Les États-Unis et l’Extrême-Orient

LES ÉTATS-UNIS
ET
L’EXTRÊME-ORIENT

L’événement capital qui, depuis les premiers mois de l’année 1917, domine la présente guerre, et qui, après lui avoir donné tout son sens, achève d’en assurer la victorieuse issue, est l’entrée en lice des États-Unis de l’Amérique du Nord. La République fédérale, en se rangeant aux côtés des Alliés, a entraîné avec elle la grande majorité des républiques de l’Amérique centrale et méridionale. Elle a montré aux États restés neutres les devoirs qui leur incombent, l’idéal et l’avenir que les Alliés opposent à la barbarie teutonne, le sort qui les menacerait, si cette barbarie ne devait pas être vaincue. Elle a enfin, comme grande Puissance du Pacifique, par sa situation entre l’Est et l’Ouest, par l’influence que lui conféraient ses relations déjà anciennes avec les États de l’Asie orientale, le Siam, la Chine, le Japon, associé leur cause à la sienne et fait un faisceau de ces forces de l’Extrême-Orient aujourd’hui unies contre nos communs ennemis.

C’est ce rôle des États-Unis en Extrême-Orient que notre objet serait d’analyser et de définir, en marquant comment il se lie à la lâche même que la République fédérale s’est assignée, quel concours il apporte à l’œuvre des Alliés, de quel poids il peut et doit peser dans la balance de la guerre.


I

Lorsque, le 2 décembre 1823, il y aura bientôt un siècle, le président Monroe formulait dans son message au Congrès, à propos de l’intervention française en Espagne et du différend de frontières avec la Russie dans l’Amérique russe, la doctrine qui a, depuis cette date, porté son nom, et qui est devenue la doctrine politique et diplomatique des États-Unis, la République fédérale signifiait sa ferme résolution de se tenir hors des affaires de l’Europe et de ne pas souffrir, d’autre part, l’ingérence de l’Europe dans les affaires cis-atlantiques. « Les continens américains, était-il écrit dans ce message, par l’attitude libre et indépendante qu’ils ont prise et qu’ils soutiennent, ne doivent plus être considérés par aucune Puissance européenne comme une terre se prêtant à plus ample colonisation. » — Et, plus loin : « Nous n’avons jamais pris part aux guerres que les Puissances européennes se sont livrées sur des questions qui les concernent, et il n’est pas dans notre politique de le faire. » — C’est la doctrine de non-intervention, du « splendide isolement. » L’Amérique se vouait à la clôture, à la réclusion. Elle établissait entre elle et l’Europe une cloison étanche. Cette cloison ne fit, avec les années, que se fermer davantage. Le président George Washington, dans son message d’adieu au Congrès, avait solennellement mis ses concitoyens en garde contre les alliances étrangères. Aucun de ses successeurs n’enfreignit cet avis qui a pris force de tradition et de règle, et le président Grant alla jusqu’à dire en 1870 : « Le temps n’est pas loin où, par le cours naturel des événemens, tout lien politique entre l’Europe et ce continent aura cessé d’exister. »

Sur leur immense frontière de l’Ouest, au contraire, sur la façade de mer du Pacifique, même avant qu’en 1848 la Californie et le Nouveau-Mexique eussent été incorporés au territoire de la Confédération, les États-Unis, loin de suivre le principe d’exclusion et d’isolement adopté vis-à-vis de l’Europe, avaient tenu à se mettre immédiatement en rapports avec l’Extrême-Orient, avec l’Asie. Ce sont même les États-Unis qui ont le plus contribué à ouvrir au commerce, aux relations internationales, sinon le Siam et la Chine où déjà l’Angleterre, la France et le Portugal avaient créé d’importans établissemens, du moins la Corée et le Japon. Le commerce des Américains avec la Chine avait commencé dès 1784, c’est-à-dire l’année de leur indépendance. Le commerce extérieur se développa rapidement avec le Sud de la Chine, par le port de Canton où le major Samuel Shaw fut en 1786 nommé vice-consul. Les négocians américains faisaient dès cette date une concurrence sérieuse aux négocians anglais : ils eurent, eux aussi, leurs « princes marchands. » Les missionnaires protestans des États-Unis ne tardèrent pas à prendre le même chemin. Les traités de commerce et d’établissement conclus par les États-Unis avec la Chine marchent de pair avec les traités conclus par la Grande-Bretagne et par la France. Les traités anglais de Nankin et de Tien-tsin sont du 29 août 1842 et du 26 juin 1858, les traités français de Whampoa et de Tien-tsin des 24 octobre 1844 et 27 juin 1858. Les traités américains sont du 3 juillet 1844 et du 18 octobre 1858. Si les États-Unis évitaient de se rencontrer avec les Puissances européennes, ils suivaient en Extrême-Orient, à cette date du moins, une politique identique, ayant les deux mêmes objets : le développement du commerce, la protection de la religion chrétienne.

Au mois de juillet 1853, les États-Unis se résolvent à une initiative hardie. Le commodore Perry entre avec une escadre de deux frégates et de deux canonnières dans le port d’Uraga, au seuil de la baie de Tokyo. Il est porteur d’une lettre du Président Fillmore au Mikado, par laquelle le chef de la République fédérale demande l’ouverture du Japon et la conclusion d’un traité de commerce entre les deux gouvernemens.

Le Japon était alors travaillé par un parti qui, depuis la fin du xviiie siècle, tendait à substituer au régime épuisé des Tokugawa la restauration de l’ancien Empire des Mikado et surtout de l’ancien esprit national. L’arrivée du commodore coïncidait, sans qu’il pût lui-même s’en douter, avec l’un des momens les plus décisifs de cette agitation intérieure. Le chef de l’escadre américaine était, d’ailleurs, un homme prudent, avisé, se présentant, non pas en ennemi et en conquérant, mais en messager de paix et d’amitié, désireux d’établir entre les deux voisins du Pacifique de franches et confiantes relations. Il ajoute qu’il ne veut rien brusquer, qu’il laisse aux autorités japonaises le temps de réfléchir et qu’il reviendra dans un an chercher la réponse à la lettre du Président. L’année suivante, quand le commodore revint, le Japon était tout entier soulevé et frémissant. La lutte était plus ardente que jamais entre les défenseurs du shogunat des Tokugawa et les partisans de la restauration impériale. Le retour de l’escadre américaine était comme l’étincelle faisant flamber un foyer déjà incandescent. L’envoyé du Président sut très habilement profiter d’une situation qui lui permettait, sans intervenir lui-même dans la querelle des partis, d’obtenir de l’un d’eux, du shogun qui était encore le maître, la réponse qu’il désirait. Le traité de paix, de commerce et d’amitié, fut signé à Kanugawa le 31 mars 1854 entre le Commodore Perry et les représentans du Japon. Deux ports, l’un au Sud, l’autre au Nord, Simoda et Hakodale, étaient ouverts au commerce américain. Ainsi fut inaugurée entre les États-Unis et le Japon une ère nouvelle dont l’origine ne paraît pas avoir laissé au Japon un mauvais souvenir. Sur la plage même d’Uraga où l’escadre américaine avait abordé, a été érigé en 1901 un monument commémoratif aux frais duquel avaient contribué le Mikado lui-même et les membres de son Gouvernement. Et lorsque, l’automne dernier, le vicomte Ishii fut envoyé en ambassadeur extraordinaire aux États-Unis, la ville de New-York ne crut pouvoir lui mieux témoigner sa sympathie qu’en affectant pour sa résidence la demeure même d’un descendant du commodore, M. Perry Belmont.

