Les Élections et la situation politique en Angleterre

LES ELECTIONS


ET LA


SITUATION POLITIQUE EN ANGLETERRE.




L’Angleterre a trompé l’attente du monde politique. Au lieu de lui donner la haute leçon de sagesse que l’on pouvait espérer d’elle et que faisait prévoir l’altitude des différens partis au lendemain de la mort d’Edouard VII, elle s’est lancée dans une aventure dont il est impossible de discerner les conséquences. Quelques-uns de ses hommes publics paraissent en avoir le sentiment. Habitués à offrir assez volontiers leur patrie, mater parliamentorum, en modèle à l’Europe, ils ont semblé, dans plus d’un des discours prononcés par eux, au cours de la récente période électorale, s’excuser en quelque sorte du spectacle qu’elle présente en ce moment. Ils n’ont pas tort, et ceux qui ont coutume d’admirer l’Angleterre ne la reconnaissent pas tout à fait. Cependant, au travers de sa longue histoire, elle a déjà passé par des crises presque aussi redoutables, et elle en est victorieusement sortie. Quelles circonstances ont déterminé la crise actuelle ? Quels en ont été les principaux incidens ? Quels pronostics peut-on faire sur son dénouement ? C’est ce que je voudrais rechercher dans une étude qui ne s’inspirera d’autres sentimens que ceux d’une sympathie admirative pour un grand pays qu’on peut aimer plus ou moins, mais qui, jusqu’à ce jour, a donné incontestablement au monde de nobles exemples.

I

On sait quelle série d’événemens avait amené les élections du mois de janvier dernier. La Chambre des Lords avait contrairement, sinon à la Constitution, car il n’y a pas à proprement parler en Angleterre de constitution écrite, du moins aux précédens, rejeté le budget appelé un peu pompeusement le budget du peuple, parce que certaines dispositions excessives, qui n’étaient pas seulement des mesures fiscales, faisaient, suivant l’énergique expression de lord Rosebery, de ce budget une révolution. Le Cabinet libéral, dont M. Asquith est le premier ministre, avait demandé au Roi la dissolution. Mais sur cette question budgétaire étaient venues se greffer deux autres questions, l’une constitutionnelle, l’autre économique.

La Chambre des Lords, où domine une majorité conservatrice, n’avait-elle pas fait un usage abusif de son droit de Veto en rejetant non seulement le budget, mais plusieurs des Bills adoptés depuis quelques années par la majorité libérale de la Chambre des Communes ? C’était la question constitutionnelle soulevée par les Libéraux. N’y avait-il pas lieu, pour faire face au déficit du budget et pour remplacer les impôts écrasans sur la terre et les successions créés par le budget du peuple, de modifier la politique commerciale suivie depuis près de soixante-dix ans par la Grande-Bretagne, de renoncer au libre-échange et de demander à l’élévation des tarifs douaniers les ressources nécessaires ? C’était la question économique soulevée par les Unionistes, pour les appeler de ce nouveau nom qui a remplacé celui de Tories, de même que l’appellation de libéral ou de radical a remplacé celle de Whigs, et, soit dit en passant, rien ne témoigne mieux du profond changement qui s’est opéré en Angleterre depuis vingt ans que la désuétude où sont tombées ces deux dénominations historiques. La question du Veto des Lords et celle du Tariff reform ont joué un rôle presque égal aux élections du mois de janvier de l’année dernière. À ces questions était même venue s’en ajouter une troisième : celle de la défense nationale que les Unionistes accusaient les Libéraux d’avoir négligée. Quelques lecteurs de la Revue peuvent se souvenir qu’ayant assisté à la première période de cette lutte électorale ardente, j’en ai rendu compte, au jour le jour. Mais, ayant quitté l’Angleterre avant la fin, je n’avais pu en faire connaître les résultats[1].

La situation parlementaire créée par ces élections a été résumée ici même dans un excellent article de M. Jacques Bardoux[2]. Si les Unionistes avaient gagné sur leurs adversaires près de cent voix, la majorité gouvernementale n’en demeurait pas moins très forte. Les 670 membres qui composaient la nouvelle Chambre des Communes se divisaient ainsi : Ministériels, 397 ; Unionistes, 273 ; soit une majorité gouvernementale de 124 voix. Mais tandis que la minorité unioniste était homogène et solidement unie sous la direction de son habile leader, M. Arthur Balfour, la majorité ministérielle se décomposait, tout comme en France, en groupes ayant des chefs distincts. Le groupe le plus nombreux était celui des Libéraux, divisés eux-mêmes en libéraux, plus ou moins fidèles aux traditions de l’ancien parti Whig, et en radicaux, sans qu’il y eût cependant entre ces deux fractions du parti une limite bien précise. Les libéraux étaient principalement représentés dans le Cabinet par le premier ministre, M. Asquith, et par le ministre de la Guerre, M. Haldane, les radicaux par le chancelier de l’Echiquier, M. Lloyd George, et par le secrétaire d’Etat à l’Intérieur, M. Winston Churchill, bien qu’il paraisse singulier de ranger parmi les radicaux un cadet de la grande famille des Churchill, un cousin germain du duc de Marlborough. Libéraux et radicaux réunis formaient un groupe de 275 membres, supérieur de deux voix seulement à celui des Unionistes. Mais la majorité ministérielle se fortifiait par le concours assuré du nouveau groupe appelé le Labour party, qui était également représenté dans le Cabinet par M. John Burns, le président du Local government Board, dont tout le monde est d’accord pour reconnaître la modération et la haute valeur.

Enfin il y avait encore le groupe des Nationalistes, c’est-à-dire des Irlandais, divisé lui-même en deux groupes, mais d’inégale importance, Redmondites et O’Brienites. Les Redmondites, au nombre de 72, marchaient, comme leur nom l’indique, sous la direction d’un chef aveuglément obéi, M. John Redmond, qui a pris, depuis 1901, la direction du parti irlandais, et réclame, comme autrefois Parnell, le Home Rule intégral, tel que Gladstone l’avait concédé, concession qu’il paya de sa chute. Quant aux O’Brienites, beaucoup moins nombreux, car ils n’étaient que dix, ils marchaient, comme leur nom l’indique également, sous la direction de M. W. O’Brien qui est un adversaire déclaré de M. Redmond. Il lui reproche en effet, tout à la fois, d’être amené, par ses alliances électorales avec les libéraux et ses complaisances gouvernementales, à faire au ministère des concessions contraires aux véritables intérêts des Irlandais, et, en même temps, de sacrifier à la chimère d’un Home Rule, que l’Angleterre n’accordera jamais, les avantages sérieux qui, suivant lui, résultaient pour l’Irlande du Land Act de 1903, acte qui facilitait, par des avances en argent, le rachat par les tenants des terres appartenant aux landlords.

La majorité ministérielle était, on le voit, singulièrement composite et, par conséquent, instable. L’existence du Cabinet était à la merci des Irlandais qui, en portant leurs 82 voix du côté des Unionistes, pouvaient, d’un jour à l’autre, le jeter à bas et qui étaient, en tout cas, décidés à lui faire sentir la dépendance où il se trouvait vis-à-vis d’eux. M. Bardoux, dans l’article dont j’ai parlé, a dépeint à merveille cette première séance de la discussion de l’Adresse où, en réponse à un discours froidement accueilli de M. Asquith, M. Redmond a dicté ses conditions d’une façon hautaine. Ce jour-là, on put croire à la chute imminente du ministère. « Huit jours de négociations dans les antichambres ministérielles et dans les couloirs parlementaires, ajoute M. Bardoux, resserrèrent tant bien que mal les liens du bloc démocratique. » Le résultat de ces négociations fut le suivant : moyennant le vote par les Irlandais de certains, crédits nécessaires pour que provisoirement « le gouvernement de Sa Majesté pût marcher, » Her Majestys government could be carried on, M. Asquith s’engageait à entreprendre immédiatement une campagne contre la Chambre des Lords en vue de mettre un terme à son Veto, et de préparer ainsi l’octroi du Home Rule à l’Irlande, sauf à reprendre ensuite ce budget du peuple que les Libéraux reprochaient si fort aux Unionistes de n’avoir pas voté avant le commencement de l’année financière, c’est-à-dire avant le 1er avril, au risque de jeter une grave perturbation dans les finances publiques.

Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Dans la séance du 29 mars, M. Asquith saisissait la Chambre des Communes de trois résolutions dont il est nécessaire de préciser les termes et d’indiquer la portée, car ce sont ces résolutions qui ont été, implicitement au moins, soumises au peuple et sur lesquelles a roulé tout le débat électoral. Par la première de ces résolutions, M. Asquith proposait à la Chambre des Communes de déclarer « qu’il était expédient que la Chambre des Lords fût privée par la loi du droit de rejeter ou d’amender un Bill de finance (Money Bill). Devait être considéré comme Bill de finance tout Bill qui, de l’avis du Speaker, contiendrait seulement des dispositions ayant trait en totalité ou en partie aux sujets suivans : l’établissement, le rappel, la rémission, la modification ou la réglementation des impôts ; les imputations sur le Fonds Consolidé ou toute autre mesure destinée à faire fournir de l’argent par le Parlement ; les recettes ; la distribution, le contrôle et la réglementation des fonds publics ; l’émission ou la garantie et le remboursement de tout emprunt, ou des matières accessoires à ces sujets ou à l’un d’entre eux. »

L’énumération, on le voit, est large, et bien qu’en fait il ne soit pas dans les usages constitutionnels anglais que la Chambre des Lords rejette ou amende un Bill de finance proprement dit, néanmoins cette première résolution portait déjà une grave atteinte aux droits de la Chambre des Lords par l’extension donnée aux mots : lois de finance, et surtout par l’intervention du Speaker de la Chambre des Communes, qui devenait ainsi le juge souverain et sans appel des droits des Lords, et qui pouvait, à plus ou moins juste titre, être soupçonné de favoriser l’extension des droits de la Chambre qu’il présidait.

La seconde résolution était plus grave encore. Elle était conçue à peu près en ces termes : « Si un Bill autre qu’un Bill de finance a été voté par la Chambre des Communes en trois sessions successives et si le projet, après avoir été renvoyé à la Chambre des Lords un mois avant la fin de la session, a été rejeté par la Chambre des Lords dans chacune de ces trois sessions, ce projet, aussitôt son troisième rejet par la Chambre des Lords, deviendra une loi du Parlement dès que l’assentiment royal à ce projet aura été notifié, étant entendu que ces dispositions ne porteront effet que si deux années se sont écoulées entre la date du premier dépôt du projet de loi et la date de son adoption pour la troisième fois par les Communes. » Enfin, la troisième résolution réduisait de sept à cinq ans la durée du Parlement.

