Les Écrivains/À propos du « Hard Labour »

E. Flammarion (Deuxième sériep. 39-44).


À PROPOS DU « HARD LABOUR »


Il y a quelques jours, Le Gaulois a raconté l’effrayant et quotidien supplice que subit, dans sa prison, le malheureux Oscar Wilde. Ce récit qui, pourtant, n’est point fait pour émouvoir, et qui a toute la sécheresse impersonnelle et rapide d’un procès-verbal, vous hante comme l’Homme et le Pendule d’Edgar Poë ; la même terreur s’en dégage, avec cette aggravation que nous savons ne plus être dans la fiction littéraire, mais dans la réalité. Jamais un crime — si atroce soit-il — ne m’a causé de tels frissons d’horreur. Ce récit vous transporte hors du siècle, dans une époque lointaine et barbare, dans ce sombre moyen âge dont les chefs-d’œuvre n’ont pu effacer la tache rouge des tortures ni dissiper l’odeur de chair grillée des bûchers. La vision de cet infortuné et de mille autres martyrs obscurs, tournant la roue de supplice, avec cette terreur constante de la mort, si, à bout de force, à bout de courage, ils s’arrêtent un instant de tourner, m’obsède comme un affreux cauchemar. Et rien n’y manque, pas même la face louche et rasée du clergyman, remplaçant ici le moine à cagoule, et qui vient chaque jour, parler à ces êtres douloureux de la justice des hommes et de la bonté de Dieu. Oh ! ce clergyman ! On le retrouve partout où il y a du sang et des larmes. C’est le même qui, dans les colonies, préside aux massacres, la Bible en main, sanctifie les supplices, légalise les dépravations, couvre de sa crapuleuse redingote de cuistre, l’œuvre de destruction farouche et de conquête abominable, qui sera, plus tard, la honte de ces temps. Les moines de Cortès et de Pizarre ne sont point changés. Seulement, ils ont troqué leurs robes de bure contre des redingotes luisantes de cordonniers.

Comment cela est-il possible que des supplices physiques comme ceux dévolus à Oscar Wilde, soient encore tolérés dans les mœurs judiciaires d’aujourd’hui ? Lorsqu’on réfléchit un peu, on est épouvanté que, dans le coin sombre de la vie sociale, rien n’ait pénétré encore de ce progrès qui a transformé tant de choses moins nécessaires à l’affranchissement humain. En Angleterre surtout, cela étonne plus qu’en aucun autre pays. Si vous vous promenez dans Londres, par exemple, vous êtes, plus qu’ailleurs, frappé de l’existence réelle du progrès. C’est là que le sens de l’orientation moderne vers la liberté individuelle est le plus apparent. Point de soldats traînant leurs sabres dans les rues ; les policemen complaisants et polis ne montrent point cet aspect rébarbatif, ni ces intolérances, ni ces brutalités dans le service de nos sergents de ville. Pour arme, ils n’ont qu’un inoffensif bâton, de même que les militaires, très rares, qu’on rencontre, une petite badine. L’autorité se dissimule ; en tout cas, elle ne se présente point sous une forme de violence, spécialisée par quelque attribut menaçant de force ou de coercition. Enfin, en aucun autre endroit du monde, on n’y pratique mieux le respect de la vie urbaine. Dès lors, le contraste entre cette liberté et cette barbarie violente nous semble plus sensible, et l’on s’en irrite davantage.

Un jour que je philosophais avec un Anglais sur ces questions, il me dit :