Quatre ans après la conclusion de ce premier acte ; le 29 juillet 1858, était signé entre le consul général des États-Unis, M. Townsend Harris, et les autorités japonaises, un nouveau traité ouvrant d’autres ports, Kanagawa, Nagasaki, Niigata, Hiogo, au commerce américain. L’article II de ce traité stipulait qu’à la requête du Gouvernement japonais, le Président des États-Unis agirait comme médiateur amical (friendly mediator) dans les conflits qui pourraient s’élever entre le Japon et une Puissance européenne. — Dès cette date, le Gouvernement des États-Unis, loin de vouloir faire acte de force et de Violence envers les peuples et les Gouvernemens de l’Extrême-Orient, tenait au contraire à se présenter comme leur protecteur et leur ami. — C’est ainsi qu’en Chine, l’un des Ministres des États-Unis, Anson Burlingame, accepta, au terme de sa mission à Pékin, de devenir le représentant du Céleste Empire auprès des Cours et gouvernemens d’Occident, et qu’en cette qualité il signa à Washington, le 28 juillet 1868, avec le Secrétaire d’État William Seward, un traité par lequel le Gouvernement des États-Unis, tout en se faisant confirmer les avantages déjà obtenus, s’engageait à ne pas intervenir dans les affaires intérieures et l’administration du pays, et à réserver l’entière liberté du Gouvernement chinois en matière de chemins de fer, de télégraphes ou de tels autres travaux publics. — C’est ainsi que plus tard, envers le Japon, les États-Unis furent les premiers à accepter en 1878 la révision des anciens traités et l’abolition de la juridiction consulaire. — Les dispositions amicales des États-Unis envers l’Extrême-Orient, leur impartialité, le désintéressement qu’ils avaient montré jusqu’alors au point de vue politique et territorial, et dont il semblait que la doctrine de Monroe fût elle-même l’expression et le gage, étaient si incontestablement établis et admis que, quand éclata en 1894 la guerre sino-japonaise, les deux belligérans, Chine et Japon, s’adressèrent l’un et l’autre au Gouvernement américain pour lui confier la représentation de leurs intérêts et la charge de leurs nationaux en territoire ennemi.


II

Au lendemain du conflit sino-japonais, et après la conclusion de la paix de Shimonoseki, la scène change. La Chine vaincue, diminuée malgré l’adoucissement que l’intervention de la Russie, de la France et de l’Allemagne a apporté aux conséquences de sa défaite, renonce à l’isolement dans laquelle elle s’était enfermée. L’ambassadeur extraordinaire envoyé par elle aux fêtes du couronnement du tsar Nicolas II, le vice-roi Li Hong tchang, signe avec le prince Lobanoff, à Saint-Pétersbourg, au mois de mai 1896, un traité d’alliance destiné à protéger la Chine contre de nouvelles agressions. Le Japon, d’autre part, et bien qu’à cette même date du printemps de 1896 il se mette d’accord avec la Russie sur les termes d’un arrangement relatif à la Corée, ne peut manquer de reconnaître que ses intérêts du moment et l’état général du monde le rapprochent plutôt de l’Angleterre et des États-Unis. En tout cas, l’Asie est dès à présent sortie de sa réclusion séculaire. Les ponts sont jetés entre elle et l’Occident. — L’Amérique, de son côté, suivant les pénétrantes observations faites précisément à cette date par le commandant Mahan, l’auteur de l’ouvrage fameux, « le Pouvoir de la mer » (sea power), commence à réfléchir sur elle-même, sur l’Europe, sur l’Orient » sur la position unique du Nouveau Monde entre les deux anciens mondes et les deux Océans, elle est obligée de regarder au dehors. Le résultat de ces réflexions est de lui faire comprendre qu’entre l’Asie qui s’éveille et l’Europe qui se partage les dernières terres restées vacantes de l’univers, son plus pressant devoir est de s’armer, d’accroître sa marine, de défendre ses côtes, de hâler l’achèvement du canal isthmique et de s’assurer sur les deux Océans les points d’appui qui lui sont nécessaires.

Lorsqu’en 1898, après une guerre de quelques mois avec l’Espagne, la République des États-Unis émancipa Cuba, occupa Porto-Rico et les Philippines, non sans avoir consommé au cours même de cette guerre l’annexion des îles Hawaï, devant laquelle avait d’abord reculé le président Cleveland, elle s’était mise par là même en mesure de protéger les abords de son double littoral, elle devenait grande Puissance du Pacifique et de l’Extrême-Orient et prenait rang parmi les Puissances mondiales. C’était une vraie et inéluctable révolution coïncidant avec celle des deux grands États de l’Asie orientale et avec la lutte à laquelle se livraient sur les continens et les mers les impérialismes rivaux des grandes Puissances du globe. Les États-Unis étaient désormais prêts, sinon à prendre eux-mêmes part à cette lutte, du moins à affirmer leur puissance, à revendiquer leurs droits et à ne permettre, ni que le continent américain fût menacé, ni que sur aucun des deux Océans un pouvoir, une hégémonie s’élevât qui pût troubler la situation nouvelle ainsi créée et gêner, soit à l’Est, soit à l’Ouest, la liberté du monde. Une dernière sécurité, un dernier rempart était encore à conquérir pour que les États-Unis se sentissent entièrement libres et saufs dans l’exercice de leurs droits de défense : c’est qu’à la convention Clayton-Bulwer, signée le 19 avril 1850 entre eux et l’Angleterre, fût substitué un nouveau traité qui, tout en maintenant la neutralité du canal, reconnût au seul gouvernement des États-Unis le droit de construire sous ses propres auspices le canal interocéanique, d’en assumer l’administration et le contrôle. C’est à quoi devait pourvoir, après une assez longue négociation, le traité signé à Washington le 18 novembre 1901 entre lord Pauncefote, ministre d’Angleterre, et M. John Hay, secrétaire d’État des États-Unis. Les relations entre la Grande-Bretagne et les États-Unis s’étaient, d’ailleurs, durant la guerre hispano-américaine, comme durant la guerre du Transvaal, raffermies et resserrées à tel point, leurs intérêts dans le Pacifique et en Extrême-Orient s’étaient rapprochés de telle façon que les deux gouvernemens en étaient venus à considérer sous des aspects le plus souvent semblables la plupart des problèmes posés dans le bassin du Pacifique, et les régions lointaines de l’Extrême-Orient.

