Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (2p. 180-223).


CHANT XVII.

KHLOBOUËF. — LUXE ET INDIGENCE. — TCHITCHIKOF EN VEINE D’ACQUISITIONS TERRITORIALES.


Constánjoglo prête sans intérêt une forte somme à Tchitchikof. — Il lui fait les honneurs de ses belles exploitations. — Il l’accompagne avec Platônof chez Khlobouëf. — Promenade des quatre personnages dans un domaine en complet désarroi. — Khlobouëf, sain d’esprit et de cœur, extravagant dans sa conduite. — Constánjoglo excite Tchitchikof à se rendre vite acquéreur de cette terre. — Khlobouëf attire chez lui Platônof et Tchitchikof. — Tchitchikof fait prix pour le domaine de son hôte et devient propriétaire. — Khlobouëf parle d’une vieille tante millionnaire qu’il a à la ville et qu’il néglige. — Tchitchikof est scandalisé de ce mépris des millions. — Énigme indéchiffrable de l’existence dispendieuse de certaines gens sans pain. — Platônof part avec Tchitchikof, qu’il présente bientôt à son frère Basile. — Difficulté qu’éprouve Tchitchikof à gagner la confiance de ce dernier. — Un voisin, nommé Lénitsyne, a usurpé sur les frères Platônof un terrain auquel ils tiennent beaucoup. — Tchitchikof se charge d’aller amadouer et mettre à la raison ce fier voisin. — Tchitchikof chez Lénitsyne. — Son heureux succès dans cette maison dû à l’effet qu’il sait y produire, et surtout à une circonstance grotesque. — Tchitchikof gagne l’affection dévouée des deux Platônof. — Il part pour la ville. — Il est présenté chez la vieille dame aux millions. — M. de Lénitsyne, nommé gouverneur civil, est bientôt légataire universel de la vieille. — Mauvais bruits de ville — Tchitchikof un moment compromis. — Menaces et apaisement du gouverneur général militaire. — Khlobouëf au convoi funèbre de la tante qui l’a déshérité. — Tchitchikof a engagé presque toutes ses âmes mortes, et on croit qu’il a revendu sous main sa propriété. — Il a beaucoup, beaucoup d’argent.


Le lendemain, les choses s’arrangèrent au mieux avec Constánjoglo, qui avait réellement pris Tchitchikof en grande affection, le trouvant simple, bonasse, exempt de toute espèce de morgue, enclin à écouter et incapable de tourner en raillerie ce qu’on lui disait, toutes qualités fort rares, paraît-il, dans le district ; il lui donna de bon cœur dix mille roubles, sans intérêt, sans cautionnement, et sur une simple reconnaissance. Au reste, il était dans son caractère d’assister de sa bourse et de ses conseils quiconque avait un désir sincère de s’établir dans le pays et d’acheter du bien pour le faire valoir ; il faisait consister en cela surtout son patriotisme, et il faut reconnaître que cette opinion en vaut une autre.

Il montra en détail à Tchitchikof toutes ses exploitations ; chez lui, il est vrai, une heure qu’on eût pu employer à quelque chose d’utile ne se perdait pas impunément, et il n’y avait point d’exemple que rien eût jamais mal tourné. Aucun paysan de ses terres ne pouvait manquer d’exactitude ou de vigilance ; le maître, en pareil cas, semblait jouir du double don d’ubiquité et d’omniscience ; une velléité de fainéantise le trouvait là debout, prêt à relever le délinquant du péché même d’intention. L’intelligence et le contentement de soi brillaient dans tous les yeux ; tout dans ce domaine était si habilement organisé qu’il semblait que la machine fût montée ainsi pour un demi-siècle et qu’elle fonctionnât d’elle-même. L’aménagement des forêts et le système des jachères institués par Constánjoglo pouvaient obtenir l’approbation de tous les agronomes du pays ; à plus forte raison excitèrent-ils l’admiration de Tchitchikof, pour qui tout était nouveau et d’un intérêt saisissant. Aussi se disait-il à tout moment : « Que de belles choses faites sans bruit ! et qu’il y a loin de ce que je vois à ces projets, à ces théories, à ces gros traités et à ces grands discours ambitieux que j’ai entrevus chez Kochkarëf, à ces in-folio écrasants qui depuis cent ans promettent à l’univers l’abondance et le bonheur, et s’arrêtent sous ce rapport au prospectus du livre ! » Et il pensait à la vie inutile et débilitante, ruineuse pour le pays, que mènent les trois quarts au moins des habitants des capitales, occupés à glisser avec grâce sur des parquets cirés, à débiter et à faire des inepties en grande et pimpante assemblée !

Constánjoglo offrit de lui-même d’accompagner Tchitchikof chez Khlobouëf et de visiter avec lui la propriété. Tchitchikof était tout gaillard. Après un copieux déjeuner, tous deux, et Platônof troisième, prirent place dans la belle calèche de Paul Ivanovitch, et on partit ; Iarb prit les devants comme pour écarter du chemin les oiseaux, et la bancelle de Constánjoglo vint à la suite[1]. On fit ainsi quinze verstes ou kilomètres sans sortir des bois et des champs de Constánjoglo. À peine on eut gagné la limite de ses terres que tout changea d’aspect ; on ne vit plus que des blés rares et mal épiés, et, au lieu de beaux arbres, des troncs pourrissant sur pied. Le village, malgré la beauté naturelle du site, semblait un lieu abandonné. Un bâtiment en pierre, qui promettait une maison d’habitation convenable, restait inhabité, faute d’avoir été achevé, et derrière se découvrit une autre maison, habitée, mais vieille et trop petite. Ils trouvèrent le maître tout ébouriffé, réveillé d’un somme d’extra, mais encore plein de sommeil. C’était un homme de quarante ans ; il avait la cravate plus que dénouée, sa redingote avait des pièces, et ses bottes des crevasses.

Il se réjouit comme d’une bonne fortune de voir apparaître des visites ; il lui serait arrivé des frères absents depuis bien des années qu’il n’aurait pu se montrer plus joyeux.

« Constantin Féedorovitch ! Platon Mikhaïlovitch ! vous m’avez donc fait le grand plaisir de venir à la fin ? Est-ce que je ne rêve pas ? vrai, je pensais bien être abandonné de tous ; c’est à qui me fuira comme la peste : on craint tant que je ne demande quelque prêt d’argent ! Oh ! j’en avale de dures, Constantin Féedorovitch ! et j’avoue que j’ai mérité tout cela ; le pourceau a vécu sa vie de pourceau. Pardon, messieurs, de vous recevoir en pareille toilette. Vous le voyez, j’achève d’user mes vieilles bottes. Çà, que puis-je vous offrir, messieurs ?

— Point de cérémonies ; nous sommes venus pour affaires ; nous vous amenons un acheteur, M. Pâvel Ivanovitch Tchitchikof, lui dit Constánjoglo.

— Heureux, monsieur, de pouvoir faire votre connaissance ; permettez-moi de vous toucher la main. »

Tchitchikof lui présenta les deux mains à la fois.

« Je voudrais, cher monsieur Pâvel Ivanovitch, vous faire les honneurs d’un domaine qui méritât votre attention. Mais, messieurs, permettez-moi de vous demander si vous avez dîné ou non.

