Les Âmes mortes/II/9
CHANT XIX.
ARRESTATION ET DÉLIVRANCE.
Comme Khlobouëf l’avait dit au vénérable Mourâzof, les protestations contre le testament argué de faux affluaient de tous les côtés et sous toutes les formes dans les tribunaux de la localité, et dans les bureaux du gouverneur civil et du général gouverneur. La défunte, à cette occasion, se trouva avoir laissé des nuées de parents dont jamais personne n’avait entendu parler. Semblables aux corbeaux de la voirie, qui s’abattent sur les cadavres d’animaux, dont les pourvoit l’écorcheur, tout un peuple de prétendus parents s’abattit affamé sur l’immense héritage de la vieille. Il y eut des dénonciations directes contre Tchitchikof, des dénonciations pures et simples contre la sincérité du dernier testament, accusations de vol et de détournement de fortes sommes et d’effets précieux ; mais en même temps plusieurs, avec non moins d’ardeur, arguaient de faux le précédent testament.
Quelques-uns des requérants, afin de renchérir sur le tout, saisissaient l’occasion pour dénoncer Tchitchikof comme ayant fait à Radzivilof la contrebande sur la plus large échelle, à l’époque où il servait dans les douanes. Ces braves gens furetèrent partout et eurent connaissance des diverses circonstances de la vie de notre héros. Ils retrouvèrent des vestiges de son passage là où depuis longtemps tout vestige devait avoir disparu ; ils rapportèrent des choses dont personne, hors lui et les quatre murs d’une chambre fermée, n’avait pu avoir connaissance. Tout cela était, jusqu’à ce moment, le secret des juges et des principaux greffiers, en sorte que Tchitchikof ignorait absolument que toute sa vie fût ainsi mise à jour et mêlée à la grosse affaire. Cependant il aurait pu concevoir quelque soupçon vague à la réception d’un petit billet du jurisconsulte, billet au crayon, sans signature, sans date et sans forme, qui portait :
« Je me hâte de vous prévenir que, dans l’affaire, il y aura charge et surcharge ; ne vous étonnez de rien, et calme absolu ; avec cela, au moment donné, tout sera arrangé. »
Ce billet le tranquillisa complétement. « C’est un génie ! » dit-il en mettant le billet en cent morceaux. Puis, comme pour achever de le remettre en bonne humeur, le tailleur parut. À peine l’eut-il aperçu qu’il se sentit un vif désir de mettre sur lui l’habit complet, l’habit flamme et fumée de Navarin. Vite il chaussa et tendit sur ses hanches et sur sa taille le pantalon, qui se trouva être, de tout point, comme coulé sur tous ses avantages. Cette pièce du vêtement était si parfaite, qu’en s’appliquant exactement au corps, elle semblait lui donner une souplesse inconnue. Aussitôt que la ceinture fut resserrée au moyen de l’agrafe, le ventre fut tendu comme un tambour, et il battit la caisse avec le dos de sa brosse, en disant : « Eh, eh ! le polisson ! une peinture, une vraie peinture !… » L’habit était coupé et cousu mieux encore que le pantalon ; pas l’ombre d’un pli ; les deux côtés de la poitrine ne s’en détachaient que comme pour en mieux faire valoir les contours. À l’observation que fit Tchitchikof, que l’aisselle du bras droit était un peu gênée, le tailleur sourit d’un air satisfait et dit :
« Sans cela la taille ne serait pas à beaucoup près si bien prise ; voyez l’effet ici. Oh ! quant au travail, hors peut-être deux ou trois maisons de Pétersbourg, vous ne trouverez nulle part une coupe de cette perfection, je vous le garantis. »
Ce tailleur était lui-même de Pétersbourg, et la preuve, c’est qu’on lisait écrit sur son enseigne : Monsieur Souffre-Douleur (Terpigorief), tailleur étranger, de Londres et de Paris. Le gaillard n’y allait pas de main morte, et, par ces deux noms de Paris et de Londres, il avait si bien su, en fait de villes de l’Occident, frustrer tous ses confrères, que pas un n’avait eu depuis l’audace de se dire ni de l’une ni de l’autre de ces deux capitales, et il pensait sincèrement que Copenhague ou Carlsruhe étaient, ma foi, trop bonnes encore pour eux.
Tchitchikof fut magnanime ; il paya l’artiste argent comptant et sans objecter un mot à la demande ; puis, resté seul en habit de gala, il se mira à loisir, comme un amateur fin et passionné des belles formes esthétiquement dessinées. Il se trouva que, dans tout l’ensemble de l’objet qu’il contemplait ainsi con amore, chaque partie semblait avoir considérablement gagné : les joues étaient plus vermeilles, le menton plus gracieux, le galbe plus fin ; les angles bien blancs du col de sa chemisette donnaient du ton à son teint délicat, et sa cravate montée, satin bleu foncé, tranchait bien sur leur blancheur ; le fin plissage de son linge ajoutait du relief à sa cravate ; un riche gilet de velours faisait ressortir la fine chemisette, et l’habit Navarin accentuait encore tout l’harmonieux ensemble.
Il se présenta, au miroir du côté droit, c’était fort bien ; puis, du côté gauche, et c’était mieux encore. C’était là une cambrure de chambellan, la cambrure d’un gentilhomme qui ne pose, ne sourit, ne s’incline, ne se gratte qu’à la manière française, qui, même dans la colère, ne se souillera pas les lèvres d’une immonde parole russe, mais gronde et peste et maudit en pur français. Il essaya, la tête un peu inclinée de côté, de prendre l’attitude d’un beau adressant la parole à une raffinée ; il fut ravissant, mais ravissant, c’est-à-dire que le voir cinq minutes comme cela, eût été peut-être la fortune d’un peintre. Lui, dans la joie que lui donnait le miroir, il exécuta un entrechat assez marqué, non un six, mais toujours bien un quatre. La commode en fit un soubresaut, et un flacon d’eau de Cologne alla se briser sur le plancher ; cela troubla si peu notre héros, qu’il sourit en apostrophant du nom d’imbéciles et le meuble et le flacon, et il pensa : « Eh bien ! puisque je me trouve habillé, voyons, à qui irai-je d’abord me montrer ? C’est ça, j’irai tout droit d’abord chez… »
Tout à coup dans l’antichambre il se fit comme un bruit de bottes fortes garnies d’éperons, et un gendarme entra équipé de toutes pièces. Un tel homme, en pareil cas, c’est une légion, c’est une armée. « Vous êtes attendu à cette heure même chez le général gouverneur ! » fut-il dit à notre héros stupéfait. Devant lui se dressait un géant énorme, l’œil vitreux, la moustache épaisse et longue, toute une queue de cheval sur la tête, large bandoulière de çà, autre de là, grand sabre droit pendu à la hanche. Il lui sembla que de l’autre côté il lui pendait encore un fusil, et le diable sait quoi. Une légion enfin, toute une légion dans un seul homme, voilà l’effet de cette apparition. Tchitchikof voulut se donner la satisfaction de proférer quelques paroles ; mais le butor, à l’impertinence d’entrer sans se faire annoncer, joignit celle d’insister avec une sorte d’impassibilité brutale : « L’ordre dit tout de suite. » Il regarda par la porte entre-bâillée et vit dans l’antichambre un autre épouvantail en buffleteries pareilles ; il regarda par la fenêtre et vit dans la cour une voiture. Comme il n’y avait ni à résister, ni à fuir, ni à tarder, il descendit, tremblant de tout son corps, sous son bel habit neuf Navarin flamme et fumée, s’assit dans la voiture, et se rendit chez le général gouverneur, accompagné des deux superbes cavaliers chevauchant près des portières. À peine il fut dans la première salle, que, sans lui donner le temps de souffler ou de penser un moment, l’employé de service lui dit gravement :
« Allez, monsieur, là-bas, tout droit ; le prince vous attend. »
La grande pièce dans laquelle il était, et qu’il traversait aussi lentement que possible, lui fit l’effet d’un lieu rempli d’ouragans tourbillonnant dans un épais brouillard, où des courriers paraissaient pour disparaître aussitôt avec toutes sortes de paquets, et il pensa : « Voilà comme sans jugement, sans rien, hommes ou paquets, on est emporté en un moment dans le tourbillon, pour se trouver peut-être un mois après tout au fond de la Sibérie » Et son cœur battait plus violemment que les plus fortes palpitations d’un amant fou de jalousie. Enfin un des battants d’une haute porte d’acajou tourna sur ses gonds, et Tchitchikof se vit dans un cabinet rempli d’armoires, de cartons, de livres, de portefeuilles, exposé au regard d’un tout-puissant personnage, qui, avant de parler, donnait déjà tous les signes de la colère la plus tempêtueuse.
Tchitchikof, voyant cela, se dit intérieurement : « Ah ! mon Dieu, il va me déchiqueter comme un misérable agneau, et il ne fera de moi qu’une bouchée.
— Je vous ai traité avec bonté ; je vous ai permis de rester dans la ville tandis que mon devoir était certainement de vous faire traîner en prison, et vous, de nouveau livré à votre esprit de coquinerie, dit le prince tout frémissant de colère, vous avez commis l’action la plus basse et la plus infâme dont un filou de votre espèce puisse se souiller !
— Puis-je demander à Votre Excellence quel est cet acte de coquinerie infâme qu’il lui plaît de me reprocher ? » dit Tchitchikof très-pâle et tout tremblant, mais tâchant de faire quelque contenance.
Le prince se leva, approcha de Tchitchikof, le regarda bien droit en face et lui dit :
« Une femme… celle qui… sous votre dictée, a signé le testament que vous savez par cœur, se trouve enfin sous la main de la justice et va être confrontée avec vous. »
Le regard de Tchitchikof se brouilla tout à fait et ses lèvres bleuirent ; il dit au prince :
« Je dirai à Votre Excellence comment tout s’est passé ; je suis coupable, sans doute ; mais mon erreur est l’œuvre de mes ennemis ; on m’a cruellement trompé.
— Personne ne peut vous tromper ; il y a en vous, pour tous les genres de bassesses, plus de moyens que n’en peut jamais imaginer le plus effronté menteur ; je crois que, dans tout le cours de votre vie, vous n’avez pas fait une action exempte de fraude, et, comme vous n’avez jamais acquis un sou que par le vol et l’escroquerie, il y a, dans le nombre, vingt fois de quoi vous valoir le knout et la Sibérie. Mais je ne veux plus même te voir ni t’entendre, misérable : tu vas de ce pas être mis en prison, et là, dans un cercle de scélérats et de brigands, tu attendras que l’on ait décidé de ton sort. L’arrêt le plus sévère sera encore trop doux ; tu es un bien plus méchant drôle que ceux qui ne portent que l’armiack et le touloupe ; tu es vêtu… »
Il jeta en disant ces mots un coup d’œil sur le magnifique habit flamme et fumée de Navarin, et, saisissant un cordon de sonnette, il sonna.
« Ah ! prince, si vous n’avez pitié de moi, songez à ce que va souffrir ma jeune famille ! Songez que vous donnez la mort à ma mère qui est vieille et souffrante.
— Tu mens ! s’écria le prince ; tu m’as déjà supplié au nom de tes enfants, de ta femme, et tu es heureusement sans famille sur la terre… maintenant c’est une vieille mère…
— Eh bien ! oui, je suis un misérable ; je mentais, je n’ai ni mère, ni femme, ni enfants ; mais, Excellence, croyez-moi, il a toujours été dans ma pensée de prendre femme, de remplir tous mes devoirs d’homme et de citoyen, pour me concilier, pour mériter alors l’estime des citoyens et des magistrats. Mais j’ai eu malheur sur malheur, et j’en ai subi les effets ordinaires ; j’ai dû, pour exister, pour me cramponner à un certain niveau social, sacrifier souvent mes scrupules ; mon cœur en saignait parfois… Que faire pourtant, quand, à chaque pas, il y a tentation et scandale, et de plus des détracteurs, des ennemis bien injustes, bien acharnés ? toute ma vie, prince, a été une suite d’ouragans ; mon frêle esquif ne pouvait qu’errer à l’aventure, ainsi battu par les vents et les flots. Je suis homme, prince, et j’ai eu des faiblesses. »
Il dit, et deux abondants ruisseaux de larmes jaillirent de ses yeux ; il s’abattit aux pieds du prince, sans même songer à son habit Navarin flamme et fumée, à son gilet de velours épinglé, à sa cravate de soie lapis-lazuli, à son pantalon collant ; il frappa le parquet de sa tête si merveilleusement coiffée, et répandit, en s’essuyant à la hâte le front et les yeux, la plus douce exhalaison de véritable Marie Farina dans tout le cabinet de Son Excellence.
