheur, au lieu de réunir les noms par ordre alphabétique dans un seul et même cadre, on a morcelé le travail en autant de fascicules qu’il y a de départemens. Cette erreur de méthode restreindra pour longtemps encore l’usage si précieux pourtant de ces dictionnaires, car en attendant qu’ils soient tous terminés et qu’un index général les résume, il faudra, quand on ne connaîtra pas la situation ou le nom latin d’une ville et d’un village et que l’on voudra les connaître, les chercher dans chacun des départemens publiés, et, pour peu que l’on ne soit pas servi par le hasard, recommencer la recherche vingt, trente ou cinquante fois. Les Archives des Missions scientifiques offrent aussi dans leurs dernières livraisons des documens fort importans. Elles vont encore s’enrichir bientôt des rapports de M. Molard, qui recueille en ce moment à Gênes et à Turin les actes de toute nature relatifs à la France, et des rapports de M. Violet, chargé d’explorer Genève, Rome et Munich pour collationner les divers manuscrits des Établissemens de saint Louis, et de fixer le texte de ce monument législatif, justement regardé comme le plus grand essai de codification générale qui ait été tenté entre Justinien et Napoléon Ier.

En même temps qu’elle prépare le Corpus inscriptionmn semiticarum, l’Académie des Inscriptions continue ses grands recueils : les chartes et diplômes, les ordonnances, les historiens de France, l’histoire littéraire, les mémoires. Elle a fait paraître le premier volume des historiens orientaux des croisades, œuvre capitale qui ne peut manquer de modifier nos idées au sujet des invasions chrétiennes dans la terre-sainte. Nos chroniqueurs nous ont inoculé leur enthousiasme chevaleresque et religieux ; mais quand on écarte le nuage fatidique, il faut singulièrement en rabattre. Entre les hordes des croisés qui mettaient l’empire grec à feu et à sang et les hordes des Huns et des Mongols, la différence n’est que dans les noms, et l’on peut s’étonner que des expéditions également désastreuses pour l’Europe et l’Asie aient été transformées en une sorte d’épopée presque divine.

À côté de l’Académie des Inscriptions, qui est pour nos érudits ce qu’était pour les grands vassaux la tour du Louvre, le chief souverain, se sont fondées depuis peu dans la capitale des sociétés qui donnent à leurs études une force nouvelle en les spécialisant : sociétés d’anthropologie, d’ethnographie, de Paris et de l’Ile-de-France, de l’histoire de Paris, des anciens textes, de législation comparée. Les aïeules, celles qui datent d’avant la guerre, n’ont point voulu se laisser distancer ; les sociétés de l’École des Chartes, de l’histoire de France, des antiquaires, l’École des Hautes études, qui est une association de volontaires de la science, ont rivalisé de zèle. La Société de l’histoire de France a donné quatre volumes par an d’éditions nouvelles et de textes inédits. Elle mène de front en ce moment deux entreprises de la plus grande valeur, les éditions critiques de Brantôme par M. Ludovic Lalanne, et de Froissart par M. Siméon Luce. Ces chroniqueurs, célèbres entre tous, ne nous étaient que très imparfaitement connus, à cause des incorrections de leur texte, des variantes souvent contradictoires des manuscrits de Froissart et de l’absence de tables méthodiques. Les nouveaux éditeurs nous les rendent dans toute leur sincérité. La Société des anciens textes a tiré de la poussière un de nos vieux romans, Brun de la montagne, et des chansons populaires de la fin du XVe siècle, d’autant plus précieuses que nous n’avions jusqu’à présent pour cette époque aucun spécimen de ce genre de poésie. La Société de l’histoire de Paris offre dans ses Mémoires, entre autres travaux dignes d’éloges, les lumineuses dissertations de M. Longnon sur la topographie et les limites du pays connu sous le nom d’Ile-de-France, ce centre attractif autour duquel s’est reformé le royaume démembré par les bénéfices et les fiefs carlovingiens, — et sur François Villon, qui personnifie au XVe siècle des types toujours vivans parmi nous : l’enfant de Paris et le bohème littéraire. MM. Gaston Paris et Paul Meyer tiennent vaillamment leur place dans la jeune école de l’érudition nationale ; le recueil fondé par M. Meyer en 1874 sous le titre de Romania est consacré à la discussion des textes et des questions propres à éclairer l’origine et la filiation des idiomes de l’Europe qui sont sortis du latin, à commencer par notre langue et ses nombreux dialectes. Ce recueil, où sont appliquées les meilleures méthodes, a déjà notablement contribué aux progrès de la philologie française. L’Ecole des chartes, véritable pépinière de bénédictins laïques, marche toujours en tête du mouvement, et son directeur actuel, M. Jules Quicherat, peut à bon droit réclamer une large part d’initiative dans la renaissance historique, archéologique et philologique à laquelle nous assistons aujourd’hui.