— Nous avons dîné, dit Constánjoglo à très-bonne intention, nous avons dîné ; nous ne voulons vous causer ni embarras ni dépenses ; allons tout de suite visiter…

— Eh bien, allons. Allons voir les traces de mon désordre et de ma folie. »

Khlobouëf prit à la main sa casquette. Ses hôtes se couvrirent, et tous allèrent à pied visiter le village. Dans presque toute la rue, ils virent, de l’un et de l’autre côté, de vieilles cabanes percées de toutes petites fenêtres bouchées de ces bandes de vieille toile dont les paysans enveloppent leurs pieds en guise de bas.

« Allons voir les déplorables effets de ma folie et de mes désordres, répéta Khlobouëf. Sans doute vous avez bien fait de dîner chez vous ; croirez-vous, Constantin Féedorovitch, que je ne possède pas une poule chez moi ? voilà où j’en suis venu. »

Il soupira, et, comme s’il eût réfléchi qu’il ne pouvait lui suffire d’intéresser Constánjoglo seul, il s’empara du bras de Platônof et prit les devants avec lui. Constánjoglo et Tchitchikof restèrent en arrière et les suivirent à distance, en se tenant bras dessus bras dessous.

« J’ai bien du mal, Platon Mikhaïlovitch, bien du mal ! dit Khlobouëf à Platônof ; vous ne sauriez jamais vous imaginer comme j’ai du mal : je n’ai ni argent, ni pain, ni bottes… Je vous parle là une langue inconnue, hein ? Je rirais le premier de ce dénûment, si j’étais jeune et seul à en souffrir. Mais quand c’est aux approches de la vieillesse que les privations et les angoisses viennent vous serrer la gorge, et qu’à chaque convulsion vous sentez oppressés sous vous une femme et cinq enfants… le moyen de ne pas devenir bien triste et bien sombre ?…

— Eh bien, si vous vendez votre terre, le produit de l’affaire ne sera-t-il pas pour vous une vraie planche de salut ? dit Platônof.

— Une planche de salut ! dit Khlobouëf en fouettant l’air de la main ; mes dettes payées, il ne me restera pas un millier de roubles.

— Et qu’allez-vous donc faire ?

— En vérité, je ne sais.

— Vous entreprendrez quelque chose pour sortir de ce dénûment.

— Qu’entreprendrais-je ?

— Vous prendrez un emploi.

— Mon rang civil est Goubernskï sécrétar, la quatorzième classe, l’équivalent à peine du grade de sous-officier de la ligne… C’est joli, n’est-ce pas, pour solliciter un emploi ? Mais, soit, à force de patience et d’intrigue, je me fais donner une place aux appointements de cinq cents roubles… et j’ai cinq enfants et leur mère à nourrir !

— Faites-vous intendant ou régisseur de quelque domaine.

— Qui est-ce qui confiera la régie de ses terres à un homme qui a mangé son propre bien ?

— Si l’on a à sa poursuite la faim et la mort, il y a pourtant nécessité de se créer vite un refuge quelconque. Mon frère connaît beaucoup de gens à la ville. Il ne faut peut-être que la bonne volonté d’un membre de ce petit monde officiel pour qu’il vous soit donné une place… oui, je prierai mon frère…

— Non, Platon Mikhaïlovitch, dit Khlobouëf en pressant avec force la main de Platônof, je ne suis propre à rien du tout ; je suis vieux, très-vieux avant l’âge ; d’anciens excès m’ont séché la moelle épinière, j’ai à cette épaule un rhumatisme incurable… Une place ! une place pour que je vivote aux dépens de la couronne et du tiers et du quart peut-être aussi… Nous savons qu’il a été ouvert ainsi partout des places où des gens insatiables s’engraissent… À Dieu ne plaise que, pour nous donner à moi et aux miens le pain quotidien, on grève encore plus le pauvre peuple !

— Voilà, pensa Platônof, les fruits d’une vie de désordres ! Mieux vaut, en vérité, ce demi-sommeil, ce long bâillement de mon existence, et ceci me justifie du moins un peu. »

Pendant la complainte que Khlobouëf faisait entendre à Platônof, Constánjoglo, qui les suivait à cent pas de distance avec Tchitchikof, jetait de tous côtés les regards les plus indignés :

« Voyez, voyez, voyez et jugez, disait-il en montrant du doigt les objets : n’est-ce pas incroyable, cet état de misère où il a jeté le paysan ? Ici pas un chariot, pas un cheval ! Qu’il arrive une épizootie, pas de danger que l’on y perde son avoir. Il n’y a pas à balancer, vends ta montre, ta voiture et ta dernière chemise, et vite donne au paysan un bœuf et un cheval, si tu ne veux pas qu’il reste des journées sans travailler. Il faut à présent des années pour réparer le mal. Le paysan tombé dans la paresse ne se remue plus ou peu que pour aller au cabaret, et il suffit bien qu’on l’ait laissé un an sans travail pour qu’il se soit fait à jamais à ses haillons et à son vagabondage.

« Voyez-moi ces champs, voyez cette terre-là ! poursuivait-il en montrant des prés qui commençaient immédiatement derrière les chaumines, ce ne sont que fondrières. Moi, j’aurais là du lin, du lin pour au moins cinq mille roubles, et de ce côté des navets pour quatre mille. Et là-bas, au fond, toute cette côte, c’était autrefois la plus magnifique seiglière… tout cela stérile comme le rocher ; plus d’emblavures : il n’a pas semé de blé, je le sais. Tenez, voyez ces vallées, rien ! rien ! moi, j’aurais là une futaie si haute que le vol du corbeau n’y atteindrait pas. Et dire que ce malheureux ne comprend pas quel trésor il a dans une pareille terre ! » En achevant cette expression de son dépit, Constánjoglo cracha comme pour en avoir le cœur soulagé ; mais la bile ne monta pas moins à son front, qui sembla se couvrir d’un nuage sombre.

Cependant ils avaient, tout en causant, gravi une colline à travers des halliers ; quand ils furent sur le plateau, ils virent miroiter les eaux rapides d’une rivière, puis, plus loin, dans la perspective, se découvrait une partie de la maison du général Bétrichef, et plus loin, bien plus loin encore, comme derrière une gaze bleuâtre, une chaîne de collines couvertes de bois touffus qui, selon toute probabilité, ainsi que le pensa notre héros, cachaient le domaine de Téntëtnikof.

Tchitchikof dit à Constánjoglo :

« Si l’on couvrait de jolis bocages toute cette charmante colline où nous sommes, je crois que nul paysage au monde n’égalerait en beauté cet endroit-ci.

— Ah ! vous êtes un amateur de paysages ? dit l’agronome à Tchitchikof d’un air presque sévère ; prenez bien garde que, si vous vous préoccupez de ces choses-là, vos campagnes n’auront ni blé, ni foin, ni bétail, ni bon aspect. Regardez à la beauté des récoltes, et ne vous embarrassez pas de celle des vues. La beauté viendra toute seule ; souvenez-vous des meilleures de nos villes russes : les plus belles sont justement celles qui se sont construites elles-mêmes, où chaque habitant, en bâtissant, a consulté ses besoins et son goût… Quittez le souci de la beauté, pour n’avoir bien exclusivement que celui de faire naître ici l’abondance.

— C’est dommage seulement qu’il faille longtemps attendre… Je serais si enchanté de voir bien vite les choses dans leur état de bon ordre et de prospérité !