Cette troisième résolution soulevait peu d’objections. Il n’en était pas de même de la seconde qui n’allait à rien moins qu’à porter une atteinte profonde à l’antique Constitution anglaise, car elle réduisait les pouvoirs de la Chambre des Lords, jusque-là égaux, sauf en matière de finance, à ceux de la Chambre des Communes, à retarder seulement de deux ans la mise en vigueur des lois adoptées par la Chambre des Communes. Son droit de Veto n’était plus qu’un Veto suspensif. Aussi donna-t-elle lieu à des débats très vifs. La durée de la discussion sur les trois résolutions ne dépassa cependant pas sept jours, du 7 au 14 avril, le ministère ayant appliqué à cette discussion le procédé de la clôture forcée, que les Anglais appellent familièrement la guillotine, qui fut inventée autrefois pour mettre fin à l’obstruction des députés irlandais, mais qu’un ministère libéral ne se fait aujourd’hui aucun scrupule d’opposer à ses adversaires conservateurs. Au cours de ces débats, M. Balfour eut beau jeu pour reprocher au premier ministre de violer ainsi la constitution anglaise, modèle de toutes les autres, et de travailler à établir, dans cette terre traditionnelle de la liberté, le gouvernement d’une seule Chambre, c’est-à-dire la plus détestable des tyrannies. Mais le parti de la majorité était pris et la résolution qui abolissait en fait le Veto des Lords fut adoptée à la majorité de 339 voix contre 237. Les deux autres résolutions furent adoptées également à une majorité considérable, tout le groupe des Irlandais et celui du Labour party ayant joint ses voix à celles des Libéraux parmi lesquels ne se produisit qu’une vingtaine de défections, car la discipline de parti qui va croissant en Angleterre laisse, — et beaucoup le regrettent, — de moins en moins d’indépendance aux membres des assemblées et établit de plus en plus ce qu’on commence à appeler, d’une expression empruntée à la langue politique des Etats-Unis, la tyrannie des caucus.


II

Ainsi le gant était jeté par la Chambre des Communes à la Chambre des Lords. Mais déjà la Chambre des Lords avait pris position et s’était mise en mesure de le relever. Ce fut un intéressant spectacle, durant toute la durée de mars et d’avril, que cette passe d’armes, encore courtoise, mais déjà très vive, entre les deux assemblées qui, depuis les débats passionnés du Bill de réforme de 1832, se sont partagé, non sans d’assez fréquentés mésintelligences, mais cependant sans conflits trop violens, le pouvoir législatif. La situation de la Chambre des Lords était difficile. Au cours de la période électorale, ceux-là mêmes qui lui appartenaient et qui avaient pris sa défense, comme Lord Curzon dans un grand discours prononcé par lui à Brighton, dont j’ai rendu compte, avaient reconnu la nécessité pour elle de se réformer. C’est donc que son organisation ou son fonctionnement étaient critiquables, et c’est la vérité sur plus d’un point. Je ne voudrais pas résumer, en l’abrégeant, l’étude si complète que M. Augustin Filon a consacrée ici même à la Chambre des Lords[3], mais il est indispensable, pour bien comprendre les événemens dont l’Angleterre est depuis quelques mois le théâtre, de préciser ces critiques.

La Chambre des Lords se compose, d’après le dernier peerage de Debrett, de 630 pairs, soit seulement 40 membres de moins que la Chambre des Communes. Pour une Chambre haute, c’est là une proportion tout à fait insolite. En Prusse, la Chambre des Seigneurs ne compte que 315 membres, et en Autriche, elle n’en compte que 266. Il est vrai qu’en fait il n’y a guère plus de 200 pairs qui prennent part habituellement aux débats des Lords. Les autres ou n’y viennent jamais, — on les appelle des backwood men, parce qu’ils préfèrent vivre au fond de leurs bois, — ou n’y viennent que très rarement pour prendre part à un scrutin important sans avoir le plus souvent assisté aux débats. De plus, parmi eux figurent, en nombre restreint sans doute, mais cependant encore trop élevé, un certain nombre de membres que la langue parlementaire qualifie courtoisement d’undesirable peers, et la langue populaire, plus rudement, de black sheep, — brebis galeuses, — c’est-à-dire des pairs dont la vie scandaleuse ou la déconfiture notoire ne laisse pas que de porter atteinte au prestige de l’assemblée dont ils font partie.

Les adversaires de la Chambre des Lords allèguent en outre que les futurs pairs, les jeunes Lords qui doivent arriver un jour à la pairie par droit héréditaire, ne se préparent pas avec autant de sérieux qu’autrefois aux fonctions qu’ils doivent exercer un jour. On prétend qu’un trop grand nombre d’entre eux mène une vie dissipée, pratique l’absentéisme et viendra grossir un jour le troupeau des backwood peers ou même celui des black sheep.

Enfin ceux qui s’efforcent de porter, dans ce conflit, un jugement impartial ne sauraient méconnaître que, depuis que la scission des Unionistes a brisé les cadres de l’ancien parti Whig et réduit, dans la Chambre des Lords, le parti libéral à une minorité de 80 voix environ, la majorité conservatrice a un peu abusé de son droit de Veto, sans que les motifs dont elle s’est inspirée, dans l’usage qu’elle a fait de ce droit, aient toujours été tirés de l’intérêt véritable du pays. C’est ainsi, par exemple, que si la Chambre des Lords a laissé passer la loi sur les pensions de vieillesse, tout en prévoyant le poids très lourd dont cette loi pèserait sur les finances du pays, elle a rejeté presque sans discussion la loi sur la patente des débitans en partie sans doute parce que cette loi faisait peser des charges excessives sur toute une classe de citoyens dont la propriété est aussi respectable que celle des autres, mais en partie aussi parce qu’elle lésait les intérêts de certains grands brasseurs et distillateurs, membres influens du parti unioniste, ce qui lui a valu une incontestable popularité auprès des débitans, mais a mis contre elle tout le parti de la tempérance. On lui reproche aussi d’avoir usé de son droit de Veto avec quelque hauteur et d’avoir trop marqué qu’elle entendait tenir la Chambre populaire dans sa dépendance. Si, dans ce propos d’un candidat libéral : que l’Angleterre vivait sous la tyrannie de la Chambre des Lords, il y avait une exagération manifeste, cependant il est certain qu’elle a fait un peu trop sentir à la Chambre populaire qu’aux Lords reste le dernier mot, puisqu’ils ont toujours le droit de dire : non. Sur 237 Bills qui leur ont été envoyés par les Communes depuis cinq ans, ils en ont, il est vrai, adopté 232. Mais les cinq qu’ils ont rejetés étaient, disent les Libéraux, les plus importans.

La justesse de quelques-unes de ces critiques et la nécessité de réformer la Chambre Haute n’avait pas échappé à l’œil exercé d’un homme qui a toujours occupé en Angleterre une situation considérable, mais dont les événemens ont mis en lumière l’esprit politique et la clairvoyance : de lord Rosebery. Cet ancien collègue de Gladstone, dans le dernier Cabinet duquel il était ministre des Affaires étrangères, se trouvait depuis quelques années dans une situation singulière. S’étant séparé de son parti sur la question de l’Impérialisme, il avait, en 1896, officiellement résigné ses fonctions de leader du parti libéral et, depuis lors, il a siégé sur les cross benches, c’est-à-dire, la Chambre des Lords ayant la forme d’un long rectangle, sur les bancs transversaux où siègent les pairs de sang royal qui ne doivent appartenir à aucun parti. Lorsqu’il parie, il est toujours écouté, car il demeure un des premiers, sinon le premier orateur de l’Angleterre, mais il est peu suivi, ce qui est, en politique, le sort ordinaire des indépendans. Les événemens lui préparaient une revanche et les Lords ont dû regretter maintes fois de ne pas s’être inspirés de ses conseils. A trois reprises différentes en effet, lord Rosebery avait invité ses collègues à soulever d’eux-mêmes et librement la question de leur propre réforme. La première fois ce fut en 1884, la seconde en 1888. Il adjurait les Lords, en citant, suivant une habitude oratoire qui lui est familière, des vers bien connus, de ne pas laisser échapper l’occasion et « de saisir aux cheveux le Temps, ce pouvoir fugitif qui ne fait jamais halte. » Mais les Lords ne surent pas saisir le temps aux cheveux. Ils laissèrent même échapper l’occasion une troisième fois en 1907, et dans des circonstances déjà moins favorables, car l’orage commençait à gronder contre la Chambre des Lords. Aussi fit-elle cette fois à Lord Rosebery la concession de nommer une commission pour examiner la question ; mais cette commission apporta tant de lenteur dans ses travaux qu’en quinze mois elle vint à peine à bout de se mettre d’accord sur quelques résolutions de principes qu’elle invita la Chambre des Lords à discuter. Les Lords ne se pressèrent pas plus qu’ils ne s’étaient pressés dix-neuf ans auparavant, alors qu’ils rejetaient un peu dédaigneusement les premières propositions de lord Rosebery et ils laissèrent survenir la tempête électorale qui emporta, comme un fétu de paille, les propositions assez vagues de la commission.

Ce fut donc avec une autorité particulière que, dans la séance du 25 février, lord Rosebery se leva pour inviter, non sans quelque solennité, la Chambre des Lords à se réunir en comité, afin d’étudier « les meilleurs moyens de réformer sa présente organisation et de constituer une seconde assemblée efficace et forte. » Le 14 mars en effet, s’ouvrait dans la Chambre Haute, une discussion qui dura six jours et à la suite de laquelle elle adopta, elle aussi, trois résolutions. Par les deux premières elle proclamait « qu’une seconde Chambre, forte et efficace, ne faisait pas seulement partie intégrale de la Constitution britannique mais qu’elle était nécessaire aux intérêts de l’Etat et à la balance du Parlement, et que le meilleur moyen d’arriver à obtenir cette Chambre était la réforme et la reconstitution de la Chambre des Lords. » C’était là deux résolutions de principe qui passèrent sans division, nous disons sans scrutin. Il n’en fut pas de même de la troisième qui comportait que « le préliminaire nécessaire de cette réforme et reconstitution était la reconnaissance de ce principe que la possession d’une pairie ne donnerait plus par elle-même le droit de siéger et voter dans la Chambre des Lords. »

Ce principe tout nouveau, qui tendait à changer si profondément le recrutement et la composition de la Chambre des Lords fut combattu vivement par un vieux lord, vrai type du backwood peer, qui déclara que l’hérédité lui ayant toujours donné de bons résultats pour ses chiens, il ne voyait pas pourquoi il n’en serait pas de même pour les pairs. Il aurait pu trouver, à l’appui du principe héréditaire, des argumens plus nobles et de plus haute portée. Mais, après un très beau discours de lord Rosebery qui avait conduit tout le débat, cette troisième résolution n’en fut pas moins votée à la majorité considérable de 175 voix contre 17, et la Chambre des Lords, toujours sur la proposition de Rosebery, prenait jour pour l’entendre développer dans ses détails le plan de réforme qui devait être la conséquence de la troisième résolution adoptée. « Il est, avait-il dit un jour, dans les traditions de l’Angleterre, de verser le vin le plus nouveau dans les plus vieux vaisseaux. » C’était dans la séance du 24 mai qu’il devait expliquer comment il entendait cette opération difficile. Mais, avant cette date, survenait un événement qui allait changer, pour quelque temps du moins, la face des choses : la mort du Roi.