Parmi les sociétés récemment fondées à Paris, il en est une qui mérite entre toutes les plus vives sympathies et les félicitations les plus sincères : nous avons nommé la Réunion des officiers de terre et de mer. Ainsi que le dit le règlement, cette réunion a pour but de développer le goût de l’étude dans l’armée, d’y répandre des connaissances utiles et de resserrer entre les officiers de toutes armes « les liens d’une cordiale camaraderie. » Elle est placée sous la présidence d’un officier général ou supérieur désigné par le gouverneur de Paris, et elle ne néglige rien de ce qui peut élever l’instruction technique et pratique non-seulement de ses membres, mais de tous ceux, chefs ou soldats, qui sont appelés à servir leur pays. Depuis le mois d’octobre 1871, elle publie un bulletin qui paraît toutes les semaines, et dans lequel elle insère les travaux qui lui sont adressés par des officiers, lorsque sa commission « les reconnaît intéressans ou utiles pour l’une ou l’autre des deux armées, lorsqu’ils ne renferment rien de contraire à la discipline ni au respect de l’autorité » et qu’ils ont été l’objet d’une décision ministérielle. Elle prend en outre sous son patronage, en y mettant l’apostille : publication de la Réunion des officiers, tous les ouvrages militaires qui lui paraissent dignes d’être recommandés. Il faut avoir parcouru quelques-uns de ces ouvrages, qui sont au nombre de 108, et la collection du Bulletin, pour se faire une idée de la somme énorme de travail et de talent que nos officiers ont dépensée en six ans et de la portée de leurs études. Ils ont analysé, traduit, commenté les publications militaires et les journaux spéciaux qui paraissent dans toute l’Europe. L’organisation générale des armées, les réformes et les perfectionnemens que l’expérience de la dernière guerre y a introduites, l’artillerie, la tactique de l’infanterie et de la cavalerie, les hôpitaux, les ambulances, l’administration, la topographie, tout est étudié au point de vue de la pratique, du combat, comme disent les Allemands. L’histoire de la guerre de 1870, histoire navrante, mais souvent glorieuse jusque dans sa tristesse, a été aussi de la part des membres de la Réunion l’objet de remarquables travaux, et puisque le sort des batailles se décide aujourd’hui par la science autant que par le courage, nous pouvons attendre sans crainte les éventualités de l’avenir[9]. Le développement de la périodicité et des publications collectives n’arrête en rien l’essor des travaux individuels qui paraissent isolément en volumes, et ici encore nous sommes en présence d’une production incessante. Parmi les ouvrages généraux, nous trouvons l’Histoire de France de M. Dareste, livre exact, très au courant des recherches nouvelles, et où l’auteur se garde bien, ce qui est un mérite assez rare pour être signalé, de substituer, comme Michelet, ses impressions personnelles à la réalité des faits, et de juger le moyen âge au point de vue des idées modernes, ce qui le rend complètement inintelligible. M. Guizot, arrivé à l’extrême limite de la vie, nous a laissé pour adieux un livre simple et grand, où éclate, pour nous servir d’un mot qui lui était familier, la puissance de généralisation qui faisait dire à M. Cousin : « Guizot est le fils de Montesquieu, entre les deux il n’y a personne. » Nous citons ces paroles pour les avoir entendues de la bouche même de M. Cousin.

Si complets que soient les ouvrages généraux, ils laissent nécessairement dans l’ombre des questions importantes, ou n’y touchent qu’en passant; il faut les compléter, les suppléer par des monographies; elles n’ont point fait défaut. Les sujets en sont généralement importans. M. Deloche s’est chargé de la cour des Mérovingiens, de la trustis et de l’antrustionat, qui nous reportent aux origines de la monarchie, et font voir que chez nous les courtisans sont aussi vieux que le royaume. M. Fustel de Coulanges a choisi les anciennes institutions politiques de la France; M. Perrens, l’église et l’état sous Henri IV; M. Coquille, la royauté; M. Clamageran, les impôts à partir de l’époque romaine; M. Henri Doniol, la féodalité dans ses rapports avec la révolution; M. Picot, les états-généraux; M. Taine, les origines de la société française. Un examen détaillé de ces diverses publications donnerait lieu à plus d’une remarque intéressante. On aurait à féliciter M. Picot d’avoir, pour la première fois, établi, dans des tableaux comparatifs, la référence des articles des cahiers avec les articles des ordonnances, et montré par là tout ce que notre ancien droit public, dans ce qu’il a de plus rationnel et de plus sage, a emprunté aux vœux et aux doléances des trois ordres; mais on pourrait lui demander en même temps s’il ne s’est pas trop vivement enthousiasmé du tiers-état. Il ne faut pas s’y tromper, quoiqu’il ait fait la révolution, le tiers-état n’était, à le bien prendre, qu’une aristocratie en sous-ordre: après s’être organisé contre la féodalité par les communes, il avait fini par se constituer féodalement; il avait fait de la liberté un monopole héréditaire, du travail le droit de quelques familles, et de ses privilèges, qui étaient aussi nombreux que ceux de la noblesse, comme Henri IV lui-même l’a constaté à propos des exemptions d’impôts, une propriété patrimoniale qu’il défendait avec autant d’ardeur que la noblesse défendait les siens. On pourrait reprocher à M. Coquille, dont on ne saurait du reste contester le talent, d’avoir trempé sa plume dans la sainte ampoule, — à M. Taine, de s’être arrêté avec trop de complaisance aux scandales du XVIIIe siècle, d’avoir prodigué l’anecdote et cherché trop exclusivement dans le pouvoir absolu la source des abus contre lesquels il proteste avec tant de verve et de raison. Ces abus tenaient à l’ensemble de l’organisation sociale et politique; ils avaient pour complice la nation tout entière, et M. Taine a l’esprit trop ouvert et trop juste pour ne pas reconnaître cette vérité, s’il veut bien appliquer aux bas siècles du moyen âge la pénétrante sagacité de sa critique.

Aux monographies générales qui traitent dans leur ensemble de quelques-unes des branches de notre histoire, soit à toutes les époques, soit aux époques les plus marquantes, sont venues s’ajouter une foule de monographies sur des sujets particuliers enfermés dans un seul règne. Cette série de faits divers est fort riche encore : les rois, les reines et les favorites y tiennent le premier rang; le directeur des archives de la maison impériale d’Autriche et M. Geffroy ont mis au jour la correspondance secrète de Marie-Thérèse et du comte de Mercy-Argenteau. Louis XVI, Marie-Antoinette, Mme Elisabeth, sont étudiés par MM. de Larocheterie, de Beauchesne, de Lescure. M. Edmée reprend en sous-œuvre l’interminable histoire de l’évasion du dauphin Louis XVII. Lazare de Vaux, bijoutier de Louis XV, nous renseigne sur les dépenses de la cour et sur cet art du XVIIIe siècle qui nous a laissé de si jolies bonbonnières, de si jolis boutons de manchettes, de si galantes tabatières aux fines miniatures où roucoulent des bergers et des tourterelles. Les notes du lieutenant des chasses de Versailles complètent les révélations peu édifiantes de Mme du Hausset, qui occupait auprès de Mme de Pompadour la dignité de femme de chambre, car Mme d’Étioles, devenue marquise par un double adultère, avait aussi ses grands officiers de la couronne. Une curieuse étude de M. le docteur Corlieu sur la mort des rois de France, de François Ier à 1793, est comme le bulletin d’agonie de la dynastie capétienne. Cette grande race, qui avait toujours eu, comme le disent nos vieux publicistes. Dieu à ses côtés, semble, à dater du XVIe siècle, marquée d’un sceau fatal. François Ier meurt victime des faveurs de l’Avocate; Henri II tombe, dans une fête, mortellement frappé par la lance de Montgommery; Charles IX expire baigné d’une sueur de sang; Henri III est éventré par Jacques Clément, Henri IV par Ravaillac; le peuple insulte le cercueil de Louis XIV; le cadavre de Louis XV descend furtivement dans les caveaux de Saint-Denis, pour éviter de nouveaux outrages, et ce sombre drame de la royauté française se dénoue sur la guillotine. Chose vraiment singulière, sous la monarchie de 1830 et sous l’empire, l’histoire de la première république produisait chaque année un nombre relativement considérable de volumes et de brochures; aujourd’hui, sous la république, nous revenons à l’histoire des rois. La révolution donne encore quelques ouvrages, parmi lesquels on distingue, au point de vue antirévolutionnaire, le Thermidor de M. Ch. d’Héricault. Quant à la nouvelle école historique républicaine, il faut lui rendre cette justice qu’elle se dégage de plus en plus des traditions néfastes du jacobinisme. Les traînards de l’arrière-garde s’obstinent seuls à glorifier la terreur, sous prétexte qu’elle a sauvé la France, et quand les grands pontifes de la politique d’égorgement font l’apologie du tribunal révolutionnaire et de Robespierre, on leur répond que le dernier éditeur de ses œuvres a été l’un des plus actifs instigateurs de la commune, et qu’on peut juger du maître par les élèves.