— Patience ! plantez, semez, remuez cette terre qui ne s’est que trop reposée, et ne perdez ici en amusements ni les heures ni les minutes. C’est dur, c’est pénible… Eh ! oui, soit, c’est très-difficile ; mais ensuite cette même terre se laissera remuer comme vous voudrez, elle vous aidera elle-même. Outre les soixante-dix ou soixante quinze bras qui vont être votre propriété, vous en aurez sept cents d’invisibles, très-ardents à pousser vos labeurs. Tout se décuple en un rien de temps chez celui qui sait et qui veut. Il est certain du moins que sur mes terres je n’ai nul besoin de remuer le bout du doigt ; les choses se font toutes seules. C’est que, voyez-vous, la nature aime la patience, par suite d’une loi émanée de Dieu lui-même.

— En vous écoutant on sent entrer dans son âme comme un flux de forces inconnues.

— Tenez, voyez cela, là sur le versant ; ils s’imaginent peut-être avoir labouré ce bout de champ ! s’écria Constánjoglo avec un âcre sentiment de douleur. Savez-vous que je ne pourrais pas rester ici plus longtemps ? c’est pour moi la petite mort d’avoir à être témoin du désordre et de la ruine volontaires d’un homme. Vous pouvez maintenant terminer l’affaire sans moi. Enlevez-moi à ce fou ce trésor ; il n’est bon, lui, qu’à profaner les dons de Dieu. » Et après avoir parlé ainsi, Constánjoglo resta un instant comme suffoqué par la bile. « Adieu, adieu ! dit-il à Tchitchikof, et se hâtant de rejoindre le propriétaire son voisin, il lui dit adieu aussi.

— De grâce, Constantin Féedorovitch, dit Khlobouëf étonné, vous ne faites que d’arriver et déjà vous repartez !

— Impossible de faire autrement, impossible ; j’ai à faire chez moi, pardon, dit Constánjoglo, qui aussitôt enfourcha sa bancelle, et cinq minutes après il était loin.

— Constantin Féedorovitch n’a pas pu y tenir, dit Khlobouëf, devinant aisément la cause de cette fuite de son voisin ; c’est triste, c’est écœurant pour un agronome tel que lui, de voir un bien comme celui-ci tombé dans un désarroi si complet. Croirez-vous, Pâvel Ivanovitch, que je n’ai pas ensemencé cette année ? Parole d’honneur, je n’avais pas de semences et pas même ce qu’il faut pour labourer. Votre frère, Platon Mikhaïlovitch, est, dit-on, un agronome très-distingué ; mais quant à votre beau-frère Constánjoglo il n’y a pas à s’y tromper, c’est le Napoléon de l’agriculture. Que de fois je me dis : « Pourquoi tant d’intelligence et de génie dans une seule tête, et pourquoi pas une gouttelette de cet esprit-là dans la mienne ?… » Ici, messieurs, prenez bien garde ; en passant cette passerelle on court grand risque d’aller tomber dans quatre ou cinq pieds de vase… Ce qui me fait le plus de peine, c’est la situation de mes pauvres paysans. Je vois que c’est l’exemple qui leur est nécessaire, et de moi quel exemple reçoivent-ils ? Comment avec eux serais-je difficile et sévère ? Comment leur prêcher l’ordre, quand je suis le désordre incarné ? Prenez-les en main, Pâvel Ivanovitch, soyez leur seigneur. Il y a bien longtemps que je les aurais émancipés ; mais ils n’y gagneraient absolument rien ; je sens que le premier soin à prendre serait de leur enseigner ce que c’est que la vie. Il faut avant tout qu’un homme austère et juste habite parmi eux bien des années, et par ses exemples, par une infatigable activité, un sincère dévouement, prenne sur eux un ascendant irrésistible. Le Russe, je le vois par moi-même, ne saurait se passer d’une excitation constante ; faute de stimulants, il s’endort et se crétinise.

— Il est étrange pourtant, dit Platônof, que le Russe soit ainsi sujet à se rouiller, et que l’homme du commun, si l’on cesse quelques mois de le suivre d’un œil attentif et sévère, tourne fatalement à l’ivrogne et au vaurien !

— Faute de civilisation, dit Tchitchikof.

— Dieu sait faute de quoi : car enfin, pensez, vous et moi, nous sommes des gens éclairés. J’ai fait mes études à l’Université… mais je devrais dire plutôt : j’ai fréquenté l’Université, car ces études qu’on y fait, quelles sont-elles ? certes, je n’y ai pas appris la science de la vie ; j’y ai appris à dépenser beaucoup, beaucoup d’argent pour tous les nouveaux raffinements du confort, et à me bien habituer à l’usage de tous les objets coûteux. Et ce n’était pas que je fusse pour cela un mauvais étudiant ; nullement, car généralement mes camarades et moi nous nous valions de toute manière. Deux ou trois ont retiré de nos cours universitaires un profit réel, mais cela vient probablement de ce que par eux-mêmes ils étaient merveilleusement doués de nature ; en tout, les autres n’avaient souci que de savoir ce qui endommage le plus sûrement la santé, la raison et le domaine héréditaire. Nous prenons de la civilisation juste ce qui fait d’elle un danger, son apparence, sa seule superficie, son costume de bal paré, mais d’elle, d’elle-même, nous ne prenons rien. Non, Pâvel Ivanovitch, j’ignore à quoi cela peut tenir ; mais un fait positif, c’est qu’en général nous ne savons point vivre.

— Ce sont les causes de ce fait qu’il serait intéressant de connaître. »

Le pauvre Khlobouëf poussa un profond soupir et resta un instant l’œil fixe, après quoi il reprit :

« Il y a des heures où je crois, en vérité, être un homme condamné sans appel ; je veux agir, je me sens paralysé. Aujourd’hui c’est bien arrêté dans ma pensée : à partir de demain, je commence une nouvelle vie ; dès demain chez moi, pour moi, diète et carême ; bah ! le soir de ce lendemain-là, il se trouve que j’ai tant bu et tant mangé que mes yeux se ferment et ma langue bredouille ; et, s’il me revient alors un vague ressouvenir de ma résolution de la veille, je me tiens immobile, les yeux écarquillés comme l’oiseau de nuit, et regardant à l’autre bout de la table… mais cela arrive à tout le monde, je suppose.

— Oui, dit Tchitchikof en souriant : c’est une chose qui se voit assez fréquemment.

— Nous allons prendre, s’il vous plaît, par ici ; nous visiterons les portions de terre que cultivent pour eux les paysans, » lui dit Khlobouëf ; puis rentrant dans son propos, il ajouta : « Il me semble vraiment qu’il n’est pas du tout exact de dire que nous sommes nés pour la prudence et la raison. On me fera difficilement croire que l’un de nous trois ait été, pendant plusieurs années, d’une sagesse parfaite. J’ai beau même voir de mes yeux que tel vit très-honorablement, et se fait une bonne réserve, entasse les écus, forme des capitaux, je ne le crois pas, non, me l’assura-t-il lui-même ; ou bien le diable l’attend à sa vieillesse, et, arrivé là, il lâchera tout à la fois. C’est toujours ainsi ; civilisés ou non civilisés, c’est parfaitement égal. Tout le monde a connu dans nos endroits un manant très-madré, qui de rien a su faire une somme ronde de cent mille roubles ; puis il lui est venu l’idée folle de prendre des bains de vin de Champagne, et le gaillard s’est, ma foi, baigné dans le champagne. Il y a, je vous assure, quelque chose qui nous manque ; ce que c’est, je ne le saurais dire… Çà, il me semble que nous avons tout examiné ; je n’ai plus rien à vous montrer, à moins que vous ne teniez à voir le moulin ; mais non, laissez cela, un moulin sans roue, un bâtiment si délabré que les murs gardent à peine l’équilibre…

— À quoi bon regarder une masure ? dit Tchitchikof.