III

Il était notoire que le roi Edouard n’avait pas vu sans appréhension le conflit s’élever entre les deux Chambres de son Parlement. Au début de ce conflit, il avait appelé à Sandringham les principaux chefs des deux partis dans l’espérance d’amener entre eux un accommodement. Il n’y avait pas réussi. Avec plus ou moins de fondement on attribua à son influence le discours, un peu contradictoire avec l’attitude prise par lui à l’origine, où lord Rosebery conseilla aux Lords de voter le budget qu’il avait qualifié de révolution. Depuis les élections et à mesure que le conflit entre les deux Chambres devenait plus aigu, le souci d’Edouard VII allait croissant, car il paraissait évident qu’un jour ou l’autre ce conflit serait porté devant lui. A plusieurs reprises, le premier ministre l’avait donné à entendre. En particulier, dans le discours qu’il avait prononcé le 14 avril à la Chambre des Communes, au cours de la séance où les résolutions annihilant le Veto des Lords avaient été votées, il avait parlé des garanties que le Cabinet aurait à demander à la Couronne pour que « ces résolutions pussent dans l’avenir recevoir leur entier effet » et il avait ajouté : « Si nous ne sommes pas en position d’assurer son effet à notre politique au cours de cette législature, alors ou nous démissionnerons, ou nous recommanderons la dissolution. »

Edouard VII voyait donc s’approcher le moment où il aurait soit à accepter la démission de son ministère, soit à lui accorder ces mystérieuses garanties dont M. Asquith parlait dans un langage un peu sibyllin, et qui ne pouvaient être que la création d’une fournée de quatre à cinq cents pairs, mesure en soi tout à fait exorbitante et, de plus, contraire à tous les précédens anglais. En effet si, en 1832, le roi Guillaume IV s’est résigné à menacer la Chambre des Lords de la création d’une fournée de pairs, pour assurer le vote du Bill de réforme, cette menace n’a pas été réalisée, et encore ne s’agissait-il que de créer quinze pairs. Cette préoccupation a certainement assombri les derniers jours du roi Edouard, car il pouvait craindre de voir une période de troubles et de dissensions intestines succéder aux heureux et brillans débuts de son règne. Il se préoccupait beaucoup de cette perspective lorsque, le 7 mai, il fut enlevé par une mort prématurée.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire l’émotion qui s’empara du pays tout entier au lendemain de cette mort ; mais il faut reconnaître que l’Angleterre, à ce moment, présenta un grand et émouvant spectacle. Je ne parle pas seulement des touchantes manifestations du deuil public qui se traduisirent en particulier le jour de ses funérailles lorsque, au travers d’une foule immense, mais silencieuse et recueillie, où les yeux se remplissaient parfois de larmes, on vit passer son cercueil suivi, sans que personne y trouvât matière à rire, de son chien favori, et aussi de ses ministres à pied, parmi lesquels on remarquait M. John Burns, tenant son petit garçon par la main. Je parle surtout de l’attitude des partis. Libéraux et Unionistes reconnurent qu’il fallait, dans un intérêt national, faire trêve à leurs dissensions. Peut-être les Libéraux et le ministère en particulier s’aperçurent-ils que le vent qui soufflait alors ne leur était pas favorable. « Ils ont tué le Roi, » disait le peuple, ce peuple auquel, quelques jours auparavant, ils pensaient à demander au roi défunt de faire appel une seconde fois. Ils eurent le sentiment que l’opinion publique ne leur pardonnerait pas de mettre en demeure le nouveau roi, à peine assis sur le trône, de prendre parti dans le conflit pendant entre les deux Chambres et de résoudre, dès le lendemain de son avènement, la plus difficile des questions constitutionnelles. C’est à cette impression très juste qu’il faut attribuer la résolution à laquelle ils s’arrêtèrent de faire à leurs adversaires unionistes l’avance de propositions conciliantes. Le 11 juin, on apprenait que, dans un bureau de la Chambre, M. Asquith, M. Balfour et quelques autres membres influens des deux partis s’étaient rencontrés, et, quelques jours plus tard, la réunion d’une conférence à laquelle la question en litige serait soumise était officiellement annoncée. Cette conférence, qui comptait huit membres, se composait, du côté des Unionistes, de lord Lansdowne, de lord Cawdor, de M. Balfour et de M. Austen Chamberlain, le fils du vieux Joe, et du côté des Libéraux, de lord Crewe, secrétaire d’Etat pour l’Inde, leur leader à la Chambre des Lords, qui est le propre gendre de lord Rosebery, du premier ministre Asquith, du chancelier de l’Echiquier Lloyd George et du secrétaire d’Etat pour l’Irlande, M. Birrell. M. Winston Churchill, le secrétaire d’Etat à l’Intérieur, n’y fut pas appelé. On assure qu’il en a été blessé. Quelques jours après, la Conférence se mettait à l’œuvre, avec une certaine lenteur cependant, et l’on doit regretter qu’elle n’ait pas apporté un peu plus de hâte et d’activité dans ses travaux, car, si ses membres s’étaient réunis plus souvent sous l’empire de l’émotion qui avait secoué l’Angleterre après la mort d’Edouard VII et sous l’impression du désir général de conciliation qui régnait alors, ils seraient peut-être arrivés à un résultat meilleur.

Pendant plusieurs mois en effet, les partis firent trêve à leurs querelles. Lord Rosebery consentit à ce quo la discussion de ses propositions, qui devait avoir lieu le 24 mai, fût ajournée, et aucune question de nature à diviser Unionistes et Libéraux ne fut soulevée au Parlement jusqu’à la fin de la session. Ces quelques mois ne furent cependant pas perdus, mais dans un tout autre ordre d’idées, pour la conciliation. On sait que la formule du serment que chaque nouveau souverain doit prêter lors de son avènement au trône contenait des phrases que les catholiques considéraient à bon droit comme injurieuses et dont ils demandaient depuis longtemps la suppression. Il était notoire également que le roi Edouard, qui apportait dans toutes les questions religieuses un large esprit de tolérance, n’avait pas prêté ce serment sans répugnance ; mais le Cabinet unioniste présidé par lord Salisbury, qui était alors aux affaires, n’avait pas eu le courage de braver le fanatisme anti-catholique qui anime encore en Angleterre une fraction, assez faible, il est vrai, du monde protestant et de consentir à la modification, dans la formule du serment, que désirait le Roi. Le Cabinet libéral eut ce courage. A la séance du 27 juin, M. Asquith, dans un langage très élevé, proposa de modifier les termes de cette déclaration et déposa un Bill en ce sens. La discussion dura plusieurs jours et fut assez vive, certaine ligue dénommée l’Alliance Protestante ayant inondé les deux Chambres d’un petit pamphlet qui était intitulé : le Trône en danger, et où les catholiques anglais étaient formellement accusés de conspirer avec le Pape pour rétablir sur le trône une archiduchesse d’Autriche-Este, née duchesse de Modène, dernière descendante de Jacques II. Mais M. Balfour soutint M. Asquith et ce fut également un noble spectacle que celui des chefs de ces deux grands partis historiques se mettant d’accord pour abolir dans la législation anglaise les derniers vestiges d’une époque d’intolérance. Aussi le Bill proposé par M. Asquith fut-il adopté à la majorité considérable de 410 voix contre 86, et envoyé à la Chambre des Lords.

Il eût été facile à cette Chambre, où l’opposition disposait d’une majorité considérable, de créer des embarras au gouvernement en le rejetant et de profiter de cette occasion pour soulever contre lui les passions protestantes. Ce fut précisément le contraire qui eut lieu. Lord Lansdowne appuya le Bill ; mais ce que le débat présenta de plus remarquable, ce fut un discours de l’archevêque de Cantorbery, primat d’Angleterre, le représentant le plus autorisé de l’Eglise anglicane, qui appuya la proposition du gouvernement, en se félicitant d’une solution « qui apaiserait les controverses des deux côtés et serait tout à l’honneur du sentiment chrétien en général. » Aussi le Bill fut-il adopté sans scrutin. Cette dernière mesure, qui achève de mettre les catholiques anglais sur le même pied que leurs concitoyens protestans, mérite d’autant plus d’être inscrite à l’honneur de l’Angleterre qu’elle s’inspire d’un esprit très différent de celui qui règne dans d’autres pays.

Rien n’était donc venu troubler l’apaisement que la mort du roi Edouard avait amené dans les esprits. La Conférence continuait en paix ses délibérations, les huit membres dont elle se composait observant le plus grand secret. Ce qu’il y eut de plus remarquable encore que cette discrétion, c’est qu’aucune tentative ne fut faite auprès d’eux pour les déterminer à y manquer : Ils n’eurent point à éconduire des journalistes importuns et à démentir des propos inexacts. Rien ne transpira de leurs délibérations, et, dans la presse elle-même, la question constitutionnelle, qui naguère avait donné lieu à des débats si passionnés, cessa, d’un commun accord entre les journaux des différens partis, d’être discutée. Tout donnait donc à espérer que cette question serait résolue par une transaction amiable lorsque, au commencement de novembre, des bruits fâcheux commencèrent à circuler dans le monde politique. On remarqua beaucoup la publication dans le Times de sept lettres successives signées : Pacificus, et, dont l’auteur, évidemment très versé dans les questions constitutionnelles, est demeuré inconnu. L’auteur de ces lettres, sur lesquelles j’aurai à revenir, tout en exprimant l’espoir que la Conférence n’aboutirait pas à un échec se demandait cependant ce qu’il adviendrait, si cette espérance était trompée, et il cherchait par avance les termes d’un compromis plus large qui pourrait sortir un jour, après une nouvelle période de discussions et de luttes, de la réunion d’une seconde conférence. Mais ces lettres avaient passé inaperçues du grand public et l’opinion anglaise dormait tranquille, croyant à une issue favorable de la Conférence, quand elle fut réveillée brusquement, le 11 novembre, par l’apparition dans tous les journaux d’une brève note officielle émanant des bureaux de Downing street et annonçant que la Conférence s’était dissoute, ses membres n’ayant pu arriver à un accord.