L’histoire du catholicisme est toujours l’objet d’un très grand nombre de publications, les unes graves, savantes, vraiment dignes des meilleures traditions du clergé français, les autres compromettantes pour la foi qu’elles ont la prétention de défendre. Le merveilleux déborde, il fait concurrence aux spirites et aux médiums, et nos modernes hagiographes laissent bien loin derrière eux, dans les régions infinies du surnaturel, la Légende dorée de Jacques de Vorage. Qu’ils célèbrent les vertus des saints, ces grandes vertus chrétiennes qu’on appelle le dévoûment, la résignation, la charité, qu’ils proposent à notre immense orgueil leur humilité pour exemple, sceptiques ou croyans, tous applaudiront; mais pourquoi mettre toujours le miracle à côté de la vertu? Pourquoi compromettre la mère immaculée de Jésus par des légendes qui n’ont pas même la poésie naïve du vieux temps et la réduisent au rôle d’un officier de santé qui traite les rhumatismes et les paralysies? Vouloir guérir l’incrédulité par l’incroyable, c’est faire une malencontreuse application de la formule : contraria contrariis. Mais ce n’est point seulement par l’abus du merveilleux que pèchent un grand nombre d’historiens de l’église, c’est aussi par une tendance de plus en plus marquée à faire revivre la monarchie pontificale dans sa hiérarchie, c’est par une indulgence excessive pour les cruautés antichrétiennes du passé. Ils glorifient l’inquisition, sans soupçonner qu’absoudre les inquisiteurs c’est absoudre les terroristes; quelques-uns même s’emportent jusqu’à réhabiliter la Saint-Barthélemy et la révocation de l’édit de Nantes. Qu’en est-il résulté? Comme leurs aïeux du XVIe siècle qui couraient aux armes quand les édits de tolérance étaient déchirés, les écrivains protestans ont répondu par de nouvelles déclarations de guerre : par les Leçons de la Saint-Barthélémy, par la Saint-Barthélémy devant l’histoire, par les Martyrs poitevins, par la Persécution de l’église de Rouen au XVIIIe siècle; les gloires les plus pures de l’église gallicane elles-mêmes ont été mises en accusation, et pour montrer que le catholicisme a pour base immuable le compelle intrare, M. Douen a publié un livre sur l’intolérance de Fénelon, d’après des documens inédits. Si l’on en juge par le programme récemment adopté dans la faculté libre d’Angers, on peut craindre que le nouvel enseignement ne rende la polémique plus ardente encore. Ce programme porte en effet sur les troubles civils et religieux du XVIe siècle, et, bien que nous soyons les premiers à reconnaître qu’il faut laisser à la science une entière liberté, nous croyons qu’il eût été prudent de choisir un autre sujet. Quelque modération que les professeurs apportent dans leurs cours, il semble impossible, par le caractère même de leur enseignement, qu’ils concluent en faveur de la liberté de conscience, et nous savons par de récens exemples quels orages soulèvent les atteintes plus ou moins directes portées à ce dogme des sociétés modernes.

La biographie, qui résume par la vie des hommes les grands et les petits côtés de l’histoire n’est pas restée en arrière; elle a produit plus de deux cents publications par année, et dans le nombre il en est, comme le Duquesne de M. Jal, le Duguesclin de M. Luce, le Gabriel Rouquette, l’évêque réformateur, de M. Pignot, qui sont de véritables histoires générales sur un sujet et un temps donnés. Toutes n’ont point cette importance, mais presque toutes offrent un certain attrait de curiosité. On suit avec plaisir M. le docteur Chéreau sur le Parnasse médical français, et l’on s’étonne de trouver tant de fils d’Esculape mêlés aux favoris des muses. Les noms les plus illustres se rencontrent avec les noms les plus obscurs, mais les plus humbles destinées elles-mêmes ont leur grandeur, et c’est une bonne pensée d’ouvrir dans notre Panthéon une galerie aux hommes qui n’ont eu d’autre ambition que celle d’être utiles. Les morts de la guerre ne sont pas oubliés non plus, et nous voudrions pour ceux-là que chaque ville, chaque canton, consacrât leur mémoire par un petit livre qui deviendrait classique dans nos écoles; on y verrait combien les nobles dévoûmens ont été nombreux jusque dans les douleurs de la défaite, combien ont mérité, par leur courage, d’être inscrits sur le glorieux martyrologe du patriotisme, et cela vaudrait bien, pour l’éducation de nos enfans, les puérilités sentimentales de certains livres d’étrennes.