« Va-t’en, va-t’en ! Ah ! faites-le emmener par trois soldats, dit le prince à l’employé de service.
— Prince, prince ! pitié ! » cria Tchitchikof en embrassant des deux mains les bottes du grand personnage.
Le prince sentit le frisson dans toutes ses fibres.
« Allez-vous-en, vous dis-je, allez-vous-en ; laissez-moi donc ! dit-il, et il faisait de très-grands efforts pour dégager ses pieds des mains crispées de Tchitchikof.
— Prince, je ne m’en irai pas que vous ne m’ayez accordé ma grâce ! dit Tchitchikof, qui, au lieu de lâcher prise, pressait les bottes du prince contre son sein ; et sur ce parquet ciré de frais il était traîné sur place par la jambe prisonnière avec le bel habit flamme et fumée de Navarin.
— Allez-vous-en, vous dis-je ! » exclama le prince.
Ce personnage était saisi de cet indéfinissable sentiment de répulsion qu’éprouve l’homme à la vue d’un hideux reptile qui lui fait horreur et qu’il n’a pas le courage d’écraser du pied. Cependant le prince imprima à sa jambe une secousse nerveuse telle que Tchitchikof sentit un violent coup de botte à la fois au nez, aux lèvres et au menton. Celui-ci ne lâcha pas pour si peu la botte princière, et ne la retint, au contraire, qu’avec plus de vigueur entre ses bras. Mais l’attouchement habile des doigts de deux robustes gendarmes autour de sa taille eurent tout d’abord l’effet désiré ; le prince resta fort agité, mais libre.
Tchitchikof, remis et maintenu debout par les mains qui l’avaient relevé, traversa, soutenu par les aisselles, sans apercevoir personne, quatre grandes pièces remplies de monde. Il était blanc comme la toile, les traits tirés et dans cet horrible état de prostration où tombe le malheureux qui voit devant lui la mort, ce pas inévitable, antipathique à notre nature, et où notre imagination ne manque pas de dresser de hideux fantômes, surtout si la conscience et la fièvre sont de la partie.
Parvenu au palier supérieur du grand escalier, il ouvrit les yeux, et, au moment de descendre la première marche, il vit Mourâzof qui allait la monter. Une lueur d’espérance brilla aussitôt sur son front ; en un clin d’œil il s’arracha avec une force extraordinaire des mains des gendarmes étonnés, et il se précipita aux pieds du vieillard, non moins stupéfait que les gendarmes.
« Mon pauvre monsieur Pâvel Ivanovitch ! qu’est-ce qui vous arrive ? dit Mourâzof.
— Sauvez-moi, sauvez-moi, Afanacii (Athanase) Vaciliévitch ! on me mène en prison, à la mort ! je… »
Les gendarmes ne le laissèrent pas achever ; ils l’avaient ressaisi sous les aisselles et l’entraînaient, mis en garde contre tout nouvel accident de ce genre.
Un sale et humide cachot sentant le renfermé, le moisi, le remugle, combiné avec la senteur des bottes et des longues bandes de toile dont les paysans et les soldats s’entortillent les pieds en guise de bas, une table de simples ais disjoints, deux chaises branlantes, une lucarne grillée de forts barreaux de fer forgé, un poêle prodiguant la fumée par cent fissures et ne donnant aucune chaleur, un plancher auquel on eût préféré le pavé ou le sol poudreux des ruelles, tel était le cachot où les agents de la force publique déposèrent l’infortuné Tchitchikof, ce délicat et fidèle ami du confort. En ce moment il n’osait plus espérer de goûter jamais les douceurs de la vie aisée, l’objet exclusif de tous ses actes, de tous ses rêves d’avenir, ni même d’attirer, ne fût-ce que pour une heure, dans un salon quelconque, l’attention de ses compatriotes, qu’aurait certainement charmés son admirable habit Navarin, ce même habit qui ne lui avait valu qu’un regard haineux de l’irascible prince.
On avait attenté brusquement à sa liberté personnelle, sans lui laisser le temps ni la faculté de prendre avec lui les effets les plus indispensables, et surtout d’enlever sa cassette, la cassette qui contenait tout son avoir… « Maintenant, pensait-il, argent, papiers, contrats d’acquisition d’âmes, tout doit être, tout cela est certainement dans les mains des employés, des greffiers, des gens de chicane, excitant la curiosité et l’âpre convoitise même des plus subalternes rongeurs, des créatures les plus stupides du monde. »
À cette idée navrante il se laissa tomber sur le plancher, et les spasmes du désespoir firent dans son cœur les effets d’un ver énorme ou d’un hideux reptile, qui l’aurait entouré de ses anneaux pour le dévorer à loisir. La douleur et l’angoisse devenaient plus vives de minute en minute dans cette pauvre âme dépourvue de toute force vivifiante qui l’en pût défendre. Encore un jour, un seul jour d’une semblable torture, et il n’y aurait plus eu de Tchitchikof sur la terre, car tout ici-bas est livré au changement, et les grands types d’une époque sont éclipsés sans retour par les types de l’ère qui nécessairement lui succède, et que le génie du siècle prépare imperceptiblement à l’avance.
Mais, heureusement pour notre poëme, sur notre Tchitchikof, sur ce prototype d’une génération qui n’avait pas encore fait tout son temps, se tenait étendue la main de celui à qui seul il appartient de sauver et préserver ce qui doit achever et couronner son œuvre avant de disparaître à jamais.
Une heure s’était à peine écoulée depuis que Tchitchikof se tordait sur le plancher encroûté de ce lieu d’infection, que la porte du cachot s’ouvrit toute grande pour livrer passage au bon vieux Mourâzof, dont rien n’arrêtait la charité, et qui savait par les lumières de l’âme ce que vaut pour le prisonnier de cette catégorie l’aumône d’une visite spontanée.
S’il arrivait à un pèlerin, brûlé d’une soif ardente, couvert de l’incandescente poussière du désert, épuisé de forces, exténué par la fatigue et le besoin, qu’une jeune et belle nymphe de l’oasis vînt verser avec précaution dans sa gorge desséchée un filet cristallin de belle et pure eau de source, cette nymphe bienfaisante et cette gracieuse vision n’auraient pas pour le pèlerin un effet plus rafraîchissant, plus fortifiant que ne le fut pour le pauvre Tchitchikof cette apparition du bon vieillard dans l’infect et humide cachot. Tchitchikof s’élança du plancher où il s’était laissé tomber dans le terrible accès de sa douleur, saisit la main du vieillard, la baisa avidement, la porta convulsivement de ses lèvres à sa poitrine, et s’écria :
« Mon bienfaiteur, mon sauveur ! Ô Dieu du ciel, vous récompenserez cet homme, ce saint qui vient visiter et sauver du désespoir un malheureux comme moi ! » Puis il sanglota et fondit en larmes[1].
Le vieillard observa le prisonnier d’un regard chagrin et douloureux, et ne put d’abord que lui dire ce peu de mots :
« Pâvel Ivanovitch, Pâvel Ivanovitch ! Qu’avez-vous fait ?
— Ah ! c’est affreux ! c’est mon maudit oubli de la mesure qui m’a perdu ; je n’ai pas su m’arrêter à temps. Il faut que Satan m’ait ébloui pour que je sois ainsi sorti des bornes de la raison et du simple bon sens. J’ai failli, je suis coupable !
— Mais un gentilhomme se conduire ainsi ! un gentilhomme !…
— C’est vrai ; mais, à mon tour, Afanacii Vaciliévitch, je puis dire : Sans enquête, sans jugement jeter dans un affreux cachot un gentilhomme ! Comment ne pas laisser à un gentilhomme le temps de se reconnaître, de prendre quelques dispositions pour ses effets ? Chez moi, que se fait-il en ce moment ? J’ai dû tout laisser à la merci du premier venu. Il a fallu sortir vite, vite, sans respirer, sans proférer un mot d’objection. Et ma cassette, Afanacii Vaciliévitch, songez donc, ma cassette ! elle contient tout ce que je possède. J’ai travaillé, je me suis soumis aux plus dures privations, j’ai souffert, j’ai sué sang et eau pendant des années pour acquérir le peu qu’elle renferme… Ma cassette, Afanacii Vaciliévitch ! Tout sera volé, tout sera dispersé… Oh ! bon Dieu, bon Dieu ! »
Et ne pouvant résister au chagrin qui, de nouveau, lui envahissait le cœur, il sanglota d’une voix capable de traverser l’épaisseur des murs de la prison et de se faire entendre à quelque distance ; il arracha de son cou gonflé par les angoisses sa cravate de satin, et saisissant d’une main égarée son habit au parement, il en déchira une grande partie.
« Ah, Pâvel Ivanovitch ! cet avoir enfermé dans la cassette, voilà ce qui vous aveugle ; c’est ce misérable avoir qui vous a perdu et qui vous perd en vous empêchant de voir le véritable état de votre horrible situation.
— Mon bienfaiteur, mon sauveur, secourez-moi ! s’écria Tchitchikof livré à son désespoir en se prosternant aux pieds de Mourâzof ; le prince vous aime, il ne vous refusera rien !… dites-lui…
— Non, Pâvel Ivanovitch ; malgré tout mon désir, toute ma bonne volonté, je ne puis pas ; ce n’est point sous le pouvoir d’un homme que vous êtes tombé, mais sous celui de la loi, qui est inflexible.
— Satan m’a tenté, j’ai faibli ; je suis donc devenu un objet d’horreur pour les hommes ! »
En disant ces derniers mots il heurta sa tête contre la paroi, et de sa main frappa la table avec tant de violence qu’il en eut le poignet tout en sang ; mais il ne parut pas ressentir le moindre mal de ce qu’il venait de faire.
« Pâvel Ivanovitch, calmez-vous ; songez à vous réconcilier avec Dieu, et ne vous inquiétez pas des hommes ; pensez, pensez bien à l’état de votre pauvre âme.
— Mais quelle destinée fut la mienne, Afanacii Vaciliévitch ! Où est l’homme qui en a subi une pareille ? Ce n’a jamais été que par des prodiges de patience que j’ai gagné chaque kopéïka dans ma vie ; toujours par un travail surhumain ; car moi je n’ai jamais dépouillé personne, je n’ai jamais pillé les caisses de l’État, comme font tant de gens. Et à quoi bon tant de peine pour une kopéïka ? À quoi bon ? pour pouvoir vivre une vie aisée et laisser quelque aisance à la femme que je prendrais et aux enfants que j’aurais d’elle pour le bien, pour la service de la patrie. Voilà pourquoi il me fallait à toute force un avoir. J’ai biaisé, j’en conviens, j’ai biaisé, mais alors seulement qu’il m’était bien démontré que, dans l’état des lieux, le droit chemin n’existait pas et ne pouvait exister. Je travaillais du moins, je me formais, je rendais service et j’étais poli ; si j’ai pris, et je l’ai fait, c’est toujours à des riches. Songez à ces infâmes qui dans les tribunaux prennent par dizaines les milliers de roubles dans les caisses publiques, rançonnent les pauvres gens, enlèvent leur dernier sou à la veuve et à l’orphelin sans ressources. Il ne leur arrive rien ; et à moi, quelle obstination du malheur ! Songez, chaque fois que je tiens enfin mes récoltes ou que je n’ai plus qu’à étendre la main vers les fruits de mes travaux ou de mon habile industrie, tout aussitôt une tempête, un écueil, une fatale rencontre, et ma nef est brisée en éclats. Il y eut un temps où je possédais une maison à trois étages et un capital de trente mille roubles ; deux fois j’ai acheté des biens de campagne, des terres : tout cela m’a été enlevé par des bourrasques. Dites, Afanacii Vaciliévitch, pourquoi ces coups accablants comme en ce moment la privation de ma liberté sans jugement ? Est-ce que même sans tout cela ma vie n’était pas déjà comme la navigation d’un vaisseau désemparé au milieu des vagues soulevées ? Où est donc ici la justice du ciel ? Où est donc l’indemnité légitime d’une patience et d’une constance sans exemple ? J’ai dû trois fois m’y reprendre du commencement ; trois fois, ayant tout perdu d’un seul coup du sort, j’ai recommencé l’édifice impossible de mon avenir par une première kopéïka, et vous savez que tout autre à ma place serait allé, dans son désespoir, se consoler en s’oubliant et pourrir ignoblement au cabaret. Et comme j’ai dû lutter ! combien j’ai eu à supporter ! chaque kopéïka n’a cédé, pour ainsi dire, qu’à l’emploi de toutes les forces de mon âme. J’en ai connu qui s’assuraient leur pain et même s’enrichissaient facilement ; mais pour moi chaque kopéïka était, comme dit le proverbe, fixée par un clou de la valeur de trois kopéïki, et il ne fallait rien de moins que ma volonté de fer pour briser le clou et faire de la kopéïka trouée ma conquête… »
Après avoir ainsi parlé, il rentra subitement par l’esprit dans le sentiment de sa situation présente, ce qui fut cause qu’ayant le cœur comprimé, il poussa un long gémissement et tomba sur la table. Agité au delà de toute expression, il arracha tout à fait une des basques pendantes de son habit, la rejeta contre le mur, et portant alors ses deux mains à ces mêmes cheveux qu’il prenait d’ordinaire grand soin de fortifier, il s’en arracha impitoyablement des touffes, se faisant comme une jouissance d’une douleur cruelle par laquelle il voulait s’étourdir sur la souffrance incurable qui avait pris place dans son cœur.