Les États-Unis s’étaient ainsi, en quelques années, organisés et préparés pour le rôle que les circonstances pourraient leur recommander ou leur imposer : quel allait être ce rôle ?


III

Les principes au nom desquels la Russie, la France et l’Allemagne avec elles avaient, au printemps de 1895, donné au Japon le conseil amical de ne pas insister sur l’annexion de la presqu’île du Liao-tong et de Port-Arthur étaient le maintien de l’indépendance et de l’intégrité de la Chine, en vue d’une paix durable de l’Orient. Ces principes répondaient si bien à la pensée commune et à l’intérêt général des Puissances qu’adoptés successivement par la plupart d’entre elles, ils devinrent le leitmotiv et la devise dès différens traités, accords ou déclarations destinés à régler les questions asiatiques. Les États-Unis, qui y retrouvaient, dans son application à l’Asie, l’essence de la doctrine de Monroe, s’en inspirèrent à leur tour lorsque la cession à bail par la Chine de plusieurs ports à diverses Puissances leur fît craindre, sinon le morcellement, du moins la distribution de la Chine en zones d’influence qui briseraient son unité. C’est alors que le secrétaire d’État John Hay, par une circulaire mémorable datée du 6 septembre 1899, ajouta aux principes déjà reconnus de l’indépendance et de l’intégrité du Céleste Empire le principe de la porte ouverte (open door), de l’opportunité égale (equal opportunities) donnée à toutes les nations d’étendre leurs relations commerciales et économiques avec la Chine.

Après le traité de Shimonoseki, le statu quo et la paix de l’Extrême-Orient avaient pu paraître provisoirement assurés. Le Japon, qui avait accepté en 1895 le conseil amical des trois Puissances intervenues en faveur de la Chine, n’avait pas pris position contre l’alliance conclue l’année suivante entre la Chine et la Russie. Il s’était résigné, d’autre part, après une protestation diplomatique contre l’annexion par les États-Unis des îles Hawaï, aux conséquences qui, depuis la guerre hispano-américaine, avaient modifié la physionomie du Pacifique. L’élément perturbateur dont l’action vint de nouveau remuer et agiter les eaux tranquilles, ce fut l’Allemagne. La décision contradictoire et brutale par laquelle, après avoir prétendu préserver en 1895 l’intégrité de la Chine, elle se saisit en pleine paix, deux ans après, du port et du territoire de Kiao-tcheou qu’elle convoitait, détruisit la confiance que la Chine avait eue en ses protecteurs et déchaîna dans le Chan-tong et, de là dans tout le Nord de la Chine, l’insurrection des « Boxers » que toutes les Puissances ayant des intérêts en Asie durent naturellement s’efforcer de combattre et de réprimer. Les États-Unis, tout en s’associant à la ligue de défense ainsi formée, s’étaient préoccupés de ne pas laisser cette cause de la défense dégénérer en une guerre de conquête avec un trop grand affaiblissement de la Chine. De ce moment, ils devinrent plus vigilans que jamais, sur les mesures propres à maintenir, avec l’indépendance et l’intégrité du Céleste Empire, le principe de la porte ouverte et des opportunités égales.

Mais l’installation de l’Allemagne à Kiao-tcheou, de la Russie à Port-Arthur, à Dalny et dans le Liao-tong, l’occupation par les troupes russes d’une partie de la Mandchourie restaient une menace pour l’avenir. Le Japon, pour ne pas laisser plus longtemps sans contrepoids l’alliance formée contre lui entre la Russie et la Chine, et n’ayant pu s’entendre directement, comme il l’avait espéré, avec la Russie, signa avec l’Angleterre le 30 janvier 1902 le traité d’alliance défensive qui devait être plusieurs fois renouvelé et prorogé. Ce traité, au préambule duquel étaient inscrits les principes déjà admis de l’intégrité et de l’indépendance de la Chine, ainsi que de la porte ouverte, ne pouvait inquiéter les États-Unis qui y voyaient, au contraire, une digue contre les empiétemens et progrès de la Russie. Quant à l’Allemagne, les révélations faites dans les papiers posthumes du comte Hayashi, ancien ambassadeur du Japon à Londres, montrent à plein le double jeu qu’alors, comme en tant d’autres circonstances, joua le gouvernement de l’empereur Guillaume II, toujours prêt à semer la division, à dresser des embûches, à édifier sa fortune sur l’échec ou la ruine d’autrui. Il est établi dans ces documens qu’au même moment où l’Allemagne invitait la Russie à s’étendre au Sud de l’Amour, elle poussait le Japon à s’entendre avec la Grande-Bretagne pour barrer la route à la Russie. Et lorsque le comte Hayashi, pour se rendre compte des véritables intentions de l’Allemagne, demandait à son collègue allemand à Londres si son gouvernement ne serait pas éventuellement disposé à se joindre au Japon et à l’Angleterre dans un accord commun, le représentant de Guillaume II s’empressait d’éluder une telle offre dont l’acceptation eût si fort gêné la duplicité teutonne.

L’alliance anglo-japonaise était suivie, deux ans après sa conclusion, de la guerre entre le Japon et la Russie, de la défaite des armées du tsar, de l’élévation du Japon au rang de grande Puissance. Les États-Unis avaient, pendant la guerre, prêté leur appui moral et leur concours financier au Japon : ils intervinrent comme médiateurs pour la paix dont le président Roosevelt fut à Portsmouth l’heureux inspirateur. Le Japon, devenu la Puissance prépondérante (paramount power) de l’Extrême-Orient, allié de l’Angleterre, uni à l’Amérique par une amitié demi-séculaire à laquelle la paix de Portsmouth imprimait le sceau suprême, ne pouvait qu’inspirer confiance aux deux Puissances de même sang et de même tendance, dont la politique s’inspirait des principes auxquels il avait lui-même obéi. L’Extrême-Orient et le Pacifique apparaissaient dès lors placés sous une même constellation formée de l’Angleterre, du Japon et des États-Unis.