A part les événemens contemporains, qui donnent lieu lorsqu’ils se produisent à quelques livres de circonstance, l’histoire étrangère, aujourd’hui comme il y a trente ans, attire peu l’attention. C’est là un fait regrettable et qui depuis deux siècles a exercé une certaine influence sur la mauvaise direction de nos affaires extérieures. Nous ne connaissons nos relations avec les autres peuples que par quelques correspondances de nos ministres, par quelques pièces diplomatiques extraites de nos archives; ces documens ont sans doute leur valeur, mais ils ne contiennent qu’une partie de la vérité. Il faut aussi la demander aux historiens et aux publicistes étrangers, et c’est par là que nous reconnaîtrons combien nous nous sommes abusés depuis trois siècles sur les dispositions de l’Europe à notre égard. La France a toujours été jalousée et isolée. L’égoïsme des intérêts nous a donné à certains momens quelques alliances, mais elles n’ont jamais été ni durables ni sincères. Depuis la paix d’Utrecht, en 1713, tous les remaniemens de la carte de l’Europe se sont faits contre nous, et le cœur se serre quand on songe à ce que les autres ont gagné, en comparaison de ce que nous avons perdu. Il y a donc un intérêt majeur à étudier l’histoire de ces remaniemens, à les suivre à travers leurs vicissitudes, et nous ne saurions trop féliciter M. Himly d’avoir abordé, avec l’autorité d’une science depuis longtemps éprouvée dans l’enseignement de la Sorbonne, ce grave et difficile sujet. Retracer l’histoire de la formation territoriale de l’Europe moderne en prenant pour point de départ la géographie physique des grandes régions européennes, — retracer sommairement pour chaque état actuellement existant son origine ainsi que les réunions successives de ses parties intégrantes et ses pertes territoriales dans le mouvement général, et présenter en même temps le tableau de sa situation au triple point de vue de la géographie, de l’ethnographie, de la politique, tel est le programme que s’est tracé M. Himly, et qu’il a su remplir, dans les deux premiers volumes de son travail, pour les états de l’Europe centrale, Autriche, Prusse, Pays-Bas, en se maintenant toujours à la hauteur de son sujet,

Ce que nous venons de dire à propos de notre indifférence pour l’histoire étrangère, nous aurions pu le dire, avec autant et plus de raison il y a six ans à peine, pour une autre branche des études historiques, la géographie. Mais nous sommes heureux de constater que de très grands progrès ont été réalisés dans notre enseignement secondaire et supérieur, ainsi que dans le développement général de la science. L’enseignement géographique était tombé si bas que la France ne figurait plus que pour mémoire sur les programmes. En 1871, au lendemain même de la commune, M. Jules Simon, alors ministre de l’instruction publique, chargea MM. Himly et Emile Levasseur de procéder à une inspection générale. Personne n’était plus apte à voir le mal, à indiquer le remède. De nouveaux programmes ont été rédigés d’après les indications de leurs rapports, et aujourd’hui l’enseignement géographique est en pleine floraison non-seulement dans nos collèges communaux et nos lycées, mais aussi dans nos facultés de province, à Bordeaux, à Lyon, à Nancy, où des chaires spéciales ont été créées. On ne s’en tient plus comme autrefois à de sèches nomenclatures ; la météorologie, l’agriculture, l’industrie, le commerce, la population, l’administration, en un mot la nature et les forces vitales des sociétés humaines, sont mises à la portée de tous. La cartographie, si longtemps défectueuse, a fait les mêmes progrès[10], et pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur la carte de France du ministère de l’instruction publique, la carte de M. Erhard, et les cent quatorze cartes pour servir à l’intelligence de la France et de ses colonies, par M. Emile Levasseur, que l’on trouve toujours au premier rang des initiateurs du mouvement géographique. La science générale a marché du même pas. La Géographie universelle de M. Elysée Reclus, le Monde terrestre de M. Ch. Vogel, sont de tous points des livres excellens, des miroirs du monde, specula mundi comme disait le moyen âge. La Société de Géographie, qui comptait 1150 membres en 1874, en compte aujourd’hui 1,350, français ou étrangers; elle organise des congrès, des expositions; elle encourage les voyages de découvertes, et c’est de ses rangs que sont sortis MM. Dournaux, Duperré et Joubert, massacrés en 1874, lorsqu’ils cherchaient à établir des relations entre le Soudan et l’Algérie; MM. Largeau et Louis Say, qui renouvellent la même tentative en courant au-devant des mêmes dangers, et M. Roudaire, qui a conçu le projet grandiose de créer une mer intérieure en Afrique au sud des monts Aurès, et de refaire ainsi la mer ancienne qui communiquait avec la Méditerranée par le fond du golfe de Gabès. Nos missionnaires de l’extrême Orient, qui ne le cèdent à personne en courage et en savoir, prennent aussi une part très active à cette vaste exploration, qui semble vouloir reculer les bornes du monde, en même temps qu’elle reconstruit la topographie antique de l’Egypte avec Mariette-Bey et la géographie de la Gaule avec M. Ernest Desjardins.


III.

Quand Paris travaille, la province prend courage, et depuis 1871 elle a taillé, comme on dit, de bonne besogne. Des sociétés nouvelles se sont établies dans le Poitou, la Saintonge, le Lyonnais, la Normandie ; les anciennes ont ouvert des concours. Quelques conseils municipaux, celui de Bordeaux entre autres, ont voté des fonds pour la publication des documens inédits relatifs aux villes qu’ils administrent, et nous n’exagérons pas en portant à plus de 200 le nombre des volumes qu’elles ont ajoutés depuis cinq ans à la collection de leurs mémoires. Les études individuelles n’ont été ni moins importantes ni moins nombreuses, et nous pouvons demander à n’importe quel département ce qu’il a produit ; nous y trouverons toujours un groupe dévoué de travailleurs et quelque œuvre de sagace et solide érudition récemment parue. À Lyon, nous rencontrerons MM. Guigue et de Villeneuve ; dans les Basses-Pyrénées, M. Raymond ; à Angers, M. Célestin Port, qui nous fournit sur Maine-et-Loire une telle masse de renseignemens que nous ne savons ce qu’il faut le plus louer de sa patience ou de son savoir ; dans le Dauphiné, M. L’abbé Chevallier ; dans l’Yonne, M. Quantin ; à Blois, M. Dupré ; dans le Morbihan, M. Rozenweig ; dans le Tarn, M. Jolibois ; à Tours, M. Grandmaison ; à Troyes, M. Astier ; à Laon, M. Fleury ; à Lille, M. Coussemaker ; à Boulogne-sur-Mer, MM. Morand et Tamisey de La Roque ; à Amiens, M. Darcy ; à Abbeville, M. Prarond ; enfin nous en rencontrons un si grand nombre partout, à Bordeaux, à Marseille, à Toulouse, que nous nous excusons de ne pouvoir les citer, en les priant de se souvenir que chaque département compte au moins une vingtaine de travailleurs, historiens, numismates, archéologues, et que pour nous acquitter envers tous comme ils le méritent, nous n’aurions guère moins de seize ou dix-huit cents noms à mentionner.