Longtemps Mourâzof demeura en silence à observer cette rage d’un homme acharné contre lui-même, phénomène qu’il voyait pour la première fois. Cet être qui, quelques heures auparavant, l’air satisfait, la tenue plus que soignée, avait toute la désinvolture d’un homme du monde qui aurait été militaire, se roulait, se traînait ignoblement sur le plancher d’un affreux cachot, en habits souillés et déchirés, le poignet tout couvert de sang figé, la chevelure en désordre, l’esprit troublé, la parole pleine d’incohérence, d’imprécations contre le sort et de lâches supplications adressées à un homme sans titre.
« Ah ! Pâvel Ivanovitch, Pâvel Ivanovitch ! quel homme vous seriez aujourd’hui, si, avec tant de constance et de puissance sur vous-même, vous eussiez suivi la bonne voie et marché ferme vers un but élevé ! Mon Dieu ! que vous auriez pu faire de bien, et combien n’en ferait pas n’importe quel homme d’honneur employant autant d’efforts à de bonnes œuvres, que vous à conquérir votre kopéïka ! Que n’avez-vous su faire au bien public, sans ménagement, autant de sacrifices d’amour-propre et de satisfactions ambitieuses, que vous en avez fait pour arriver à la stérile possession de cette kopéïka ! Pâvel Ivanovitch, ce qui me fait de la peine, ce n’est pas encore que vous soyez si coupable aux yeux d’autrui, mais que vous le soyez si cruellement envers vous-même ; avec de si beaux dons en partage, vous aviez toute l’étoffe nécessaire pour devenir un homme fort distingué, et vous vous êtes déshonoré et perdu vous-même. »
L’âme est pleine de mystères. On a beau s’égarer loin, bien loin des voies de l’honnête et du juste, on a beau glisser dans ces gouffres du crime où le cœur devient étranger à tout sentiment de morale, on a beau se matérialiser, s’endurcir, se pétrifier dans les habitudes d’une existence perverse ! Qu’un homme pur, l’occasion donnée, vienne à faire au criminel le reproche de ses belles et nobles qualités si fatalement négligées, étouffées et foulées aux pieds ; l’âme oubliée se réveille dans le grand coupable, et celui-ci, étonné de ce qui se passe en lui, en est visiblement tout ébranlé, même quand son langage reste à peu près le même pendant la commotion.
« Afanacii Vaciliévitch, dit le pauvre Tchitchikof en prenant les deux mains de Mourâzof dans les siennes, si j’avais le bonheur de recouvrer ma liberté, et avec ma liberté ce petit avoir dont je suis naturellement inquiet, si j’avais ce grand bonheur… je vous jure que de ce moment-là je mènerais une tout autre vie… seulement, sauvez-moi, vous ; soyez mon bienfaiteur, tirez-moi de cette prison.
— Êtes-vous raisonnable de demander que j’aille pour vous parler à l’encontre de la loi ? Et puis, qu’importe aux magistrats puissants que je vous porte intérêt ? car c’est là tout ce qu’ils y verraient, si j’allais à eux. Le prince est, avant tout, un homme fanatique de justice, et, dès qu’il a avancé, il ne recule point. Que puis-je donc alors, et que me demandez-vous ?
— Soyez mon bienfaiteur ! vous ne savez peut-être pas toute l’étendue de votre influence… Et puis, écoutez : ce n’est pas la loi qui me terrifie ; devant la loi, j’ai des moyens ; hors d’ici, j’en pourrai trouver. Mon malheur, ma ruine, c’est d’être jeté dans ce cachot où je mourrai comme un chien. Où sont mes papiers, mon avoir, ma cassette ?… Ah ! sauvez-moi !… »
En achevant, il embrassa les genoux du vieillard et les inonda de ses larmes.
« Pâvel Ivanovitch ! dit Mourâzof en branlant la tête, comme cet avoir dont vous parlez vous a rendu aveugle et sourd ! Votre âme semblait se réveiller, elle voulait vous parler tout à l’heure ; mais cet avoir, ce misérable avoir vous tourne la tête, et vous n’entendez rien au dedans de vous.
— Je penserai aussi à mon âme ; j’y pense, j’y pense, mais sauvez-moi !
— Pâvel Ivanovitch, vous sauver, moi ! Quel sauveur suis-je donc ? songez à ce que je suis. Mais soit, je vais voir si, en effet, je puis quelque chose ; je demanderai que vous soyez traité avec moins de rigueur et qu’on vous laisse libre dans la ville. Réussirai-je ? C’est fort douteux, mais je vous promets de tâcher. Si, selon votre sentiment à vous, je viens à réussir, je vous demande, pour ma récompense, l’engagement de renoncer à toutes les manœuvres auxquelles vous vous livrez pour ces belles acquisitions. Je vous atteste sur l’honneur que, si je venais à perdre tout mon avoir, qui est plus considérable que le vôtre, on ne me verrait pas pleurer. Soyez bien sûr que l’avantage n’est pas dans une fortune que l’on peut confisquer, mais dans des biens que personne ne peut ni séquestrer ni dérober. Vous avez déjà assez vécu pour comprendre ce que c’est que la vie ; vous-même vous comparez votre existence à un vaisseau battu par les vagues ; vous avez bien assez pour vivre un reste de jours à l’abri du besoin. Retirez-vous dans quelque solitude agréable, dans le voisinage d’une église et de quelques honnêtes gens, et, s’il est vrai que vous éprouviez un grand désir de laisser après vous une famille, mariez-vous à une bonne fille pauvre, faite à la modération, experte en économie domestique ; oubliez les bruits du monde, ses vanités, ses séductions et ses besoins factices ; sachez sans regret vous faire oublier de lui : il ne vous donnerait pas de repos, vous l’avez bien vu, puisque tout vous tente, tout vous quitte, tout vous trompe et vous trahit depuis que vous faites commerce avec lui.
— Certainement, certainement ! c’était mon intention, ma volonté bien arrêtée, de régler mes mœurs, de vivre de la vie de l’âme, et, pour diversion, de m’occuper de ménage. Le tentateur des hommes m’a ébloui, aveuglé, égaré. Ô Satan, va diable, va démon maudit !… »
Des sentiments indéfinissables et qui lui avaient été jusque-là inconnus s’émurent en lui. Il semblait qu’il s’éveillât du fond de son âme quelque chose de lointain, quelque chose de tombé autrefois et d’étouffé dès le jeune âge par un enseignement à principe mortel, qu’avaient encore favorisé les vapeurs de l’ennui d’une enfance sans caresse et sans joie, le silence morne de la maison paternelle, la solitude et la monotonie de ce séjour, la misère et la pauvreté des premières impressions, enfin une sorte de regard rigide de la destinée jeté du dehors à l’intérieur, comme à travers une vitre chargée de givre et de glace.
Il posa ses coudes sur la table et sa tête entre ses mains, poussa un profond soupir et prononça d’une voix déchirante :
« C’est la vérité, c’est trop vrai !
— Oui, vous vous étiez égaré, mais vous pouvez tout réparer ; vous avez encore le temps…
— Non, franchement, c’est trop tard, dit-il d’une voix qui brisa le cœur du bon Mourâzof. Je commence à sentir, je vois même distinctement que je suis hors de la voie, qu’il est très-mal de l’avoir quittée, mais je ne puis plus y rentrer. La faute en est à toute mon éducation primitive : mon père ne parlait qu’en moralités ; il me battait pour me les inculquer dans la mémoire ; il me faisait copier de force des maximes et des sentences morales, et en même temps il volait les planches et les poutres du voisin, et il me dressait à l’y aider. Il a fait à un autre voisin un procès d’une injustice criante ; il a perverti un orphelin dont il avait la tutelle. L’exemple a bien plus de force que les paroles. Je vois, je sens que je ne vis pas bien, mais je ne me sens pas autrement d’aversion pour le mal. Ma nature a pu être bonne, mais elle a sombré dans une habitude mauvaise. Nul amour du bien, nulle inclination aux œuvres de charité, nulle émulation de vertu ; je n’ai dans la tête et au cœur qu’une pensée, un désir : thésauriser en vue d’une existence commode. Je vous dis la vérité. »
Le vieillard gémit en secret de l’endurcissement d’un homme qui, tombé au dernier degré de l’abaissement et du malheur, ne pouvait cependant se dissimuler un quart d’heure, même pour obtenir sa liberté, tout ce qu’il y avait en lui d’incorrigible ; mais, sachant que la goutte répétée finit par creuser le marbre le plus dur, il persista et dit :
« Pâvel Ivanovitch, vous avez de la constance et une grande force de volonté, je le répète. Oui, le remède est amer ; mais quel malade est assez insensé pour repousser le médicament sans lequel il sait ne pouvoir recouvrer la santé ? L’amour du bien vous fait défaut, faites-le au mépris de votre goût, livrez-vous-y sans l’aimer ; cela vous sera compté à un plus haut prix que si vous agissiez par inclination naturelle. Répétez seulement ce vertueux effort quelquefois, et l’amour du bien éclora de lui-même dans votre âme. Croyez que cela est toujours ainsi. La royauté ne se donne pas d’elle-même, comme on dit ; elle veut être abordée, contrainte, surprise, enlevée par une série de puissants efforts. L’homme, ce roi de la création, ne fait ratifier qu’à ce prix ce beau titre. Eh ! Pavel Ivanovitch, ne laissez pas périmer vos droits à cette royauté, vous avez pour les faire reconnaître une force devenue trop rare aujourd’hui parmi nous. Je vois partout des hommes faibles, mous, sans volonté ; vous avez au fond de vous une patience de fer. Osez quitter le mal pour le bien, vous serez peut-être, vous serez, je crois, un héros. Vous ne ramperez plus dans les fanges de la honte, comme il est naturel au vice, vous planerez alors sur les cimes sereines de la vertu ! »
Ces paroles habiles et bien senties du vénérable Mourâzof pénétrèrent en effet au fond de l’âme de Tchitchikof, et y remuèrent un côté de son amour-propre qui avait toujours été retourné en dessous. Les yeux de l’infortuné prisonnier brillèrent en ce moment, si ce n’est du pur et vif éclat d’une grande résolution, du moins de quelque chose de fort qui y ressemblait assez.
« Athanase Vaciliévitch, dit-il d’un son de voix assuré, si vous parvenez à obtenir pour moi, par vos instances généreuses, ma liberté et les moyens de sortir de cette ville avec quelques débris convenables de ce que je possédais ce matin encore, je vous donne ma parole de commencer une tout autre vie. J’achèterai un petit village, je me ferai cultivateur, je ferai des économies, non pas pour moi, mais pour les nécessiteux ; je ferai, n’en eussé-je nulle envie, autant de bien qu’il me sera possible ; je m’oublierai, je m’effacerai moi-même, je mépriserai les festins et les orgies des villes ; je me ferai avec bonheur une existence simple et frugale.
— Eh bien ! que Dieu à présent vous affermisse dans cette résolution, dit le vieillard ; je vais faire les plus grands efforts auprès du prince pour obtenir votre mise en liberté, et tout au moins un grand adoucissement à votre position. Permettez-moi de vous embrasser, car vous venez de me causer bien de la joie. Eh bien, adieu ; je me rends d’ici droit chez le prince. Dites-moi seulement : qui a fait tenir à Khlobouëf soixante mille roubles comme un legs particulier de la défunte, tandis qu’on ne trouve pas de trace de ce legs dans le testament ?
