Les Écrivains/Le cas de M. de Goncourt

Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 220-226).

Je n’ai jamais bien compris l’émotion de M. Ernest Renan, ni l’insolite colère où ce philosophe se laissa entraîner après la lecture de quelques passages du Journal des Goncourt qui le concernent. M. Edmond de Goncourt, fort innocemment, on se le rappelle, avait prêté à M. Renan ou plutôt lui avait rendu ses opinions peu banales, en somme fort élevées, et dont il n’avait pas à rougir, quand on vit dans une autre atmosphère intellectuelle que M. Déroulède. Je ne reconnus pas là ce Renan si savoureux, tel que M. Maurice Barrès se plut à l’imaginer en cette bibliothèque de Perros-Guirec, qui n’existe peut-être pas, et dans ce salon parisien où il nous le montre dialoguant avec M. Chincholle, qu’il n’a, peut-être, jamais vu. Le seul tort de M. Edmond de Goncourt a été, je crois bien, d’attribuer une opinion ferme, sur un fait donné, à ce gymnosophiste exquis, dont la coquetterie spirituelle consiste à paraître n’en avoir aucune, ce à quoi il ne faut pas toujours se fier. Mais enfin, il est incontestable qu’un écrivain de la race de M. Renan, un penseur de sa force, un académicien de son dictionnaire, a le droit de parler haut, si tel est son plaisir, et d’être injuste, un beau jour, par hasard, sans que cela nous indigne. Au contraire, les petites faiblesses des grands hommes ont un charme très spécial que, pour ma part, je goûte fort, en ce sens qu’elles nous les rendent plus intimes, plus accessibles, plus près de nous, car rien n’est déconcertant, même pour l’admiration, comme l’immobile figure d’un impeccable Dieu. Et nous sentons plus vivement leurs qualités aux défauts qu’ils nous confessent, quand ces défauts ont de la grâce et pas de vileté, ce qui est le cas dans la littérature.

Mais M. de Bonnières ?

Mais que vient faire en ce débat M. de Bonnières, dont la brusque et furieuse irruption a paru inconcevable, après le long silence, si bien accueilli de tous, où cet homme du monde, écrivain agréable et peu fécond, semblait devoir se confiner désormais ? On raconte qu’il ne faut voir, dans cette imprévue sortie, qui est surtout une rentrée fâcheuse, nulle intention littéraire militante — qui l’eût peut-être excusée — et qu’il faut rechercher les dessous mondains machiavéliques et compliqués, qui en atténueraient la spontanéité et le désintéressement. On raconte aussi que M. de Bonnières, en courtisan mal informé, aurait blessé à tout jamais la personne puissante de qui il voulait servir la haine et n’aurait recueilli (suprême malchance), de son incroyable article, d’autres bénéfices immédiats que des jugements sévères, au lieu des remerciements attendus, et la perte de relations précieuses qu’il comptait resserrer plus étroitement. Il va sans dire que je ne crois pas un mot de ces potins. Je connais M. Robert de Bonnières, et le sais parfaitement incapable de pareilles combinaisons. Sa droiture, sa franchise, sa naturelle habileté me sont des garanties certaines de la malveillante fausseté de ces propos. M. Robert de Bonnières est un auteur difficile à contenter, voilà tout. Il ne trouve bons que ses livres et ceux de M. Brunetière qui publie ses livres. C’est une opinion un peu exclusive, mais, à tout prendre, respectable, et si inoffensive. En réalité, elle ne peut nuire qu’au seul M. de Bonnières, car, ses livres et ceux de M. Brunetière étant peu nombreux, ses joies littéraires doivent être assez rares et sans surprises. Seulement M. de Bonnières n’a, sans doute, pas assez réfléchi que, lorsqu’on s’attaque avec cette virulence à un écrivain dont l’œuvre est considérable et belle, lorsqu’on se permet d’infliger des leçons publiques à un artiste dont l’influence rénovatrice sur la littérature de son temps est notoire et indiscutable, il faut avoir, par devers soi, une autorité que Le Petit Margemont, malgré le grand souffle dont il témoigne, est insuffisant à concéder. Je ne voudrais pas décourager M. de Bonnières, et moins encore lui causer de la peine ; mais je crains bien que ses livres, de plus en plus courts et improbables, même étayés du préventif et psychologique enthousiasme de M. André Maurel, des dédaigneux et froids éloges de M. Maurice Barrès, d’une situation mondaine fragile comme la beauté d’une femme, ne puissent de longtemps lui conquérir cette nécessaire autorité. M. Edmond de Goncourt a donc le droit de sourire à ces attaques et, du haut de ses œuvres, debout sur le large et solide piédestal qu’elles ont élevé à sa gloire, de regarder en bas, d’un œil amusé et paternel, M. Robert de Bonnières, mélancoliquement assis sur Jeanne Avril et Le Petit Margemont, tenter de lui tirer la barbe avec des gestes qui n’atteignent même pas au soubassement du dur et durable granit. Mais en a-t-il souci ?