Le nombre des travailleurs se double, et leurs œuvres gagnent en clairvoyance, en solidité, elles embrassent de plus larges horizons. Les archéologues ne s’attardent plus, comme il y a trente ans à peine, à des tessons informes de potiches romaines ; ils ne prennent plus la nef dès fous qui figure sur les églises du XVe siècle pour un navire du temps des croisades, où les marins révoltés battent la femme du capitaine, et le verset de l’Apocalypse : Gladii de ore domini exite, et vos, Joannes tremite, grossièrement écrit sur un monument lapidaire, pour l’épitaphe d’un géant du nom de Giadisophe, tué par saint Benoît. Leur critique ne s’égare pas dans ces divagations puériles, et plus les sujets sur lesquels elle s’exerce présentent d’incertitudes et d’obscurités, plus elle marche prudemment. Ainsi le groupe qui s’occupe de l’archéologie préhistorique[11] se borne à constater les découvertes, à décrire exactement les objets, à préciser les lieux où ils ont été trouvés. On ne saurait trop l’engager à persister dans cette voie. Une science qui n’a pour se renseigner que des silex et des ossemens semble condamnée à errer longtemps encore dans la nuit; mais le jour commence à poindre, et il est permis d’espérer qu’à force de chercher et de comparer on arrivera à jeter quelque lumière sur l’un des plus grands problèmes qui puisse attirer l’esprit humain, c’est-à-dire l’apparition de l’homme sur la terre. L’archéologie gallo-romaine et franque est un peu délaissée, mais cet abandon tient peut-être à l’abus qui en a été fait. M. L’abbé Cochet avait épuisé les cimetières francs; on s’est lassé de les fouiller après lui pour y trouver les mêmes armes, les mêmes plaques de ceinturon, les mêmes peignes à moustaches; l’attention s’est détournée, elle se porte aujourd’hui vers les chartes, les cartulaires, l’histoire des provinces, des villes, des institutions, et dans cet ordre de recherches la bibliographique départementale surabonde.

Il ne restera bientôt plus en France une seule ville, si petite qu’elle soit, un seul chef-lieu de canton, un seul bourg, un seul village, pour peu qu’il compte 1,500 habitans, qui ne puisse placer les volumes de ses annales sur les rayons de sa bibliothèque populaire. Arcy-le-Ponsard, Choisel, Douillet, Grésy-sur-Aix, Saint-Just-sur-Marseille, Douchy, Haillicourt, et bien d’autres communes, fort peu connues du voyageur et de l’antiquaire, ont leurs historiographes comme Louis XIV. Les états-généraux et provinciaux, les assemblés provinciales de 1788, les justices municipales, les parlemens, les bailliages, les impôts, ont été étudiés avec un grand soin par MM. Brives-Caze, Caron, Leroy, Lapierre, Combier, Rivière; les invasions normandes dans le Berry, les invasions anglaises dans la Guienne et l’Anjou ont fourni à MM. Brissaud, Clouet, Joubert, le sujet de curieuses recherches, et quand on compare ces invasions à celle que nous avons subie, on reconnaît qu’en dépit des vaticinations humanitaires la guerre ne se civilise pas, et que les uhlans, les Poméraniens et autres ravageurs des armées allemandes ne valent ni plus ni moins que les archers d’Edouard III et de Henri V. Le droit du seigneur a soulevé de nouvelles controverses, et il est aujourd’hui prouvé que l’on s’est trompé, d’une part en généralisant l’exercice de ce droit en nature, et de l’autre en le niant d’une manière absolue. Ce qui est vrai, ce qui résulte de textes irrécusables, c’est qu’il a été pratiqué effectivement et dans son acception la plus brutale, dans une dizaine de fiefs au plus; partout ailleurs il se bornait à une simple redevance; mais, cette redevance étant considérée comme un rachat, la légalité du fait reste établie en principe, et lors même que ce fait se serait produit partout, on n’aurait point à s’en étonner, car du moment où la femme était serve de corps et de biens, sa pudeur, comme son corps et ses biens, appartenaient au maître. Le royaume d’Yvetot, dont une chanson de Béranger a rajeuni la popularité, a enfin trouvé son annaliste : M. Oscar de Poli s’est chargé de nous apprendre ce qu’était au juste cette monarchie sans couronne et sans sujets. Quoi qu’en dise la chanson, le roi d’Yvetot ne levait aucune taille, même pour tirer au blanc; mais il possédait une terre allodiale, qui n’en avait jamais payé, une terre franche qui ne relevait que de Dieu, comme disaient les feudistes. À cette terre, qui ne reconnaissait pas de seigneur dominant, étaient restés attachés jusque dans les temps modernes tous les droits régaliens de la grande féodalité; les bonnes gens du pays étaient très fiers d’appartenir à un seigneur auquel il ne manquait pour égaler les Capétiens que l’onction de la sainte ampoule. Ils firent comme les campagnards qui donnent le nom de ville à leur village : ils appelèrent la terre allodiale d’Yvetot royaume, et le seigneur de cette terre, roi d’Yvetot. Celui-ci ne demanda pas mieux que de prendre ce titre; les rois n’y mirent aucun obstacle, et la royauté qui s’était perpétuée six siècles disparut pendant la révolution, sans que le comité de salut public ait songé à la porter sur la liste des tyrans.

Il n’est pas besoin d’insister plus longtemps pour faire apprécier l’importance et la variété de l’érudition provinciale. Cette importance est d’autant plus grande que, sous les apparences de l’unité, l’ancienne France, formée de lambeaux lentement et péniblement arrachés aux dominations féodales et étrangères, ne présentait qu’un assemblage incohérent de provinces séparées entre elles par leurs lois, leurs douanes intérieures, leurs privilèges, la diversité de leurs impôts; — de pays de droit écrit et de droit coutumier, de pays d’états et de pays d’élections, de villes de commune, de villes de loi, de bonnes villes, de villes seigneuriales et royales, où la condition des personnes changeait suivant la condition même de ces villes, — de juridictions et d’administrations toujours en lutte entre elles. Pour reconstituer notre histoire dans toute sa vérité, il faut étudier case par case cet immense échiquier royal, ecclésiastique, féodal et municipal, où se rencontrent sur certains points des libertés qui dépassent nos libertés modernes, sur d’autres l’asservissement complet au pouvoir absolu, et à la veille même de la révolution la servitude mitigée des temps féodaux. En mettant en pleine lumière toutes ces dissonances, les érudits de nos départemens rendent un service qui est loin d’être apprécié à sa juste valeur. On ne soupçonne pas, en dehors des hommes spéciaux, tout ce que leurs livres renferment d’indications nouvelles, de rectifications, et quel profit il y aurait pour l’histoire générale, pour celle des faits et des institutions, à réunir, dans un même ensemble et sur un même sujet, les résultats de leurs travaux dispersés au hasard dans une infinité de recueils. Nous prendrons pour exemple une question qui préoccupe aujourd’hui les esprits sérieux et passionne les partis, celle de l’instruction publique.

