Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 28-35).
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RÉCLAME


Dès qu’on eut appris, sur le boulevard, la nouvelle de la folie de M. Jean Richepin, chacun s’écria, en esquissant un sourire : « Ce Richepin, quel malin. » Il ne vint à l’esprit de personne — même de ceux qui ne connaissent pas cette nature calculatrice et froide — que M. Jean Richepin pût être réellement fou, et tout le monde, au contraire, pensa que c’était M. Richepin lui-même qui, avec la complicité d’un ami — le poète Ponchon, peut-être — faisait ainsi courir, de par les cafés, le bruit de sa folie soudaine. On admirait surtout la mise en scène très ingénieuse, tout à fait nouvelle, qu’on eût dit réglée par M. Duquesnel, de ce drame empoignant : les trappistes refusant d’ouvrir la porte de leur cloître à l’auteur des Blasphèmes, la malheureuse épouse partant à la poursuite du désespéré, et celui-ci, la saleté sur le corps et la révolte dans l’âme, s’enfonçant dans le désert, le désert mystérieux d’où nul n’est revenu, et où on nous le représentait déjà, aimé des panthères, domptant des lions et soulevant des peuplades errantes.

— Quelle superbe féerie, s’écria un jeune auteur dramatique, en avalant sa troisième absinthe. Je le vois. Il n’y a plus qu’à l’écrire… Et quels décors… Le prologue se passe… au Havre, à Sainte-Adresse… Violent, haletant, passionné… Ah ! les belles scènes, les rugissements terribles… et les coups de couteau, et du sang… Puis la mer, la mer furieuse, qui brise et gronde ; à l’arrière d’une barque fuyant à pleines voiles, Richepin, debout, dans la tempête, le poing tendu contre le ciel, tandis que, sur la jetée, une femme en noir s’évanouit dans les bras de Mme Guérard qui lui tape dans les mains et dit : « Nous le retrouverons, madame » . Maintenant, c’est le désert, tout rouge… Des touffes d’alfa, un palmier, un chameau, une autruche… La femme en noir, accompagnée de Mme Guérard et de M. Fernand Xau, un reporter que nous ferons très spirituel, comme il convient, entre, exténuée de fatigue. Elle s’assied sur le sable brûlant et se lamente. M. Fernand Xau, en préparant le repas du soir, se plaint vivement qu’il n’y ait ni cafés, ni bureaux télégraphiques dans le désert et se répand en plaisanteries gaies contre la routine de ces pays incomplètement civilisés. Tout à coup on entend un rugissement ; deux prunelles brillent dans l’ombre. C’est le lion qui rôde et qui a faim. Il va s’élancer sur les malheureuses femmes, quand un cavalier arabe, splendidement vêtu, arrive, descend de cheval, et, par des gestes farouches, fait reculer le roi du désert, qui se couche, rampe et, vaincu, vient lécher les pieds du cavalier. Ce cavalier, vous l’avez reconnu, c’est Richepin. Je passe sur mille péripéties émouvantes : la scène des deux femmes, ou trois, car l’épouse est partie aussi à la recherche du mari… Vous comprenez, je synthétise dans ces deux rôles la lutte du bien et du mal et j’ai trouvé des effets admirables… Enfin, au troisième acte, Richepin, devenu quelque chose comme le Mahdi, a soulevé tous les musulmans contre sa patrie. Il meurt tué, dans une bataille, par Ponchon, devenu capitaine de chasseurs d’Afrique et chez qui le patriotisme l’emporte sur l’amitié. Vous voyez le tableau d’ici : Richepin sur un monceau de cadavres ; à ses pieds, la femme en noir, poignard dans le cœur… et près d’elle, pleurant, Mme Guérard et M. Fernand Xau ; Ponchon, dans le fond, agitant le drapeau tricolore et criant : « Vive la France ! » et enfin, comme apothéose, l’épouse montant au ciel, soutenue par l’Espérance et la Résignation, aux ailes déployées…

Personne ne s’étonna, ni ne s’indigna. On résuma l’aventure par l’indulgente et boulevardière formule avec laquelle on résume tous les puffismes et les calembredaines de ce temps : « Elle est bien bonne » . Puis on exprima cette idée que M. Richepin avait fait un livre ou achevé une pièce : « Il fait sa rentrée, ce garçon » . Comme on eût dit : « Il faut bien vivre » . Cela paraissait tout naturel, qu’après un silence de quelques jours un homme de la taille de Richepin nous revînt, non point simplement, mais avec une histoire prodigieuse qui mît autour de son nom quelque chose comme du scandale et de la gloire de cirque, et donnât à son éditeur la chance de vendre quelques éditions de plus. Ce dont on s’étonne aujourd’hui, c’est qu’un auteur, pour faire de la réclame à son livre et lui assurer le succès, n’aille pas jusqu’au vol et à l’assassinat.