— C’est le légataire, à ma prière.
— Bien ! je m’en étais douté ; adieu. »
Tchitchikof resta seul.
Tout en lui était ébranlé, son cœur était pénétré d’attendrissement. Le plus dur des métaux, le plus résistant, le moins ductile, le platine, traîné aux fourneaux, jeté aux creusets à l’état brut avec toutes ses scories, subit l’action d’un feu sans cesse alimenté, sans cesse excité par le jeu des soufflets ; d’abord il tient bon ; mais l’homme est plus ferme encore ; le métal blêmit, puis il frémit dans sa masse, des corps étrangers s’en dégagent, et, à la fin, on voit le plus obstiné des métaux tendre de lui-même à s’épurer, et passer ainsi accidentellement à l’état liquide. C’est ainsi que l’homme le plus bronzé contre les tortures morales du malheur, faiblit, s’affaisse et voit l’épaisse coque métallique dont le temps avait enveloppé sa nature, éclater et se dissoudre instantanément sous le feu irrésistible qui l’attaque et la dévore.
« Je suis un être insensible ; je n’ai point de sentiment, non, point ; mais c’est résolu, je ferai les derniers efforts pour inspirer les meilleurs sentiments à autrui, les sentiments dont Mourâzof a éveillé en mon esprit l’idée la plus distincte ; je suis par moi-même un grand misérable, je ferai tout pour détourner mes semblables de ce qui jette inévitablement dans un tel abîme de perdition ; je n’ai rien du vrai chrétien, mais je me surveillerai à chaque minute, pour ne donner aux chrétiens que des sujets d’édification. Je vais me mettre à travailler ; la terre sera arrosée de mes sueurs. À la campagne, je ne ferai rien avant de m’être bien dit : « Est-ce honnête ? est-ce juste ? » afin de me ménager une bonne et légitime influence sur les autres. Et au fait, je ne suis peut-être pas si profondément perverti que je ne puisse me réhabiliter à mes propres yeux ! J’ai quelque capacité pour les choses de l’agriculture ; je suis actif, prudent, constant, économe : que me manquerait-il pour être heureux dans un village ? Il ne s’agit donc que d’en prendre son parti. »
Telles furent les pensées qui se jouèrent dans l’esprit de Tchitchikof aussitôt après la sortie de son vénérable protecteur ; une lumière nouvelle et bien faible encore, bien incertaine, venait de luire dans son âme, et il l’y entrevoyait avec satisfaction dans cette solitude du cachot. Sa nature si longtemps muette semblait proférer des paroles, et ces paroles signifiaient qu’il y a pour l’homme sur la terre un devoir qu’il faut remplir, qu’on peut accomplir partout, malgré tous les obstacles, les troubles, les contrariétés qui viennent forcément assaillir l’homme, en quelque coin de la terre que sa destinée l’ait placé. Et une bonne vie de labeurs, loin du bruit des villes, loin de ces vains plaisirs qu’invente et varie l’oisiveté, se dessina si vivement à ses yeux charmés, qu’il en oubliait toute l’horreur de sa situation et se disposait même à rendre grâce à la Providence divine du coup terrible qui lui avait été porté. Seulement il remettait ce devoir à un autre temps ; il voulait remercier la Providence à la fois et des nouveaux sentiments qu’il éprouvait et de sa libération de prison et de la restitution au moins d’une partie de son avoir.
Mais la lourde porte cria sur ses gonds, s’ouvrit et se referma sur un employé avec lequel Tchitchikof s’était rencontré une fois, et dont il savait diverses particularités de caractère. C’était un nommé Samosvistof, un épicurien, un intrépide gaillard, un affronteur pourvu de larges et robustes épaules, de pieds plus redoutables que ceux de Sabakévitch ; au demeurant, excellent compère, viveur, bonne bête, subtil comme le vent et solide comme le rocher, au témoignage de tous ses camarades. En temps de guerre, disaient-ils, il ferait des prodiges ; que par des chemins impraticables on l’eût envoyé enclouer un canon à la barbe de l’ennemi, c’eût été pour lui une véritable fête.
À défaut de cette carrière militaire où peut-être on aurait fait de lui un homme d’honneur, il déploya ses qualités naturelles et acquises dans des exploits de greffe qui firent de lui un personnage moins honorable. Mais, chose difficile à croire et pourtant positive, cet homme avait des règles et des principes à lui ; il était d’un bon et sûr commerce avec ses égaux et ses inférieurs, et jamais il ne lui arriva de trahir un camarade ; sa parole donnée, il la tenait à tout prix ; mais quant à toute la hiérarchie des supérieurs, il n’y voyait jamais que des batteries à surprendre et à enlever, et pour cela il ne manqua pas de profiter de tout sentier imperceptible, de tout pli de terrain, de tout endroit faible ou mal gardé.
« Nous connaissons à fond votre situation, dit cet employé aussitôt qu’il vit que la porte était rentrée hermétiquement dans son cadre ; nous savons tout, tout, tout, mais ne vous alarmez pas ; ayez au contraire bon courage ; le dommage est déjà aux trois quarts réparé. Nous avons tous travaillé de bon cœur pour vous, pour votre service, cher maître, entendez-vous ? Trente mille roubles suffiront parfaitement pour tout ce monde ; ne donnez pas un sou de plus ; cela doit suffire. Est-ce convenu ?
— Et je serai justifié ? s’écria Tchitchikof.
— Libéré, acquitté, justifié, et de plus indemnisé de vos pertes matérielles.
— Et tous vos soins me coûteront… ?
— Trente mille roubles. Dans cette somme il se trouvera tout ce qu’il faut, de calcul fait, et pour nous autres, et pour le monde du général-gouverneur, et pour le secrétaire. Y êtes-vous maintenant ?
— Mais permettez ; voyez… comment pourrais-je sortir d’ici ? Mes effets, pensez donc, toutes mes hardes, ma… hem ! tout est sous les scellés, gardé par des sentinelles ?…
— Dans une petite heure, vous recevrez tout ici même. Eh bien, voyons, tôpez-vous ?
— Tôpe ! » dit Tchitchikof en frappant dans la main de l’employé.
Mais il était assez loin encore de croire qu’un si grand bonheur fût possible.
« Assez causé ; je ne puis rester une seconde de plus ; seulement j’ai été chargé par notre ami commun de vous dire que l’essentiel, c’est le calme et la présence d’esprit.
— Ah ! je comprends, pensa Tchitchikof… le jurisconsulte !… »
Samosvistof disparut. Tchitchikof discuta longuement avec lui-même, dans la solitude du cachot, le peu de probabilité de tout ce qui venait de lui être promis, et sa conclusion devenait de moins en moins rassurante : car l’homme privé de sa liberté se reprend sans cesse, comme de préférence, à n’espérer plus rien.
Cependant il ne s’était pas écoulé une heure que cassette, papiers, effets, tout fut apporté dans le cachot et dans l’état le plus parfait. Voici comme, à l’égard de ces effets, les choses s’étaient passées.
Samosvistof avait fait une apparition au logement de Tchitchikof, comme s’il en eût eu l’ordre spécial ; il gronda les deux sentinelles de ce qu’elles avaient l’air endormi ; il regarda la chambre, les meubles, les portes, la cassette et les valises, qu’il rapprocha entre elles du pied et de la main. Il dépêcha une des sentinelles pour qu’il fût envoyé encore deux soldats de garde, et cependant il procéda à l’ouverture de la cassette, d’où il tira tous les papiers compromettants pour le prisonnier ; il en fit une liasse qu’il posa sur une chaise, puis il agrafa, ficela, cacheta le tout avec un air de gravité, et voyant entrer les soldats qu’il avait mandés, il leur ordonna d’une voix sèche et cassante de porter le tout à Tchitchikof à l’instant même, comme effets de nuits indispensables à ce malheureux ; il lui fit porter aussi le rouleau de papiers qu’il avait mis à part. Tchitchikof reçut ainsi jusqu’aux vêtements chauds qu’il pouvait désirer pour envelopper et réchauffer son corps mis à tant d’épreuves dans cette fatale demi-journée. Ce fait de la remise exacte et prompte de ses effets causa au prisonnier une joie inimaginable.
Les soldats retournèrent en hâte à leur poste pour garder à quatre une commode et un placard scellés, mais entièrement vides.
Toute inquiétude s’évanouit de l’esprit de Tchitchikof ; au lieu de cela son imagination charmée entrevit tous les sourires, tous les songes gracieux de l’espérance ; il en vint à rêver à la salle de spectacle, au ballet, aux coulisses, au foyer des acteurs, au joli rat à qui il contait fleurette. La retraite champêtre, le village, les travaux rustiques… tout cela lui parut d’une pâleur… décidément il se reprenait à aimer le bruit, le mouvement et l’éclat des villes. Oh ! la vie !
Sur ces entrefaites, l’affaire s’était engagée avec des proportions vraiment indéfinies, dans les tribunaux de tout degré et dans les bureaux de la haute administration provinciale. Les plumes criaient, les chaises gémissaient, les tabatières s’épuisaient, les têtes casuistiques travaillaient ; quelques fonctionnaires, en véritables artistes, s’arrêtaient pleins d’admiration devant une période ou une simple phrase contenant à elle seule toute une merveilleuse perspective de chicanes. Le jurisconsulte, magicien invisible, sans laisser même sentir sa main, touchait à tous les ressorts, imprimant le mouvement le plus vertigineux à toute la machine. Il leur fit perdre la tête à tous et ne laissa à aucun le temps de se remettre de la première secousse. La confusion s’augmentait de la confusion même. À Dieu ne plaise que nous ne rendions à chacun la justice qui lui est due et l’honneur qui lui revient dans cette grande journée ! Samosvistof lui-même y eut une grande part par son intrépidité, son audace et sa verve.
Étant parvenu à savoir où l’on tenait au secret la femme qu’on disait habile dans les rôles de vieille dame mourante, il se rendit droit à la porte d’entrée et s’arrêta court, non pas en homme d’humble condition qui voudrait quelque chose et qui hésite, mais en chef et en maître, tellement que la sentinelle lui porta les armes et se tint roide comme un pieu.
« Y a-t-il longtemps que tu es là ?
— Depuis ce matin, Votre Noblesse.
— Et pour combien de temps encore ?
— Pour trois heures, Votre Noblesse.
— Cela ne sera pas. J’ai besoin de toi, nommément de toi.
— J’entends, Votre Noblesse.
— Je vais dire à l’officier d’envoyer ici un autre à ta place, un gendarme.
— Comme il plaît à Votre Noblesse.
— Le mot d’ordre ?
— Quand le diable y serait, Votre Noblesse.
— Quand le diable y serait, c’est juste ; eh bien, quand tu auras échangé le mot d’ordre, rentre au quartier et attends que je t’appelle. »
Aussitôt il remonta sur sa drojka et rentra chez lui pour deux minutes. Voulant ne mêler personne dans l’affaire et que les cordons du sac allassent bien au fond de l’eau, il s’habilla lui-même en gendarme avec longues moustaches et épais favoris, et s’étant rendu complétement méconnaissable, il alla près de la maison isolée où Tchitchikof était enfermé. Là il saisit la première femme qui lui tomba sous la main, la mit sous la garde de deux de ses camarades aussi fort experts en affaires, et lui, il alla se planter, avec le sabre traînant et le fusil au poing, comme il convient, devant la sentinelle, à qui il dit :
« Va-t’en, le commandant te relève de garde. »
Le mot d’ordre échangé, le soldat partit. En un tour de main, à la femme au testament, succédait aux arrêts la pauvre femme arrêtée au hasard, qui ne savait rien et ne comprenait rien. La femme lettrée fut d’abord cachée quelque part, et plus tard on n’entendit plus parler d’elle à cinquante kilomètres à la ronde.
Dans le temps même où Samosvistof, avec ses goûts militaires, trouvait le moyen de se jouer des soldats, le jurisconsulte faisait de véritables merveilles sur un théâtre différent. Il donna avis indirectement au gouverneur civil que le procureur fiscal avait écrit contre lui un rapport très-grave ; le représentant de la gendarmerie ou de la police secrète fut informé de son côté qu’un employé qui habitait incognito la ville depuis quelques mois achevait de rédiger contre lui une dénonciation sur de certains faits passablement scandaleux ; il persuada ensuite à l’employé mystérieux qu’un autre employé, bien autrement mystérieux que lui, l’avait dénoncé depuis une huitaine de jours comme ne faisant rien et ne pouvant rien faire à cause de sa paresse et de son ineptie.