Nous entendons répéter chaque jour, même par des lettrés, que le moyen âge a systématisé l’ignorance, que le clergé abêtissait les populations pour les dominer, que les nobles ne savaient pas même signer leur nom et qu’ils s’en faisaient honneur. Les recherches de M. de Beaurepaire sur l’instruction publique dans le diocèse de Rouen, l’Histoire des écoles de Montauban du Xe siècle au XVIe et quelques autres monographies locales montrent, sans parler de Du Boulay et de Crévier, ce qu’il en est de ces assertions. Si les bourgeois et les paysans ne savaient rien, c’est qu’ils ne voulaient rien apprendre, car l’ancienne France ne comptait pas moins de 60,000 écoles; chaque ville avait ses groupes scolaires, comme on dit à Paris; chaque paroisse rurale avait son pédagogue, son magister, comme on dit dans le Nord. Au XIIIe siècle, tous les paysans de la Normandie savaient lire et écrire ; sur cette terre classique du plumitif, ils portaient une escriptoire à leur ceinture, et bon nombre d’entre eux n’étaient pas étrangers au latin. Avant 89, il n’existait pas moins de dix-neuf villes d’universités où se pressaient de nombreux élèves. Les nobles, pas plus que les vilains, n’étaient hostiles au savoir et aux lettres. Ils se sont associés d’une manière brillante au mouvement poétique du Midi : témoins Bertrand de Born, Guillaume d’Aquitaine, Bernard de Ventadour. Les premiers chroniqueurs qui aient écrit en français, Villehardouin et Joinville, sont sortis de leurs rangs, et il est inexact de prétendre qu’ils ont abandonné les magistratures au tiers-état, parce qu’ils étaient complètement étrangers aux études de droit, attendu qu’en 1337 les enfans des plus grandes familles suivaient assidûment ces études à l’université d’Orléans. Quant aux actes qu’ils n’auraient pas signés, sous prétexte que leur qualité les dispensait d’apprendre à écrire, ce qui serait, dit-on, constaté dans ces actes par les tabellions qui les ont rédigés, ils n’ont jamais existé, et l’on peut mettre le ban et l’arrière-ban des paléographes au défi de produire une seule charte où cette formule soit énoncée.

On a aussi invoqué comme une preuve d’ignorance les croix tracées au bas des titres des XIe et XIIe siècles, et l’absence de signatures dans ceux du XIIIe mais cette prétendue preuve tombe devant les indications positives de la diplomatique. C’était non point par des noms écrits, mais par des croix et des sceaux que l’on authentiquait les actes; les premiers capétiens eux-mêmes n’avaient pas une autre manière de donner un caractère légal à leurs lettres et ordonnances, et les plus anciennes signatures royales ne remontent pas au-delà de Charles V. L’enseignement public était très florissant au moyen âge, dans des limites assez étroites sans doute, car il ne pouvait pas aller au-delà de la science de l’époque, mais il répondait à tous les besoins de la société du temps. La guerre de cent ans et les guerres de religion lui portèrent un coup fatal, et ce fut au moment même où la littérature allait atteindre son plus splendide épanouissement que la moyenne de l’instruction générale s’abaissa à tel point qu’au moment de la rédaction des dernières coutumes on trouvait à peine, sur des populations de 2,000 ou 3,000 âmes, une dizaine d’individus capables de signer de leur nom les minutes des procès-verbaux. Les états-généraux de 1614 réclamèrent contre ce déplorable état de choses. La noblesse fut la première à s’alarmer de l’ignorance de ses tenanciers, et, devançant de plus de deux siècles la loi de 1833, les candidats à la députation et la ligue de l’enseignement, elle demanda qu’un traitement fixe fût fait aux instituteurs et l’instruction rendue obligatoire.

Un seul exemple, celui que nous venons de donner, montre quelle source inépuisable de renseignemens offrent les travaux de nos départemens. Ce serait rendre le plus grand service que d’en dresser le tableau méthodique, comme l’a fait M. de Rozière pour les Mémoires de l’Académie des Inscriptions. Il y a juste un siècle que la dernière édition de la Bibliothèque historique du père Lelong a été publiée, et nous ne connaissons pas, pour la pratique des études qui nous occupent ici, d’œuvre plus utile qu’un répertoire bibliographique qui compléterait le père Lelong et permettrait d’embrasser d’un coup d’œil tout ce que nos provinces ont produit depuis cent ans sur leur propre histoire.


IV.

On l’a vu par les pages qui précèdent, nous assistons à un grand mouvement de travail et d’idées. La science historique française n’a pas été vaincue. Elle s’est fortifiée tout en se vulgarisant ; elle est devenue cosmopolite et encyclopédique. Une exposition universelle se prépare : notre honneur national exige que nous y paraissions dans tout l’éclat de notre intelligence. Ne serait-il pas à propos d’y présenter dans des rapports analytiques le tableau des progrès accomplis chez nous depuis la guerre, dans toutes les branches des connaissances humaines, et de montrer par là que le sang que nous avons perdu ne nous a pas affaiblis? L’histoire et ses annexes auraient de belles pages. Nous serions nous-mêmes étonnés de notre activité, de nos richesses tout récemment acquises, et nous pourrions dire aux Bructères, aux Tinctères, aux Chamaves et autres tribus germaines qui refusent de prendre part aux luttes de la paix : « Vous nous avez vaincus en nous surprenant, comme les légions de Varus, presque désarmés; mais notre sève n’est point tarie. Elle circule plus vivifiante que jamais, et dans ces belles études dont vous êtes si fiers, dont vous vous attribuez le monopole, nous sommes vos aînés dans le passé, vos rivaux dans le présent, quand nous ne sommes pas vos maîtres. Nous ne cherchons pas à rabaisser vos illustrations ; vous en avez d’assez grandes pour que nous nous inclinions devant elles ; nous réclamons pour les nôtres le rang qui leur est dû et que vous vous obstinez à leur refuser.

