Les Écrivains/Edmond de Goncourt

E. Flammarion (Deuxième sériep. 68-76).


EDMOND DE GONCOURT


La mort d’Edmond de Goncourt a été si soudaine, j’éprouve de cette mort un si grand bouleversement, et une affliction si profonde que je ne saurais, en vérité, me mettre dans la calme disposition d’esprit qu’il faut pour juger une existence considérable, comme fut la sienne, et pour parler, comme il convient, de son œuvre illustre et vénérée. J’aurais beau vouloir rassembler des idées, des dates, des traits caractéristiques, relire des pages de ses livres, compulser des paquets de ses lettres, je ne pourrais ; et je serais vite ramené, par la douleur, d’un effort que je sens, aujourd’hui, au-dessus de mes nerfs, à cette constatation hébétée et déprimante : « Est-ce possible qu’il soit mort ? ».

Lorsque, jeudi matin, je reçus de M. Alphonse Daudet la dépêche fatale, je ne voulais pas y croire. Je la relus plusieurs fois, avant que cette idée pût pénétrer en moi, tant elle révoltait ma raison. Cela me paraissait une chose qui ne devait jamais arriver. C’est que j’avais encore dans les yeux et dans le cœur la vision toute fraîche d’un Goncourt robuste, alerte, plein de santé, plein d’ardeur, plein de projets, hélas si touchants ! Il y a juste quinze jours, ce matin, qu’il était venu passer la journée, chez moi, avec Robert de Montesquiou, dont il goûtait fort l’esprit si fin, la causerie si ingénieusement, si spontanément élégante. Edmond de Goncourt fut, ce jour-là, d’une gaieté expansive, d’un entrain, comme il n’en avait pas toujours l’habitude. Il nous enchanta par cette incroyable jeunesse d’esprit qu’il conservait intacte, sous ses cheveux blancs, malgré tout ce que la vie, avec ses disputes quotidiennes et ses reniements, avait pu lui apporter de déboires amers et d’injustice vivement ressenties. Jamais, je crois bien, je n’eus de sa vitalité une idée aussi rassurante que ce jour-là. Il était de ceux qui éloignent, jusqu’au miracle, l’image de la mort.

Depuis jeudi, je vais et je viens dans la maison, je vais et je viens dans le jardin, essayant de retrouver toutes les choses qu’il nous dit à la place même où il nous les dit. Je m’arrête devant les fleurs où il s’arrêta. Et je revois la joie de ses yeux, je revois la joie de ses mains, de ses vives et souples mains qui touchaient aux fleurs avec cette grâce respectueuse et caressante, avec cette jouissance tactile qu’elles avaient lorsqu’il tirait de ses vitrines, pour nous le montrer, un fragile et incomparable bibelot. Et j’entends aussi sa voix, toute proche encore, qui me dit : « Voyons, Mirbeau, quand donc me donnerez-vous quelques-uns de ces iris japonais ? ». Il avait été convenu que je devais aller à l’automne les planter dans son jardin d’Auteuil. Cela le ravissait à l’avance. Et j’ai encore dans l’oreille ces mots : « Avec ces iris que vous planterez, les pivoines qu’Hayashi m’enverra du Japon, cet hiver, et si Antoine joue La Faustin, me voilà heureux pour quelques temps ». Hélas ! le voilà heureux pour toujours !

On me pardonnera de mêler à ces notes décousues et tremblantes des souvenirs tout personnels. Mais ils m’obsèdent. Et je l’aimais, et je l’admirais entre tous et — bien qu’il ne fût pas, en amitié, prodigue de démonstrations — je sais aussi que j’étais aimé de lui. Lorsque quelqu’un qu’on a vraiment aimé et de qui l’on était aimé disparaît pour toujours, un grand découragement vous prend, et l’on ne peut que bégayer de petites choses, comme un enfant.

Mais il faut se dire qu’Edmond de Goncourt ne disparaît pas et qu’il entre, au contraire, dans cette vie supérieure où il nous est davantage présent et chéri plus encore. Si son image mortelle s’abolit au mystère de l’invisible, nous voyons l’image agrandie de son esprit rayonner plus lumineusement sur notre mémoire, s’y faire désormais impérissable et glorieuse. Tout ce qu’elle offre de beautés uniques, de nobles exemples s’y grave en traits profonds qui ne s’effaceront plus. La postérité commence pour lui. Elle vient, calme et certaine, sans tout le cortège des camaraderies aveugles et des intérêts complaisants, déposer sur son cercueil la palme d’or de l’éternelle vie et confondre, à nouveau, dans notre pitié douloureuse, les âmes des deux frères un instant séparées, et maintenant réunies à jamais dans la durable survie de la mort.

Edmond de Goncourt eut une passion exclusive, héroïque et violente : la littérature. Il y sacrifia tout, comme un prêtre à sa foi. Il redouta la femme pour ce qu’elle peut apporter avec elle d’entraves à l’indépendance d’un écrivain, aux libres expansions spirituelles d’un artiste. S’il a fait son foyer désert et vide de cette grâce et de cette consolation, c’est pour faire son œuvre plus sincère, pour la préserver des petites concessions auxquelles, presque toujours, vous assujettit l’influence de l’épouse ou le caprice de l’amie. Il préféra sciemment la solitude certaine et ce qu’elle comporte, surtout dans la vieillesse, de tristesses desséchantes, à la possibilité d’une éclipse, même momentanée, de ses vertus professionnelles. Non qu’il fût ce qu’on appelle un misogyne — il se plaisait infiniment dans la société des femmes, et il savait s’y montrer charmant, — mais il ne voulait pas sacrifier à un plaisir, quelque vif qu’il fût, ce qu’il considérait comme le devoir, si douloureux fût-il parfois. Aussi chercherait-on vainement, je crois, dans notre littérature, une œuvre plus vraiment sincère que la sienne, plus absolument exempte de concessions au goût changeant du public, comme aux capricieuses exigences de la mode, et affirmant davantage un caractère de lutte et de révolte contre les stagnations de la routine et la lourde inertie des idées toutes faites.