Il les mit tous dans une si grande défiance les uns des autres que la plupart accoururent à lui pour le consulter, et les questions qu’il leur adressa les effrayèrent encore plus. La confusion fut bientôt à son comble ; il y eut dénonciation sur dénonciation, ce qui mit à découvert tel pot aux roses qu’on ne pouvait soupçonner d’être sous jeu, et donna cours à mille propos malins ou allusions cruelles à des circonstances qui n’avaient jamais existé. Dans ce tohu-bohu on faisait flèche de tout bois : celui-ci était bâtard, celui-là fils légitime, mais grand Dieu, de quel père ! un troisième entretenait une veuve, un quatrième souffrait que sa femme fit les yeux doux à un jeune major. L’écheveau monstrueux de tous ces scandales se mêla et s’enchevêtra si fort avec l’écheveau très-embrouillé de l’histoire d’âmes mortes de Tchitchikof, qu’il devenait d’heure en heure plus impossible de démêler l’un de l’autre et de dire lequel des deux il serait le plus important de dévider le premier. Nous estimons qu’en l’état où ils étaient, les deux écheveaux se valaient entre eux.
Lorsque enfin les papiers arrivèrent à l’examen du général gouverneur, le pauvre prince n’y put rien comprendre. Un employé aussi pénétrant qu’expéditif, à qui fut commis le soin de faire un extrait, pensa y perdre l’esprit. Impossible de saisir aucun fil qui ne fût engagé avec d’autres à l’infini, et plus on s’attachait à en suivre au moins un, plus le fouillis devenait inextricable.
Le prince était, comme par un fait exprès, à cette époque, accablé d’un grand nombre d’autres affaires plus irritantes les unes que les autres. Dans une partie du gouvernement sévissaient les horreurs de la famine, et les employés envoyés pour y faire des distributions de blé avaient manqué à leur devoir. Sur d’autres points les sectaires dits raskolniks montraient des dispositions à la révolte ; quelque malintentionné, avait répandu parmi eux le bruit qu’il s’était montré un antéchrist qui ne laissait de repos ni aux vivants ni aux défunts, et qui achetait les âmes mortes par centaines, comme on achète des bottes de paille ou quelques milliers de fagots. Ils avaient fait pénitence à cette occasion et commis de gros péchés, puisque par le désir qu’ils avaient de pincer l’antéchrist, ils avaient battu à mort des gens qui n’étaient point des antéchrists. Dans une autre localité, des paysans s’étaient mis en pleine rébellion contre leurs seigneurs et contre toute la police rurale. De misérables vagabonds leur avaient fait accroire que le tour était venu aux paysans d’être seigneurs, d’aller en voiture et de s’habiller à l’allemande, et aux seigneurs d’endosser l’armiak, de cirer les bottes, d’habiter les chaumières et de labourer les champs. Et tout un canton considérable, sans penser que cela ferait trop de seigneurs, refusa toute espèce de rétribution à la police. Il avait fallu recourir aux moyens violents. Le pauvre prince était, par suite de tout cela, dans un état vraiment digne de pitié. Un laquais entra dans le cabinet et annonça le fermier général des eaux-de-vie. C’était Mourâzof. « Fais entrer », dit le prince. Le vieillard entra.
« Eh bien ! votre Tchitchikof, votre beau protégé, à chaque heure on en apprend de nouvelles sur son compte. Venez donc encore le défendre ! Il a toute sa vie fait des choses à étonner tous les voleurs de profession.
— Permettez-moi de dire à Votre Excellence que, jusqu’à présent, je ne vois rien de bien prouvé dans les charges qu’on rassemble contre lui.
— Ah ! oui, il y en a des charges ! Tout petit il volait les poutres des maisons en construction ; plus tard, étant chef d’un poste de douane, il a fait la contrebande avec les juifs et y a gagné quatre millions, avec lesquels il s’est enfui emportant encore la caisse du poste. Après s’être ruiné au jeu chez les Allemands, il est rentré en Russie on ne sait comment, et s’est mis à trafiquer d’âmes mortes ; bien reçu partout dans je ne sais quelle ville qu’on ne nomme pas, il a enlevé un beau matin du même coup la femme et la fille du gouverneur civil. Ici il fabrique un faux testament en tenant cachée pendant plusieurs heures la mort de celle qu’il faisait tester selon ses vues !… Rien que pour ce dernier crime, ne mérite-t-il pas d’être frappé de cinq cents coups de verge en public, ce monstre-là ?…
— Je ferai observer à Votre Excellence qu’il n’y a nullement lieu à me considérer comme le défenseur juré de ce M. Tchitchikof : ses vrais défenseurs sont ceux qui le chargent de crimes imaginaires, ou du moins étrangers au procès. Il y a une accusation de faux en matière de testament ; l’action est entamée. Oui, mais rien n’est encore prouvé, puisque l’enquête n’est pas faite.
— Nous tenons, je vous l’ai dit, un témoignage vivant, la femme même qui, habillée des robes et des coiffes de la défunte, a tenu la plume… Eh bien, monsieur l’entêté, je veux, pour vous confondre, interroger cette femme ici en votre présence. »
Le prince sonna, et ordonna que la femme dont il s’agissait fût amenée devant lui.
Mourâzof garda le silence.
« C’est l’affaire la plus infâme du monde ! et penser que les premiers fonctionnaires de la ville sont mêlés là-dedans, le gouverneur civil en tête ! Songez donc, un gouverneur civil se trouver nommé, mêlé dans une affaire de voleurs et de faussaires ! s’écria le prince avec véhémence.
— Eh mais, prince, le gouverneur est le principal héritier désigné, et, même en cas de mort ab intestat, toujours aurait-il eu ses droits de parent à faire valoir ; voyez aujourd’hui tous les autres parents, comme ils se précipitent à la curée aléatoire. L’homme est ainsi fait. Une vieille personne très-riche meurt ; le bruit court qu’elle n’a pas fait de testament, ou que ses dispositions testamentaires sont contraires à toute raison et à toute justice, les parents accourent de toutes parts attirés par l’espérance. Un testament est ouvert ; les légataires désignés soutiennent la légalité de l’acte, les autres l’attaquent en nullité et l’arguent même de faux. Tout cela, c’est l’homme.
— Mais pourquoi des détours, des mensonges, des bassesses ? ô les misérables ! dit le prince très-sincèrement indigné. Je n’ai pas ici un employé honnête homme, non, non, non, tous sont des misérables, de vils coquins !
— Qui de nous peut dire le front levé : « L’homme bon, pur, irréprochable, c’est moi ! » Les employés de notre ville ne sont pas des anges, mais des hommes ; ils ont des qualités diverses, quelques-uns des capacités incontestables : mais, comme hommes, tous sont des enfants d’Ève.
— Athanase Vaciliévitch, je ne connais que vous ici d’honnête homme ; c’est étrange pourtant, cette passion qui vous porte à prendre fait et cause pour le premier gredin venu !
— Prince, quel que soit l’individu qu’il vous plaise d’appeler un gredin, c’est un homme ; et comment n’essayerais-je pas de le défendre, quand je sais que la bonne moitié de ses torts ont leur source dans sa grossièreté et son ignorance ? Notez bien une chose qui est indubitable : c’est que nous-mêmes nous commettons à chaque pas, à chaque minute, des injustices qui causent le malheur de notre prochain, le plus souvent au rebours de notre intention. Y a-t-il si longtemps que vous avez commis, vous, prince, une grande injustice ?
— Comment cela ? s’écria le prince, étonné du tour que prenait l’entretien.
— Dans l’affaire de Derpennikof.
— Athanase Vaciliévitch ! une infraction aux lois fondamentales de l’État équivaut à une trahison envers le pays et le souverain.
— Je ne justifie aucune infraction aux lois ; il s’agit de simple équité rétributive : il n’est pas équitable de frapper d’une même pénalité un adolescent qui a été entraîné, et les coupables qui à leur crime ont joint l’infamie de prendre cet adolescent pour complice. On a fait l’application de la même peine au jeune Derpennikof et à un homme qui a vieilli dans les méfaits de tout genre, tel que Vorono Dronnoï, à un ange déchu et à sa dupe. Il y avait lieu, ce me semble, à distinguer.
— Au nom de Dieu, si vous savez quelque chose de plus sur cette affaire, parlez ! dit le prince avec une agitation visible. J’ai écrit il y a quelques jours à Pétersbourg pour solliciter un adoucissement de peine en faveur de Derpennikof ; je suis prêt à écrire encore et à insister même pour sa grâce entière, si vous le savez positivement digne de l’intérêt des honnêtes gens.
— Non, prince, je ne crois pas savoir rien que vous ne sachiez vous-même ; cependant il est une circonstance qui milite en sa faveur à mes yeux. Il sait, lui, un point de fait qui est resté obscur et qui lui serait fort avantageux, mais il souffrira tout plutôt que de faire condamner un autre homme à cause de lui. Ce secret-là ne sera que trop bien gardé. Mais demandez-vous si, en tranchant le procès par un coup d’autorité, après une instruction fort insuffisante, vous n’avez pas péché par précipitation. Pardon, prince ; vous faites appel à ma faible intelligence et m’ordonnez de parler à cœur ouvert : c’est ce que je fais. Je ne suis pas sans quelque expérience des hommes ; j’en ai employé un très-grand nombre, et j’en ai trouvé de mauvais et de bons. Je sais qu’il faut prendre en considération les précédents, mais les précédents bien prouvés de chacun, puis s’adresser directement aux individus avec calme et douceur ; si l’on s’emporte à leur premier abord, on ne fait que les effrayer, et il n’y a plus à compter sur le moindre aveu sincère. Je questionne d’un ton de bienveillance et comme entre frères ; l’inculpé dit tout avec confiance et s’enhardit jusqu’à demander un adoucissement à la peine qu’il mérite ; jamais en ce cas il ne met d’acharnement contre personne ; c’est qu’il voit bien que ce n’est nullement moi qui le punirai, mais la loi. »
Le prince devint très-pensif.
On entendit des voix nombreuses dans la vaste pièce garnie de bureaux au pourtour, précédant le cabinet. Le prince, qui attendait qu’on fit comparaître devant lui la femme accusée de faux et tenue aux arrêts forcés, ne comprenait pas qu’elle n’eût point encore été amenée à son audience ; il alla lui-même à la porte, et il la fit à l’instant ouvrir à deux battants.
Près de cette porte était toute une multitude de gens de la ville et d’employés, debout la plume à l’oreille. Au milieu du demi-cercle qui s’était formé en cet endroit était une pauvre femme toute gonflée de chagrin, de bonté, de terreur et de colère. Près de cette malheureuse et de trois soldats ébahis, se tenait avec une certaine irritation contenue un bourgeois de la ville sujet à gesticuler beaucoup, mais avec cela outrageusement bègue. Le prince questionna, le bourgeois bégaya et gesticula avec une grande animation ; la femme cria, gémit, pleura, se tordit les bras et se roula par terre ; dix ou douze habitants amenés par le bourgeois excitaient assez vivement celui-ci à s’expliquer devant Son Excellence. Le malheureux bègue se donnait déjà bien assez de mal pour cela, et il n’en était que moins intelligible, et c’est ce que faisaient observer à ces bonnes gens les gendarmes, les employés et les garçons de bureau.
La confusion était si complète que cela ressemblait à une émeute. Le prince consterné jeta un regard lamentable du côté de Mourâzof. Celui-ci comprit ; il alla aussitôt pêcher dans la foule six des plus vieux habitants présents à la scène, et les introduisit dans le cabinet. Puis, au bout de quelques minutes, il les renvoya dans la pièce où la sédition, grâce à l’attente générale d’un incident quelconque, venait de se calmer comme par enchantement ; après quoi, ayant refermé la porte en recommandant le silence à la multitude, il expliqua au général-gouverneur que l’accusée était la femme du bourgeois bègue, que c’était un couple de très-honnêtes gens ; que la femme avait été arrêtée le matin même dans la rue et mise aux arrêts par surprise, sous un prétexte de charité auquel elle s’était laissé prendre comme un enfant ; que cette femme était complétement étrangère à toute scène de testament, ne sachant ni jouer la comédie ni même écrire son propre nom, toutes choses dont les plus notables habitants du faubourg offraient de se rendre garants.