À cette constellation en accéda et s’agrégea très vite une autre. Le traité de Portsmouth, homologué par le traité de Pékin du 22 décembre 1905 entre le Japon et la Chine, eut pour conséquence presque immédiate le rapprochement, la conjugaison entre l’alliance anglo-japonaise et l’alliance franco-russe dont les principes et les buts en Orient étaient désormais identiques. Par les accords respectifs des 10 juin, 30 juillet, 31 août 1907 entre le Japon et la France, le Japon et la Russie, la Russie et l’Angleterre, par l’entente qui en résultait entre les trois grandes Puissances européennes et la grande Puissance asiatique, le statu quo de l’Asie orientale, l’indépendance et l’intégrité de la Chine, la politique de la porte ouverte étaient de nouveau consacrés comme la loi fondamentale, le droit public, la charte de l’Extrême-Orient.


IV

Mais la Puissance perturbatrice, ouvrière d’intrigue et de nuisance, l’Allemagne, ne se tenait pas pour satisfaite. Les derniers arrangemens dont les questions d’Asie venaient d’être l’objet l’irritaient comme une maille de plus dans l’encerclement dont elle se prétendait victime. Il lui restait donc à saisir une fois encore l’arme coutumière qu’elle avait si bien en main, l’arma de division et de discorde, pour tenter de défaire tout le travail d’union et d’harmonie contre lequel son instinct et son intérêt protestaient. C’est vers la Chine et les États-Unis qu’elle se tourna pour les persuader que l’entente du Japon et des trois, Puissances européennes était une atteinte à l’intégrité du Céleste Empire, à la doctrine de la porte ouverte, et que les desseins du Japon, substitué à la Russie en Mandchourie, étaient d’autant plus menaçans que la Russie et le Japon poursuivaient désormais, et d’accord, la même œuvre de progressive absorption. En Amérique, d’autre part, grâce aux influences dont elle disposait, et par la propagande des journaux de M. Hearst, qui étaient déjà à son service, elle soulevait contre l’immigration japonaise, contre la main-d’œuvre des jaunes, contre la concurrence ainsi faite aux travailleurs blancs, la population et les Parlemens du Far West. Dès le lendemain du traité de Portsmouth, dès l’année 1906, cette double tactique était en action. La Chine et les États-Unis se demandaient si la menace japonaise n’était pas plus directe et plus dangereuse que n’avait été la menace russe. La Californie et les États de l’Orient profitaient de la suspicion ainsi créée pour entamer contre les Japonais une campagne qui devait se prolonger et s’étendre jusqu’au début de la guerre de 1914.

Au cours des années 1907 et 1908, le malaise causé par cette agitation succédant à une période d’amitié inaltérée était devenu si aigu, l’expansion du Japon dans la Mandchourie méridionale et en Corée avait si fort inquiété les États-Unis, et, d’autre part, le traitement dont les Japonais étaient l’objet dans des villes telles que San Francisco, où les autorités municipales refusaient d’admettre leurs enfans dans les écoles, avait si violemment troublé l’opinion publique du Japon, que des observateurs un peu prompts, oublieux d’un long passé de cordiales et confiantes relations, allaient jusqu’à augurer des froissemens graves, sinon même une rupture, entre les deux États et les deux peuples. Mais le Gouvernement impérial et le président Taft surent apaiser ce double émoi : d’heureux arrangemens intervinrent pour régler les questions en cause, et lorsque, dans l’automne de 1908, l’escadre américaine de vingt cuirassés, dont le départ pour le Pacifique avait été d’abord interprété comme un avertissement au Japon, vint, sur l’invitation du Mikado, rendre visite au port de Yokohama, l’accueil réservé à l’escadre, les fêtes splendides données à cette occasion eurent tôt fait d’effacer jusqu’aux dernières traces des récens malentendus. Quelques jours après cette démonstration fut signé à Washington, le 28 novembre 1908, entre le baron Takahira, ambassadeur du Japon, et le secrétaire d’État des États-Unis, M. Elihu Root, l’accord aux termes duquel les deux gouvernemens, désireux de définir leur commune politique, leurs aspirations et intentions dans les régions du Pacifique et de l’Asie orientale, sont convenus des points suivans :

1o Le vœu des deux gouvernemens est d’encourager le libre et tranquille développement de leur commerce dans l’Océan Pacifique ;

2o Leur politique, étrangère à toute pensée d’agression, vise au maintien du statu quo existant dans ladite région et à la défense du principe des opportunités égales données au commerce et à l’industrie de toutes les nations dans l’Empire de Chine ;

3o Les deux gouvernemens sont, en conséquence, résolus à respecter les possessions territoriales qui leur appartiennent à l’un et à l’autre dans cette région ;

4o Ils sont également déterminés à préserver les intérêts communs de toutes les puissances en secondant, par tous les moyens pacifiques dont ils disposent, l’indépendance et l’intégrité de la Chine et l’égalité de traitement pour le commerce et l’industrie de toutes les nations dans cet Empire ;

5o Au cas où surgiraient des événemens menaçant le statu quo ou le principe de l’égalité de traitement ainsi définis, les deux gouvernemens se mettront en rapport l’un avec l’autre pour s’entendre sur les mesures qu’il leur paraîtra expédient d’adopter. En 1909, 1910, 1911, de nouvelles alertes éclatent, provoquées, la première par les arrangement sino-japonais relatifs à certaines lignes ferrées, notamment à la ligne d’Antoung-Moukden, et par la proposition du secrétaire d’État fédéral M. Knox, d’internationaliser le réseau mandchourien, — la seconde par l’accord russo-japonais du 4 juillet 1910 sur les intérêts respectifs du Japon et de la Russie en Mandchourie, et par l’annexion définitive de la Corée, — la troisième par la conclusion en faveur de la Chine, au mois d’avril 1911, sur l’initiative des États-Unis, d’un contrat d’emprunt pour la réforme monétaire du Céleste Empire, et l’insertion dans ce contrat de clauses affectant certains revenus de Mandchourie en gage dudit emprunt. La susceptibilité, la nervosité causées par ces alertes sont vives, sinon entre les deux gouvernemens qui gardent tout leur sang-froid, du moins entre les deux peuples, et surtout dans la presse des deux pays. Chaque fois cependant, après quelques semaines ou quelques mois d’agitation, l’émotion s’apaise, l’atmosphère s’éclaircit. Le gouvernement japonais, faisant exception à la règle générale qu’il avait adoptée, avait consenti, le 5 mai 1908, à signer avec les États-Unis une convention d’arbitrage. Lors des négociations entreprises par le Japon en 1911 pour le renouvellement de ses traités de commerce sur la base de la stricte réciprocité, le traité avec les États-Unis, considéré comme le plus difficile à conclure, fut cependant le premier signe, et le plénipotentiaire japonais obtint d’éliminer du nouvel instrument un article de l’ancien traité relatif aux règlemens d’émigration et de police, qui blessait l’amour-propre nippon. Dans cette même année 1911, le 13 juillet, le gouvernement japonais renouvelait et prorogeait son traité d’alliance avec la Grande-Bretagne : une clause spéciale, insérée sur le désir du gouvernement britannique, y stipulait qu’au cas où l’une des deux hautes parties contractantes conclurait un traité d’arbitrage avec une tierce puissance, ladite partie n’aurait pas l’obligation d’entrer en guerre contre la Puissance avec laquelle le dit traité d’arbitrage serait en vigueur. La Grande-Bretagne avait ainsi, avec l’agrément du Japon, signifié sa résolution de ne pas s’exposer à un conflit avec les États-Unis, avec lesquels elle négociait précisément alors un traité d’arbitrage général.