Qu’était-il advenu ? Pourquoi la Conférence avait-elle échoué ? On ne le sait pas et on ne le saura jamais exactement, les membres de la Conférence s’étant engagés sur l’honneur à ne pas raconter ce qui s’était passé dans leurs vingt et une réunions et ayant tenu parole. Il a fini cependant par transpirer que l’accord s’était bien fait sur un point important : le principe d’une commission mixte composée de membres des deux Chambres à laquelle seraient soumis les conflits survenus entre les Lords et les Communes, mais que le désaccord s’était produit sur la composition de cette commission et sur la proportion dans laquelle les deux Chambres et surtout les deux partis y seraient représentés. Sur ce point difficile des concessions devaient être évidemment consenties des deux parts. On assure que M. Asquith d’un côté, M. Balfour de l’autre, qui au fond auraient été d’accord, ont reculé devant ces concessions, craignant d’être désavoués par leurs partisans, et ceci tendrait à prouver qu’un certain défaut d’autorité et de décision chez les chefs de parti est, en Europe, un mal endémique. Quoi qu’il en soit, l’échec de la Conférence causa en Angleterre une déception universelle. L’opinion publique voyait avec déplaisir la perspective d’une fin d’année troublée et d’une bataille violente engagée à la veille de ces fêtes de Noël où les Anglais aiment à se recueillir en famille, à orner leurs portes de rameaux de gui sous lesquels jeunes gens et jeunes filles s’embrassent quand ils se rencontrent, et à manger en famille le dindon classique dont on fait à cette époque de l’année une si grande consommation qu’il est nécessaire d’en importer. L’Angleterre souhaitait la paix, c’était la guerre que les chefs de parti lui offraient comme étrennes. Le Merry Christmas allait singulièrement en souffrir.

Le lendemain même du jour où l’échec de la Conférence était annoncé, M. Asquith n’en partait pas moins pour Sandringham où était alors le Roi et le ton des rares journaux de son parti qui paraissent à Londres, car, chose assez remarquable, la grande et puissante presse de la capitale est presque tout entière unioniste, ne laissait aucun doute sur ses intentions. Il se proposait de demander au Roi la dissolution de la Chambre des Communes et il comptait bien revenir avec le décret dans sa poche. En procédant avec cette précipitation, il avait pour dessein de surprendre ses adversaires politiques en plein désarroi, n’ayant encore ni arrêté définitivement leur programme d’opposition, ni déterminé le terrain sur lequel ils entendaient se placer. La manœuvre eût été habile, sinon très conforme à ce fair play que les Anglais se piquent d’observer. Mais il fallut compter avec le Roi.

Le roi George V se trouvait, pour ses débuts constitutionnels, dans une situation difficile. A la rigueur, il aurait pu répondre à M. Asquith : « Pourquoi me demandez-vous de dissoudre le Parlement ? Parce que vous estimez qu’une brusque dissolution serait favorable aux intérêts de vos amis politiques. Mais la dissolution n’est pas une arme de parti. C’est un droit que la Constitution me confère lorsqu’il est nécessaire de porter quelque grave question devant le pays, par exemple lorsqu’il y a conflit entre les deux Chambres. Or le conflit que vous prévoyez n’est pas encore né. Portez d’abord devant la Chambre des Lords les résolutions qui limitent son Veto. Si elle les repousse, je verrai ce que j’aurai à faire. » Il aurait pu ajouter qu’il n’était pas de l’intérêt public de jeter le pays dans l’agitation électorale à une époque de l’année où les transactions sont particulièrement actives, et qu’il y avait de plus quelque chose d’anormal à appeler les électeurs à voter d’après les anciennes listes électorales, alors que, pour les faire voter d’après les listes révisées, il suffisait d’attendre le 1er janvier.

Voilà ce qu’aurait pu répondre le roi George et ce qu’aurait peut-être répondu le roi Edouard. Mais le nouveau Roi, auquel on prête des sentimens plus favorables aux Unionistes que ne l’étaient ceux de son père, craignit peut-être, précisément à cause de cela, de paraître prendre parti pour eux. D’un autre côté, accorder la dissolution avec la précipitation à laquelle l’invitait M. Asquith était s’associer à une véritable manœuvre électorale. Ce fut à un moyen terme que George V s’arrêta. Sans refuser la dissolution à M. Asquith, et en la lui promettant même en principe, il ajourna de quelques jours sa réponse officielle et définitive. M. Asquith dut revenir à Londres assez mécontent, car le bruit de sa démission courut pendant vingt-quatre heures. Il ne la donna pas ; mais le refus du Roi d’accorder la dissolution immédiate améliorait incontestablement la situation des Unionistes. La cote des paris en leur faveur, — car suivant une habitude très anglaise, les paris sur les élections étaient déjà ouverts, — qui leur était très défavorable, remonta quelque peu. L’activité déployée par les chefs unionistes, pendant ces quelques jours de répit, la fit monter davantage encore.


IV

En France, les partis n’ont, à proprement parler, point de chefs. Ils ont à leur tête des hommes plus ou moins importans auxquels leurs partisans obéissent plus ou moins docilement, mais qui ne sont point investis d’une situation officielle. Il n’en est pas de même en Angleterre, où les leaders des différens partis sont choisis, par une désignation formelle, dans une réunion plénière du parti, en même temps que sont désignés les whips et chief whips qui doivent veiller à l’accomplissement des devoirs parlementaires des députés de leur parti, et en particulier s’assurer de leur présence les jours de scrutin important. Chaque parti a un leader dans la Chambre des Communes et dans la Chambre des Lords. Le leader des Unionistes dans la Chambre des Communes est M. Bal four ; leur leader dans la Chambre des Lords est le marquis de Lansdowne.

La personnalité de M. Balfour est bien connue en France. Chacun sait qu’il n’est pas seulement un des plus brillans et des plus habiles orateurs du Parlement, mais encore un écrivain, un philosophe, l’auteur d’un ouvrage sur les Bases de la Croyance[4]. Celle du marquis de Lansdowne l’est moins, bien qu’il soit à moitié Français par sa mère, fille du comte de Flahaut, car il a peu fréquenté la France où il a refusé, dit-on, d’être ambassadeur, il y a quelques années. Quoi qu’il en soit, lord Lansdowne mérite d’être salué comme un des plus dignes représentai de la vieille aristocratie anglaise. J’ai eu la bonne fortune de passer quelques mois avec lui à l’Université d’Oxford, où il était under-graduate, pendant que j’étais étudiant étranger. Il s’appelait, en ces temps lointains, lord Kerry. Le collège de Christ Church était alors celui que fréquentaient de préférence les jeunes gens de l’aristocratie. Les fils de pairs y portaient un gland d’or à leur cape et mangeaient au réfectoire à une table à part, sur une estrade. Kerry ne s’était point fait inscrire à ce collège, mais à celui de Baliol où les études classiques passaient pour être beaucoup plus fortes et sur lequel l’enseignement du professeur Jowett, le célèbre collaborateur des Essays and Reviews, jetait un vif éclat. Laborieux, il se préparait avec conscience à suivre la carrière parlementaire qui allait bientôt s’ouvrir devant lui, car son père était déjà mort et son grand-père, le marquis de Lansdowne, une des figures les plus honorables du parti Whig, était fort âgé. Aussi entra-t-il très jeune à la Chambre des Lords, et c’est un des avantages incontestables du système héréditaire de permettre ainsi à un certain nombre de jeunes hommes de s’entraîner de bonne heure à la vie politique, et de développer progressivement les facultés dont le germe est en eux. Lors de la fameuse scission que la question du Home Rule amena dans le parti Whig, il fut du nombre des pairs Whigs qui, s’unissant avec les Tories, fondèrent dans la Chambre des Lords le parti unioniste, et il devint un des lieutenans du duc de Devonshire, longtemps connu sous le nom de marquis de Hartington, le chef du nouveau parti. Aussi occupa-t-il dans les Cabinets unionistes d’importantes fonctions, tantôt ministre de la Guerre et tantôt ministre des Affaires étrangères, et lorsque les Unionistes, à la suite des élections, désastreuses pour eux, qui suivirent la guerre du Transvaal, redevinrent un parti d’opposition, il fut, d’un commun accord, désigné pour être, en remplacement du duc de Devonshire, le leader du parti dans la Chambre des Lords. La résolution et la vigueur dont il a fait preuve dans la dernière crise ont montré que le choix était bon.

Au début de la séance du 15 novembre, lord Lansdowne se levait en effet et, en termes courtois mais pressans, il mettait le gouvernement en demeure de saisir la Chambre des Lords du Parliament Bill, c’est-à-dire des trois résolutions relatives au Veto des Lords adoptées par la Chambre des Communes et transformées en projet de loi. Lord Crewe, contraint de reconnaître que la demande de lord Lansdowne n’avait rien que de régulier et de constitutionnel, s’exécutait d’assez mauvaise grâce, mais, tout en déposant le Bill et en demandant même à la Chambre de l’adopter en première lecture, — ce qui n’était qu’une simple formalité, — il prévenait les Lords, avec quelque hauteur, qu’ils avaient à adopter ou à rejeter le Bill tel qu’il était, et que le gouvernement n’accepterait aucun amendement. Gagner du temps en demandant la mise à l’ordre du jour du Parliament Bill était au reste la seule chose que se proposait lord Lansdowne, car l’intervalle nécessaire entre la première et la seconde lecture permettait aux Lords d’arrêter leur plan de campagne. Ils mirent ce temps à profit avec une décision singulière. Le lendemain même, lord Rosebery saisissait à son tour la Chambre des propositions qu’il comptait lui soumettre dans la séance du 24 mars, et dont le dépôt avait été retardé par la mort d’Edouard VII. Ces propositions comportaient une modification profonde dans la composition de la Chambre des Lords. Réduite de plus de six cents à trois ou quatre cents membres au plus, elle comprendrait désormais trois catégories de pairs. Les uns seraient nommés par leurs collègues ou par la Couronne, la qualité de pair héréditaire ne conférant plus désormais d’autre droit que celui de faire partie de ce collège électoral spécial. Les autres siégeraient en vertu des fonctions occupées par eux et aussi longtemps qu’ils exerceraient ces fonctions. Les derniers enfin seraient choisis du dehors, chosen from outside, sans que le mode de leur élection fût spécifié. Lord Rosebery ne s’expliquait point en effet sur ce dernier point, bien que, dans un de ses précédens discours sur le même sujet, il eût indiqué que les pairs de cette troisième catégorie devraient être élus par les Conseils de comté et les conseils municipaux des grandes villes. Quoi qu’il en fût de ce dernier point, l’ensemble de ces résolutions était singulièrement hardi, car si la désignation par l’ensemble des pairs héréditaires d’un certain nombre de leurs collègues est déjà mise en pratique pour la désignation d. es pairs écossais et irlandais, si déjà certains pairs siègent en vertu des fonctions qu’ils exercent, par exemple les Lords Légistes (Law Lords), et les évêques, et si, par conséquent, il n’y a, dans ces deux innovations, que l’extension d’un système déjà appliqué, il n’en est pas de même de la troisième. L’adjonction d’un élément électif, quelle que soit son origine, à l’élément héréditaire constitue une nouveauté dont je ne sache pas qu’il y ait d’exemple en Europe ou ailleurs. Ces trois résolutions n’en furent pas moins adoptées, dans une seule séance dont la durée ne dépassa pas trois heures, sans scrutin et presque sans débats. Lord Curzon, qui avait été aux élections dernières et devait être aux élections suivantes un des plus brillans et des plus passionnés champions de la Chambre des Lords, appuya les propositions de lord Rosebery et lord Lansdowne leur donna son assentiment, reconnaissant la nécessité de créer désormais « un lien plus étroit entre la Chambre des Lords et la démocratie britannique. »

Quoi qu’il arrive de ces propositions, qu’elles soient destinées à passer en force de loi ou à être remplacées par des propositions plus radicales encore, on peut dire que la séance du 16 novembre sera mémorable dans l’histoire constitutionnelle anglaise, car, dans cette séance unique, la Chambre des Lords anglaise a contresigné son acte de décès. Malgré les défectuosités de son organisation et malgré les fautes qu’elle a pu commettre, c’était une grande et noble institution qui a rendu de grands services à l’Angleterre et que ne verront pas disparaître sans tristesse tous ceux qui ont le culte des grands souvenirs historiques. Quelle que soit la composition de la Chambre qui la remplacera, on ne peut lui souhaiter qu’une chose : ce sera d’égaler en éloquence, en courtoisie, en dignité les discussions dont, jusqu’à ses dernières séances, la Chambre des Lords aura présenté le modèle.