Nous avons de la noble figure de M. de Goncourt, par son journal, une restitution morale complète et très émouvante. Sincère envers les hommes, sincère envers les choses, il est envers soi-même d’une sincérité poussée jusqu’au scrupule, jusqu’à la minutie d’un scrupule. Et c’est par là surtout que ce Journal me prend. M. de Goncourt ne cherche pas à s’embellir, à se héroïfier :sa préoccupation est de se dévoiler à nous tel qu’il est, dans le tréfonds de son âme. Il nous conte ses petites manies, ses mélancolies, ses découragements, ses attentes d’un article de journal, ses fièvres du succès, ses angoisses du silence, et jusqu’à cet égoïsme de la passion littéraire qui lui fait écrire, après la chute du Candidat, devant l’écroulement de Flaubert : « Au fond, cette chute est déplorable pour tout fabricateur de livres : pas un de nous ne sera joué avant dix ans. » Cela fait sourire M. de Bonnières, qui est probablement détaché de toutes ces mesquines préoccupations. Moi, cela m’émeut, et j’aime M. de Goncourt pour toutes les petites faiblesses, si humaines, et si charmantes, en vérité, chez un homme tel que lui.

C’est que, voyez-vous, mon cher Bonnières, quoi que l’on puisse penser de son Journal — et je n’en pense pas toujours du bien, et, dans l’avant-dernier volume, par exemple, j’y trouve beaucoup de choses qui me heurtent dans mes idées et ma façon de sentir la vie, et je l’eusse discuté, ce livre, si j’avais été chargé d’en rendre compte —, le cas de M. de Goncourt est assez rare, dans la littérature, et je vous souhaiterais d’en être atteint. Et je souhaiterais aussi, pour la beauté morale de votre profession et de la mienne, que des écrivain illustres, avilis par les caresses du monde et par les agenouillements d’une presse civilisée qui estime les talents au nombre des maisons où ils dînent, puissent montrer une existence aussi noble que celle de M. de Goncourt. Le cas de M. de Goncourt, comme vous dites, c’est le cas d’un homme qui a beaucoup aimé son art, qui en a durement, douloureusement souffert, qui, à travers les injustices, les insultes, et les découragements qu’elles entraînent, a toujours lutté, sans une défaillance. Cette vieillesse solitaire et abandonnée un peu, cette vieillesse, après tant d’orages, tant de déceptions supportées, tant d’amertumes hautement endurées, cette vieillesse toute vibrante encore des ardeurs d’une jeunesse passionnée de Beau, est une des choses qui me sont les plus émouvantes. et je l’ai admirée, cette vieillesse, avec des tressautements au cœur, quand, au Théâtre Libre, affrontant crânement le flot d’ordures dont elle allait être couverte, elle signait de son aristocratique honorabilité ce que, dans La Fille Élisa, il y a de révolte sociale et de pitié humaine

En vérité, mon cher Bonnières, vous avez un courage qui me passe et je ne vous l’envie pas. Après avoir reproché à M. de Goncourt la mort de son frère, après l’avoir raillé de la détresse morale où le jeta cette mort de la moitié de son âme, de la moitié de son cerveau, de la moitié de sa vie, vous lui faites aussi le curieux et loyal reproche que le succès lui soit arrivé plus tardivement qu’à ses amis. À cela il y a une raison dont vous ne comprendriez sans doute pas l’héroïsme, c’est que M. de Goncourt ait été fidèle à son idéal et qu’il ait toujours refusé d’assouplir sa probité littéraire aux concessions faciles, d’accepter les reniements de conscience, de se livrer à ces petits travaux obscurs qui font que, pour monter dans l’estime du monde et l’admiration du public, il faut se baisser au niveau de la malpropreté de l’un et de la bêtise de l’autre.

Tenez, j’ouvre son dernier volume et je tombe sur ceci : « Vendredi 25 juillet — Aujourd’hui j’ai écrit en grosses lettres, sur la première feuille d’un cahier blanc : La Fille Élisa. Puis, ce titre écrit, j’ai été pris d’une anxiété douloureuse ; je me suis mis à douter de moi-même. Il m’a semblé, en interrogeant mon triste cerveau, que je n’avais plus en moi la puissance, le talent de faire un livre d’imagination et j’ai peur… d’une œuvre que je ne commence pas avec la confiance que j’avais quand lui, il travaillait avec moi ! »

Ces quelques lignes, d’un accent si désolé, d’une piété si tendre, reportent mon souvenir aux pages de cette mort que vous raillez si allègrement, pages inoubliables et déchirantes, où les mots ne sont plus des mots et semblent des fibres saignantes recueillies une à une, à l’inguérissable blessure. C’est peut-être cela, qui fait pleurer, que vous appelez de l’impuissance.

Quant à vous, je vous souhaite de ne jamais connaître de telles douleurs et de ne pas rencontrer, au coin d’un article de journal, le Bonnières qui vous les reprochera.

Octave Mirbeau, L’Écho de Paris, 17 mars 1891