La révolution chinoise, si elle fut, au mois de septembre 1911, une surprise pour les États-Unis et le Japon, comme pour l’Occident, trouva les deux riverains du Pacifique, les deux signataires de l’accord du 30 novembre 1908, également résolus à ne pas laisser cet événement troubler la paix de l’Orient. Tous deux furent aussi attentifs que la France, la Grande-Bretagne et la Russie, à limiter les effets de la crise, à hâter le rétablissement de l’ordre, à faciliter au nouveau régime, dès qu’il fut régulièrement installé, les conditions lui permettant de vivre. Les États-Unis eurent, dès le principe, par la similitude du moins nominale des institutions, par la tradition d’amitié ininterrompue qui les liait à la Chine, par l’autorité morale qu’ils exerçaient dans le Pacifique, une influence dominante sur la nouvelle république. Ils contribuèrent plus peut-être qu’aucune autre Puissance à l’acceptation, à la reconnaissance du gouvernement qui avait succédé à la dynastie mandchoue. Et quand surgirent entre les divers partis de la République naissante des difficultés graves, lorsque apparurent les premiers symptômes de guerre civile entre le Nord et le Sud, entre Yuan che kai et les amis de Sun yat sen, ils s’efforcèrent d’apaiser les querelles, de réconcilier les frères ennemis.

En 1912, lorsque mourut à Tokyo, après une courte maladie, l’empereur du Japon Mutsu-Hito, le premier souverain de la nouvelle ère, le 249e de la dynastie issue de la déesse du Soleil, les États-Unis, pour honorer sa mémoire, se firent représenter aux obsèques solennelles par le secrétaire d’État, M. Knox. Cet hommage rendu par la grande République du Nouveau Monde au chef du vieil Empire dont elle avait un demi-siècle auparavant ouvert les portes, fut accueilli, dans tout le Japon, avec une sincère émotion et gratitude.

L’année suivante, pourtant, fut celle qui vit se produire, d’une rive à l’autre du Pacifique, à cause d’actes législatifs accomplis dans quelques-uns des États de l’Ouest américain, le plus grave émoi qui eût encore éprouvé les relations des deux peuples. La loi votée par le Parlement californien sur le droit de propriété des étrangers, le Webb bill, qui n’accordait le droit de propriété foncière qu’aux étrangers pouvant acquérir la nationalité américaine, excluait en fait les Japonais et les Chinois qui, confondus sous le nom de « Mongoliens, » ne pouvaient se faire naturaliser. Malgré les efforts tentés par le président Wilson et son secrétaire d’État, M. Bryan, pour obtenir de la législature de Californie le retrait ou l’amélioration du bill, la loi, telle qu’elle fut volée et sanctionnée par le gouverneur de l’État confédéré, souleva, de la part du gouvernement japonais, des protestations qui, bien qu’exprimées dans la forme diplomatique la plus correcte, trahissaient une douloureuse amertume. Il faut relever, à l’honneur des deux gouvernemens, dans les entretiens et la correspondance échangés entre eux à ce sujet, et qui furent publiés à Washington comme à Tokyo le 26 juin 1914, la dignité et la noblesse avec lesquelles ils s’en remettaient au travail du temps, à l’équité et à la générosité des deux pays pour fixer une solution qui leur échappait encore. Aussi bien l’heure était-elle imminente où les deux peuples allaient trouver dans les mêmes grands devoirs, dans leurs communes aspirations, dans la tâche que le destin et leur prévoyante conscience leur assignaient, l’union des esprits et des cœurs, l’alliance au creuset de laquelle toutes divergences se fondraient.


V

Lorsque, les 1er et 2 août 1914, les Empires germaniques déchaînèrent sur le monde le fléau de la guerre qu’ils avaient préméditée et préparée, les États-Unis, comme les États de l’Asie orientale, le Siam, la Chine, le Japon, proclamèrent d’abord leur neutralité. Mais le Japon, dès que la Grande-Bretagne entra en lice, c’est-à-dire dès le lendemain de la violation par l’Allemagne du territoire belge, se tint prêt, comme allié depuis douze ans du Royaume-Uni, à accomplir tout son devoir. Le 15 août il lançait contre l’Allemagne un ultimatum qui, le 23 du même mois, devenait une déclaration de guerre. Nous avons déjà exposé ici même[1] ce que fut sur le continent asiatique, sur le Pacifique, l’océan Indien et la Méditerranée, dans ses arsenaux et usines, dans son action politique et économique constante avec les Alliés, la participation du Japon à l’œuvre commune. Le rôle des autres États de l’Asie orientale et des États-Unis d’Amérique ne se dessina, ne fut déterminé et fixé, que quand la guerre s’étendit de proche en proche, par le caractère que lui donna la frénésie criminelle de l’Allemagne : De cette guerre si menaçante et si décisive pour les destinées de l’humanité, dans laquelle se jouait l’avenir du monde, ce sont les États-Unis, c’est le président Wilson qui ont, par une observation attentive, par une conscience scrupuleuse, compris et pénétré tout le sens, et qui, l’ayant saisi, ont formé la résolution héroïque de se prononcer, de jeter dans la balance le poids de toutes les forces matérielles et morales dont ils disposaient. C’est la grande République du Nouveau Monde qui, placée entre les deux anciens mondes, l’Europe et l’Asie, a senti, devant la menace allemande, la nécessité, d’abord de se ranger elle-même tout entière aux côtés des Alliés, ligués pour la bonne cause, puis de proclamer hautement qu’une telle guerre ne comportait plus de neutres et d’appeler au combat tous ceux qui n’avaient pas encore pris parti, notamment ceux sur qui, par sa situation géographique, comme par son influence politique et morale, elle pouvait exercer quelque empire. Lorsque, le 4 février 1917, le président Wilson rompit les relations diplomatiques avec l’Allemagne, il fit dès ce même jour à tous les neutres qu’il considérait que leur devoir était d’agir de même. Sa voix fut entendue sur tout le continent américain, dont les diverses républiques peu à peu se mirent en devoir de le suivre. Elle fut entendue de même sur l’autre rive du Pacifique et jusqu’au détroit de Malacca. La Chine, le Siam répondirent à son appel. Quant au Japon qui, dès la première heure, comme allié de l’Angleterre, avait pris part à la lutte, il tint cependant à témoigner qu’il se rendait compte combien l’action des États-Unis dans le conflit mondial éclairait et fortifiait le sens et la portée de la guerre, combien elle en seconderait l’issue, combien tous les Alliés, et lui le premier, avaient à se concerter, à s’unir avec la grande République pour la conduite et la direction de la guerre, pour la mise en commun de toutes les forces et de toutes les ressources, pour la détermination et l’exécution des mesures destinées à assurer la victoire et à libérer l’univers.