Ce n’était pas assez d’avoir ainsi arrêté, au moins dans ses grandes lignes, le plan de réforme de la Chambre des Lords. Il fallait encore, pour compléter le plan de campagne des Unionistes et opposer aux attaques de leurs adversaires un rempart solide, résoudre la question du conflit entre les deux Chambres d’où était née la crise actuelle et qui préoccupait, avec raison, l’opinion. Avec la même rapidité de décision dont ils avaient fait preuve en se ralliant aux propositions de lord Rosebery, les Lords unionistes arrêtèrent d’un commun accord leurs résolutions sur ce point. Dans la séance du 21 novembre, lord Lansdowne, aux lieu et place du Parliament Bill, déposait un projet en plusieurs articles qui résolvait le problème constitutionnel de la façon suivante. En ce qui concernait les lois de finances, la Chambre des Lords se déclarait prête à renoncer à son droit constitutionnel de les rejeter ou de les amender, à la condition que leur caractère fût purement financier. « Si quelque question était soulevée à ce sujet, cette question serait déférée à un comité conjoint (joint committee) pris dans les deux Chambres sous la présidence du Speaker de la Chambre des Communes qui ne prendrait part au vote qu’en cas de partage égal des suffrages. Si, de l’avis du comité, le projet n’avait pas un caractère purement financier, il serait discuté dans une réunion commune (joint sitting) des deux Chambres. » Quant aux projets de loi n’ayant point un caractère financier, « si un différend s’élevait dans deux sessions successives et dans un intervalle de temps de moins d’une année, et si le différend ne pouvait être résolu par aucun autre moyen, il serait réglé dans une réunion commune composée de membres des deux Chambres, à la condition que, si le différend avait trait à une question qui fût de haute gravité et qui n’eût pas été soumise d’une façon suffisamment explicite au jugement du peuple, cette question ne serait pas déférée à une réunion commune, mais soumise à la décision des électeurs par voie de Referendum. »

Les résolutions proposées par lord Lansdowne étaient également d’une singulière hardiesse, car elles s’inspiraient en partie des deux constitutions les plus démocratiques qui soient en Europe. A la constitution française elles empruntaient l’idée du congrès, à la constitution helvétique celle du Referendum. Ce n’est pas la première fois, du reste, que, dans l’histoire parlementaire anglaise, les Tories dament le pion aux Whigs, si on peut employer une expression aussi familière, en fait de hardiesses démocratiques. Mais ces résolutions n’allaient à rien moins qu’à bouleverser dans ses fondemens l’antique Constitution anglaise, en substituant, dans certains cas, au régime représentatif, l’intervention directe du peuple. Aussi donnèrent-elles lieu dans la Chambre des Lords à d’assez vifs débats. Elles furent en particulier vigoureusement attaquées par un des derniers représentans de l’ancien parti Whig, par John Morley, aujourd’hui vicomte Morley, dont la réputation comme homme de lettres égale, si même elle ne dépasse, en France comme en Angleterre, la situation comme homme d’Etat. Mais les trois résolutions, appuyées par les principaux orateurs du parti unioniste, n’en furent pas moins adoptées sans scrutin, dans la séance du 25 novembre. La manœuvre était terminée. Les chefs unionistes avaient réalisé l’opération toujours difficile de changer de front sous le feu de l’ennemi, et, si la tactique n’a pas réussi autant qu’ils l’espéraient, si les esprits qui ne se complaisent point dans l’intransigeance peuvent cependant trouver qu’ils ont été trop loin du premier coup et qu’ils eussent mieux fait de réserver quelques concessions pour une transaction à venir, il faut néanmoins admirer la résolution et la rapidité avec lesquelles ils ont exécuté cette opération, car s’ils n’ont pas assuré le succès du présent, ils ont préparé peut-être la revanche de l’avenir.

Pendant ce temps, le ministère n’était pas demeuré inactif, et il avait manœuvré sur un autre terrain où il se sentait le maître : à la Chambre des Communes. Dans la séance du 18 novembre, M. Asquith faisait, au nom du gouvernement, une déclaration importante et habile à son point de vue. Il annonçait la dissolution pour le 28, ce qui, étant donné la brièveté du délai légal beaucoup plus court en Angleterre qu’en France, permettrait de commencer les élections le 2 décembre et de les terminer le 21, laissant ainsi les électeurs célébrer en paix les fêtes de Noël. Par là, il croyait répondre à l’une des principales objections qui avaient été dirigées contre une dissolution hâtive. En même temps, il faisait aux élémens divers qui composaient sa majorité disparate les concessions qu’il jugeait nécessaires pour maintenir leur union. Aux Irlandais, il concédait l’ajournement du budget, dont plusieurs dispositions étaient particulièrement impopulaires en Irlande. Aux membres du Labour party, il promettait, si le Cabinet libéral restait au pouvoir après les élections, de déposer un projet de loi assurant un traitement aux membres du Parlement. Cette concession importante répondait à un ardent désir des membres de ce parti, depuis qu’un arrêt fameux rendu par la Haute Cour de la Chambre des Lords, the Osborne Judgement, avait interdit aux Trade Unions d’employer leurs ressources à des dépenses électorales et en particulier au traitement des députés ouvriers. Si le principe du mandat salarié passe, comme cela paraît probable, en force de loi, la composition des futures Chambres des Communes, dont l’aspect a déjà, paraît-il, beaucoup changé, sera assurément modifiée, comme le serait celle de la Chambre des Lords par l’adoption définitive des propositions de lord Rosebery. Ainsi, à la veille des élections, les deux partis unioniste et libéral ont rivalisé de concessions à l’esprit démocratique : les Unionistes, en acceptant d’adjoindre un élément électif à la Chambre des Lords et en proposant le Referendum ; les Libéraux, en renonçant au principe de la gratuité du mandat électif. Rien ne montré mieux les progrès que, depuis dix ans, les idées nouvelles ont faits de l’autre côté de la Manche. Qu’on s’en afflige ou s’en réjouisse, le fait est indéniable. L’Angleterre, encore aristocratique par son esprit et ses mœurs est, par ses institutions politiques, — les hommes d’État des deux partis le proclament à l’envi, — en train de devenir une démocratie.


V

Quelques jours après l’adoption, par la Chambre des Lords, des propositions de lord Rosebery et de lord Lansdowne, une note contresignée par les principaux chefs unionistes, tant à la Chambre des Lords qu’à la Chambre des Communes, déclarait officiellement que leur parti faisait siennes ces propositions et qu’elles constitueraient son programme aux élections prochaines. Ainsi la plate-forme électorale sur laquelle les Unionistes allaient se placer était nettement circonscrite et déterminée. La question constitutionnelle y figurait seule. Celle du Tariff reform, qui avait joué un grand rôle aux élections dernières, en était exclue. Cette question était devenue une gêne, car, d’un côté, l’incontestable reprise des affaires en Angleterre enlevait beaucoup de leur force aux argumens protectionnistes, et, de l’autre, un certain nombre de libre-échangistes, partisans des Lords, hésitaient à faire à la cause unioniste le sacrifice de leurs opinions économiques. Après avoir, dans un premier discours, à Nottingham, essayé de défendre le Tariff reform et de démontrer que la protection douanière ne ferait pas hausser le prix de la nourriture populaire, M. Balfour, dans un second discours prononcé, quelques jours après, à Londres, dans l’immense enceinte d’Albert Hall, changeait de terrain et se tirait habilement de la difficulté en s’engageant au nom du parti unioniste à soumettre la question douanière à un Referendum. La question constitutionnelle restait donc seule en ligne, et c’est sur cet unique terrain que la bataille entre les deux partis allait se livrer.

En fait, sinon légalement, la période électorale était ouverte, depuis la rupture de la Conférence. L’agitation allait croissant dans le pays et se traduisait par de nombreux meetings. Les incidens succédaient aux incidens et contribuaient à enflammer les esprits. Un de ceux qui firent le plus de bruit fut l’entrée en scène de M. Redmond.

Durant les vacances parlementaires, le chef du parti irlandais était parti pour les États-Unis dans l’intention, hautement avouée, de faire appel à la solidarité irlandaise et de réunir des fonds pour la caisse du parti que la dernière campagne électorale avait mise à sec. Accompagné de M. Patrick Ford, qui exerce sur les Irlandais des États-Unis une grande influence, il avait fait, au travers des principales villes, une tournée triomphale où il avait été reçu avec enthousiasme. Son retour se trouva coïncider avec l’ouverture de la crise. Le 12 novembre il débarquait à Queenstown. Ce jour-là même et le lendemain encore à Dublin, il s’adressait à une foule enthousiaste rassemblée devant ses fenêtres, et, dans un langage arrogant, mais qui n’était pas dépourvu d’éloquence, il se vantait du succès obtenu par lui et de la somme d’argent considérable qu’il rapportait. Deux cent mille dollars, déclarait-il, étaient dans sa poche. Aussi annonçait-il que le parti irlandais était prêt pour la lutte électorale, et que jamais la conquête du Home Rule, objet de ses revendications constantes, n’avait été plus certaine. Il ajoutait même ces paroles singulièrement menaçantes : « Je n’appartiens à aucun parti anglais. Mes collègues et moi, nous sommes indépendans de tous les partis anglais, et je vous déclare aujourd’hui que, sans préférence pour aucun d’eux, nous nous rendrons au Parlement avec cet unique dessein : employer toute la force et tout le pouvoir dont nous disposons à arracher aux hommes d’État anglais la reconnaissance de nos droits. »

Ce discours eut en Angleterre un immense retentissement. À partir de ce jour, la presse unioniste ne désigna plus M. Redmond que sous le nom du Dollar dictator, et elle s’appliqua passionnément à mettre en relief tout ce qu’avait d’humiliant pour l’Angleterre en général l’intervention de l’argent étranger dans une question de politique nationale, et pour le ministère en particulier la dépendance où il allait se trouver vis-à-vis du groupe irlandais. Durant toute la période électorale, il n’y eut pas un discours unioniste où il ne fût question de la basse domination exercée par les Irlandais, par les Molly Maguires[5] comme la presse unioniste les appelle avec dédain, sur la politique libérale.