— Eh bien ! rentrons, messieurs. »

Et tous trois reprirent le chemin de la maison.

Ce qu’ils virent dans le trajet, ce fut toujours partout le même spectacle de désolation ; partout la malpropreté et le désordre étalant leur laideur : tout était complètement laissé à l’abandon. La lumière naturelle du simple bon sens s’était éteinte avec l’esprit d’ordre ; une femme en haillons crasseux maltraitait avec la dernière fureur une pauvre jeune fille, et deux paysans regardaient du plus stoïque regard les sévices de cette ivrognesse qui pouvait tuer l’enfant. L’un de ces paysans se grattait le bas de l’échine et bâillait, l’autre bâillait en s’étirant, les portes bâillaient faute de gonds, les toits faute de clous, et tous ces bâillements gagnaient sensiblement Platônof, à qui il n’en fallait pas tant pour se laisser aller à l’exemple. « Voilà donc, pensa Tchitchikof, un échantillon de ma future propriété en fait d’hommes… quelles guenilles ! c’est pièce sur trou et trou dans la pièce. » En effet, sur une des chaumières dont le toit avait sombré, le paysan et ses fils avaient hissé les deux battants de leur porte cochère. Des fenêtres aux croisées disjointes, et sans gonds ni targette, étaient maintenues en place par des perches dérobées dans les embarras du propriétaire ; c’était, à chaque pas, l’application du système de ce pauvre Trichka qui rognait ses manches et ses basques pour raccommoder les trous du coude[2].

Tchitchikof fit la remarque que tout ce qu’ils avaient vu dans le domaine était dans un état bien peu réjouissant.

On entra dans la maison ; là, Platônof et lui furent frappés d’un contraste, celui d’une évidente détresse avec une foule des élégantes bagatelles de luxe les plus modernes ; à côté de draperies et de meubles fort détériorés, des bronzes et des albâtres du dernier goût : Shakspeare en écritoire, Faust, Méphistophélès et Marguerite en pendule, et au beau milieu de la table un ustensile d’ivoire d’un beau travail, celui dont les Orientaux se servent pour se gratter la peau.

La maîtresse de la maison vint recevoir les hommages de ces messieurs ; elle était vêtue avec goût et tout à fait à la mode ; elle leur parla de la ville, c’est-à-dire du chef-lieu, des plaisirs du théâtre dont on y jouit depuis quelques mois. Elle leur présenta ses quatre enfants parfaitement habillés aussi à la mode ; ils avaient près d’eux une gouvernante. Ces circonstances rendaient la vue de cette jeune famille encore plus triste ; mieux eût valu qu’ils fussent tous en simples souquenilles à prendre leurs ébats dans la cour, dussent-ils même ressembler à des enfants villageois. Une chose dont les visiteurs de monsieur ne furent point fâchés, c’est qu’il vint à madame une belle visite des environs, une femme redoutable pour son babil. Ce fut un coup de fortune ; les deux dames passèrent au gynécée ; les enfants et leur institutrice les y suivirent aussitôt, et les hommes restèrent entre eux.

« Votre prix, s’il vous plaît, monsieur ? dit Tchitchikof ; mais veuillez bien me dire au juste le prix que vous exigez résolûment, pour que je me décide tout de suite à acheter ou à ne pas acheter. Je vous avouerai que je ne me faisais pas l’idée qu’un domaine pût jamais offrir un pareil aspect de désolation.

— Ce que vous avez vu est l’abomination de la désolation, mais ce n’est pas tout ; il faut que vous sachiez que, de cent âmes portées aux matricules du dernier recensement, il n’en reste de vivantes que juste la moitié. Nous avons eu ici le choléra, cinquante sont parties sans passeport. Vous, acheteur, vous avez donc à tenir pour mortes celles qui ne sont plus de ce monde. Si les tribunaux aujourd’hui m’en demandaient compte, tout le bien y passerait : c’est la considération pour laquelle je n’ai pas la hardiesse de vous demander plus de 30 000 roubles.

— Eh ! de grâce, comment ? 30 000 roubles ! dit avec calme Tchitchikof, qui naturellement voulut marchander un peu ; de grâce, dites vous-même, est-ce là une terre de 30 000 roubles ? Tenez, pour économiser les moments, je vous donne 25 000 roubles. »

Platônof eut un remords de conscience.

« Terminez, Pâvel Ivanovitch. C’est un bien dont on pourra toujours trouver cela. Si vous ne lui en donnez pas les 30 000 roubles demandés, nous nous cotiserons, mon frère et moi, pour le lui racheter.

— Fort bien, j’achète, dit Tchitchikof, effrayé de l’idée de son compagnon ; j’achète, mais à la condition de payer moitié au comptant, moitié dans un an.

— Non, Pâvel Ivanovitch ; un an, c’est impossible ! Vous me donnerez la moitié aujourd’hui et l’autre moitié dans quinze jours. Le Lombard, soyez-en sûr, me prêterait tout aussi bien 30 000 roubles sur ce domaine, si j’avais de quoi nourrir les sangsues[3].

— Comment donc faire alors ? vrai, je ne sais, dit Tchitchikof, je n’ai en tout et pour tout en ce moment que 10 000 roubles. »

En ceci il ne disait pas la vérité ; il avait avec lui 20 000 roubles : son propre capital de 10 000 qu’il n’avait pas encore entamé, et les 10 000 que lui avait prêtés Constánjoglo ; mais il lui en coûtait singulièrement de donner tant d’argent à la fois.

« Ah ! Pâvel Ivanovitch, je vous dis qu’il me faut indispensablement 15 000 roubles.

— Il m’en manque cinq, et je ne sais en vérité où les prendre.

— Je vous les prêterai, dit Platônof.

— Alors plus d’objection ! » se hâta de dire Tchitchikof. Et il pensa : « C’est ma foi charmant, que Platon Mikhaïlovitch aussi me fasse cette avance ! ».

Les deux contractants se frappèrent dans la main. Tchitchikof alla vers la calèche, en fit retirer sa cassette qu’on lui apporta dans la chambre ; il l’ouvrit et y prit les 10 000 roubles empruntés qu’il y avait déposés la veille ; il donna cette somme à Khlobouëf à titre d’arrhes et avances, et quant aux cinq autres mille, il promit de les apporter le lendemain ; il promit cela, il parla même de revenir encore, deux ou trois jours après, apporter deux ou trois autres milliers de rouble… Au fond, en fait de payements et de parfait acquittement, l’intention de Tchitchikof était de ne point se hâter et de ne point se laisser presser. Il sentait une invincible répugnance à se dessaisir de l’argent qu’il avait ; en cas de nécessité indispensable, il le lâchait sans doute ; mais toujours lui semblait-il plus agréable de le donner demain et non aujourd’hui. Tranchons le mot, il était, sous ce rapport, fait comme nous le sommes tous : avouons que nous aimons à faire languir le créancier ; cet homme-là, je vous demande un peu, qui vient pour nous dépouiller, eh bien ! qu’il se frotte le dos à loisir dans l’antichambre… comme s’il ne pouvait pas attendre ! il se peut qu’en effet chaque heure lui soit d’un grand prix, et que ses affaires souffrent de ces retards ; mais que nous importe à nous débiteurs, qui avons le chagrin de payer ? « Tu n’as qu’à repasser ici demain, frère ; pour aujourd’hui, il n’y faut pas compter, je suis occupé, très-occupé. »

« Où comptez vous aller habiter ! dit Platônof à Khlobouëf ; avez-vous quelque autre village ?