Le prince entr’ouvrit sa porte, donna des ordres pour que l’on reconduisît à l’instant, dans son propre équipage, la pauvre femme et son mari à leur domicile, et il les congédia en leur demandant leurs noms, et en les priant d’excuser la prétendue erreur qui avait été commise sans doute par excès de zèle.
Après avoir refermé la porte de son cabinet, il pressa avec émotion la main de Mourâzof en lui disant : « Merci, frère, merci ! » puis il se croisa les mains, regarda le ciel, et une grosse larme se suspendit à chacun de ses yeux.
En ce moment entra dans le cabinet un jeune employé de bonne tournure ; il s’arrêta respectueusement, le portefeuille à la main, à quelques pas du prince. Son seul aspect faisait bien voir qu’il appartenait à une nouvelle génération ; il servait comme en disponibilité pour commissions particulières près du ministère de la justice ; sur ses traits, frais encore, régnait une expression sérieuse de gravité et d’amour du travail. C’était un des rares employés qui s’occupent de procédure en dilettanti. Sans ambition, sans avidité, sans inclination à suivre l’exemple de personne, il ne servait que par la conviction où il était que sa vraie place était là et non ailleurs, et que la vie lui avait été donnée précisément pour être utile à son pays dans cette carrière. Suivre, examiner, analyser, confronter, discuter, et, après avoir saisi tous les fils des affaires les plus embrouillées, débrouiller, mettre en ordre, éclaircir les choses, dégager le point de droit du point de fait, et donner une opinion, tels étaient ses travaux ; et ses efforts étaient amplement récompensés par ce jour qu’il voyait luire devant lui dans le dédale obscur et tortueux d’un procès, par la découverte des mobiles secrets, des ruses et des intrigues de la chicane, et par l’immense satisfaction qu’il ressentait de pouvoir parfois exposer avec brièveté et lucidité sa découverte, de manière à la rendre intelligible et manifeste pour l’autorité supérieure. On peut affirmer que jamais étudiant, ayant devant lui la page ou la phrase la plus difficile d’un grand écrivain, et pénétrant tout à coup avec certitude le vrai sens de sa profonde pensée, ne s’en est trouvé aussi heureux que ce jeune et noble employé parvenant à dissiper les ténèbres dont certains jurisconsultes enveloppaient les affaires à l’aide d’une foule d’intrigants et d’affiliés comme ils en avaient dans tous les greffes des tribunaux et dans tous les bureaux de l’administration[2].
Le prince se retourna, vit son jeune assistant et le salua avec bonté. Celui-ci demanda si sa présence n’était pas importune en ce moment ; le prince répondit négativement. Seulement, voulant profiter d’une tournée que l’honorable Athanase Vaciliévitch allait faire dans le gouvernement, il voulait décider cet excellent homme à se charger de commissions importantes pour diverses localités ; et il ajouta que, quant aux affaires du contentieux, ils en parleraient le soir plus à loisir.
« Eh bien, prince, je rentre chez moi, et je suis à vos ordres ; vous voudrez bien me faire appeler à l’heure qu’il vous conviendra.
— Restez avec nous, je vous prie ; si vous n’avez pas de projet arrêté, nous passerons ensemble le reste de la journée. »
Puis s’adressant à Mourâzof, il lui dit :
« Les mandataires infidèles qui ont, par leur avidité et leurs orgies, poussé à bout la patience des districts en proie à la famine, sont de retour, et j’en ferai bonne justice. On vient de m’apporter un billet indiscret, que l’un d’eux écrivait à un certain jurisconsulte fort dangereux que je vais décidément faire mettre en interdit et expulser de la ville, seul moyen de l’empêcher de jeter ici le trouble dans toutes les classes de la société. Il me semble que mon premier devoir serait maintenant de diriger des troupes dans ces districts, et, à plus forte raison, dans celui où s’agitent les sectaires du raskol (hérésie), agités par de misérables vagabonds. Persistez-vous réellement à penser que votre seule présence, vos discours dont je connais la sagesse, et ceux de vos agents dévoués à cette sainte mission, suffisent pour ramener ces malheureuses populations à la raison et au devoir ?
— Oui, prince, oui, je le crois, et j’oserais presque vous en répondre sur ma vie. D’abord, soit dit entre nous, j’ai sous la main un moyen plus sûr qu’une démonstration armée ; je ferai un petit sacrifice, et cela me regarde seul ; j’approvisionnerai économiquement, mais positivement du moins, de seigle et d’orge ces localités où sévit la famine ; mes distributions ne seront pas dérisoires. C’est une partie que je m’entends un peu mieux à diriger que messieurs les employés, soit dit sans leur faire tort ; je ferai tout moi-même, et je donnerai à qui il faut donner, et non à qui devrait lui-même contribuer du sien. Après cela, si vous le permettez, prince, j’irai parler raison aux sectaires. Il est très-vrai qu’ils prêtent bien plus volontiers l’oreille aux discours des personnes simples, telles que moi : mais point d’escorte, point de soldats ! Avec la seule aide de Dieu, peut-être qu’en effet je réussirai à les pacifier, à finir l’affaire tout amiablement. Les employés ont des habitudes qui ne peuvent que leur être antipathiques et suspectes ; ils commencent par entamer une correspondance avec l’autorité, ils expédient des rapports, des contre-rapports, se font adresser des ordres et embarrassent tout de tant de papiers que, derrière les monceaux de leurs griffonnages, on ne parvient plus à voir ce qu’ils font.
— Je mettrai à votre disposition les sommes…
— De l’argent ? Non, je n’en prendrai sous aucun prétexte, ni avant, ni pendant, ni après ma tournée, parce que, Dieu m’en est témoin, je regarde comme honteux, en des temps comme ceux-ci, de songer à ses intérêts. Quand les hommes meurent de faim, si je réussis à leur faire prendre patience, souffrez que je paye moi-même mon succès. J’ai du blé ; dernièrement j’en avais même tant que j’ai eu le bonheur d’en envoyer en Sibérie, et je compte bien en envoyer encore là-bas l’été prochain.
— C’est à Dieu, à Dieu seul sans doute, Athanase Vaciliévitch, de vous récompenser d’un si grand service. Moi, de ce moment, je ne vous dirai plus un seul mot là-dessus : car devant ce que vous sentez de vous-même au fond du cœur, en agissant ainsi, les paroles d’un tiers sont nécessairement fades et pesantes. Mais quant à la supplique collective des quatre-vingt-deux employés de cette ville en faveur de onze de leurs confrères prévaricateurs et concussionnaires surpris et convaincus, permettez-moi de vous rappeler la loi formelle qui repousse, dans notre pays, les pétitions collectives sans exception. Et, d’une autre part, dites vous-même, ai-je le droit de mettre au néant les procès-verbaux de l’enquête ; serait-il juste, serait-il honnête de ma part de pardonner à des scélérats ?
— Ah ! prince, c’est là une qualification excessive, d’autant moins proportionnée avec le délit, que parmi les délinquants il s’en trouve plusieurs qui ont des qualités notoirement honorables. La situation faite aux hommes[3] est embarrassante, prince, très-embarrassante. Et puis, n’arrive-t-il pas souvent que vingt circonstances graves forment contre un accusé un corps de preuves des plus redoutables, et qu’un incident vient tout à coup démontrer que cet accusé était pris pour un autre ? Les bévues, les alibis, les quiproquos sont-ils si rares ?
— Mais la requête des quatre-vingt-deux, insuffisamment respectueuse dans la forme, est au fond illégale et d’un très-mauvais exemple. Que feraient-ils si j’exauçais les vœux qu’ils expriment, ou même seulement si ma faiblesse passait sous silence et leur pardonnait cette démarche ? Plusieurs, soyez-en sûr, lèveraient le nez bien haut et ne manqueraient pas de dire qu’ils m’ont fait peur, et, du moment qu’ils croiraient pouvoir effrayer l’autorité, c’en serait fait pour moi de toute considération.
— Voulez-vous bien, prince, me permettre de vous proposer une idée ? Assemblez-les tous, déclarez que vous savez tout, démontrez-le leur magistralement, gravement, sans véhémence, puis représentez-leur votre position personnelle exactement comme vous venez de nous la peindre, et après cela exigez que chacun, séance tenante, consigne sur un carré de papier ce qu’il aurait fait à votre place.
— Ah çà, vous les supposez donc capables d’un mouvement noble et d’une résignation apostolique à tel moment donné, eux qui n’ont vécu que de bassesse, de mensonge et de simonie ? Si je faisais ce que vous dites, ils écriraient tous comme un seul homme : « Amnistie, amnistie générale ! » Ou bien, ils n’écriraient pas du tout, et en tout cas, croyez bien qu’ils se moqueraient de moi. Ne le pensez-vous pas comme moi, Fédor Ivanovitch ? ajouta-t-il s’adressant au jeune stagiaire ministériel.
— Non, prince, leur esprit ne serait pas disposé au rire ; ils seraient trop vivement surpris de la nouveauté d’un appel si imprévu et si solennel fait à leur conscience.
— L’homme le plus dégradé ne laisse pas d’avoir au fond de lui un sentiment de justice qu’on peut toujours réveiller par une surprise, reprit Mourâzof. Le Russe est resté Russe, et le Russe n’est pas le juif endurci. Non, prince, vous n’avez aucun besoin de dissimuler avec eux. Dites-leur ce que vous avez bien voulu dire ici devant nous. Ils parlent fort mal de vous, vous tenant pour un homme altier, suffisant, orgueilleux, plein de lui-même, incapable d’écouter aucune raison contraire aux idées qu’il s’est mises en tête… Montrez-leur à tous à la fois qu’ils se sont grossièrement trompés. Que risquez-vous ? la démarche n’a rien que d’honorable. Dites-leur qu’en leur faisant cet exposé de votre position, vous vous figurez, en intention, faire votre confession non devant eux, mais à la face de Dieu lui-même.
— Eh bien, j’y réfléchirai, dit le prince, j’y réfléchirai mûrement ; en attendant je vous remercie de votre conseil d’ami, Athanase Vaciliévitch.
— Et Tchitchikof ? dit le vieillard, n’ordonnez-vous pas qu’il soit mis en liberté ?
— J’y consens. Au fait, ajouta le prince en regardant Fédor Ivanovitch, il n’y a pas nécessité qu’il soit retenu en prison. Oh ! cet abominable procès au milieu de tant de graves conjonctures… Vous avez examiné le dossier ?
— Un dossier qui est déjà monstrueux, répondit le jeune stagiaire, et où l’on voit derrière chaque nouvelle pièce qui s’y joint d’heure en heure la main d’un homme qui est le génie même de la chicane ; un procès à user trois vies d’homme, et que peut-être, en écartant tout le pêle-mêle qui vient y adhérer, on pourrait terminer en trois heures par un compromis entre les principaux intéressés ; de sorte que l’administration et le pays seraient délivrés d’un coup de la plus embarrassante affaire et du plus épouvantable scandale. »
Le prince écrivit quelques lignes, puis se tournant vers Mourâzof, il lui dit :
« Faites-moi un plaisir ; allez trouver Tchitchikof au lieu où il est détenu, et dites-lui qu’il va être délivré, mais que, dans les vingt-quatre heures, il soit hors de la ville et qu’il s’en aille le plus loin possible. Je sens que, si jamais cet homme me retombait sous la main, je n’aurais plus la force de lui faire grâce. »
Mourâzof, en quittant le cabinet du général gouverneur, se rendit droit au lieu de détention de Tchitchikof. Il trouva le prisonnier dans une fort bonne disposition d’humeur ; il achevait d’expédier un bon petit dîner qui lui avait été apporté de nous ne savons quel restaurant, dans deux crédences portatives et un panier à bouteilles. Le vieillard n’avait pas échangé avec lui vingt mots qu’il conclut intérieurement qu’il avait eu un entretien ici même avec des employés casuistes des plus déterminés, et de plus, il devina aussitôt que le jurisconsulte était derrière, tenant sous le pied tous les fils de l’intrigue.