Cependant, des deux côtés, les partis se préparaient activement à la lutte. Deux grandes associations, l’une appelée The Conservative central office, l’autre The liberal central association, dirigent, depuis longtemps, chacune de son côté et dans son sens, les élections anglaises. Toutes deux allaient, avec promptitude, mettre au service de leur cause les ressources et les moyens d’action que prépare aux grands partis anglais leur admirable organisation. La dissolution n’était pas encore prononcée que, depuis plusieurs jours déjà, les journaux, unionistes et libéraux, publiaient la liste des candidats de leur parti, avec l’indication précise des réunions qui seraient tenues dans toute l’Angleterre, de la date de ces réunions et du nom des orateurs qui y prendraient la parole. La publication de ces listes mit en lumière deux choses assez frappantes. La première, c’est que le nombre des élections où le candidat, unioniste ou libéral, ne rencontrerait aucun concurrent serait beaucoup plus considérable qu’il ne l’avait été aux élections précédentes, ce qui semblait indiquer une certaine lassitude dans le corps électoral. Soixante candidats unionistes, trente-huit candidats libéraux n’avaient pas de concurrent. La seconde, c’est que le nombre des élections où il y aurait trois candidats, ce que les Anglais appellent three cornered elections, était presque nul. Or il avait été assez considérable aux élections précédentes, un membre du Labour party s’étant souvent présenté à la fois contre un Libéral et contre un Unioniste. Cette fois, Libéraux et membres du Labour party s’étaient mis préalablement d’accord pour ne point se faire concurrence, et cet accord montrait combien étroite était devenue leur alliance.

Les deux associations dont j’ai parlé ne bornaient pas leur activité à désigner les candidats et à organiser des réunions. Cette activité trouvait aussi à s’exercer par la publication des affiches. L’affiche joue un grand rôle dans les élections anglaises, non pas, comme en France, l’affiche signée du candidat lui-même où il fait sa profession de foi, prend à partie son concurrent, l’attaque ou lui répond, mais l’affiche symbolique et coloriée, destinée à frapper les yeux de l’électeur et à donner une forme animée et vivante aux questions qui lui sont soumises. Le peu de temps qui s’est écoulé entre l’ouverture de la crise et le, ou plutôt les scrutins, a été cause que les affiches ont joué un moindre rôle qu’aux élections précédentes. Cependant quelques-unes sont intéressantes et elles montrent mieux que tout ce que je pourrais dire le caractère de la lutte engagée. Cette fois, il n’a plus été question du Tariff reform ou du Free Trade, des bienfaits ou des méfaits de l’un ou de l’autre système. C’est la question constitutionnelle ou la question irlandaise que se sont efforcés de traduire aux yeux les auteurs de ces affiches, dessinées parfois avec un véritable talent. Les affiches unionistes montrent tantôt M. Redmond traînant derrière lui MM. Asquith, Lloyd George et Churchill enchaînés par le bout du nez, tantôt MM. Asquith, Lloyd George et Churchill à genoux devant M. Redmond et tendant la main pour recevoir des pièces de monnaie puisées à pleines mains par celui-ci dans un sac, sur lequel est écrit American dollars, tantôt M. Asquith tout seul, sous l’aspect d’un gros doguin, accroupi devant un phonographe, par lequel M. Redmond lui envoie des ordres, tantôt enfin, suprême appel au sentiment national, un Irlandais ivre, le drapeau vert d’Erin à la main, dansant et foulant aux pieds le drapeau anglais, l’Union Jack.

Les affiches libérales, au contraire, représentaient tantôt un vieux pair qui, sournoisement, met une grosse traverse sur la route d’une locomotive, symbolisant le progrès, pour la faire dérailler, tantôt un jeune pair, en culotte courte, la couronne sur la tête, le cigare à la bouche, un sourire narquois aux lèvres, qui dit à un homme du peuple en blouse : « Votez comme vous voudrez, mon garçon ; c’est toujours moi qui aurai le dernier mot. » Certaine affiche libérale a même eu recours à un argument plus brutal et un peu démagogique : « Voter pour les Pairs, disait cette affiche, c’est voter pour les propriétaires. »

Les deux associations, conservatrice et libérale, avaient encore à s’acquitter d’une tâche que les circonstances rendaient particulièrement difficile. Les lieux de vote n’étant pas toujours, comme en France, au siège de la commune, mais, au contraire, assez distans les uns des autres, c’est, toujours une entreprise assez laborieuse que d’amener les électeurs jusqu’à la boîte à scrutin (Polling box). Aussi, en temps d’élection, les journaux des deux partis sont-ils toujours remplis d’appels aux propriétaires de voitures, d’automobiles et de véhicules quelconques, les adjurant de mettre ces véhicules à la disposition des Comités, afin de faciliter le transport des électeurs le jour du vote. Aller chercher l’électeur à domicile, en voiture ou en automobile et le conduire jusqu’à la salle de vote est principalement l’affaire des femmes qui prennent une beaucoup plus grande part aux élections en Angleterre qu’en France et qui s’acquittent de cette besogne avec beaucoup d’ardeur. Mais l’affaire se compliquait de ce fait que les élections ayant lieu d’après des listes arrêtées au mois de janvier précédent, beaucoup d’électeurs, principalement dans le monde des travailleurs de l’industrie ou de la terre, avaient quitté leurs anciennes circonscriptions électorales pour s’établir dans une nouvelle. On estimait le nombre de ces électeurs nomades à près de 80 000. Il fallait, dans chaque circonscription, savoir ce qu’ils étaient devenus, les dépister dans la circonscription nouvelle où ils s’étaient installés sans avoir encore acquis le droit de vote, et les déterminer, par quelque procédé que ce fût, à revenir exercer leur droit dans leur circonscription ancienne, fût-ce en leur promettant de payer le prix de leur voyage, ce qui n’est pas assimilé à un fait de corruption. Les deux associations se sont acquittées de cette tâche avec beaucoup d’activité et de succès. On m’a assuré cependant que l’association libérale était, à ce point de vue, mieux organisée que l’association conservatrice.


VI

La besogne matérielle des élections incombe aux associations politiques ; la direction demeure entre les mains des chefs de parti. Ils s’acquittent de cette tâche avec une ardeur infatigable et on ne saurait trop admirer le sentiment du devoir public qui les anime, dans l’un et l’autre parti, et les fait se dépenser pour leur cause. La période électorale une fois ouverte, ils ne s’en vont point s’occuper de leur propre affaire, chacun dans sa circonscription. Ils la négligent au contraire, au point d’y apparaître à peine. Il est vrai que ces circonscriptions sont fidèles, que généralement ils n’ont point de concurrens, et que le parti opposé essaye rarement de leur faire échec, tout le monde ayant le sentiment qu’il est de l’intérêt général que les hommes considérables des deux partis appartiennent au Parlement. Aussi sont-ils libres, pendant toute la durée des scrutins, de parcourir l’Angleterre du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, en chemin de fer ou en automobile, se portant là où ils estiment que leurs partisans ont plus particulièrement besoin de leur aide ou que les positions des adversaires pourraient être entamées, venant au secours de celui-ci, ou livrant bataille contre celui-là. C’est le spectacle que, depuis le premier jusqu’au dernier jour de la campagne électorale, ont donné, tant du côté ministériel que du côté unioniste, les principaux chefs de parti. La quantité de discours que les uns et les autres ont prononcés est innombrable. C’est ainsi que, trois jours avant la clôture des opérations électorales et alors que les résultats étaient déjà acquis, M. Winston Churchill, qui a un remarquable tempérament d’orateur, s’est rendu dans l’île de Wight et a tenu quatre réunions dans la même journée. Mais celui qui, par son activité et son énergie, s’est fait le plus d’honneur dans cette campagne est assurément M. Balfour. Ses partisans eux-mêmes l’accusaient assez volontiers d’être un amateur, un dilettante, un doctrinaire. Il s’est montré, dans cette crise, un remarquable chef de parti, toujours sur la brèche, faisant montre d’activité, de résolution, de vigueur et déployant de rares qualités non seulement d’orateur, mais de tacticien. C’est sur lui qu’a pesé presque tout le poids de la lutte, car, dans la Chambre des Communes, le parti unioniste, bien qu’il compte des hommes de valeur comme M. Austen Chamberlain et M. Bonnar Law, paraît manquer cependant d’hommes de grand talent, et les Lords unionistes tels que lord Lansdowne et lord Curzon, bien qu’ils aient pris plusieurs fois la parole, étaient cependant un peu gênés par la règle traditionnelle qui interdit habituellement aux Lords d’intervenir dans les luttes électorales. L’ascendant de la parole de M. Balfour était redouté à ce point que, dans une circonscription où l’issue de la bataille était incertaine et où le vote avait lieu le lendemain, comme il devait parler à huit heures du soir, les partisans du candidat libéral organisèrent, à une heure plus tardive encore, une réunion où M. Winston Churchill pourrait prendre la parole à son tour. Non seulement, pour permettre à ce dernier d’arriver à temps, un train spécial avait été ordonné, qui le déposa à minuit à la porte de la réunion, mais un service d’automobiles avait été organisé, qui, d’heure en heure, portait aux stations où s’arrêtait le train la sténographie du discours de M. Balfour auquel il aurait à répondre. Aussi, à neuf heures du soir, M. Balfour, regardant gravement à sa montre, put-il dire : « M. Winston Churchill doit arriver en ce moment à… J’en profiterai pour lui demander,… » et l’auditoire de rire. Ajoutons que, le lendemain, le candidat unioniste l’emporta. Il est de toute justice de reconnaître que M. Asquith n’a pas, au cours de cette lutte ardente, déployé moins d’énergie, moins d’activité, moins de ressources. Les chefs des deux grands partis historiques qui divisent l’Angleterre, — on peut, malgré leurs transformations, les appeler encore ainsi, — se sont montrés de dignes adversaires. La campagne électorale a été entre eux un long duel oratoire, M. Asquith répondant un jour à M. Balfour, M. Balfour répondant le lendemain à M. Asquith. Les deux cireurs s’escrimaient avec ardeur, attaquant, parant, ripostant, se portant des bottes, détournant les coups. Mais ce fut un duel à l’épée ; ce ne fut pas une partie de boxe. Il y eut cependant, du côté libéral du moins, un boxeur. Ce fut M. Lloyd George. Il faut qu’il y ait quelque chose de tristement changé en Angleterre pour qu’un Chancelier de l’Echiquier, un « membre du gouvernement de Sa Majesté, » ait pu, sans exciter la réprobation générale, sans être désavoué par ses collègues, tenir le langage qu’il a tenu, soit à Londres dans le faubourg populeux Mile End où il a traité les Lords de « vieux fromages, » de « ramassis de flibustiers, » de « Peaux-Rouges qu’il faudrait parquer dans une réserve où ils pourraient à leur aise dormir, chasser, et se vanter de ne rien faire, » soit dans une circonscription du Nord de l’Écosse où le dialogue suivant s’est engagé dans une réunion : « Que ferait-on, en Écosse, d’un chien qui mordrait les jambes des moutons ? demanda-t-il à ses auditeurs. — On le pendrait, répondit la foule. — Nous serons plus miséricordieux, reprit le Chancelier de l’Echiquier ; nous ne pendrons pas les Lords ; nous nous bornerons à les attacher par la patte. Ils pourront grogner et montrer les dents. Ils ne pourront plus faire de mal. » Au début de la campagne, les Unionistes espéraient que les violences de M. Lloyd George feraient plus de mal que de bien à la cause libérale. « Aux dernières élections, a dit l’un d’eux, M. Lloyd George a prononcé cent discours. C’est juste le nombre de sièges que nous avons gagné. » Il ne paraît pas, malheureusement, que M. Lloyd George ait fait cette fois perdre cent sièges aux libéraux.