— Non, ni village, ni hameau ; j’irai m’installer tout droit à la ville, où je possède une petite maison. J’ai acheté cela récemment ; je devais le faire pour mes enfants. Il leur faut des leçons de catéchisme, de musique et de danse… Vous comprenez bien que ce n’est pas au village que vous trouverez cela.

— Ils n’ont pas de pain, et il est indispensable que les enfants sachent danser, pensa Tchitchikof.

— C’est étonnant, pensa Platônof.

— Ah ! il faut que nous arrosions le marché, dit Khlobouëf. Hé ! Kiruchka, lestement à la glacière, une bouteille !… Messieurs, nous prendrons un verre de champagne.

— Pas de pain, mais de la musique, de la danse et du vin de Champagne toujours ! » pensa de nouveau Tchitchikof.

Quand à Platônof, il devenait pour lui pénible de penser, il ne pensait plus rien.

C’était un peu par nécessité que Khlobouëf s’était approvisionné de vin de Champagne. Il envoyait souvent à la ville un messager pourvu d’une liste d’objets à prendre, mais sans argent pour les payer ; dans les petites boutiques, sans argent comptant vous n’obtiendrez pas une cruche de kvass[4], et pourtant vous voulez boire. Le messager, qui connaît votre soif, entre le front haut chez le Français ; le Français est un agent d’une forte maison de Pétersbourg, récemment arrivé avec des vins de prix ; jusqu’à présent il fait volontiers crédit à tout le monde. Vous concevez donc qu’il avait fallu, faute de boisson à un sou la potée, prendre du vin de Champagne à quinze ou vingt francs la bouteille.

La bouteille apportée chassa à grand bruit le bouchon ; trois fois les verres furent presque coup sur coup remplis et vidés, et les esprits s’égayèrent. Khlobouëf surtout n’était plus reconnaissable, tant il devint, grâce à cette libation, gai, aimable et charmant. Non-seulement il semait à pleines mains les bons mots et les anecdotes piquantes, mais il faisait voir dans ses discours une si remarquable connaissance des hommes et du monde, qu’il était manifeste que cet homme-là avait vu et parfaitement vu beaucoup de choses. Rien n’égale la finesse de trait avec laquelle il esquissait en peu de mots tous ses voisins, les propriétaires fonciers résidents ; il voyait si bien leurs défauts et leurs fautes, il connaissait si bien l’histoire de tous les seigneurs ruinés et les causes et les détails de leur ruine, il savait si bien l’art de peindre leurs habitudes et leurs moindres tics, que ses deux convives émerveillés (et c’est beaucoup dire de la part de Platônof) étaient prêts à le proclamer le plus spirituel des hommes.

« Je ne puis m’expliquer, dit Tchitchikof, comment, avec tant d’esprit, vous ne trouveriez pas cent moyens pour un de sortir à votre honneur des difficultés de votre position. »

Tchitchikof avait dit cela du ton de la plus profonde conviction. Il n’en fallut pas plus ; ce même Khlobouëf, tout à l’heure si prodigieusement intelligent, déroula devant ses interlocuteurs un fouillis de projets tous plus absurdes et plus étranges les uns que les autres, et qui montraient si peu de vraie connaissance des hommes, des choses et des relations sociales, qu’il n’y avait plus qu’à hausser les épaules et à dire : « Grand Dieu ! quelle incroyable distance entre connaître le monde et savoir personnellement mettre à profit cette connaissance ! » Tout projet chez lui avait pour base la nécessité de se procurer avant tout cent ou deux cent mille roubles. Il lui semblait qu’avec ce levier il ferait sortir de terre un domaine splendide, où tout serait admirablement régi, où tous les trous et les crevasses seraient bouchés, les revenus successivement triplés, quadruplés, quintuplés, en même temps que s’acquitteraient toutes les dettes… Et il terminait le tableau de toute cette prospérité par ces mots :

« Mais non, il n’existe pas pour moi un ami, un bienfaiteur qui se décidât à me prêter deux cent mille roubles, ni même cent mille… Il est donc évident que Dieu ne veut pas que je me relève.

— Il ne manquerait plus que cela, dit Tchitchikof, que Dieu envoyât deux cent mille roubles à un pareil crétin !

— J’ai une tante, dit Khlobouëf, une vieille tante qui possède trois millions de fortune.

— Hein ! qu’est ce qu’il dit ? une tante à millions ! se dit à lui-même Tchitchikof.

— Elle est très pieuse ; elle donne beaucoup à l’église et aux couvents, mais n’assiste point ses proches. C’est une tante de la vieille roche, une vraie curiosité. Elle donne une bonne heure de sa matinée à une volière contenant plus de quatre cents serins et autant à ses mopses ; elle a des caméristes, des suivantes et des laquais comme on n’en voit plus nulle part. Le plus jeune de ses domestiques n’a pas moins de soixante ans ; elle n’en dit pas moins à celui qui a quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq ans : « Hé ! petit ! » Si, à sa table, un de ses convives ne se comporte pas bien, elle ordonne tout haut que le plat qui doit suivre ne lui soit pas présenté, et le délinquant est positivement privé de ce plat. N’est-ce pas original ?

Platônof sourit.

« Quel est son nom ? Quelle est la terre qu’elle habite ? demanda Tchitchikof.

— Elle habite le chef-lieu même de notre gouvernement ; son nom est Alexandra Ivanovna Khanassarof.

— Pourquoi ne vous adressez-vous pas à elle ? dit du ton le plus affectueux le bon Platônof. Il me semble que, si vous tâchiez de la faire entrer dans la position de votre famille, elle ne pourrait refuser de venir à votre secours.

— Rien à attendre ! ma tante, Platon Mikhaïlovitch, est une vieille femme très-dure, c’est un naturel inflexible… Et puis, il y a là des thuriféraires, des saintes nitouches installées et qui tournent sans cesse autour d’elle. Il y a surtout là un monsieur qui aspire à une place de gouverneur civil, qui a si habilement manœuvré qu’on le tient sans examen pour proche parent, et dévoué à sa parente jusqu’à négliger le soin de son ambition… On l’écoute beaucoup ; peut-être il en viendra à ses fins ; je lui souhaite tout le bonheur possible.

— Ô imbécile, pensa Tchitchikof, moi à ta place je courrais amuser, soutenir, consoler cette chère tante, avec plus de zèle et d’attentions que jamais tendre bonne n’en a déployé pour aucun petit enfant gâté.

— Tenez, l’effet immanquable de conversations pareilles, c’est de sécher le gosier, dit Khlobouëf ; hé ! Kiruchka, apporte-nous une bouteille de champagne !

— Non, non, moi du moins je ne bois plus, dit Platônof.

— Ni moi non plus », dit Tchitchikof.

Et tous les deux refusèrent résolûment.

« Soit, dit Khlobouëf ; mais au moins jurez-moi que vous viendrez me voir à la ville. Le 8 juin je donne un dîner aux principales autorités du chef-lieu.

— Comment ! s’écria Platônof, vous, un dîner invité ! un festin, dans l’état de dénuement où vous êtes !… pardon, mais vous n’y pensez pas.

