Les Écrivains/Les chauves-souris

Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 258-265).


LES CHAUVES-SOURIS


Il y avait cette année, au Salon du Champ-de-Mars, un meuble très précieux ; une commode artistement menuisée par M. Gallé de Nancy, d’après les dessins de M. Robert de Montesquiou. M. Robert de Montesquiou a la hantise des hortensias. Il les peint et il les chante. Non pas que l’hortensia soit, à proprement parler, une fleur. C’est, pense-t-il, quelque chose de très fol et qui donne l’impression d’une lueur nocturne, d’une clarté lunaire dans le soleil. Tout est possible ; et il ne faut pas chicaner les poètes sur l’imprévu de leurs sensations et de leurs analogies. Moi qui ne suis pas un poète, hélas je fus longtemps, — ô profanation regrettable — obsédé par l’énorme obscénité des lys.

Naturellement le thème décoratif choisi pour cette commode, c’étaient ces hortensias aimés de M. de Montesquiou ; pâles hortensias, bleus, si peu, d’une décoloration charmante, d’une harmonie jolie, et de grâce si souple, si tendre, qu’on eût dit de la soie, prise au manteau même de Tanit, et délicieusement fanée. Des ors, de-ci de-là, des ors éteints de vieilles harpes, jouaient délicatement, parmi cette lunarité florale, et sur le dessus de marbre rose, de mourantes feuilles de bronze s’incrustaient, envolées on ne sait de quel japonais automne.

Aujourd’hui je revois cette commode, orfévrée comme un intime coffret, plus frissonnante qu’un éventail, gaie ainsi qu’un kakémono, et je songe combien elle était faite pour renfermer, en ses tiroirs silencieux, le manuscrit des Chauves-Souris, ces poèmes étranges que, pour la joie de ses amis, M. Robert de Montesquiou vient de colliger en un volume exceptionnel et fastueux.

Les Chauves-Souris, figurez-vous un livre de plus de six cents pages, revêtu de soie bleue, d’un bleu clair de lune, sur un étang, où des chauves-souris, spécialement brochées, volètent entre les caprices des étoiles et des croissants lunaires. Les gardes en sont en soie jaune, d’un inexprimable jaune et répètent le vol du crépusculaire animal :

Abeille de la brune, au falot découpage.

À chaque feuillet du livre, une chauve-souris se filigrane dans le papier, dont le grain est doux aux doigts qui le retournent, comme de la peau de femme. Nul fleuron, nulle vignette, nul cul-de-lampe, nul ornement par où s’avère, si lourdement, l’ordinaire incompétence, en éditerie, des éditeurs. Le goût qui présida à l’ameublement de ce livre fut exquis.

M. de Montesquiou a la passion de l’unique. Il donne à tout ce qu’il touche, aime et pense : étoffes, sensations, bibelots, intellectualités, un caractère d’étrangeté quintessenciée, des formes de mystifiante surnaturation, qui peuvent étonner le bourgeois nestorien, mais qui enchantent l’artiste par l’esprit très fin, le goût très pur, la sensibilité très vive, et aussi par cette très particulière ironie dont le poète nuance, à l’infini, l’élégance dé son dégoût, les politesses de son dédain. Dans les Chauves-Souris les épigraphes placées en tête de chaque poème, le titre même de ces poèmes, témoignent une culture littéraire peu commune, des lectures profondes, des habitudes intellectuelles très nobles, que n’ont point accoutumées bien des écrivains de profession. M. de Montesquiou n’y insiste pas. Il semble qu’il met de la coquetterie à ne point effrayer le lecteur par sa vaste et rare érudition, préférant le charmer par l’imprévu de ses sensations et la grâce de ses qualités imaginatives, mais il ne faut pas s’y tromper, son apparente frivolité cache un fonds de pensées graves, son spleen masque de rimes délicates et de musiques inventives le tourment d’une âme atteinte de l’inguérissable poison des méthaphysiques et des philosophies. Son ironie a quelquefois l’émoi d’un sanglot.

Les Chauves-Souris, c’est l’évocation du nocturne dans la nature et dans l’âme. M. de Montesquiou a vraiment le sens de la nuit au double point de vue de l’interprétation picturale et psychique. Il nous en montre les clartés, les pénombres et les ténèbres, les effrois et les rêves reposants ; il nous en dit tous les chants, toutes les ivresses, toutes les plaintes, tout le silence, et il les transpose de la nature à l’humanité. Toute l’histoire de l’homme, depuis Sardanapale jusqu’au roi Louis de Bavière, tient dans le vol d’une chauve-souris. La chauve-souris est un animal inquiétant, hybride, monstrueux, désorbité et repoussé des oiseaux qui lui veulent des plumes, et des fauves qui la voient s’envoler. Et elle va, sans cesse, des ténèbres à la lumière, de la clarté qui la tue à l’ombre où elle s’affole, dans un vol éternel de douleur. Ainsi de Sardanapale et de Louis de Bavière, notoires chauves-souris humaines, et dont les nocturnes silhouettes se découpent sur des fonds d’astres éblouissants qui sont Chopin, Wagner, Whistler. Tel est le sens du livre de M. de Montesquiou. Le plan s’en déroule, conformément à cette idée générale, à travers mille aventures et mille fantaisies. C’est du moins, ce que, dans un récent article, nous expliqua un exégète bien informé et nuageux. J’avoue que cela me paraît un peu compliqué. J’aime mieux croire que M. de Montesquiou a mis à cela moins de façons et qu’il n’a eu souci que de beaux vers.