Pour se consoler de cet abaissement de l’éloquence politique en Angleterre, il faut lire les deux discours prononcés par lord Rosebery à Manchester et à Edimbourg, les 30 novembre et 3 décembre. Cette descente de lord Rosebery dans l’arène électorale a produit un grand effet. Aux élections précédentes, il était demeuré sous sa tente. Dans les derniers jours seulement, il s’était décidé, avec « chagrin et répugnance, » par une lettre rendue publique, à conseiller de voter pour les Unionistes. Cette fois il a pris son parti et s’est bravement jeté dans la lutte, mais il a dû lui en coûter, car, pendant qu’il se prononçait ouvertement en faveur des Unionistes, son second fils, Neil Primrose, qui paraît avoir hérité des dons paternels et qui a fait à la Chambre des Communes un début oratoire remarqué, se présentait dans le Cambridgshire comme candidat libéral et presque radical. Il a eu comme concurrent un fils du marquis de. Salisbury, et rien ne montre mieux combien, en ce moment, la société et les familles sont divisées. Dans ces deux discours dont l’un a été prononcé dans une salle où Bright et Cobden ont pris souvent la parole, lord Rosebery a évoqué ces deux grands noms ; il a évoqué aussi ceux de Peel, de Gladstone, ces gloires du parti Whig et il a déploré le spectacle offert par son ancien parti qu’il déclarait ne plus reconnaître. Il l’a montré subissant La domination des Irlandais subsidiés par l’or étranger, travaillant à établir la dictature d’une seule Chambre salariée qui n’aurait qu’un objectif, augmenter ses pouvoirs et son salaire, repoussant, sans vouloir même les examiner, les propositions conciliantes des Lords qui ont cependant fait le sacrifice du principe héréditaire et remis leurs pouvoirs entre les mains de la nation, enfin précipitant le pays à la légère dans une aventure électorale où l’antique et glorieuse constitution du pays, objet de l’admiration du monde, pouvait sombrer. L’éloquence de lord Rosebery entremêle admirablement les considérations les plus élevées et les anecdotes familières, l’émotion et le sarcasme. Avec les deux discours de M. Balfour à Nottingham et à Albert Hall, ses discours de Manchester et d’Edimbourg méritent assurément de compter parmi les plus remarquables qui aient été prononcés pendant la période électorale, et, quelles que soient la vigueur et la verve de M. Winston Churchill, la clarté laconique et l’ironie souvent un peu âpre de M. Asquith, il faut reconnaître qu’au cours de ce long tournoi, l’avantage, au point de vue oratoire, n’a pas été du côté des Libéraux.


VII

Les scrutins ont commencé le 2 et fini le 21 décembre, la législation électorale très compliquée qui régit l’Angleterre n’exigeant pas comme chez nous la convocation de tous les électeurs le même jour et laissant une grande latitude aux returning officers chargés de ces convocations pour en fixer la date. Cet échelonnement des élections permet à certaines catégories d’électeurs de voter dans plusieurs circonscriptions, disposition que les Libéraux se proposent d’abolir, car ils la jugent, non sans raison, contraire à leur intérêt de parti. Les boroughs votent d’abord, les counties ensuite. Les résultats proclamés les premiers jours furent contradictoires et de nature à causer des déceptions comme à susciter des espérances chez les deux partis. Si les Unionistes perdaient du terrain à Londres, qu’ils considéraient comme leur place forte, ils en gagnaient dans le Lancashire qu’ils n’avaient jamais réussi à entamer. Manchester nommait pour la première fois des députés unionistes, et les Libéraux perdaient la ville de Liverpool. Si les O’Briénites débutaient par un succès en Irlande, le propre frère de Redmond étant battu à Cork, les Redmondites prenaient le lendemain leur revanche, M. Tim Healy, célèbre avocat de Dublin qui était le bras droit d’O’Brien, étant battu par un Redmondite. De même, en Angleterre et en Écosse, les échecs subis par chaque parti contre-balançaient de jour en jour ses succès. Au bout de la première semaine, il a été évident qu’aucun grand mouvement, dans un sens ou dans un autre, ne s’était produit dans le pays et que le soir de la dernière bataille, les partis coucheraient sur leurs positions. C’est ce qui est arrivé. Les résultats définitifs ont été ceux-ci : 272 Unionistes ont été nommés, perdant ainsi une voix par rapport à l’ancien Parlement où ils étaient 273. 272 libéraux ont été nommés, perdant par comparaison avec l’ancien Parlement, 3 voix. 42 membres du Labour party ont été nommés, gagnant au contraire 2 voix ; 76 Redmondites ont été nommés, gagnant 4 voix ; enfin 8 O’Briénites ont été nommés perdant 2 voix.

En résumé, Unionistes et Libéraux se balancent exactement dans le nouveau parlement et si la majorité ministérielle est de 126 voix au lieu de 124 qu’elle était dans l’ancien, c’est grâce à l’appoint du Labour party, dont quelques membres sont franchement socialistes, et du groupe irlandais dans la dépendance desquels le ministère se trouve plus que jamais. La situation politique est exactement la même qu’elle était avant les élections et le pays n’a pas répondu à la question, qui lui était posée pour la seconde fois, d’une façon plus claire qu’il n’avait répondu la première.

Ce résultat, négatif en quelque sorte, a été une déception pour les deux partis. Le gouvernement, par ses attaques violentes et presque grossières contre la Chambre des Lords, espérait déterminer un mouvement populaire contre l’Assemblée aristocratique. Il n’y a point réussi ; la moitié de l’Angleterre est demeurée fidèle aux Lords dont l’ancienne popularité, peut-être ébranlée, n’est pas entièrement perdue. Les Unionistes espéraient, en surexcitant le sentiment national contre la dictature irlandaise, déterminer un mouvement populaire contre le gouvernement, el, sinon remporter la victoire, du moins gagner un certain nombre de sièges. Ils n’y ont pas réussi davantage. Au fond, la querelle entre Unionistes et Libéraux n’a point passionné le pays. Il y a eu environ 600 000 votans de moins qu’aux élections du mois de janvier précédent. La question du Veto des Lords n’a point surexcité les colères démocratiques, et celle du Referendum, soulevée dix jours avant le commencement des élections et qui était toute nouvelle, n’a pas eu le temps de pénétrer dans les masses profondes du suffrage populaire où elle n’a guère été comprise. Il ne faut point en effet juger du véritable esprit du pays par des meetings enthousiastes, mais un peu factices, composés d’électeurs triés sur le volet. La presse unioniste se plaît à faire remarquer que, si les députés libéraux égalent les députés unionistes en nombre, ils ont rassemblé moins de voix : 2 277 901 contre 2 926 908, et que, dans beaucoup de circonscriptions, le chiffre des majorités unionistes a augmenté tandis que celui des majorités libérales a diminué. Cela est exact, et s’il y a eu dans le corps électoral un mouvement et un déplacement de voix, il est plutôt dans le sens des Unionistes. Mais ce sont là consolations de vaincus. Le fait brutal est là : le gouvernement dispose d’une majorité de coalition qui s’élève à 126 voix. Que va-t-il en faire ? Ici nous sortons du domaine des faits pour entrer dans celui des conjectures.


VIII

Prévoir l’avenir et l’aire des prédictions est toujours un rôle singulièrement périlleux, surtout quand il s’agit d’un pays étranger. Aussi ne m’y hasarderai-je point. Je me bornerai à examiner deux ou trois hypothèses plus ou moins vraisemblables.

Envisageons d’abord, en souhaitant qu’elles soient écartées, deux solutions extrêmes. La première est celle-ci. Aussitôt le Parlement rassemblé, le gouvernement reprend la campagne contre la Chambre des Lords. Il présente de nouveau à la Chambre des Communes le Parliament Bill qui réduit, au point de l’annihiler, le droit de Véto des Lords et fait voter ce Bill sans modification. Les Lords, découragés et abattus par le vent de la défaite, acceptent le Bill qui prononce leur déchéance, comme, après les élections du mois de janvier, ils ont accepté le budget du peuple. Mais cette concession suprême ne les sauvera pas. Le Parliament Bill débute en effet par un préambule singulièrement menaçant. « Attendu, dit ce préambule, qu’il y a lieu de substituer à la Chambre des Lords, telle qu’elle existe actuellement, une seconde Chambre établie sur une base populaire au lieu d’une base héréditaire, etc. » Que veulent dire ces mots : base populaire. Le ministère entend-il par la que les Lords ne constitueraient même plus ce collège électoral spécial proposé par lord Rosebery dont la base est héréditaire et que de législateurs ils deviendraient tout simplement électeurs au même titre que les autres citoyens anglais ? Si c’est cela que le préambule veut dire, les Lords, en le votant sans modification ou au moins sans explication, se donneraient à eux-mêmes le coup de la mort. Ce serait un suicide.