« Écoutez, Paul Ivanovitch, lui dit-il, je vous apporte la liberté, mais à la condition que, dans une heure, vous soyez en route. Il avait été question de vous donner un jour entier pour vous remettre de la secousse et arranger vos affaires ; mais la résolution absolue, à présent, c’est que vous partiez sans perdre une minute, et cela est conforme à votre intérêt, car de minute en minute votre affaire ne fait qu’empirer. Je sais qu’il y a ici un homme qui vous remonte les esprits ; eh bien, je vous dirai en secret qu’il y a une nouvelle affaire qui le concerne directement, et nulle force humaine ne sauvera plus cet homme, en qui surtout vous mettiez une si grande confiance. Il est perdu. On connaît assez le caractère du personnage pour savoir qu’il va tenter d’en entraîner d’autres dans sa chute ; tardez de quelques minutes de plus qu’une heure, et vous êtes certainement écrasé sous lui comme un vermisseau. Malheureux ! je vous ai laissé ici même dans une disposition d’esprit tout autre que celle où je vous retrouve. Les conseils que je vous ai donnés étaient graves et salutaires ; soyez certain que votre véritable intérêt n’est pas dans cet avoir pour la possession duquel les hommes s’agitent et s’entr’égorgent, comme si on pouvait, avec de la fortune, s’arranger bien dans cette vie de passage et ne prendre nul souci des vrais trésors qu’il faut pour la véritable vie. Croyez-moi, pensez, non à des acquisitions d’âmes mortes, qui ne vous mèneraient qu’à la mort et à la condamnation, mais à votre âme vivante que votre unique salut est de préserver de toute erreur funeste sur ces matières-là. Dieu veuille vous ramener dans la voie ! je vous préviens que je pars moi-même dans une demi-heure peut-être ; dépêchez-vous donc, car je ne serai pas à vingt-cinq kilomètres de la barrière, qu’il n’y aura plus ici pour vous que dangers sur dangers, malheurs sur malheurs. Souvenez-vous de cela. Adieu… »
Et il sortit en s’éloignant à grands pas.
Tchitchikof resta pensif ; il lui semblait très-important de songer avant tout à ce que c’est en effet que la vie.
« Mourâzof a raison, dit-il, il faut que je prenne un autre chemin. »
Là-dessus il sortit de prison ; la sentinelle traîna ses effets jusqu’à la porte extérieure, jusque dans la rue.
Séliphane et Pétrouchka accoururent, saisis d’une joie vertigineuse à la vue de leur maître sortant ainsi de captivité.
« Çà, mes amis, mes chers amis, leur dit Tchitchikof d’un ton pénétré de douceur, il faut vite, vite, mettre dans la calèche les effets, les coussins, les tapis, et partir sans délai.
— Eh ! partons, Pâvel Ivanovitch, dit Séliphane ; la route doit être bonne ; il a tombé assez de neige pour le traînage. Il est vraiment temps de sortir de cette ville-ci ; elle m’a tant ennuyé que je voudrais en être bien loin.
— Conduis tout de suite la calèche et la britchka, dit Tchitchikof, au charron du faubourg, à droite de la route, pour qu’il les mette sur patins et suspende solidement les roues. Pétrouchka et toi vous déposerez tous les effets dans une chambre fermée de l’auberge qui est située à cent cinquante pas au plus de la barrière ; vous m’attendrez dans cette auberge ; moi j’ai à faire ici quelques visites, après quoi j’irai là-bas passer la nuit. »
Après avoir expédié ses gens, ses six chevaux, sa britchka et sa calèche, Tchitchikof, de sa personne, alla en ville. C’était par pure manière de contenance qu’il venait de parler à ses gens de prétendues visites d’adieu ; ce qui s’était passé depuis quelques jours lui ôtait nécessairement toute envie de se montrer nulle part.
Il évita, au contraire, avec le plus grand soin, toute espèce de rencontre, et seulement il entra en quelque sorte furtivement chez le marchand qui lui avait fourni de si beau drap flamme et fumée de Navarin ; il en prit de nouveau quatre mètres pour habit, veste et… pantalon, et se rendit de là chez le tailleur russe de Londres et Paris. En payant double prix, il décida promptement cet artisan à déployer un zèle extraordinaire ; il fit travailler toute la nuit aux chandelles avec tout son monde, ciseaux, aiguilles, dents et fer à repasser ; et l’habit complet fut prêt le lendemain matin, non pas avant l’aurore, mais du moins avant midi. Le charron avait été plus expéditif, de sorte que, quand le tailleur arriva à l’adresse indiquée hors barrière, il vit en entrant la calèche sur patins, déjà attelée dans la cour de l’auberge.
Tchitchikof toutefois voulut essayer l’habit en présence de l’ouvrier ; cet habit se trouva tout aussi parfaitement coupé et cousu que le précédent. Mais, hélas ! tandis que Paul Ivanovitch se mirait avec satisfaction, il remarqua une raie blanche, lisse et nue qu’il avait sur la tête ; une partie de sa belle chevelure manquait à l’appel. Il se mordit la lèvre inférieure et ne put s’empêcher de murmurer : « J’avais bien besoin vraiment là-bas de me livrer à toute cette rage ! »
Il paya le tailleur, il paya sa journée d’auberge, courut s’arranger commodément dans la calèche, et deux minutes après il respirait sur la route l’air vif et pur des premiers froids. Il devait certainement s’estimer bien heureux d’avoir ainsi réchappé à tant de danger et d’opprobre ; mais son humeur était fort triste. Ce n’était plus le Tchitchikof d’autrefois ; tranchons le mot, c’était comme une ruine du Tchitchikof que nous avons connu. On pouvait surtout comparer l’état de son âme avec l’état d’un emplacement de maison là où un bâtiment a été démoli afin d’en construire un nouveau, quand le nouveau n’est pas encore commencé faute d’un plan arrêté, que l’architecte ne paraît point, que les matériaux sont éparpillés, et que sur ces matériaux les maçons désœuvrés attendent les ordres du maître.
Le vénérable Mourâzof était parti de la ville longtemps avant notre héros, dans une kibitka couverte en nattes de til, en compagnie de son commis, du bon Patapytch.
Il y avait cinq jours que Khlobouëf de son côté était parti à peu près dans la même direction que Mourâzof, en mendiant pour l’Église, de village en village, questionné, questionnant, et déjà se complaisant dans sa rude et pieuse mission d’éclairer les ignorants sur leur devoir et leur intérêt véritable, tout en prenant bonne note de leurs besoins et de leurs souffrances.
Cependant le général gouverneur fit porter à la signature de tous les fonctionnaires et employés de la ville une circulaire déclarant qu’à l’occasion de son prochain départ pour Saint-Pétersbourg, il désirait les voir tous ensemble dans la grande salle de son hôtel, à deux heures de l’après-midi.
En effet, à l’heure indiquée, toute la classe des fonctionnaires, depuis le gouverneur civil jusqu’aux simples conseillers titulaires, se trouva réunie chez le prince. Directeurs de chancellerie, chefs de division, chefs de bureau, présidents de chambre, conseillers, assesseurs ou auditeurs, greffiers, sous-greffiers, caissiers, expéditeurs, ceux qui prenaient des étrennes, ceux qui n’en prenaient pas, ceux dont l’âme était tournée en crochet, ceux qui étaient moins retors, ceux qui étaient restés droits, tous attendaient avec plus ou moins d’émotion et d’inquiétude l’apparition du haut personnage qui les avait convoqués. Le prince parut ; son air n’était ni serein ni sombre ; son regard était ferme, ainsi que sa démarche. Tout le monde s’inclina, plusieurs de tout le buste. Le prince, après avoir rendu à l’assemblée sa politesse par un salut général plein de dignité, prit la parole et dit :
« Je pars pour Pétersbourg. Avant de me mettre en route, j’ai cru devoir vous réunir, et en voici la raison : il s’est engagé ici une affaire très-scandaleuse ; plusieurs des personnes présentes savent certainement de quoi il s’agit. Cette affaire, par sa complication extraordinaire, a mis la justice sur la voie de plusieurs autres non moins ignominieuses, où l’on rencontre manifestement la main et l’esprit d’hommes que, quant à moi, jusqu’à cette découverte, j’avais pris pour de fort honnêtes gens. Le but secret de leur intrigue était de mêler, de confondre ensemble dix affaires distinctes, de jeter dans ce mélange une foule d’éléments étrangers, controuvés et criants, de telle sorte qu’il devînt impossible à l’autorité de s’y reconnaître et d’être à portée d’asseoir un jugement quelconque sur rien. Je connais le grand meneur, l’homme qui s’est fait, et pour cause, centre et pivot de toute l’intrigue ; je sais toute la part qu’il y a constamment prise, malgré le soin qu’il a de se tenir toujours dans l’ombre. Comme je sais aussi qu’en laissant aller les choses plus loin, l’audace des coupables, pour mieux assurer l’impunité de leurs crimes, ne reculerait pas devant l’idée d’incendier, d’affamer, d’instiguer à la révolte les populations, je suis décidé à sceller tous les dossiers qui sont entre mes mains, à mettre l’état de siége et à faire juger sommairement, militairement, par des cours spéciales. Et ne doutez pas que le czar, à qui je vais exposer l’état des choses, ne m’investisse de tous les pouvoirs nécessaires à mes vues. Vous conviendrez, messieurs, que la justice ordinaire est devenue ici non-seulement impuissante, mais radicalement incompétente, les intérêts des magistrats eux-mêmes se trouvant directement ou indirectement mêlés à tout ; et quand on brûle les armoires qui contiennent les livres matriculaires et les minutes des actes, quand, en faisant affluer des masses de faux témoignages et de rapports mensongers, en suscitant à l’administration mille embarras inouïs, on s’efforce d’obscurcir complétement des affaires déjà bien noires par elles-mêmes, j’ai pensé qu’en ces conjonctures, l’organisation prompte d’un tribunal militaire était notre seule voie de salut ; mais j’ai voulu pourtant savoir quelle est, à cet égard, votre opinion. »
Le prince s’arrêta, promena un regard interrogatif sur toute l’assemblée, comme s’il eût attendu d’une part ou d’une autre quelque objection ou quelques mots de réponse. Tous les assistants restèrent muets, les yeux fixés sur le parquet. Plusieurs étaient très-pâles.
Le prince reprit :
« Dans la masse des affaires honteuses qu’on s’est efforcé d’embrouiller et de fondre dans les autres, il en est une qui est restée à mes yeux suffisamment distincte ; comme je n’ai cessé de la suivre attentivement depuis son origine encore récente, je me réserve d’en achever l’instruction et l’arbitrage, et au besoin le jugement définitif, ayant dans les mains des preuves palpables…
« Je vois que je suis compris par une partie de l’assemblée. »
Un fonctionnaire avait frémi et dissimulait mal son trouble. Plusieurs des employés les plus craintifs ou les moins endurcis étaient comme frappés de stupeur.
« Je n’ai pas besoin de vous dire, messieurs, que, pour les grands fauteurs il y va de la perte de leur rang et de leurs biens ; pour les autres, de la privation de leurs emplois. Malheureusement il est à craindre que, dans le nombre des victimes, bien des innocents ne soient compris. C’est ce que je déplore tout le premier ; mais le mal est trop grand pour que l’arbre ne soit pas coupé à la racine, malgré la perte de quelques rameaux encore verts. La chute des uns sera-t-elle du moins une leçon salutaire pour les autres ? L’indignation dont je suis pénétré me fait incliner au doute à cet égard. Les expulsés seront remplacés, et les employés qui, jusqu’à ce jour, étaient demeurés à peu près ou tout à fait intègres, dévieront du droit chemin ; ceux qui auront été jugés dignes de confiance se mettront à biaiser, à tromper, à trahir. Malgré ces tristes pressentiments, je dois être impitoyable, ainsi l’exigent à la fois la droiture et l’équité. On m’accusera de cruauté, de tyrannie, mais ils me rendront au fond du cœur plus de justice, ceux pour qui mon devoir rigoureux est de devenir insensible comme la hache des anciens bourreaux, aux époques où, sur la place des exécutions, elle faisait tomber la tête des faussaires, des félons et des traîtres[4].
La terreur était sur tous les visages.
Le prince était calme ; il n’y avait ni colère, ni émotion, ni le moindre trouble dans l’expression de ses traits.
Un silence solennel et terrible régna dans l’assemblée. Le général-gouverneur reprit :
« Maintenant, écoutez-moi bien ; le premier magistrat de ce gouvernement, celui qui représente parmi vous la personne sacrée du souverain, celui-là même qui tient entre ses mains le sort de plusieurs, et que nulles prières n’ont la force de fléchir, veut bien, lui, de son propre mouvement, vous adresser une prière. Si vous vous y rendez, cette soumission fera de moi votre avocat ; c’est moi, moi-même, qui solliciterai votre grâce, moi qui demanderai que tout soit oublié et pardonné par la clémence et la miséricorde souveraines. Je vous dirai tout à l’heure ce que je me propose par cette prière ; j’ai encore à insister et à m’expliquer sur quelques faits d’une observation générale et à ce propos, vous verrez que je me fais peu d’illusion.
