Les Écrivains/Quelques opinions d’un Allemand

Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 165-173).

L’hiver dernier, dans le Midi, je liai connaissance avec M. de B…, écrivain allemand de grand mérite, et de plus, si j’ose m’exprimer ainsi, député au Reichstag. C’était — me pardonne la Ligue des Patriotes — c’était un charmant homme, à qui je dois des heures exquises. N’étant point officier de l’armée territoriale, ni même d’aucune espèce d’armée — du moins, je le pense —, je puis sans danger risquer ce coupable et blasphématoire aveu :je l’aimais fort. Le pis est que je l’aime toujours. M. Aurélien Scholl ne me croira pas, mais M. de B… avait lu Schopenhauer, il le goûtait beaucoup, et, détail inexplicable, il avait infiniment d’esprit avec infiniment de bonté. Détail plus inexplicable encore, il détestait la bière et ne digérait qu’imparfaitement la choucroute. Je l’ai vu, un jour, attablé devant un perdreau, qu’il préférait aux saucisses fumées de Francfort. Sa conscience et son estomac d’Allemand n’eurent aucun scrupule à m’en faire confidence. C’était un Allemand comme on n’en voit pas dans les mots de la fin.

En fréquentant davantage cet ennemi héréditaire de ma race, j’acquis la triste conviction qu’il eût été fort embarrassé si la fantaisie lui était venue — elle ne lui vint pas — d’être chroniqueur sympathique ou critique éminent dans l’un de nos journaux sérieux et répandus, car il était très instruit des choses de la France, et notre littérature le passionnait. Mais quelle pitié ! Et quelle traditionnelle lourdeur ! Ses connaissances littéraires ne se bornaient point aux ouvrages de M. Claretie et aux pièces de M. Meilhac ; elles embrassaient fort irrévérencieusement toute la diversité, toute la disparité de l’effort contemporain. Il parlait avec enthousiasme, avec respect, de M. Huysmans, de son pessimisme faisandé, de ses raffinements de dégoût, magnifiquement parés de toutes les gemmes, de toutes les joailleries du verbe. Il ne se permettait — et c’est là que perçait le bout de l’oreille allemande — il ne se permettait aucune parisienne plaisanterie à l’égard de M. Stéphane Mallarmé, dont le mystère l’attirait, le fascinait, comme une eau profonde et magique, qui se cache sous des retombées de fleurs étranges, « ces étranges fleurs » par Baudelaire cueillies, sous des cieux plus beaux, pour en orner « les étagères » de ses amants morts.

— Celui-là, me disait-il en son langage reptilien, celui-là est un pur artiste. Peut-être est-il le pur artiste, l’artiste essentiel. De tous vos poètes, il est le seul, extraordinaire vraiment, qui ait trouvé le mot exprimant, à la fois, une forme, une couleur, un son, un parfum, une pensée. Il représente l’objet comme la nature le crée, c’est-à-dire qu’il enclôt, en un tout, par de subtiles ellipses, les différentes qualités que cet objet possède. Alors que, pour décrire cet objet dans sa forme, sa coloration, son mouvement, son harmonie avec les objets voisins, les autres poètes sont obligés de le dissocier en phrases nombreuses, de l’éparpiller en des expressions où il finit toujours par perdre son vrai caractère, avec son homogénéité, M. Stéphane Mallarmé le fixe par un seul verbe, qui devient l’objet lui-même. Ses mots ne sont plus des mots, ils sont des êtres. Son obscurité, qui lui est tant reprochée, est donc elle-même de la vie, de cette vie elliptique, énigmatique, qui règne partout, aussi bien aux pistils des fleurs qu’aux prunelles des femmes. Évidemment la vie est obscures à qui ne sait pas la pénétrer. Combien ignorent ce que c’est qu’un arbre, un baiser… Ah ! M. Mallarmé n’est pas populaire ; c’est tant mieux pour lui, et pour nous qui l’en aimons davantage. Pareil à un objet d’art unique, il est trop cher pour la foule des acheteurs moyens ; seuls les millionnaires de l’esprit, qui sont souvent les plus pauvres d’argent, peuvent le posséder.