Le Siam avait, dans les vingt dernières années, laissé s’accroître chez lui les entreprises et l’influence allemandes. La navigation de cabotage, l’exploitation des chemins de fer et des mines, les banques, le patronage que la légation d’Allemagne exerçait sur ses protégés chinois, tous ces moyens d’action servaient à étendre peu à peu et à aggraver l’emprise germanique. L’appel jeté par les États-Unis, le jour de sa rupture avec la chancellerie de Berlin, eut un effet, sinon immédiat, du moins profond et radical. Lorsqu’au mois d’août 1917, le Siam à son tour se décida à rompre avec l’Empire allemand, ce fut par une déclaration de guerre. Du même coup, à la date où le ministre d’Allemagne et ses agens recevaient leurs passeports, tout ce que ceux-ci avaient installé avec tant et de si persévérans efforts s’effondrait ou passait en d’autres mains. En même temps était perdue pour l’Allemagne l’une des bases d’action d’où, jusqu’à la dernière heure, elle avait machiné ses intrigues contre l’Inde anglaise, l’Indochine française, les possessions néerlandaises, les Philippines, Hong kong et tous les établissemens occidentaux en Extrême-Orient.

La Chine avait été, elle aussi, et plus encore, travaillée à fond par l’Allemagne. Elle devait, dans ses plans et projets, lui servir d’instrument et de levier, non seulement contre les Puissances de l’Ouest, mais contre le Japon. Bien que chassés de Kiao-tchéou dès le mois de novembre 1914, et bien qu’à la même date le pavillon germanique eût été éliminé des mers orientales, les Allemands n’avaient pas renoncé à leurs manœuvres : négocians, financiers, ingénieurs, journalistes, enrégimentés sous les ordres de l’amiral von Hintze, leur ministre à Pékin, répandaient dans tout le monde chinois le venin et l’or de leur propagande. Contre ces dangereuses campagnes, les États-Unis, même avant de s’être rangés à nos côtés, n’avaient pas manqué d’agir avec la Grande-Bretagne, la France, la Russie et le Japon, de façon à maintenir le statu quo de l’Asie et du régime républicain reconnu par les Puissances. Lorsqu’au mois de février 1917 la rupture avec l’Allemagne fut un fait accompli, ils eurent une action plus directe, plus décisive. La Chine fut la première, parmi les États d’Asie, à les écouter et à les suivre. Le ministre des Affaires étrangères du nouveau président, Wou ting fang, qui avait été pendant de longues années ministre à Washington, et qui avait autant d’admiration que de sympathie pour le génie et les institutions de l’Amérique, avait dès le premier jour fait savoir au gouvernement fédéral que la Chine était prête à répondre à l’appel qui lui était adressé. Le 12 mars la rupture diplomatique de la Chine avec l’Allemagne était elle-même consommée.

En suivant l’initiative américaine et en se plaçant sous l’égide des États-Unis, la Chine, qui, du reste, avait eu soin de consulter au préalable le Japon, allait se trouver l’alliée, non seulement du Japon avec lequel, depuis la mort de Yuan che Kai, ses relations s’étaient fort heureusement rétablies, mais des grandes Puissances de l’Ouest, de toutes celles dont l’amitié lui était le plus précieuse. Elle se libérait en même temps du joug de la Puissance dont, depuis vingt ans, elle avait eu le plus à souffrir, de cette Allemagne qui, après lui avoir arraché par violence la cession à bail du port de Kiao-tchéou, l’avait humiliée en 1900 par la mission expiatoire du prince Tch’ouen à Berlin, et qui, depuis lors, n’avait cessé, pour édifier sa propre fortune, de lui susciter des embarras sur toutes ses frontières, avec ses voisins du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Le ministre Wou ting fang n’eût pas demandé mieux, du jour où la rupture diplomatique des États-Unis se changeait en état de guerre avec l’Allemagne, que d’imiter cet exemple et d’abolir définitivement les derniers restes de l’emprise allemande.

Les États-Unis et le Japon l’y poussaient également. Mais, à ce moment, l’intrigue et l’or de l’Allemagne firent leur suprême tentative. Tandis que le chef du cabinet, le général Touan K’i jouei, était résolu à aller jusqu’à l’état de guerre et que les deux Chambres du Parlement chinois l’avaient voté, le président Li yuan hong hésitait, les membres du parti avancé, le Kouo-min-tang et les chefs révolutionnaires du Sud se montraient opposés. De ces dissentimens résulta une crise dans laquelle les divers partis, les généraux, les influences parlementaires et militaires voulurent encore mesurer leurs forces. Au plus fort de la bagarre, l’un des généraux de l’ancien régime, le général Tchang Hiun, crut le moment venu de restaurer l’Empire. Pendant quelques jours, l’ancien héritier de la dynastie mandchoue, le prince Pou yi, âgé de onze ans, fut tiré de sa retraite pour cette résurrection inattendue de la famille des Ta-tsing. Ni les États Unis, ni le Japon, n’avaient voulu intervenir dans cet imbroglio intérieur, persuadés que la raison et le bon sens ne tarderaient pas à triompher. Le 4 août, en effet, les troupes du général Touan k’i jouei entraient dans Pékin, le prince Pou yi, par un édit impérial, abdiquait son pouvoir éphémère, le vice-président Feng kouo chang, qui n’avait pas quitté Nankin, devenait, par la démission de Li yuan hong, président de la République, et le général Touan réassumait la présidence du Conseil. Le premier acte de la République ainsi restaurée fut la proclamation de l’état de guerre avec l’Allemagne. La Chine était, cette fois, dûment enrôlée au nombre des Alliés. Toute l’Asie orientale, depuis le Siam jusqu’au Japon, faisait bloc avec les États-Unis contre les Empires germaniques.