« Je sais qu’on ne peut en un jour, ni en un mois, ni en quelques années, extirper l’esprit de fourbe et de mensonge ; terreurs, châtiments exemplaires, rigueurs extraordinaires, rien n’y fait. Cet esprit a poussé dans la terre des racines trop profondes. La simonie est devenue une nécessité, une sorte de besoin impérieux, même dans ceux qui semblaient nés pour être et rester honnêtes gens. Je sais combien cette contagion leur rend impossible la tâche de résister au courant. Mais nous sommes dans des conjonctures solennelles et saintes, où il s’agit d’achever ce qu’on a vu déjà s’accomplir pendant plusieurs années d’une guerre cruelle, lorsqu’il fallait sauver la patrie, et que chaque citoyen honorable apportait une offrande au profit de tous. Comme alors je dois faire appel de très-haut à ceux du moins qui ont encore un vrai cœur russe dans la poitrine, et pour qui le mot Noblesse est resté à peu près intelligible dans sa véritable acception.
« Loin de m’excepter moi-même, et au risque de vous surprendre, mais qu’importe, je vous ferai ma confession. Peut-être de nous tous ici c’est moi qui suis le plus coupable ; peut-être, dès le commencement de mon séjour, je vous ai accueillis avec trop de sévérité ; peut-être, par une défiance excessive, j’ai repoussé ceux d’entre vous qui voulaient sincèrement m’être utiles. Si en effet ceux-là étaient amis de la justice et voulaient me seconder pour assurer le bien-être de leur pays, j’avais tort de les affliger par la froideur dédaigneuse de mon accueil. Ils ont été forcés d’étouffer devant moi leur légitime amour-propre et de me sacrifier leur personnalité. Si je ne leur eusse donné lieu de me croire plein de morgue, il m’eût été plus facile de remarquer leur dévouement, leur zèle, leur amour du bien, et j’aurais pu recevoir d’eux de bons et d’utiles conseils. Tout ce que je puis alléguer à ma décharge c’est qu’il est plus aisé au subordonné de s’accommoder à l’humeur du chef, qu’au chef de se plier à celle du subordonné. Tous les subalternes n’ont qu’un chef à satisfaire, ce chef est en contact avec des centaines d’employés de tout rang, d’humeur et d’éducation très-diverses. Mais je me hâte de laisser de côté la question de savoir quels sont, en théorie générale, ceux que l’on doit le plus accuser du mal dangereux qui pèse sur le pays tout entier. Bornons-nous à considérer l’état où se trouve la province que nous habitons. Cet état ne provient point de l’invasion de vingt peuples ennemis, mais de nous-mêmes, puisqu’il s’est formé ici en pleine paix, en dehors du gouvernement légal, par le fait de quelques hommes pervers, un gouvernement parallèle, souterrain, audacieux, hostile à toute légalité et beaucoup plus fort que l’administration régulière, un gouvernement de voleurs, qui a ses règlements et ses arrêtés, ses prix réglés, sa taxe dont il dépend de chacun d’être promptement informé.
« On conçoit que, dans de telles conditions, un homme d’État, fût-il plus sage que tous les législateurs, plus habile que tous les politiques de son pays, n’aura jamais la force, s’il ne frappe les plus grands coups, de préserver les biens et l’honneur des populations, quelque soin qu’il prenne de contenir les mauvais employés en les faisant surveiller par d’autres. Ce qu’il faudrait, c’est, quant à présent, l’impossible, ce qu’il faudrait, c’est que chacun de nous sentît que, de même qu’il s’armait, il y a une dizaine d’années, pour repousser l’invasion étrangère, il doit s’armer aujourd’hui contre l’injustice envahissante des méchants, des ennemis de la loi. C’est comme Russe, c’est comme frère que je m’adresse aujourd’hui à votre conscience, en vous supposant tous capables de vous représenter exactement ce que le devoir sacré exigeait de vous selon votre emploi, et l’usage criminel que vous avez fait de vos talents au lieu d’accomplir saintement ce devoir…
— Eh bien ! messieurs, maintenant, vous plairait-il de me suivre dans la pièce voisine ? »
En disant ces mots, le prince fit un signe aux valets qui se tenaient de l’un et de l’autre côté de l’une des portes du salon, et cette porte fut aussitôt ouverte à deux battants. Il passa dans la plus vaste pièce de sa chancellerie ; l’assemblée entière l’y suivit ; les battants se refermèrent. Cette pièce tout entourée de tables à écrire, recevait le jour d’en haut et avait cinq issues, toutes également closes ; devant chacune se tenaient à l’intérieur deux gendarmes armés et immobiles. Cette circonstance imprévue sembla ajouter à la gravité du langage que l’on venait d’entendre au salon. Une autre particularité attira en outre l’attention générale ; près de chacune des larges tables étaient ordinairement placées quelques chaises ; les chaises, cette fois-ci, étaient considérablement plus nombreuses, et sur les tables, devant chaque chaise, se trouvait une feuille de papier blanc, et sur la feuille une plume fraîchement taillée.
Le prince adressa à l’assemblée ces paroles :
« Messieurs, la prière que j’avais, ai-je dit, à vous adresser, la voici ; veuillez vous asseoir, prendre la plume et exprimer librement sur cette feuille de papier quel est votre avis sur la communication que je viens de vous faire, et dont je suis sûr que vous n’avez pas perdu un mot.
« Vous n’avez pas besoin, pour énoncer votre sentiment sur l’état de choses que je vous ai décrit, et sur le parti qu’il vous semble que je devrais prendre, de plus de vingt minutes de temps ; en tout cas, je désire tenir dans mes mains, dans une demi-heure au plus, les cent soixante-deux feuilles écrites, signées et datées de votre main. »
Après avoir dit ces derniers mots, il passa dans son cabinet. Une demi-heure après, il rentra dans la salle, fit recueillir toutes les feuilles par les vétérans chevronnés et décorés de la médaille de Saint-Georges, attachés au service de l’hôtel et des bureaux ; ces feuilles furent réunies dans les mains de Fédor Ivanovitch, et le prince congédia poliment l’assemblée. Tous se retirèrent pensifs ou abattus, et rentrèrent chez eux sans même songer à se questionner, ni à s’interpeller les uns les autres.
Après le dépouillement, qui fut fait par le jeune employé sous les yeux du prince, on mit à part vingt-sept humbles demandes de démission. Une vingt-huitième était, au contraire, écrite avec un noble et profond sentiment de dignité blessée. Elle était d’un haut personnage, qui se fit aussitôt annoncer et qui fut reçu à l’instant même. L’explication et la conduite de ce démissionnaire eurent, en cette occasion, un caractère de loyauté et de retour aux meilleurs sentiments. Le prince lui promit d’apostiller la supplique que d’abord celui-ci devait adresser au souverain pour obtenir son congé ; il s’engagea ensuite à présider en personne le tribunal d’arbitrage dont le personnage venait de lui demander la création immédiate, et devant lequel il voulait terminer honorablement, entre lui et les intéressés, le scandaleux procès qui s’était élevé au sujet des dispositions testamentaires de feu sa parente, la tante de Khlobouëf.
Cette affaire ainsi réglée, le prince écrivit une circulaire dont le soir même des copies furent expédiées pour les vingt-sept misérables de divers rangs, qui avaient été amenés à se reconnaître eux-mêmes coupables au premier chef. Chacun était sommé à part d’examiner s’il ne jugerait pas à propos, en sollicitant un congé qui était au fond un recours en grâce auprès du souverain, d’étayer sa demande au moins d’une sorte d’amende honorable faite au prochain, d’une bonne œuvre quelconque, par exemple d’un don d’argent aux pauvres du district qui souffraient de la disette. Puis, ils devaient déclarer en quel gouvernement de l’Est ils comptaient se retirer avec la simple qualité de bourgeois. Cette circulaire valut aux plus pauvres habitants du district affamé une somme de près de cent mille roubles qui leur fut distribuée.
Au bout de trois mois, il n’y avait plus un seul de ces vingt-sept fripons dans la ville ; nous ignorons s’il en est depuis venu d’autres à leur place, mais tous durent sortir du gouvernement pour n’y plus reparaître. Quant à M. le jurisconsulte, nous ne savons s’il prit ce parti de lui-même ou d’après quelques indices qui lui avaient conseillé un séjour prolongé dans les environs du lac Baïkal, mais, cinquante jours après le départ de notre héros, l’ex-avocat consultant était installé dans une maisonnette du faubourg oriental d’Irkoutsk. Là, au milieu des jardins, comme Dioclétien dans ceux de Salone après s’être retiré de l’empire, notre juriste déchu, faute d’emploi de ses talents en jurisprudence procédurière, s’occupait innocemment de la culture des légumes et de la confection de vingt espèces de conserves.
Son Excellence M. de Lénitsyne, son épouse et leur gentil enfant partent, dit-on, demain pour Nice, où ils passeront l’hiver.
Khlobouëf, dans sa tournée de pénitence, a élevé son humble mission presque à la hauteur d’une sorte d’apostolat. Il s’est trouvé dans l’esprit de cet homme si longtemps dissipé et frivole, des trésors d’éloquence vraiment évangélique, dont les effets, sur le peuple, passèrent de beaucoup ce que Mourâzof en avait espéré comme d’instinct. M. de Lénitsyne avait racheté le domaine héréditaire de Khlobouëf, qui, sa mission achevée, apprendra que cette terre lui est rendue exempte de toute hypothèque, abondamment approvisionnée d’ustensiles d’agriculture, de semences, de chevaux, de bœufs, de troupeaux, et régie gratuitement, pour un an entier, par un agronome intègre de la connaissance de Mourâzof et de M. Constánjoglo. Et, de plus, il est servi par M. Lénitsyne à Khlobouëf une rente viagère de vingt mille roubles, réversibles, après lui, à sa femme, et, à défaut de lui et de sa femme, à l’aîné de ses enfants.
Mais revenons à notre héros et voyons quelles pensées occupent son esprit après qu’il a été sauvé de la situation la plus périlleuse, précisément par ce qui semblait devoir précipiter sa perte : c’est-à-dire un déluge d’accusations d’une nature et d’une complication sans exemple et un emprisonnement arbitraire[5].
- ↑ La substance de ces trois pages se trouve dans la publication du grave et scrupuleux M. Trouchkovski, qui, certes, s’en est tenu à ce qu’il a trouvé dans les copies du manuscrit qui étaient dans ses mains. Le texte que nous donnons ici, et qui est tout aussi bien de Gogol que le texte fourni par M. Trouchkovski nous a paru plus complet et plus achevé. Il provient de l’un de ces nombreux manuscrits qui circulaient par milliers dans le public, et qui font encore que de temps en temps on voit apparaître dans les revues russes quelque fragment inédit de notre auteur.
- ↑ Ici l’honorable M. Trouchkovsky, dans son travail publié à Moscou dans l’automne 1855, dit entre parenthèses avec une naïveté d’érudit : « Il y a probablement ici une lacune, » comme s’il y avait eu lieu d’en douter. Malheureusement nous sommes pris au dépourvu comme lui ; nous allons seulement, comme simple essai de soudure sans prétention, et pour la commodité du lecteur, risquer quelques phrases hypothétiques, de manière à relier toute cette fin restée à l’état d’ébauche.
- ↑ Aux hommes, c’est-à-dire aux employés en général ; c’est probablement une allusion à l’extrême exiguïté des traitements, qui ne permet ni à une famille d’employé, ni même à un employé célibataire de pourvoir aux premières nécessités de l’existence. Hâtons-nous de dire que c’est un état de choses qui va prendre fin avec tant d’autres abus monstrueux auxquels le souverain actuel est très-occupé de porter remède.
- ↑ Allusion aux supplices sanglants qui ont cessé d’être en usage en Russie, excepté pour des cas très-rares.
- ↑ Nous répétons ici ce qui a été expliqué dans la note qui termine la partie de l’introduction mise en tête de ce volume : c’est qu’à partir des premières lignes du discours prononcé par le général-gouverneur, il n’existe plus rien de Gogol, rien du moins qu’il ait rédigé lui-même. Le chant qu’on va lire est, en très-grande partie, comme il a été dit dans la même note, emprunté au volume publié à Kief, en 1857, par M. Vastchénko Zakhartchénko sous le titre de Continuation et achèvement des Âmes mortes.