Et il me citait, comme on boit un vin délicat, ces vers de l’admirable Hérodiade :

… Ô miroir

Eau froide, par l’ennui dans ton cadre gelée…

M. de B… ne tarissait pas sur l’étonnante, sur l’insurpassable magnificence de Flaubert, qu’il mettait bien au-dessus de Goethe.

— J’ai rêvé pour la France, me dit-il… Et ce rêve, je pense, ne vous désobligera pas, car vous avez une propension à déifier toute espèce de gens… Alexandre Dumas n’est-il pas, chez vous, une sorte de Dieu ? … J’ai donc rêvé ceci. Une salle, au Louvre par exemple, ou dans quelqu’un de vos plus beaux édifices… Dans cette salle, un lutrin, et, sur ce lutrin, un livre toujours ouvert : La Tentation de saint Antoine.

— Hélas ! soupirai-je, vous ne connaissez pas la France. Nous déifions, cela est certain… Mais sur l’autel même où nous érigeons l’image du dieu, nous servons des bocks aux fidèles. Il y a des divinités à qui cet accompagnement va très bien. Si votre rêve se réalisait, mon cher Allemand, au bout de quinze jours la salle serait affermée à un impresario quelconque, qui la transformerait en café-concert. Paulus viendrait y chanter ses « dernières créations », et sur les marges mêmes du livre s’étaleraient les réclames du chocolat Géraudel.

Les Goncourt aussi le ravissaient pour leur sensibilité créatrice sur-aiguisée jusqu’à la maladie, jusqu’à la souffrance ; pour leurs révoltes intellectuelles, d’un si fier jet, contre l’embourgeoisement de l’idée ; pour l’atmosphère nouvelle, découverte par eux, où, après Stendhal, après Balzac, ils firent évoluer le roman moderne ; pour ces frissons d’âme et de lumière dont vibre leur humanité et s’enveloppent leurs paysages.

Il passait des puissantes visions du Crépuscule des dieux, de M. Élémir Bourges, aux mystérieuses pages de L’Inconnu, de M. Paul Hervieu ; des recherches sociologiques de M. J.-H. Rosny aux presque sublimes ironies de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. Et M. Gustave Kahn l’enchantait pour la perspicacité de sa critique, belle comme une création de poète et de philosophe, pour son intelligence si souple, parfois si haute, à concevoir et à expliquer les formes d’art.

À l’entendre parler ainsi de ces hommes, pour la plupart inconnus ou dédaignés, un soupçon s’insinuait en moi, vraisemblable et torturant :

— Si c’était un espion, pensais-je, tandis que l’ombre des nirvanas envahissait les arcanes de mon cerveau.

Un jour, comme nous nous promenions, il me dit :

— Et M. Alphonse Daudet ? … Ah ! celui-là est tout clarté, tout charme, tout intelligence. Il me réchauffe et me vivifie. Je l’aime comme j’aime l’air parfumé que nous respirons ici, comme j’aime le soleil transparent qui, sur les coteaux blonds, dore les citrons, fait flamber les oranges et donne au mouvant feuillage des oliviers ces reflets de soie, brillants, changeants, que vous admirez tant. Tandis que les autres écrivains évoluent vers l’Allemagne, l’Angleterre et la Russie, lui est resté de sa race. Et sa race est française. Il a la clarté, l’élégance, la tendresse et l’admirable ironie, qui sont les qualités de votre sol intellectuel. Ne vous étonnez point, après avoir vanté l’obscurité de M. Stéphane Mallarmé, de mon enthousiasme pour la limpide clarté de M. Alphonse Daudet. J’ai le bonheur d’être un éclectique et de multiplier ainsi, par des sensations différentes et vives, les joies que me procurent les œuvres d’art. Or, tous les deux éveillent en moi des rêves dissemblables, il est vrai, mais qui, par leur dissemblance même, embellissent ma vie et doublent l’activité de mon esprit… D’ailleurs, n’est-ce pas une des surprises les plus charmantes de la conversation, que ces inattendus rapprochements de noms, si loin l’un de l’autre pourtant, et qui feraient sourire de pitié les critiques ? … Tenez, une chose m’afflige… Lorsque, dans un journal français on parle de M. Alphonse Daudet, ce qui est fréquent, il est rare qu’un parallèle ne s’établisse pas aussitôt entre l’auteur de Sapho et M. Émile Zola*. Et j’ai souvent remarqué que l’avantage, en fin de compte, reste à ce dernier. On assomme la grâce de M. Daudet avec la force de M. Zola. Cela ne vous semble-t-il pas, comme à moi, souverainement injuste ? Certes, M. Zola est fort. Son œuvre est puissante. Un grand courant l’emporte, qui roule pêle-mêle l’or pur et les gravats. Cela se déchaîne en tempête, écume, bouillonne, soulève les rochers, entraîne les arbres déracinés aussi bien que les petites fleurs pâles de la berge envahie. Le spectacle est grandiose, et la sonorité qui en monte impressionne et subjugue.