Cette hypothèse est peu vraisemblable. Les Lords ont fait une trop fière résistance et d’ailleurs M. Balfour, qui a l’habitude de peser ses mots, a déclaré, dans un de ses derniers discours et alors que le résultat des élections était acquis déjà, que les Unionistes résisteraient « jusqu’à la mort. » Plaçons-nous donc dans l’hypothèse de cette résistance désespérée. La Chambre des Lords rejette purement et simplement le Parliament Bill qui lui est soumis pour la seconde fois. Que fera M. Asquith ? Il se tournera vers la Couronne. Mais que lui proposera-t-il ? Peut-il sérieusement, honorablement, demander au Roi de créer les cinq cents pairs nécessaires pour déplacer la majorité dans la Chambre des Lords ? Ce serait le cas de rééditer le mot si connu de M. de Villèle lorsqu’il pensait à faire entrer à la Chambre Haute de la Restauration une fournée de 76 pairs : « J’en ferai tant qu’il sera aussi honteux d’en être que de n’en pas être. » Si M. Asquith demande ces « garanties » au Roi, ce ne pourra guère être que dans l’intention de se les faire refuser et d’avoir ainsi un prétexte pour donner sa démission. Dans ce cas, que ferait le Roi ? Il se verrait contraint d’appeler M. Balfour au pouvoir. Mais M. Balfour, en présence d’une majorité hostile à la Chambre des Communes, se verrait obligé à son tour de proposer au Roi la dissolution. Trois élections en dix-huit mois, et dans cette troisième élection la Couronne elle-même directement engagée et compromise ! Pour l’honneur des partis politiques anglais, on veut croire que cette seconde solution extrême est encore moins à prévoir que la première et non moins impossible.

Reste l’hypothèse d’une transaction. C’est à une transaction qu’aspire en ce moment l’opinion moyenne de l’Angleterre, celle qui n’est pas engagée à fond dans les luttes de parti. Seuls les extremists, mot nouveau dans la langue et dans la politique anglaise, la redoutent. Tous les gens de sens rassis en sentent la nécessité, et ce n’est pas trop présumer de la sagesse dont cette grande nation a donné tant de preuves d’entretenir l’espérance que cette querelle déplorable, et cependant par certains côtés superficielle, finisse par quelque compromis honorable pour les deux partis.

Quel pourrait être ce compromis ? Le champ des conjectures est ici tellement vaste qu’on ne saurait essayer de le parcourir en entier. A qui voit les choses de loin, il semble qu’il serait facile de modifier le Parliament Bill de façon à le rendre acceptable pour la minorité unioniste. La Chambre des Lords a déjà fait d’importantes concessions puisqu’elle a renoncé au droit de rejeter ou d’amender les Bills financiers et puisqu’elle a accepté de remettre à un Congrès ou au Referendum la solution définitive des questions sur lesquelles les deux Chambres seraient en désaccord. Il semble qu’elle puisse difficilement aller plus loin. Cependant, quelques autres concessions pourraient peut-être lui être encore arrachées. Mais que penserait d’une transaction, quelle qu’elle soit, le groupe irlandais qui paraît ne pas vouloir d’une seconde Chambre, populaire non plus qu’héréditaire, craignant qu’elle ne fasse obstacle au Home Rule ? Or dans les derniers jours de la période électorale, un peu contraint et forcé, et en réponse aux questions dont il était harcelé, M. Asquith a promis le Home Rule, dont il n’avait parlé ni dans sa profession de foi, ni dans ses premiers discours et sans expliquer comment il l’entendait. Il faudrait donc que la transaction comprît au moins certaines mesures concernant le Home Rule, non point le Home Rule intégral, tel que le réclamait Parnell, mais un Home Rule partiel. Cela ne semble pas impossible et depuis quelque temps l’idée d’un compromis sur ce point est, si l’on peut ainsi parler, dans l’air. Il y a deux mois à peine, dans ces lettres au Times que j’ai signalées au début de cet article, Pacificus, prévoyant l’échec de la conférence des Huit, esquissait le projet d’une nouvelle conférence à laquelle serait soumis un programme plus large. Ce programme comprenait la création, non pas seulement en Irlande, mais en Écosse et dans le pays de Galles, d’un parlement local auquel seraient dévolues les lois présentant un caractère d’intérêt purement irlandais, écossais et gallois qui encombrent et retardent à l’heure actuelle l’ordre du jour de la Chambre des Communes. L’unité de législation serait maintenue pour les questions d’intérêt général par un parlement impérial où les députés irlandais continueraient de siéger, mais en nombre moindre qu’aujourd’hui. Ils sont 103, et ce chiffre, qui a été fixé par l’acte d’Union alors que l’Irlande comptait une population de plus de 7 millions d’habitans, n’est plus en rapport avec sa population d’aujourd’hui, qui a diminué de près de moitié. L’Irlande jouit donc, par rapport au reste du Royaume-Uni, d’un privilège d’over-representation, et il est certain que nombre d’Unionistes commencent à se demander s’il ne serait pas de leur intérêt de consentir à un Home Rule restreint, dont la conséquence serait de réduire le nombre des députés irlandais et de les débarrasser, en partie du moins, d’adversaires irréductibles. Il est assez remarquable que si, au cours de la période électorale, les orateurs unionistes se sont élevés avec force contre la dictature irlandaise, ils ont évité de s’engager à fond contre le Home Rule et n’ont point prononcé de paroles irréparables.

Deux considérations d’ordre très différent pourraient bien contribuer à faire pencher la balance en faveur d’une transaction : l’une est la perspective de la Conférence Impériale, l’autre celle du couronnement prochain.

Au mois de mai doit se réunir à Londres une conférence, à laquelle sont invités à prendre part les représentans de toutes les colonies anglaises. Unionistes et Libéraux sentent également la nécessité de resserrer le lien, un peu frêle parce qu’il est singulièrement allongé, qui relie les colonies à la mère patrie. Il y a là, pour l’Angleterre, une question de sécurité et une question d’intérêt. Elle espère qu’en cas de guerre ces colonies prendraient part à la défense nationale, comme elles ont pris part à la guerre du Transvaal ; elle espère aussi que, par des traités qui assureraient à la mère patrie et aux colonies des avantages réciproques, celles-ci contribueraient à sa prospérité commerciale. L’idée d’une Fédération Impériale, ce rêve de lord Rosebery et de Chamberlain, n’est pas systématiquement repoussée par les Libéraux. Mais combien cette fédération serait difficile à conclure si les colonies étaient invitées à nouer des rapports plus étroits avec une mère patrie divisée, déchirée par les factions, à la veille, peut-être, d’une guerre civile en Irlande, car les Orangistes, les habitans protestans de l’Ulster, vont jusqu’à déclarer qu’ils résisteront par la force au Home Rule intégral qui les mettrait dans la dépendance des Irlandais catholiques. On peut espérer que le patriotisme des deux partis tiendra compte de cette considération et fera des sacrifices au succès de la Conférence.

Une autre perspective, bien qu’elle soit encore à plusieurs mois de date, préoccupe déjà l’Angleterre : celle du couronnement. Il n’y a pas de journal anglais unioniste, libéral ou radical où l’on ne voie une longue rubrique intitulée Coronation, c’est tantôt un avis du duc de Norfolk, grand maître des cérémonies, qui règle à l’avance dans les moindres détails la tenue des Pairs et la toilette des Pairesses, tantôt l’énumération des cérémonies qui se succéderont, tantôt l’indication du parcours que suivra, à l’aller et au retour, le cortège royal. Pour que ces fêtes, qui donneront lieu à une explosion de loyalisme, brillent de tout leur éclat, il faut absolument que l’atmosphère politique de l’Angleterre soit au calme. Comment le serait-elle si, jusqu’à la veille, les partis demeurent aux prises, si l’avenir est gros de menaces et si le soleil qui doit, le 22 juin, éclairer Londres, risque d’être le lendemain obscurci par des nuages noirs. Bien peu de temps avant son couronnement, Edouard VII avait su imposer à ses ministres de traiter les Boers en gentlemen en leur proposant un traité de paix qui n’eût rien d’humiliant. Ce fut le premier acte du Peace Maker. Plaise à Dieu que, dans la politique intérieure de l’Angleterre, George V soit aussi un Peace Maker. Que le plan de dévolution de certaines lois à des parlemens locaux et de redistribution de sièges qui a été suggérée par Pacificus gagne faveur, ou que l’idée de quelque compromis différent et concernant uniquement l’Irlande, germe dans le cerveau fécond des hommes politiques anglais, peu importe. Une chose est certaine, c’est que tous les amis sincères de l’Angleterre souhaitent de voir entre les partis une transaction intervenir, tandis que tous ses adversaires se réjouissent de ses divisions. Les hommes qui ont, en ce moment, la charge de ses destinées seraient bien aveugles s’ils ne s’apercevaient pas que ce qu’ils ont mis en péril c’est le bon renom et la puissance de l’Angleterre : son bon renom, car on s’étonne de la légèreté avec laquelle elle s’est engagée dans une aventure constitutionnelle dont, au début, personne ne prévoyait la gravité ; sa puissance, parce qu’elle ne pèse plus du même poids dans la balance du monde depuis qu’on la sait coupée en deux. A des orateurs comme M. Asquith ou M. Lloyd George qui aiment à mêler à leurs discours des citations ou des comparaisons bibliques point n’est besoin de rappeler cette parole de l’Écriture : « Toute maison divisée contre elle-même périra. » Aussi serait-il suprêmement ridicule à quelqu’un qui n’est rien dans son propre pays de paraître leur donner un conseil, mais ayant été élevé dans l’admiration de l’Angleterre, et ayant suivi, depuis un an, avec un intérêt passionné, les affaires anglaises, il ne peut s’empêcher de leur rappeler cette parole de Macaulay à propos de la constitution des États-Unis : « C’est un vaisseau qui n’a que des voiles. » Certes, les voiles ne font pas défaut au vaisseau qui porte depuis tant d’années la Grande-Bretagne et sa fortune. Ces voiles, qu’un vent favorable a presque toujours gonflées, lui ont permis, sous la direction de pilotes habiles, de devancer les autres nations dans la route de la liberté et du progrès. Mais ce glorieux bâtiment a aussi un gouvernail et une ancre. Le gouvernail, c’est la Couronne ; l’ancre, c’est la Chambre des Lords. Qu’ils ne coupent pas cette ancre qui pourrait être l’ancre de salut et de miséricorde, car le jour où le bâtiment serait, en haute mer, secoué par la tempête, les flots soulevés pourraient bien endommager et même emporter le gouvernail.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er février 1910.
  2. Voyez la Revue du 1er avril 1910.
  3. Voyez la Revue du 1er mai 1910.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1896, l’article de Brunetière sur cet ouvrage.
  5. Ce sobriquet est le nom d’une ligue électorale de femmes qui s’était constituée en Irlande, au temps du Fentanism, pour détourner les tenants de payer leurs fermages aux Landlords.