La Pipe de cidre (recueil)/Les Âmes simples

La Pipe de cidreE. Flammarion (p. 121-129).


Les âmes simples


Dès que M. le curé eut appris que M. Rouvin, malade depuis deux jours seulement, était au plus mal, il accourut auprès de lui. Introduit dans la chambre par la vieille bonne abêtie de douleur, à peine s’il put contenir son émotion, et des larmes lui emplirent les yeux. Il les essuya vite et, faisant un effort sur soi-même, il donna à son visage bouleversé une expression presque souriante.

M. Rouvin, très pâle, très faible, les narines un peu pincées, une grosse sueur au front, reposait sur son lit. Ses mains grattaient la toile du drap, mais sans brusques crispations, et, de sa gorge, un sifflement léger sortait, mais sans râles douloureux. Il ne paraissait pas souffrir. L’agonie ne tordait aucun de ses muscles, ne convulsait aucun de ses traits, restés pacifiques. Il mourait comme on s’endort.

La chambre était toute claire et rayonnante avec ses murs blancs, ses rideaux à gaies fleurettes, son atmosphère de pureté et de paix morale. Par les fenêtres ouvertes sur le jardin, le soleil du soir entrait avec les arômes des fleurs, et, là-bas, au-dessus des coteaux qui poudroyaient dans une brume dorée, un grand ciel apaisé, un grand ciel très doux, d’un bleu nacré, faisait un fond de lumière adorable à ce drame auguste et terrible de la mort.

M. le curé s’approcha du lit, en marchant sur la pointe des pieds. Il crut voir passer une inquiétude dans les yeux du moribond, interrogativement fixés sur lui. Alors, il se pencha tout près, et il dit :

— Je ne viens pas pour ce que vous croyez… Je ne viens pas en prêtre… J’ai toujours respecté votre vie… je respecterai votre mort… Soyez tranquille, mon ami… Endormez-vous sans crainte de moi.

Puis, d’une voix un peu plus tremblante, et que l’émotion étranglait :

— Je viens en ami vous dire un dernier adieu, un dernier et fraternel adieu !…

Il prit tendrement la main du mourant qui, déjà se refroidissait, la serra avec une force délicate, et il dit encore :

— Je viens aussi vous demander si vous n’avez pas à me confier quelques recommandations particulières. Toutes vos volontés, mon ami, seront obéies fidèlement, avec piété, quelles qu’elles soient ! Je vous le jure !

M. Rouvin, d’un regard vague, désigna un secrétaire, placé contre le mur, entre les deux fenêtres… Ses lèvres remuèrent si faiblement que le prêtre devina, plutôt qu’il ne les entendit, ces mots légers comme un souffle très lointain :

— Demain !… là… pour vous… une lettre… Merci !

— Bien, fit gravement le curé…

Et, comme on prononce un serment, il répéta :

— Quelles qu’elles soient !…

Le curé s’assit sur un fauteuil, près du chevet, la main glacée de l’agonisant dans la sienne, et il resta là, longtemps, sans dire une parole, immobile et désolé. Il pensait à l’exceptionnelle et presque miraculeuse beauté qu’avait été l’existence de M. Rouvin, à sa charité inventive qui sauva de la faim tant de malheureux et leur fit connaître la joie de vivre, la douceur d’être bon. Il pensait surtout à cette faculté, pour ainsi dire évangélique, qu’il avait de ramener au bien les âmes dévoyées et les pauvres cœurs pervertis sans jamais leur parler de Dieu, auquel il ne croyait pas, sans jamais recourir aux consolations religieuses, qu’il jugeait dangereuses, immorales et vaines. Ses moyens de calmer les haines, de dompter le crime, de conquérir les débauches, étaient purement humains. Il n’y employait que cette force, mystérieuse et candide, à laquelle, bien dirigée, rien ne résiste : l’amour ! Le brave curé comprenait que cet héritage de bienfaits, M. Rouvin allait le lui léguer, et il le sentait trop lourd pour lui.

— Oui ! oui !… Ce sera trop lourd pour moi !… Je ne m’en tirerai jamais, se répétait-il intérieurement… Et pourtant, j’ai l’aide de Dieu, moi, et l’exorable complicité de tous les saints de la sainte Église !… Ah ! Dieu n’est pas tout, peut-être !… Il faut aussi de l’administration !… Et voilà, moi, je n’ai pas d’administration !…

Durant qu’il réfléchissait à ces choses troublantes, le soir vint, puis la nuit. La vieille bonne alluma une veilleuse qui répandit, dans la chambre, une lueur funèbre ; ensuite, elle s’accouda au dossier du fauteuil, où le prêtre songeait, et elle se mordit les lèvres pour ne point éclater en sanglots. Une beauté nouvelle, une beauté de blanche et lumineuse éternité prenait possession du visage de M. Rouvin, qui, à mesure que la vie l’abandonnait, se simplifiait, jusqu’à ne plus rien conserver d’humain, et se transfigurait, en une sorte de rêve, sous les doigts invisibles de ce magique sculpteur qu’est la mort.