Peut-être n’y a-t-il là, au fond, que l’illusion de ce décor et de cette sonorité. De même que, dans la voix hurlante des foules, il est impossible de percevoir le cri d’une âme ; de même, dans ce grand courant, les images se brouillent l’une dans l’autre et la surface tourmentée ne les reproduit que par reflets tronqués, confondus. Je me représente autrement M. Alphonse Daudet. C’est un fleuve dont les eaux sont profondes et claires, et qui coule lentement, reflétant le vaste ciel entre des rives fleuries, toutes couvertes de belles moissons. Cette grâce est aussi de la puissance, croyez-moi… Mais trêve de classiques comparaisons.. Ce qui me séduit en M. Alphonse Daudet et ce que M. Émile Zola possède à un degré moindre, c’est l’intelligence de la vie interne de l’homme. L’un est tout en décor, l’autre tout en âme. L’œuvre de M. Émile Zola est solidement construite. Elle a six étages. La façade en est carrée, imposante et belle. Mais écoutez bien, les murs sonnent le vide. L’homme la traverse et n’y habite point.

Dans l’œuvre de M. Daudet, moins carrée de forme et plus restreinte de proportion, l’intérieur est plus soigné, plus habitable, plus intime. On voit que des êtres faits comme nous ont passé là, y ont vécu, y ont aimé, y ont pensé, y ont souffert. On constate, à chaque pas, l’empreinte de leur cerveau et de leur cœur. Et comme il le possède, ce pauvre cœur de l’homme ! Comme il en compte les pulsations, comme il en montre les déchirures et les plus secrètes douleurs ! Comme il met à nu, de sa main délicate et souple, ses ressorts les mieux dissimulés ! Comme il monte et démonte le mécanisme fragile, compliqué, de l’horlogerie humaine, qui se brise vite entre les poings trop rudes de M. Zola.

— Et si vous connaissiez, lui dis-je, l’œuvre parlée du prodigieux charmeur, cette œuvre de toutes les minutes, qui ne sera jamais écrite et qui est pourtant du génie. Un mot jeté dans la conversation, un bibelot, un bruit, un parfum, rien… et voilà que les idées partent, s’envolent, fourmillent, étincelantes et pressées, avec une prodigalité, une spontanéité d’intellect telle que les plus anciens amis en sont chaque fois étonnés. Souvenirs revivants du passé, visions profondes de l’avenir, sifflantes ironies, inoubliables évocations d’humanité coudoyée et sitôt dévoilée, mélancolies attendries, poignantes tristesses, tout cela bourdonne, chante et pleure sur ces lèvres, où pourtant la douleur rôde, jamais lassée d’être vaincue par ce courbant génie.

— Oui, dit l’Allemand… L’œuvre de M. Zola est une œuvre de volonté, celle de M. Daudet une œuvre de spontanéité ; une œuvre vécue et pleurée. Et, voyez-vous, à un moment donné, ce sont toujours celles-ci qui enfoncent celles-là.

Et j’ai voulu, mon cher Daudet, à l’occasion de votre nouvelle œuvre, vous envoyer ce petit souvenir d’une conversation que nous eûmes, M. de B… et moi, en face de cette mer que vous aimez tant et dans cette nature fleurie, où il me semblait entendre s’égrener les musiques de votre voix.

Octave Mirbeau, Le Figaro, 4 novembre 1889