Nous sommes vos aînés dans le passé, car avant vos docteurs en droit romain nous avions Cujas ; avant vos archéologues, vos philologues, vos numismates grecs et romains, nous avions les membres de notre ancienne Académie des Inscriptions et leurs Mémoires où vous avez tant de fois appliqué le précepte classique :

Nocturna versate manu, versate diurna.

Vos lexicographes ont fabriqué plus de dictionnaires et de grammaires que tout le reste de l’Europe; mais vous en étiez encore au rudiment lorsque Henri Estienne publiait le Thésaurus, Du Gange ses deux glossaires, et aujourd’hui même vous n’avez rien produit pour la langue allemande qui égale ce que M. Littré a fait pour notre langue. Vous êtes d’habiles éditeurs de textes; les Monumenta germaniœ historica font grand honneur à M. Pertz; mais les plus anciens volumes datent de quarante ans à peine, et, dans ce genre de publications, Duchesne, Labbe, Simond, Baluze, d’Achery, dom Bouquet, vous avaient depuis longtemps devancés. On dit même que la renommée de cette belle collection, aujourd’hui dirigée par M. Waitz, a été gravement compromise par l’un des derniers volumes. Il s’y trouvait, paraît-il, de si étonnantes distractions, une si grande variété de bévues dans tous les genres et tous les goûts, que vous avez jugé prudent de venir poursuivre et rattraper dans nos bibliothèques le malencontreux volume que vous aviez laissé échapper de vos savantes officines. Chez nous, deux pages d’errata suffisent à réparer toutes les fautes ; chez vous, la mise au pilon n’est pas de trop pour en effacer les traces, et vous avez vraiment joué de malheur en vous trouvant réduits à appliquer ce procédé peu scientifique aux monumens de votre propre histoire, que vous devez connaître mieux que personne.

Nous sommes vos rivaux dans le présent, quand nous ne sommes pas vos maîtres. Voyez nos contemporains, ceux que nous avons perdus d’hier et ceux qui sont encore parmi nous. Vous avez cent fois réveillé dans leur tombe les mérovingiens et les carlovingiens. Il n’est pas une ligne des Capitulaires sur laquelle vous n’ayez fait au moins une brochure. Vous avez disserté sans fin avec MM. Waitz, Luden, Pertz, Zinkeisen, Bonnell, Schoene, Léo, Philipps, Roth, etc., sur les maires du palais. Avez-vous fait faire à la question un pas décisif ? Vous avez passé votre temps à vous critiquer les uns les autres, à démolir vos systèmes, et, comme vous avez au plus haut degré la faculté de l’obscurcissement, nous sommes encore à chercher, quand nous vous avons lus, ce que vous pensez en définitive des maires du palais. En avons-nous appris par vous, sur les temps mérovingiens, plus que nous n’en savions par MM. Guizot, de Pétigny, Lehuërou ? Sans parler de Mabillon, qui date déjà de bien loin, nous vous demanderons si vous pouvez nous indiquer, à Berlin ou ailleurs, un érudit dont les travaux en diplomatique, en paléographie, en chronologie, puissent effacer ceux de M. Léopold Delisle. Vos éditions transrhénanes de la loi salique et des Formules de Marculfe font-elles oublier celles de MM. Pardessus et de Rozière ? Le travail si court pourtant de M. Guérard sur les divisions territoriales de la Gaule a-t-il été dépassé ? MM. Letronne, Charles Lenormant, de Saulcy, Léon Renier, Jules Quicherat, de Longperrier, Duchalais, ont-ils à redouter la comparaison avec vos archéologues, vos numismates, vos épigraphistes ? En philologie grecque et latine, avez-vous un helléniste plus savamment attique que notre illustre Boissonade ? Parmi vos docteurs d’Heidelberg ou de Bonn, en est-il un seul qui ait produit une œuvre d’une latinité aussi exquise que le petit poème de M. Rossignol, de Vita scolastica, que l’on croirait écrit par un Romain du temps d’Auguste ? Nous cherchons en vain parmi vos récentes éditions classiques laquelle vous pourriez opposer à celle de Nonius Marcellus, publiée en 1872 par M. L. Quicherat ; personne, dans vos fameuses universités, n’a établi avec plus de correction et de sagacité divinatrice des textes plus profondément altérés, et vous chercheriez en vain dans les bibliothèques de vos gymnases un meilleur lexique que le Thésaurus linguæ poeticæ ? Malgré le discrédit où sont tombés chez nous les vers latins, M. Quicherat vient d’en donner une édition nouvelle, sans autre but que de mériter l’approbation de quelques humanistes, et de résumer le dernier mot d’un savoir acquis par quarante années de lecture assidue des poètes de Rome ; en est-il un seul parmi vos latinistes qui ait fait preuve d’un pareil désintéressement? En philologie orientale, vous pouvez citer Bopp avec un légitime orgueil : nous tenons compte autant que vous des services qu’il a rendus, mais en a-t-il rendu de plus grands que Champollion. Sylvestre de Sacy, Eugène Burnouf, qui a retrouvé le mot de cette énigme qu’on appelle la langue de Zoroastre, et rétabli dans leur orthodoxie première les livres canoniques que suivent aujourd’hui les prêtres de Bouddha?