Comme d’autres devoirs rappelaient le prêtre à sa cure et à l’église, il se leva, l’heure arrivée, baisa pieusement le front du moribond, calme et profond ainsi qu’un ciel, et sortit de la chambre, où, dans quelques moments, quelque chose de grand, de presque divin, allait disparaître. Alors, la vieille bonne, qui le reconduisait dans l’escalier, se mit à fondre en larmes.

— Un homme comme ça !… Un homme comme ça !… Mourir sans le bon Dieu !… Quel malheur !

— Ne le jugez pas ! dit le prêtre son index levé vers l’infini. Ne le jugez pas, pas plus que je ne le juge moi-même, pas plus que Dieu, qui sait tout, ne le jugera… C’est un saint !

En regagnant le presbytère, il songeait, l’esprit envahi par les terreurs du doute :

— Sans Dieu, il a vécu une admirable vie… Il meurt, sans Dieu, paisible et rayonnant, comme un saint ! Dieu !… Est-il donc possible que Dieu soit inutile à qui possède une conscience !

M. Rouvin s’éteignit au matin, en même temps que les étoiles.

Voici ce que contenait la lettre, trouvée, le lendemain, dans le secrétaire. Elle portait, simplement, sur l’enveloppe, le nom du curé.

« Mon cher ami,

« Je désire être enterré civilement et sans pompe. J’ai vécu loin du bruit, je veux m’en aller dans le silence. Je veux surtout que l’Église ne vienne pas, par le mensonge de ses prières, rompre l’harmonie de toute une vie passée hors son culte et ses croyances.

« Vous m’avez généreusement aidé à accomplir quelques œuvres utiles aux hommes, et que je vous laisse le soin de continuer, selon les idées inscrites en mon testament. Je compte donc sur votre tolérante amitié, sur votre grand cœur pour assurer l’exécution de cette volonté suprême, quelque pénible qu’elle puisse être à votre âme de croyant, quelque contraire qu’elle soit réellement à votre caractère de prêtre catholique. Et je vous remercie.

« Louis Rouvin. »


Quand il eut fini de lire cette lettre si effrayante et si brève, M. le curé demeura anéanti. Il n’avait pas songé à cela. Il avait songé à tout, excepté à cela. Cela seul ne lui était pas venu à l’esprit. Et pourtant, cela devait être ! Cette mort était logique avec cette vie.

— Je ne peux pas !… Non, non, je ne peux pas participer à cet acte d’impiété, se dit-il.

Qu’un homme, qu’une créature de Dieu, sous ma protection de ministre de Dieu, s’en aille de la vie terrestre, sans une prière, sans un chant sacré, sans une goutte d’eau bénite, cela ne sera pas, cela ne se peut pas !…

Puis, soudain, il se rappela son serment au chevet du mourant : « Quelles qu’elles soient ! » avait-il juré. Que faire ? Ou il allait être parjure, ou il allait être infâme ! Il se rendit à l’église, et, à genoux sur les marches de l’autel, les yeux et les mains tendus dans une supplication déchirante vers la face du Christ, il resta, une partie du jour, en prières.

Le lendemain, une foule en deuil stationnait devant la maison mortuaire. Dans le vestibule, l’humble cercueil, recouvert d’un drap noir, disparaissait sous un amoncellement inusité de fleurs et de couronnes. Tous les visages exprimaient l’affliction la plus vive ; le deuil était non seulement sur les habits, mais dans tous les cœurs. On entendait des sanglots étouffés sous des mouchoirs.

Tout à coup, un personnage, étrangement vêtu, parut au milieu de la foule étonnée. On ne le reconnut pas d’abord. Il portait une antique redingote, à basques plissées, et qui craquait aux épaules. Un pantalon trop court et fripé flottait autour de ses jambes, chaussées de brodequins tout neufs ; son chapeau de haute forme était jauni par le temps, et rappelait de lointaines époques, d’exhilarantes caricatures.

— Monsieur le curé ! Monsieur le curé !

Ce cri courut dans la foule et se répéta de bouche en bouche. Bientôt, l’étonnement fit place à de l’admiration. Quoiqu’il fût accoutré comme « un masque », on trouva le curé beau, on le trouva sublime. Les hommes, émus, s’approchèrent de lui, lui sourirent, lui baisèrent les mains ; les femmes pleurèrent d’attendrissement.

— Monsieur le curé ! Monsieur le curé !

Et lui, un peu gêné de tant d’hommages, balbutiait :

— Laissez !… Laissez !… Je ne fais que mon devoir !

Résolument, il prit la tête du cortège, derrière le corbillard, et, tête nue, la démarche noblement assurée, il conduisit le deuil.

Au cimetière, il s’avança vers la fosse et il dit :

— Mes chers amis, celui que nous pleurons fut un saint… un grand saint… Honorons sa mémoire et inspirons-nous de ses vertus… Il fut un saint… je vous en réponds… Et Dieu le sait, qui m’entend… car Dieu, mes chers amis…

Ému, troublé, il s’embrouilla, chercha ses phrases… et, ne les trouvant pas, il bégaya :

— Car Dieu n’est pas une bête…

Et, par une habitude involontaire, balança sa main au-dessus de la terre remuée, comme s’il maniait l’aspersoir.