De ce bloc de l’Extrême-Orient, les États-Unis sont la pierre angulaire et le ciment : sans eux, il n’eût pas tenu, il n’eût même pas pu être formé entre des élémens jusqu’alors réfractaires. L’Amérique recueille ainsi, pour le bénéfice de la cause commune, la récompense et le prix de la politique généreuse qu’elle a pratiquée à l’égard de l’Asie, et qui lui a valu, à l’heure grave où nous sommes, la confiance des plus vieilles nations de l’ancien continent d’où l’Europe elle-même est issue.


VI

Le Japon, pour reconnaître plus solennellement le rôle décisif assumé par les États-Unis et accepté avec gratitude par tous les Alliés, pour mieux définir et consacrer sa propre liaison et le concert de son action avec celle de la grande République fédérale, a cru devoir, comme la France, comme la Grande-Bretagne, comme l’Italie, envoyer auprès du président Wilson une mission en ambassade extraordinaire. Il en a confié la direction à son ancien ministre des Affaires étrangères, à son ancien ambassadeur à Paris, le vicomte Ishii, accompagné de hauts représentans de l’armée, de la marine et de la diplomatie impériales.

La mission du vicomte Ishii s’est prolongée du mois d’août au mois de novembre 1917. Elle a reçu du président, du gouvernement, de toute la population, à l’Ouest comme à l’Est, à San Francisco comme à Washington et à New-York, l’accueil le plus chaleureux. Le vicomte Ishii fut acclamé dans les grandes villes, comme l’avaient été M. Viviani et le maréchal Joffre, M. Balfour et lord Northcliffe. De longs entretiens ont eu lieu à Washington entre l’ambassadeur extraordinaire, le président et les secrétaires du gouvernement fédéral. Les délégués de l’armée, de la marine et de la diplomatie impériales ont eu de même des conférences fréquentes avec les chefs de tous les grands services militaires, navals et administratifs de la Confédération. Des résultats et accords auxquels avaient abouti ces conférences et entretiens, un seul a été publié, l’accord relatif à la politique des deux gouvernemens envers la Chine. Mais nombre d’autres sujets ont été abordés, et l’entente des deux gouvernemens s’est faite sur les points essentiels de leur collaboration commune à la guerre. L’ambassade du vicomte Ishii a eu, d’ailleurs, pour complément, une mission économique spéciale comprenant, sous la présidence du baron Megata, membre de la Chambre des Pairs, ex-directeur au ministère des Finances, plusieurs hauts fonctionnaires des départemens impériaux du commerce, de l’industrie, des finances, et les représentans de grands établissements financiers ou industriels du Japon.

L’accord relatif à la Chine consiste en deux lettres échangées à la date du 2 novembre 1917 entre le vicomte Ishii et M. Lansing, secrétaire d’État. Comme l’accord précédent du 30 novembre 1908, il définit les principes et intentions des deux gouvernemens dans leur politique en Chine. Les deux gouvernemens reconnaissent que la proximité territoriale crée entre les nations des relations spéciales ; les États-Unis admettent, en conséquence, que le Japon a des intérêts spéciaux en Chine, notamment dans les régions où les possessions des deux pays sont contigües. Ils ajoutent toutefois que la souveraineté territoriale de la Chine n’est, de ce fait, nullement atteinte, et les États-Unis affirment leur entière confiance dans les assurances répétées du gouvernement japonais que, dans la sphère de ses intérêts spéciaux, il n’a aucun désir de créer un traitement différentiel au commerce des autres nations et de méconnaître les droits que le gouvernement chinois a, par traités, accordés aux autres Puissances… Les deux gouvernemens nient qu’ils aient aucun dessein de diminuer en aucune façon l’indépendance et l’intégrité territoriale de la Chine, et ils entendent rester fidèles au principe de la porte ouverte. Ils déclarent cependant être opposés à toute acquisition par n’importe quel gouvernement étranger de droits ou de privilèges spéciaux qui atteindraient l’indépendance et l’intégrité de la Chine et qui dénieraient aux citoyens ou sujets d’autres pays la pleine jouissance des avantages reconnus au commerce et à l’industrie des diverses nations.

Le nouvel accord différait de celui du 30 novembre 1908, d’abord en ce qu’il reconnaissait les droits et les intérêts spéciaux du Japon en Chine, puis en ce qu’il marquait la résolution des deux gouvernemens contractans de s’opposer à ce qu’aucune autre Puissance acquit des droits ou privilèges atteignant l’indépendance et l’intégrité territoriale de la Chine. C’était la première fois que les États-Unis se prononçaient aussi distinctement à cet égard. Le gouvernement japonais, d’ailleurs, répudiait toute intention de porter lui-même atteinte à la souveraineté de la Chine et au principe de la porte ouverte. Ainsi étaient éliminées les difficultés ou obscurités qui avaient jusqu’alors gêné l’entente des deux gouvernemens et dont leurs adversaires profitaient pour susciter entre eux des défiances et des soupçons. Dans l’alliance qui désormais les unissait, de pareilles équivoques n’étaient plus possibles. Aussi bien leurs rapports mutuels avec la Chine, également entrée dans l’alliance, excluaient-ils tout dessein, toute pensée qui pût menacer la souveraineté, l’indépendance ou l’intégrité de leur commune alliée.

Dans les questions intéressant, d’autre part, la présente guerre, il semble bien, sans qu’aucune communication officielle ait été faite, que les États-Unis et le Japon aient dû examiner et régler les divers problèmes d’ordre militaire, naval, économique et financier qu’implique leur collaboration à la même œuvre. Certaines indications ont été données sur les arrangemens préparés concernant le tonnage maritime que le Japon pourrait mettre à la disposition des États-Unis, et la quantité d’acier que les États-Unis pourraient fournir au Japon pour la construction de bâtimens nouveaux, ainsi que pour la fabrication d’armes et de munitions. Des solutions ont dû être également envisagées en ce qui regarde la lutte contre la guerre sous-marine, les voies de communication avec les Alliés, et le programme économique, tel qu’il avait été adopté à la Conférence de Paris du mois de juin 1916.