Le cas de M. Richepin — pour être le plus retentissant — n’est point un cas isolé, malheureusement. C’est le cas de presque tous les écrivains du moment. Chacun a son mode de publicité, sa petite agence personnelle, ses trucs pour lesquels, sans doute, il prend des brevets d’invention ; formidable concurrence aux agences connues et qui paient patente. L’un — comme s’il avait besoin de ces petites réclames périodiques — tous les huit jours, écrit dans les journaux que d’infâmes brigands usurpent son nom pour faire des dupes dans des hôtels de province, les casinos des stations thermales et même les maisons louches. Il y a des détails précis qui sont tout à son avantage, des anecdotes qui font rêver, des menaces qui donnent une crâne et terrible idée de l’écrivain. On fait appel au Procureur de la République, aux commissaires de police ; on met les juges d’instruction sur les dents, et, en fin de compte on ne trouve rien. Les quatre-vingt-six départements seront mis, de la sorte, à contribution. Naturellement, les journaux locaux s’emparent de la question, la discutent, jettent du « remarquable, de l’illustre, du génial » à la tête de l’auteur. Il en résulte une recrudescence dans la vente de ses livres, et c’est ce qu’on voulait. L’autre fait apitoyer tous les cœurs sur ses infortunes conjugales. Les histoires pleuvent, navrantes et scabreuses, qui excitent au plus haut point les curiosités malsaines et la pitié, amènent le désir et les larmes. D’autres rappellent leurs duels, leurs faillites, leurs bosses ; ils vont fouillant dans leur vie pour y trouver un ridicule, ou une honte, ou une malpropreté, ou une action d’éclat, et livrent tout cela en pâture à la voracité du public. Mensonge ou vérité, peu leur importe, pourvu qu’on parle, pourvu qu’on écrive, pourvu que le journal, le matin, aille porter à plus de cent mille lecteurs leur héroïsme ou leur infamie, dansant au haut de leur nom, l’enragé cancan de la publicité.

Ainsi nous en sommes là en ce siècle de la Réclame. Le talent n’est plus rien, l’art ne compte pas, le génie reste à terre, impuissant, rampant tristement sur les moignons de ses ailes coupées, s’il n’est promené à travers les rues par les pitres, affublé de costumes grotesques, comme un queue-rouge. Voilà donc où nous a conduits le journalisme, avec sa camaraderie et ses guichets ouverts à tout, guichets et camaraderie qui font des gens de lettres et des artistes de misérables camelots et transforment la littérature en boutique foraine, sur le devant de laquelle les Bobèches grimacent des soufflets et des coups de pied au derrière, pour mieux attirer la foule.

Mais tout sert ici-bas à quelque chose de consolant ; tout marche impitoyablement vers un but moral et défini. Les hommes ont beau être lâches et les choses laides : par-delà les cris, les blasphèmes, au-dessus des bouches tordues, à travers les poings convulsés, monte radieusement ce triomphe de l’éternelle Beauté. La réclame éhontée des mauvais livres nous rend plus précieuse encore la beauté des beaux livres. Sans doute, elle dévoile violemment les malpropretés d’un monde factice, créé par le petit journalisme contemporain qui va des bureaux de rédaction au tapis vert des tripots, et qui parvient souvent à s’imposer grâce aux acoquinements des uns, aux complicités payées des autres, aux camaraderies immorales et lâches de tous. Mais est-ce un mal que des gens qui ont volé le respect et la considération du public, qui souvent n’ont pas de talent, et jamais de conscience, reçoivent de temps à autre des éclaboussures de cette boue qu’ils ont pétrie de leurs mains ? Et puis, à côté des vies souterraines que les événements parisiens jettent brusquement dans le rayonnement de leur lumière brutale ; à côté des petites statuettes de faux grands hommes, modelées sur des tables de café, entre deux verres d’absinthe et deux nouvelles à la main, comme ils nous font aussi mieux voir et mieux chérir ces existences silencieuses et dignes, consacrées tout entières au travail, et tout entières vouées aux lettres, loin du bruit, loin de la réclame, dans une obscurité résignée et sublime, dans un rêve ardent d’idéal poursuivi et atteint.

Deux hommes, deux écrivains, deux admirables artistes, M. Barbey d’Aurevilly et M. Leconte de Lisle, nous ont donné un grand exemple et une bonne leçon, en ces temps de compromissions épicières où tous — les forts et les faibles, les illustres et les obscurs — sont atteints de cette lèpre incurable et terrible : la réclame. On ne les a jamais vus, courant par la ville pour mendier l’éloge, flattant celui-ci, caressant celui-là, descendant à de petites lâchetés permises qui, pourtant, sont si bien protégées par l’indulgence du monde. Toujours au milieu des haines des imbéciles et des blagues des impuissants, ils ont gardé intact l’honneur du livre, ce qui est la plus belle et la plus rare vertu de l’homme de lettres. Ils ont jeté leurs œuvres à la bataille, armés de leur seul génie et de leur seule fierté. Et, si parfois elles ont reçu des blessures, ce sont des blessures glorieuses qui les couvrent d’immortalité. Ils sont grands par leurs œuvres, parce qu’elles sont fortes et superbes, ils seront plus grands encore parce qu’ils les auront respectées et fait respecter.

Ne croyez-vous pas que, s’ils eussent, comme les autres, pactisé avec leur dignité, fait des courbettes ingénieuses aux marchands de renommées éphémères, adressé des sourires menteurs aux trafiquants de cervelle humaine, ne croyez-vous pas qu’ils seraient célèbres au lieu d’être restés presque obscurs, riches au lieu d’être restés presque pauvres ? Mais la réclame passe aussi vite que les réputations qu’elle élève, et bien vite l’herbe et la mousse envahissent les monuments qu’elle a bâtis, tombes délaissées. Qui donc parlera des Dumas et des Daudet ? Qui donc connaîtra même leurs noms ? Alors que Leconte de Lisle et Barbey d’Aurevilly retrouveront, à mesure que les siècles vieilliront et disparaîtront, plus de gloire, plus de jeunesse et plus de vie.

Octave Mirbeau, Le Gaulois, 8 décembre 1884