— C’est un devoir ; ces messieurs m’ont invité et régalé eux aussi. »

Platônof ouvrit de grands yeux et n’y vit pas plus clair. Il n’avait jamais porté son attention sur ce fait, du reste assez frappant ; c’est qu’en Russie, dans les chefs-lieux de gouvernement et dans nos trois capitales, la vie de certaines personnes est, à plusieurs égards, une énigme dont on ne trouve pas le mot. Vous voyez un individu qui, chacun le sait, a tout mangé, est dans les dettes jusqu’aux yeux et n’a plus aucun moyen d’éviter la submersion finale, et qui, tout à coup, invite à dîner et traite parfaitement de nombreux conviés ; ceux-ci se disent à l’oreille entre eux que c’est bien pour la dernière fois, et que, le lendemain, leur hôte sera certainement en prison. Dix ans se passent au bout desquels notre viveur est encore debout et plus que jamais obéré et à bout de toutes ressources ; mais, à la surprise générale, de nouveau il donne un grand dîner auquel de nouveau on accourt, tout en pensant que cette fois-ci est bien positivement la dernière, et que l’amphitryon sera le lendemain entre quatre murs.

La maison de Khlobouëf dans la ville présentait un phénomène étrange : aujourd’hui le prêtre en habits pontificaux, debout devant un iconostase éclairé d’une infinité de cierges, disait des prières solennelles ; demain, dans les mêmes appartements, seront réunies, pour une répétition, une société de comédiens français ; le lendemain du banquet on peut fouiller toute la maison, on ne trouvera pas un morceau de pain à se mettre sous la dent, mais le surlendemain c’est un festin de Balthasar donné à messieurs les artistes, comédiens, musiciens, danseurs et décorateurs, dont chacun, en outre, emporte son cadeau. Il y eut pour Khlobouëf, avec une telle vie, des jours, bien des jours, où un autre que lui se fût pendu ou noyé, ou se fût brûlé la cervelle ; mais ce qui le préservait, c’était une certaine disposition religieuse qui se conciliait en lui, avec tout ce désordre matériel.

Dans les heures les plus amères de son existence, il lisait les vies des hommes d’élite qui, ayant eu le plus à souffrir et à gémir sur la terre, avaient élevé leur esprit et leur âme fort au-dessus des maux qu’il voyait conjurés pour sa ruine. À cette lecture son cœur s’attendrissait, son esprit avait des ravissements soudains, et ses yeux se remplissaient de larmes. Puis il donnait une heure ou deux à la prière… et, chose merveilleuse ! presque toujours, ces mêmes jours-là, il lui venait quelque secours tout à fait inattendu. C’était vraisemblablement ou quelqu’un de ses anciens amis qui se souvenait de lui et lui envoyait de l’argent, ou quelque bonne dame en passage par la ville, qui apprenait par hasard l’histoire de sa situation désespérée, et, par l’effet de cette générosité impétueuse d’un cœur de femme, lui faisait parvenir un riche présent. Ou bien il se tirait quelque part, à son insu, une loterie ; ou bien il se jouait à son profit une partie dont on lui faisait mystérieusement passer le produit. En pareil cas, il reconnaissait avec une grande ferveur de piété cette immense grâce de la Providence ; il faisait dire par le prêtre de la paroisse, in pontificalibus, chez lui, devant les saintes images, des prières solennelles, après quoi, immédiatement, il renouait le fil de sa vie d’excès et de désordres.

« Il me fait de la peine, vrai, il me fait beaucoup de peine, dit Platônof à Tchitchikof, quand, après avoir pris congé de lui, ils se furent remis en route.

— C’est l’enfant prodigue, répondit Tchitchikof ; c’est un de ces hommes qu’il n’y a pas lieu de plaindre pour eux-mêmes. »

Et bientôt ils cessèrent de penser à Khlobouëf : Platônof, parce que généralement il ne jetait qu’un coup d’œil paresseux et somnolent sur la situation de tel ou tel homme comme sur tout le monde, et parce que, si son cœur était contristé à la vue de la souffrance d’autrui, ses impressions n’allaient jamais jusqu’à réveiller toute son âme ; il suffisait de quelques minutes pour qu’il cessât de penser à un homme, lui qui ne pouvait penser cinq minutes de suite à lui-même ; Tchitchikof avait déjà oublié les misères de Khlobouëf, parce que toutes ses pensées étaient absorbées dans l’acquisition qu’il venait de faire. De quelque manière qu’il envisageât cet achat, de quelque côté qu’il tournât et retournât cette affaire, il y trouvait un avantage saisissant de réalité ; il pouvait aller engager le bien au Lombard, il pouvait tout aussi bien aller y engager exclusivement ses morts et ses fugitifs ; il pouvait, en outre, s’il voulait, vendre par portions tous les meilleurs terrains du domaine, et après cela aller faire un emprunt au Lombard ; il pouvait encore se faire franchement propriétaire, s’occuper lui-même de la régie du bien à l’exemple de Constánjoglo, en recourant sans cesse à ses conseils comme à ceux d’un excellent voisin et généreux bienfaiteur ; encore une idée : il pouvait revendre (bien entendu s’il ne voulait pas s’occuper lui-même d’agriculture), revendre le bien à des particuliers, en se réservant les fugitifs et les morts, arrangement qui aurait encore cet avantage qu’il pourrait alors déguerpir tout doucement sans rendre à Constánjoglo les dix mille roubles qu’il lui avait empruntés… Étrange pensée que celle-là ! non pas que Tchitchikof l’ait conçue et adoptée ; mais elle est venue spontanément se dresser sous une forme vaporeuse devant son esprit, se riant de lui, se baissant, se relevant d’un air plein de malice, et lui faisant la grimace s’il essayait de froncer le sourcil. Fi, l’importune, l’indiscrète, l’espiègle, fi, fi ! Et d’où sortent donc ces pensées qui viennent ainsi tout à coup mettre en jeu notre fantaisie ?

Tchitchikof était dans la joie ; il était pomestchik, c’est-à-dire propriétaire foncier et seigneur, seigneur non pas imaginaire, mais véritable seigneur, un noble qui possède des immeubles, des terres, des villages, des champs, des serfs, des serfs nullement fantastiques, mais vivants, mais subsistants. En songeant à tout cela, il en vint peu à peu à faire de petits soubresauts, à se frotter les mains, à se faire à lui-même de petits clignements d’yeux et à trompeter une sorte de marche en rapprochant son poing de sa bouche, après quoi il prononça à demi-voix quelques mots sans suite qui finirent par deux appellations caressantes adressées à sa propre personne : « Eh ! fin museau, gros poulet, va ! » Mais se souvenant en ce moment qu’il n’était pas seul dans la voiture, il jeta un rapide coup d’œil sur son compagnon, et se promit de tenir en bride ces transports, même avec Platônof. Celui-ci, croyant qu’il avait eu quelque velléité de lui adresser la parole, lui dit « Quoi ? » Il répondit : « Rien. »

« Arrête ! » cria Platônof au cocher.

Tchitchikof regarda autour de lui et s’aperçut qu’ils venaient de traverser un bois délicieux. Dans l’endroit où ils entraient, un double rideau de bouleaux se prolongeaient des deux côtés d’un chemin doux et sans ornières ; on apercevait à travers le feuillage une blanche église. Au bout de la partie de l’avenue où ils roulaient, parut un monsieur coiffé d’une casquette, un bâton noueux à la main, qui venait à leur rencontre. Un chien anglais à hautes pattes menues courait devant lui.

« Voici mon frère, dit Platônof. Cocher, arrête ! » Et il descendit de la calèche. Tchitchikof aussi. Les deux chiens cependant avaient déjà échangé entre eux diverses caresses ; agile de sa langue comme de ses longues pattes, Azor eut tout d’abord léché le museau de son ami Iarb, puis il lécha la main droite de Platônof, puis il se dressa contre l’épaule de Tchitchikof, à qui il plongea le bout de la langue dans le creux de l’oreille. Les deux frères s’embrassèrent.