Quant à la résolution du gouvernement japonais de poursuivre jusqu’au bout, de concert avec les États-Unis et les Alliés d’Europe, la lutte de libération et de justice, les discours prononcés durant sa mission par le vicomte Ishii et par le maréchal Teraoutsi comme par le vicomte Motono dans la dernière session du Parlement de Tokyo ne laissent aucun doute sur la fermeté et la persévérance avec laquelle elle sera exécutée. « Je suis heureux pour le Japon, comme pour les États-Unis, disait le vicomte Motono dans son discours du 26 juin dernier, de l’entrée dans la guerre de l’Amérique, notre grande voisine. C’est là un événement sans précédent dans les annales de l’histoire. Nous ne pouvons prévoir quand viendra la fin de cette guerre qui sévit depuis trois ans. Mais ne croyez pas, messieurs, que par la fin de la guerre toutes les difficultés trouveront leur terme. Je puis vous dire qu’au contraire, c’est après la guerre que les plus grandes difficultés se présenteront. C’est alors que toutes nos forces et toutes nos énergies seront requises pour l’établissement d’une paix durable dans le monde, ainsi que pour la défense de nos intérêts et de nos droits. » — « Notre message en ce jour, disait de son côté le vicomte Ishii à ses auditeurs de San Francisco et de New-York, est de vous déclarer que vos intentions sont les nôtres, votre route la nôtre, votre but le nôtre. C’est que les États-Unis et le Japon marcheront ensemble, travailleront et lutteront ensemble comme des camarades, jusqu’à ce que le but soit atteint et la victoire gagnée. Nous venons dire que, dans cette lutte pour nos droits et nos libertés, l’Amérique et le Japon sont associés. Le premier devoir du Japon et des États-Unis est de monter la garde du Pacifique, d’assurer la libre et continue communication entre l’Amérique et l’Asie, et de faire respecter la loi et l’humanité sur cet Océan d’où le cancer allemand a été extirpé dès la première année de la guerre. Et quand la victoire sera nôtre, nous bâtirons ensemble le nouveau monde qui s’élèvera noble, puissant et bon sur les ruines de l’ancien ! »

Si le Japon et les États-Unis considèrent comme une de leurs tâches essentielles cette garde commune du Pacifique et la création d’une route libre entre l’Amérique et l’Asie, ils n’ont pu négliger non plus la voie terrestre qui d’Asie s’étend jusqu’à l’Europe, et par laquelle les États-Unis comme le Japon ont, dans les périodes les plus critiques, fait passer à la Russie les armes, munitions et fournitures de toutes sortes. C’est là un des aspects du problème qui, plus que jamais peut-être, doit, soit pour le présent, soit pour l’après-guerre, s’imposer à l’attention des Alliés. Le souffle du Pacifique libéré et purifié ne pourra être que vivifiant et salubre pour toutes les poitrines qui jusqu’au-delà de l’Oural le respireront.


VII

Lorsque, le 29 novembre 1917, se réunit à Paris, sous la présidence du gouvernement français, la Conférence des Alliés, c’était la première fois que les États-Unis s’y faisaient représenter. Le chef de leur délégation était le colonel House, envoyé spécial du président Wilson, et le confident de sa pensée. Parmi les dix-sept États dont les délégués siégeaient à cette Conférence étaient ceux qui, quelques mois auparavant, avaient répondu à l’appel des États-Unis et suivi leur initiative : la République de Cuba, le Brésil, et les deux États de l’Asie orientale, le Siam et la Chine rattachés par l’influence américaine à la cause des Alliés. Quant au Japon, dont les représentans avaient, depuis l’origine, assisté aux réunions de Paris, de Londres ou de Rome, il venait de marquer, par la mission du vicomte Ishii à Washington, sa sympathie et sa gratitude pour l’entrée de la République fédérale dans la grande Alliance.

La manière dont était composée la délégation américaine, qui comprenait des représentans de la guerre, de la marine, des finances, du commerce et de l’industrie, et la part prise par ces représentans aux travaux des diverses sections de la Conférence attestèrent la précision de méthode, la fermeté de dessein, la sûreté d’exécution dans la préparation d’un concours pour lequel avaient été prévus, dès la première année, avec les crédits nécessaires, la levée d’une armée de deux millions d’hommes, le transport de ces hommes en Europe, leur équipement, ravitaillement et entretien, sans que cependant fût en rien diminuée l’assistance généreusement prêtée par les États-Unis à toutes les nations alliées.

Mais, autant et plus que ces prévisions et mesures grandioses, ce qui avait ému et réconforté les Alliés et le monde, c’était, depuis la fin de l’année 1916, le sens donné à la guerre, le but assigné à son effort par les États-Unis et leur Président, la résolution prise ensuite par eux, à partir du 6 avril 1917, de mener jusqu’au terme, jusqu’à la victoire, une lutte, pour laquelle ils étaient prêts, comme le maire de Chicago l’a dit un jour à M. Viviani, à donner leur dernier homme et leur dernier dollar. Cette grande démocratie américaine, dont la politique extérieure s’était pendant un siècle résumée dans la doctrine dite de Monroe et qui, depuis le message présidentiel de 1823, s’était par principe tenue systématiquement éloignée des affaires de l’ancien monde, en était venue maintenant, au spectacle de la présente guerre, aux conclusions qui s’en dégageaient pour sa raison et sa conscience, à comprendre et à sentir que cette même doctrine d’indépendance et de liberté qui était la sienne exigeait au contraire son entrée dans la bataille, sa participation absolue et totale à la croisade des Alliés. « Je propose donc, disait le président Wilson dans son message du 22 janvier 1911, que les diverses nations adoptent d’accord la doctrine du président Monroe comme la doctrine du monde, qu’aucune nation ne cherche à imposer sa politique a un autre pays, mais que chaque peuple soit libre de fixer sa politique personnelle, de choisir lui-même sa voie propre vers son développement, et cela sans que rien le gêne, le moleste ou l’effraye, et que l’on voie le petit marcher côte à côte avec le grand et le puissant. » Et il ajoutait dans son adresse inaugurale du 4 mars suivant : « Nous nous rendons compte que les choses les plus grandes qui restent à faire doivent être accomplies d’accord avec le monde entier, sur une scène plus vaste, en coopération avec toutes les forces de l’humanité. Nous ne sommes plus des provinciaux. Les événemens tragiques des trente mois de guerre que nous venons de vivre nous ont constitués citoyens du monde. N’en concluons pas que nous soyons pour cela moins Américains. Nous serons, s’il est possible, plus Américains encore, mais nous resterons fidèles aux principes dans lesquels nous avons été nourris. Ces principes ne sont pas d’une province ou d’un continent. Ils sont ceux que nous avons toujours proclamés, comme étant les sentimens du monde entier. »

Le président Wilson tirait ainsi de la doctrine de non-intervention et d’isolement qu’avait été jusqu’alors la doctrine Monroe la formule qui devait, au contraire, unir le monde dans la plus vaste alliance, que l’histoire eût encore connue. Le gouvernement français a fait afficher sur nos murailles ces admirables textes. Il en a fait faire la lecture dans toutes nos écoles. Ils sont par avance l’annonce et comme l’évangile de cette « Société des Nations » qui, émergeant des ténèbres, de la brume sanglante de cette guerre, sera, nous en avons le ferme espoir et la foi, la réalité de demain.

A. Gérard.
  1. Voyez, dans la Revue, notre article du 15 mai 1917 : L’Extrême-Orient pendant la guerre (1914-1917).