Nous pouvons, vous le voyez, soutenir la comparaison sans chercher à déprécier vos savans, comme vous dépréciez les nôtres. Nous reconnaissons même que vous avez sur nous dans un certain genre une incontestable supériorité, que du reste nous sommes loin de vous envier. Vous êtes patiens, vous lisez tous nos livres, y compris ceux que nous ne lisons pas; vous les espionnez, ce qui rentre dans vos habitudes, et l’espionnage vous réussit, car si médiocre que soit un livre, il y a toujours dans une page ou dans une autre quelque indication bonne à recueillir, quelques phrases qui mettent sur la voie. Vous en prenez note, car personne ne tient mieux que vous les écritures. Le point de départ une fois trouvé, vous développez, vous allongez, vous bourrez vos dissertations de notes et de renvois, vous en mettez même trois ou quatre au même mot. La page française devient un volume allemand, et vous nous réexportez nos idées, en vous gardant bien de dire que vous nous les avez prises. La théorie du latrocinium honestum, qui faisait partie de l’enseignement national chez les Germains vos aïeux, comme nous l’apprend Tacite, est par vous appliquée en grand à nos philologues, à nos archéologues, à nos orientalistes, et quand vous les avez réquisitionnés sans merci, vous organisez contre eux la conspiration du silence. En voyant le dédain superbe que vous affichez pour la science française, nous nous sommes habitués à croire à l’infaillibilité de la vôtre, sans nous douter que vos docteurs comme vos fantassins excellent à emboîter le pas, et que c’est nous qui leur marquons la mesure. L’empire a exhaussé votre piédestal en vous embauchant pour travailler à la Vie de César, en vous décorant, en vous pensionnant largement, comme il l’a fait pour M. Mommsen et autres; mais aujourd’hui nous nous dégageons de votre tutelle, et nous ne sacrifierons plus, comme nous l’avons fait si longtemps et si naïvement, nos dieux indigènes, dii indigetes, au pied des idoles d’Irmensul.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez : Rapport adressé au ministre de l’instruction publique par M. le baron de Watteville, chef de la division des sciences et lettres, Paris 1876.
  2. Les derniers parus et les plus dignes d’éloges sont ceux de la Côte-d’Or par M. Garnier, des Basses-Pyrénées par M. Paul Raymond, de la Seine-Inférieure par M. de Beaurepaire.
  3. On se fait en général des idées très fausses sur la division de la propriété foncière au moyen âge et dans les derniers temps de l’ancien régime : elle était relativement très morcelée dès le XIIIe siècle. L’affranchissement des communes, les croisades et l’ordonnance de saint Louis qui autorisait les roturiers à acquérir des fiefs avaient favorisé ce morcellement par diverses raisons qu’il serait trop long d’exposer ici. Nous avons fait le travail pour une certaine circonscription de la France du nord, et nous sommes arrivé à cette confusion, qu’étant donnée par exemple une paroisse qui comprenait dans son territoire 600 hectares, 200 étaient possédés par trois ou quatre églises ou abbayes, 200 par six ou huit familles nobles ou de riches familles bourgeoises, et le dernier tiers par 100 ou 150 petits propriétaires. La proportion entre les grands et les petits propriétaires est encore sur bien des points la même aujourd’hui.
  4. Pour se faire une idée de la Bibliothèque nationale et du bel ordre qui y règne aujourd’hui, il faut lire le rapport adressé par M. Delisle au ministre de l’instruction publique. Cette bibliothèque a été visitée en 1875 par 102,564 lecteurs, rien que dans la section des imprimés. Nous sommes loin du temps où nous protestions ici même contre l’organisation plus que rudimentaire de ce vaste dépôt. Voyez aussi pour les Archives nationales le rapport de M. Maury.
  5. Ces rapports sont dus à M. Renan, secrétaire de la société.
  6. Le jeudi 4 de ce mois, l’Association a tenu à l’École des Beaux-Arts une séances publique, à laquelle assistaient un grand nombre de dames, ce qui est une sorte de consécration mondaine de bon augure pour la vulgarisation des études grecques.
  7. M. Schliemann est sans doute un savant distingué; mais, comme bien d’autres savans de son pays, quand il faut choisir entre l’hypothèse et la réalité, il choisit l’hypothèse. Il vient de trouver dans les fouilles de Mycènes une foule d’objets en or à côté d’un squelette dont les trente-deux deux sont très bien conservées. Sans plus d’examen, sans que la personnalité du mort soit constatée par une inscription, il a informé l’Europe qu’il avait découvert le tombeau d’Agamemnon, et la preuve qu’il en donne c’est que le squelette aux trente-deux dents répond exactement à l’idée qu’il s’était faite depuis longtemps de la personne du roi des rois. Les objets trouvés en même temps représentent plus de 300,000 francs en valeur intrinsèque, et c’est là le côté le plus positif de la découverte de M. Schliemann.
  8. Le volume de Cluny s’ouvre par un rescrit de Charlemagne daté de 802, et sa termine par une donation de 954. Les chartes sont au nombre de 882.
  9. Le Bulletin de la Réunion des officiers contient aussi quelques études sur les anciennes armées. Il y a là beaucoup à apprendre, car nos historiens contemporains, à force de répéter qu’on avait abusé du récit des batailles, n’en ont plus parlé autrement que par une simple mention. Nous avons fini par ne plus rien savoir de nos fastes militaires, et notre ignorance nous a coûté cher. Mieux renseignés, nous aurions été plus défians et nous n’aurions point couru « d’un cœur léger » au-devant de la défaite, car nous nous serions souvenus que nos anciens revers s’expliquent avant tout par notre manque de prévoyance, l’infériorité de notre armement et la négligence des détails. Ainsi les Anglais, au moyen âge, se servaient d’arcs qui lançaient huit ou dix flèches à la minute, quand nous nous servions d’arbalètes qui tiraient dix fois moins vite et qu’il fallait tendre avec des mécaniques. Quand nous n’avions que des fusils à mèche, l’ennemi avait des fusils à silex. La moitié de notre infanterie n’avait encore que des piques, lorsque toutes les infanteries avaient des mousquets. Nous avons été les derniers à remplacer les boîtes à poudre et les charges à la main par des cartouches, les baguettes de bois par les baguettes de fer, les fusils à pierre par le système à percussion, etc.
  10. Nous ne pouvons entrer ici dans de longs détails au sujet de la cartographie. Il suffira de dire, pour rendre à chacun ce qui lui est dû, que le dépôt de la guerre a travaillé depuis cinq ans avec une activité qui étonne. La nouvelle carte de France, en 274 numéros, n’attend plus que trois feuilles pour être entièrement terminée, et sa réduction du 80,000 au 223,000e est arrivée à la 33e feuille.
  11. Les principaux membres de ce groupe, qui a des représentans dans toute la France, sont MM. Arcelin, de Ferry, Lepic, Maricourt, Auguste Nicaise, Edmond Piette, Aymard, Boucher de Molandon, le frère Indes et de Baye, à qui l’on doit la fondation d’un musée spécial.