« Çà, Platon, qu’est-ce que cela signifie ?

— Quoi cela, mon cher Basile ?

— Et tu me demandes quoi ? Et ces trois fois vingt-quatre heures que je suis sans aucune nouvelle de toi, et ce palefrenier de Péetoukhof qui nous ramène ton alezan, et dont je ne puis à ton sujet tirer d’autres paroles sinon que tu es parti avec un monsieur. Tu pouvais bien me faire au moins dire un mot qui m’apprit où, pourquoi, pour combien de temps. Eh ! cher Platon, est-ce qu’on se conduit comme cela ? est-ce que tu ne te figures pas toutes les idées qui n’ont pas manqué de me galoper par la tête ?

— Pardon, pardon ; c’est vrai, j’ai oublié, Eh bien ! écoute, nous sommes allés chez Constantin Féedorovitch, la sœur te salue, lui de même. Ah ! frère, voici Pâvel Ivanovitch que je te recommande ; Pâvel Ivanovitch, c’est mon frère, c’est Basile Mikhaïlovitch, mon frère ; cher frère, c’est Paul Ivanovitch Tchitchikof. »

Les deux personnes que Platônof présentait ainsi l’une à l’autre se touchèrent la main droite en soulevant leur casquette de la main gauche.

« Bien, pensa Basile ; mais quel est ce M. Tchitchikof ? frère Platon est si peu difficile en fait de nouvelles connaissances ! » Et il envisagea notre héros dans la mesure de ce que peuvent autoriser les convenances ; cette exploration ne fut point défavorable.

De son côté Tchitchikof, aussi dans la mesure de la bienséance, considéra le frère Basile, et reconnut qu’il était moins grand de taille, qu’il était plus brun et moins beau, que sa physionomie annonçait plus de vie et d’activité, qu’il devait être d’une grande bonté de cœur. Ce qui était évident, c’est qu’il n’était pas sujet, comme Platon, à la somnolence ; mais Pâvel Ivanovitch s’arrêta peu à cette différence des deux frères.

« Mon cher Basile, j’ai résolu de faire avec Pâvel Ivanovitch une grande escapade, c’est-à-dire de voyager quelque temps dans notre sainte Russie avec Pâvel Ivanovitch. Cela aura peut-être un bon effet sur mon spleen.

— Comment as-tu résolu cela si vite ? » dit Basile étourdi de cette nouvelle fort imprévue ; et il fut sur le point d’ajouter : « Et tu t’accommodes de la compagnie d’un homme que tu viens de voir pour la première fois, d’un homme qui peut n’être qu’un aventurier ou pis encore ? » Il se tut, mais il jeta sur Tchitchikof un regard de défiance que modifia à l’instant même l’air calme et décent de notre héros.

Ces trois messieurs dévièrent un peu à gauche et franchirent le seuil d’une haute porte cochère. La cour où ils entrèrent était vieille, la maison seigneuriale vieille aussi ; c’était un toit en pointe très-haut, et de longs appentis au-dessus des portes ; il y a longtemps qu’on ne construit plus dans ce système primitif. Deux énormes tilleuls, élancés du beau milieu de la cour, en couvraient près de la moitié de l’ombre épaisse de leur feuillage, sous lequel une demi-douzaine de larges bancs de bois peints en vert invitaient au repos ou la conversation. L’enceinte de cette cour était complétement dissimulée par des acacias, des lilas, des seringats, des merisiers et des sorbiers, les uns en fleurs, les autres en grappes.

Avec cet horizon de feuillage, l’habitation seigneuriale était de même toute couverte de verdure, sauf les espaces ménagés à la lumière suffisante que l’intérieur recevait par les portes et les fenêtres, presque toujours au large ouvertes pendant la belle saison. À gauche, sous des tiges d’arbres droites comme autant de colonnes, se laissaient apercevoir, comme dans un bocage, les cuisines, les hangars, les caves et tous les communs ; les rossignols semblaient s’y être donné rendez-vous, et leurs concerts n’y faisaient jamais défaut, surtout vers le soir. Un sentiment plein de douceur et de charme pénétrait dans l’âme des habitants de cette demeure où tout rappelait le bon vieux temps, celui où de pareils lieux vous persuadent que tout était simple, doux, facile et honnête parmi les hommes d’autrefois. Basile Mikhaïlovitch pria Tchitchikof de prendre place ; et tous les trois s’assirent sous le double dôme des deux grands tilleuls séculaires.

Un jeune garçon de dix-sept ans, en chemise ou blouse rose à la russe, apporta et déposa lestement devant ces messieurs des verres très-propres et des carafes remplies de boissons rafraîchissantes aux jus de fruits, les unes onctueuses comme l’huile, les autres pétillantes comme la limonade gazeuse. Après avoir posé en bel ordre une demi-douzaine de ces carafes qui offraient à l’œil des liquides de couleurs aussi différentes que pures, le jeune gars arma sa main d’une bêche qui était debout contre un tronc d’arbre et passa dans le jardin. Chez les Platônof comme chez Constánjoglo leur beau-frère, tous les domestiques étaient jardiniers, ou, pour mieux dire, il n’y avait pas de domestiques, et tous les gens de la cour seigneuriale, à l’envi, en tenaient lieu, et dans de certains temps à tour de rôle.

Frère Basile (les deux frères s’appelaient entre eux frère Basile, frère Platon) prétendait qu’il ne doit pas y avoir une classe de valets, et qu’on peut même se passer tout à fait de laquais, car il n’est personne qui ne puisse présenter quelque chose et rendre de petits services ; qu’il est bien inutile d’avoir près de soi des hommes spéciaux pour cela ; il ajoutait que le Russe est bon, serviable et leste, et de bonne volonté toujours, tant qu’il est en blouse et en sarrau, mais que si une fois on lui fait adopter l’habit allemand, il ne lui donnait pas trois semaines pour devenir lourd, gauche, maussade et paresseux : le misérable ne change plus de linge, et il cesse de fréquenter le bain ; il se met à dormir tout habillé dans son nouveau costume, et toutes sortes d’insectes s’y établissent chaudement et s’y multiplient. Dans leur village on se costumait exclusivement à la russe, mais élégamment ; les ganses, glands et pompons des femmes étaient d’or, et les larges manches de leurs chemises ressemblaient aux bordures des châles de cachemire.

« Ne vous plairait-il pas de vous rafraîchir ? dit frère Basile à Tchitchikof, en lui montrant les six carafes. Ce sont divers kvass ; notre maison leur doit une sorte de renommée dans le pays. »

Tchitchikof prit une carafe, remplit un verre et goûta ; il lui sembla retrouver le fameux lipetz polonais qu’il avait savouré autrefois en Pologne : cela jouait dans le verre exactement comme du vin de Champagne, et le gaz portait au cerveau un picotement fort agréable.

« C’est un vrai nectar ! » dit-il. Puis, ayant versé d’une autre carafe, il ajouta : « Ha ! celui-ci me semble encore meilleur ! » Et il dégusta en homme accoutumé à l’analyse. « C’est le breuvage par excellence ! ajouta-t-il. D’un autre côté, je puis dire que c’est chez votre très-honorable beau-frère, chez Constantin Féedorovitch, que j’ai savouré les premiers ratafias du monde, comme ici je me délecte des plus excellents kvass.

— Eh ! dit Platon, ces ratafias, ils sont de la même provenance, puisque c’est Mme Constánjoglo, notre sœur, qui les fait.

— De quel côté et dans quelles provinces avez-vous l’intention de voyager ? dit le frère Basile.