Je n’ai, je le répète, ni le temps, ni la liberté d’esprit qu’il me faudrait pour étudier, même synthétiquement, cette œuvre extraordinaire, qui contient tant de choses essentielles, qui contient toutes choses, pourrais-je dire, car elle va du roman à l’histoire, de l’essai d’art au théâtre, de la philosophie la plus haute aux papotages indiscrets du mémoire ; elle restitue, avec quelle magie de mouvement, avec quel tumulte de vie retrouvée, le passé, et traduit le moderne. Rien de ce qui constitue l’organisme d’une société, rien de ce qui fut la curiosité intellectuelle d’une époque ne lui demeure étranger. Edmond de Goncourt s’intéresse à tout avec passion, il voit tout, il sent tout, des choses que, même après Stendhal et Balzac, nous ne nous étions pas avisés de voir et de sentir, et il a, pour les exprimer, un style singulièrement vivant et multiple, qui rend — presque physiquement — la couleur, le dessin, l’odeur, le frémissement, le reflet.

En tout ce qu’il tenta, en tout ce qu’il réalisa, dans le roman, avec Germinie Lacerteux, Manette Salomon, Madame Gervaisais ; au théâtre, avec Henriette Maréchal et la Patrie en danger ; en histoire, avec les Tableaux de la société sous le Directoire ; en art, avec ses monographies des artistes au XVIIIe siècle, et ses si curieuses, si patientes recherches sur les artistes japonais, il se montra, chaque fois, un initiateur, un précurseur. On peut dire de Goncourt qu’on lui doit l’introduction, dans la littérature française, de sensibilités nouvelles et, par conséquent, de nouvelles formes de pitiés. Son nom a été une date importante et qui demeurera célèbre dans les lettres. Comme l’a dit M. Émile Zola, il est vraiment le maître, notre maître. De lui part, d’une façon victorieuse et définitive, l’affranchissement du livre.

Maintenant, je voudrais deux mots sur une question délicate et qui me tient à cœur. En ces dernières années, Edmond de Goncourt fut fort attaqué, à cause de son Journal, même de quelques-uns de ses familiers qui l’avaient toujours admiré jusque-là. Je ne rééditerai pas les objections qui lui furent adressées à ce propos. Il semble qu’il y en eut quelques-unes de justes — je ne parle pas naturellement des invectives — lesquelles ne manquèrent point non plus, et grâce à quoi on espérait ternir et rabaisser une réputation qu’il n’est au pouvoir de personnes de ternir ou rabaisser. Certes, tous nous eussions aimé que le grand écrivain arrêtât sa publication, voilà déjà quelques années. Mais puisqu’il en décida autrement, nous devons bien accepter ce Journal, dans son œuvre. Et pour ma part, je l’accepte sans scrupule, et je me suis fait à cette idée qu’il en est le complément nécessaire et émouvant. Victor Hugo disait qu’il fallait tout accepter de Shakespeare, comme une brute. Moi, j’admire tout de Goncourt comme une brute.

Et après tout, ce Journal des Goncourt, n’est-il pas un livre curieux, toujours, — souvent poignant, comme la confession d’un ami, désenchantant aussi comme un voile qui se déchire sur des intimités imprévues — trop tôt révélées peut-être — enfin, tel quel, en, son décousu, en son déshabillé irrévérencieux de vie mêlée à la fable, un livre impressionnant où l’on sent vibrer à chaque ligne l’âme du noble et grand artiste qui le vécut et qui l’écrivit. Il y a bien des nerfs, dans ce livre, bien des sensibilités exacerbées ; il y a aussi le perpétuel lancinement d’une blessure qui saigna toujours, blessure causée par l’indifférence si longue où le public tint longtemps le prodige de son talent. Il y a aussi, perçant les fiers mépris, une aspiration irritée, et pour ainsi dire maladive, vers le succès, en tout cas, sincèrement avouée, ce qui la rend touchante. Il y a tout cela, soit !

Et qu’est-ce donc que cette petite tache d’ombre, devant l’éblouissement de cette œuvre ? Que vaut cette faiblesse passagère dans l’impeccable unité de ce caractère où, tous, nous n’avons à puiser que de nobles et beaux exemples ? Et si c’est une faiblesse, après tout, il faut que nous l’aimions, que nous la chérissions, plus encore qu’une vertu, car rien n’émeut chez un grand homme comme ces petites faiblesses qui le rendent plus humain, plus près de nous, plus fraternel.

Ô cher et grand Edmond de Goncourt, j’irai, l’automne venu, planter les iris que vous aimiez non dans votre jardin, hélas ! ainsi que nous en avions décidé, mais autour de votre tombe. Et si les fleurs parlent, elles vous diront la fidélité de mon deuil et de mon culte pour vous, et combien, dans ce douloureux et harassant métier des lettres, votre amitié m’a été la joie la plus pure, et la plus haute fierté de ma vie.

1896.