Dès le début de son livre, M. de Montesquiou supplie qu’on ne lui demande pas de grands éclats de voix, de blasphématoires colères, des déchirements de passions tragiques, des imprécations à l’infidèle, ni de peindre des batailles, « ni de vibrer, ainsi que les frères de Reszké ». Avec une modestie que démentent souvent de hautes envolées dans le domaine de la pure intellectualité, il affirme :

Je suis le sténographe acéré des nuances,
Je représente au vol la vite impression,
Mon vers a fait son nid, ainsi qu’un alcyon,
Sur les flots de la mer des douces influences.

Et, plus loin, comme s’il voulait éloigner de lui ce calice d’amertume, qui est la douleur de penser, il s’écrie encore

Pas de preuves, pas de sondes,
Des mirages sur des ondes.

Ce qu’il entende évoquer, ce sont des choses menues, ténues, transitoires, effleurantes, des apparences fugitives, des reflets, « échos de formes », des échos, « reflets de voix ».

Ombrages de tendelets,
Squelettes de roitelets.

. . . . . . . . . .

Le souvenir dans les airs

D’un passage de concerts.

. . . . . . . . . .

Et le dessin sur le sol.

De feuilles en parasol.

Sa virtuosité s’exerce à noter, d’un verbe curieux et joli, d’un rythme souple, des ombres d’ombres, des reflets de reflets à exprimer, en belles images, les nuances des nuances, les évanouissements des choses à peine apparues, à peine entendues, et qui s’effacent, et qui se taisent ; à donner des couleurs aux voix multiples de l’invisible, des voix aux couleurs de l’impalpable. Il s’ingénie à peindre « d’une main japonaise » :

À travers le mirage exquis de l’entrelac,
Sur un reflet de lune, une ombre de cigogne
Dans la glace d’un lac.

Le ciel le passionne, non dans son mystère d’inaccessible immensité, non dans son recul d’infini, mais dans son accident de fugitive lumière, dans ses localisations de brumes momentanées. Il trouve, pour l’expliquer, des images parfois surprenantes, des analogies inattendues, dont la grâce mièvre correspond à des visions secrètes, à des sensibilités aiguës et un peu maladives, et, malgré tout, charmantes en leur étrangeté. Cela est très recherché en même temps que très naïf ; cela va de Baudelaire aux chants simplistes des poésies primitives. J’ai retenu ce vers :

Ce ciel était couleur de fiancée.

Et celui-ci :

Le ciel semble un cou
De tourterelle…

Et celui-là :

La nue est couleur d’un gant de soirée.

Il drape le ciel, le chiffonne, l’orne de nébuleux affiquets, dans un arrangement ingénieux et tout à fait joli, comme s’il s’agissait d’une robe de bal, d’un manteau ou d’un appartement. Il assemble, avec ses mains prestes, infiniment délicates, les subtils décors de la nuit :

La nocturne panequille
Du point du jour vespéral,
Le brillant point à l’aiguille
Et l’Argent en sidéral.

. . . . . . . . . . . .

La mousseuse mousseline,

Les tarlatanes sans pair
Dont la brume embeboline
Le visage de Vesper.

. . . . . . . . . . . .

Les vapeurs en draperies

Et des brouillards en bonnets,
Guipures des Sibéries
Et jaconas japonais.

Je pourrais multiplier de tels exemples. Ils abondent en surprises délicieuses, dans l’œuvre de M. de Montesquiou.

Et je m’aperçois que je n’ai rien dit de cette œuvre, si variée, ni de ce qu’elle contient d’émotion, comme dans ce poème admirable : Laus Noctis, où chaque strophe s’exalte, s’enfle et monte, portée vers le ciel, ainsi qu’une prière dans un chant d’orgue, ni de ce qu’elle contient de tragique comme cette shakespearienne rencontre, au palais de Saint-Cloud, des deux veuves ennemies et douloureuses, l’impératrice Frédéric et l’impératrice Eugénie ; ni des pensées fortes, des données délicieuses, des impressions rares, parfois spécieuses, et qui s’illuminent à la clarté d’un style nombreux, musical et très personnel. Mais que peut-on dire, dans un article ? Et, d’ailleurs, à quoi cela sert-il ?

Je ne saurais mieux terminer cet inutile verbiage qu’en reproduisant la lettre par laquelle M. Leconte de Lisle saluait l’apparition des Chauves-Souris.

« Vos poésies sont d’un art très subtil et très délicat. J’en ai goûté le charme étrange avec une surprise toujours nouvelle et on ne peut plus sympathique.

« Sans doute, elles ne s’adressent qu’à une élite de rares esprits ; mais il convient qu’il en soit ainsi d’une œuvre essentiellement originale, à laquelle je suis heureux d’applaudir ».