— Vous vous émerveillez de notre civilisation, et du sentiment que nous avons très enraciné de la liberté individuelle. Oui, c’est l’impression générale que les passants emportent de Londres, dont ils n’ont vu, d’ailleurs, que la surface. Ces qualités qui vous frappent tiennent au caractère de la race et nullement à un état social raisonné et meilleur que le vôtre. Savez-vous ce que cela veut dire ? « Nous n’avons pas de temps à perdre à toutes ces démonstrations, à toutes ces parades, à cet encombrement militaire, qui sont toujours en honneur chez vous, pas plus qu’aux disputes de cochers et à ces mille taquineries et turbulences de la rue, qui sont une gêne et un retard pour les affaires. » Les lois n’y sont pour rien. Il ne faut pas voir, dans ce que vous admirez chez nous, autre chose qu’une manifestation de notre égoïsme. Car nous ne valons pas mieux que les autres peuples, et nos institutions politiques ne sont point d’une essence supérieure à celles du vôtre. Toutes se valent, au fond ; c’est-à-dire qu’elles ne valent rien et qu’elles pèsent sur l’homme, qu’il soit du Nord ou du Midi, de l’Est ou de l’Ouest, du même poids écrasant… En ce qui concerne Oscar Wilde et sa condamnation, oui, ç’a été, même chez nous, un moment de stupeur. Nous ignorions, ou à peu près, en quoi consistait le hard labour. Il n’y a eu qu’une opinion, se résumant de la sorte : « C’est abominable !… C’est un reste des vieilles coutumes barbares ; il faut, à tout prix, changer cela, pour l’honneur de la civilisation ! » Et puis, ce tribut payé à la pitié, on n’y a plus pensé, et on n’y pensera plus jusqu’à ce qu’un autre événement revienne nous apprendre encore que le hard labour existe réellement et qu’il faut le changer. Hélas ! il existe partout, le hard labour, aussi bien en Russie, le pays du bon plaisir sanglant, qu’en Allemagne, en France, en Italie. La forme du supplice diffère selon les pays, mais la douleur humaine n’en perd pas, croyez-moi, un seul cri, ni une seule goutte de sang. Et ce qui est curieux, c’est qu’on ait touché à tout, sauf à l’appareil de la justice !… Tous les organes sociaux ont été plus ou moins retapés, améliorés, à l’exception de l’organe judiciaire, en qui l’âme des temps barbares et la folie des antiques violences contre la personne humaine demeurent intactes et respectées… Voyons, est-ce que, en France, le juge d’instruction, par exemple, avec ses pouvoirs souverains, son autorité formidable, que nul contrôle, nulle responsabilité ne contre-balance, n’est pas une monstruosité, un défi permanent à cette Justice même qu’il incarne ? Les moyens dont il se sert pour tirer des aveux de ceux-là qu’il suppose ou qu’il veut coupables, ne sont-ils pas, presque toujours, soit des délits caractérisés, soit même des crimes ? Et ne gardent-ils pas un souvenir des anciennes tortures, et ne sont-ils pas, en réalité, une application, morale toujours, mais souvent physique, des rites abolis de l’Inquisition ?… Il faut avoir le courage de le dire, et de le redire. Tout juge qu’il soit, un juge est un homme comme les autres. Peut-être même l’est-il plus que les autres, et plus que les autres soumis, par son propre métier, à des tentations et à des folies qui en font un être déformé, un maniaque, un délinquant, comme disent les philosophes. Un de mes amis, savant très illustre, a eu l’occasion d’étudier le cerveau d’un juge qui, durant sa vie, passa pour un homme admirable dans son art, d’une intégrité supérieure et d’une intelligence lucide. Eh bien, il y trouva des lésions profondes, et telles qu’on en observe seulement chez les plus endurcis criminels : il constata des traces de folies redoutables. Songez à tous ces crimes, à toutes les violences que cet homme put commettre impunément !… Mais c’est évident !… Il est impossible qu’il en soit autrement ! Tout le monde est d’accord là-dessus ! Et l’on ne fait rien ! Et l’on ne peut rien !… Et peut-être qu’il faudra des siècles encore et des siècles, pour que soient tentées des réformes jugées nécessaires, et pour qu’une refonte complète de notre système judiciaire soit réalisée, dans un sens conforme aux conditions nouvelles de la vie…

Et comme je lui demandais plus particulièrement son opinion sur Oscar Wilde, l’Anglais me répondit simplement :

— Oscar Wilde fera sa peine, toute sa peine… Car ce qu’il a commis, ce n’est pas un crime, pas même un délit… C’est un péché.

1895.