— Je parcoure le pays, dit Tchitchikof en se dandinant mollement sur le banc et en se caressant le genou, non pas tant pour moi que pour une autre personne. Le général Bétrichef, un bon et fidèle ami, et je pourrais dire mon bienfaiteur, tant son affection m’est précieuse, m’a prié d’aller pour lui faire visite à toute sa parenté. Ces parents-là ne me sont de rien à moi, il est vrai, mais j’ai consenti à faire cette tournée en partie aussi pour me faire plaisir à moi-même : car, outre que le mouvement de la route est favorable à ma santé, je suis dans ce sentiment que voir les hommes, contempler de près les mobiles, les ressorts, les engrènements et l’arrière-jeu de cette machine qu’on appelle le monde, c’est lire dans le livre de vie, c’est se mettre à même de contrôler la science par les réalités, et s’assurer qu’on sait quelque chose. »

Le frère Basile pensa : « Contrôler la science… C’est singulier comme cet homme s’écoute parler ! mais, au fait, il y a du vrai dans ce qu’il dit. » Puis, après une minute de silence, il dit à Platônof : « Je commence à croire qu’en effet, mon cher Platon, il est bon que tu te secoues ; tu n’as pas d’autre mal qu’une espèce de léthargie morale. Ton âme a été accidentellement, dans notre calme de famille, saisie de somnolence ; tu n’es ni fatigué ni certes, encore moins, blasé, mais tu as besoin de fatigue physique et d’émotions. C’est tout le contraire de ce qui se passe en moi. Vrai, souvent je voudrais bien ne pas sentir si vivement et ne pas prendre à cœur, comme je le fais, tout ce qui arrive.

— Quand on prend tout à cœur, c’est qu’on le veut bien, dit frère Platon ; tu cherches les sujets d’alarmes, tu composes à ton usage des occasions d’inquiétude.

— Je n’ai pas besoin d’en composer et d’en appeler, dit frère Basile ; les désagréments viennent à chaque pas nous trouver. Tu ne te doutes pas du tour qu’en ton absence vient de nous jouer notre nouveau voisin Lénitsyne. Il s’est emparé de tout le triangle de terrain inculte que domine le tertre de Mont-Rouge ou Mont-Joly, tout l’espace consacré aux fêtes de nos paysans ; c’est un terrain sans valeur, sans doute, mais que je ne cèderais pour aucun prix, car il fait les délices du villageois au printemps et à la Saint-Jean. À ce tertre sont intimement liés tous les souvenirs du domaine, et les coutumes locales sont sacrées pour nous.

— Il ne sait rien de tout cela, voilà pourquoi il s’est emparé d’un espace vague, dit frère Platon ; c’est un nouveau venu, un homme qui s’installe et regarde partout alentour, cherchant à bien marquer ce qui est à lui ; il faut lui expliquer franchement la chose, et tout sera fini.

— Comment ! il ne sait rien ? Tu dois bien penser que j’ai envoyé l’avertir : il a répondu par un mot grossier.

— C’est peut-être avec grossièreté que ton envoyé a parlé : il fallait aller là toi-même ; tu n’as, crois-moi, qu’à te mettre en communication directe avec lui.

— Non pas ; il a par trop tranché de l’homme d’importance. Moi, je n’irai pas à lui. Si tu veux aller le trouver, toi, tu en es le maître.

— J’irais sans répugnance ; mais le mal est que je n’entends absolument rien aux affaires, et, si c’est un homme madré, il peut me faire croire tout ce qu’il voudra.

— Vous plaît-il que j’aille trouver ce monsieur ? j’irai avec plaisir, dit Tchitchikof.

— Quel amateur d’excursions ! pensa frère Basile.

— Donnez-moi seulement une idée aussi exacte que possible de l’homme et de l’affaire.

— J’ai conscience de vous donner une si désagréable commission. Lénitsyne est, à mon avis, un homme de rien, sorti des derniers rangs de notre petite noblesse locale. Il est allé à Pétersbourg gagner un grade civil, je ne sais dans quelle partie de l’administration ; là il s’est marié à la fille naturelle d’un riche : puis, quittant ses bureaux, il a pensé qu’il lui serait doux et facile de venir dans nos cantons s’installer seigneur dans le voisinage de quelque ville et donner le ton à la province. Il n’a pas bien choisi l’endroit : en général, ici, on n’est pas aussi pesamment provincial qu’il l’a supposé ; nous n’avons ni la mode pour loi, ni Paris pour église.

— C’est entendu, dit Tchitchikof ; mais en quoi consiste le différend ?

— La propriété qu’il vient d’acheter a un inconvénient grave : le terrain est insuffisant ; il est très-contrarié, et je le conçois. S’il n’eût procédé vis-à-vis de moi par la morgue et la hauteur, j’étais homme à lui départir gratuitement, comme simple acte de bon voisinage, un assez joli morceau de terrain, valant cent fois l’aride mamelon autour duquel il est venu faire serpenter chez moi sa limite sous forme de pieux et de rigole. Cette manière de me faire sa visite était choquante : au premier mot que je lui fais dire, il fait l’arrogant, pensant, je crois…

— Si vous voulez m’en croire, il faut négocier. Remettez-vous-en à moi ; les vivacités achèvent d’aveugler les myopes, les bonnes raisons leur dessillent les yeux. Fiez-vous à moi, vous ne vous en repentirez pas plus que mon ami, le bon général Bétrichef, qui…

— Il m’est pénible de penser que pour nous, qui ne vous connaissons pas encore et n’avons aucun titre à votre complaisance, vous deviez ici vous mettre en rapport avec un pareil homme.

— Ne vous inquiétez pas de cela : demain matin je serai chez lui, et tout pourra s’arranger à votre entière satisfaction, j’en ai le pressentiment. »

Le lendemain Tchitchikof se présenta chez Lénitsyne, comme lui faisant une visite de bon voisinage ; il lui annonça qu’il venait d’acheter la terre de M. Khlobouëf.

M. Lénitsyne était parent de Khlobouëf ; Tchitchikof devina aisément qu’il se trouvait par hasard chez l’homme qui était en passe de remplacer le gouverneur civil démissionnaire, et qui postulait cet emploi comme moyen de se trouver à portée de voir chaque jour la tante aux trois millions, à laquelle il avait toujours su se rendre agréable ; on lui offrait, disait-il, un gouvernement bien plus considérable, mais il aimait mieux celui où résidait la tendre parente qui l’avait comblé de bontés depuis l’enfance.

« C’est voir et sentir noblement, » dit Pâvel Ivanovitch.

Il plut beaucoup à Lénitsyne, qui lui trouvait un air très-intelligent, très-respectueux, très-indulgent envers tous ceux qu’il nommait (excepté peut-être envers Khlobouëf). De plus, il connaissait une foule de gentilshommes du gouvernement et des gouvernements voisins. Tchitchikof paraissait aussi rond et habile en affaires que riche et répandu dans le monde ; enfin il lui arrivait de dire :

« C’est à vous, certainement à vous, que doit revenir un jour toute la succession d’Alexandra Ivanovna Khanassarof, ou du moins la principale partie de ce grand héritage.

— Ceux qui supposent cela ont tort, malheureusement… vous voyez que je suis sincère avec vous, il est des gens en ville qui assurent qu’il existerait un testament par lequel elle lèguerait tout le gros de la fortune à des couvents ; après cela elle laisserait quelques souvenirs assez mesquins aux personnes de son entourage ordinaire et à quelques parents, à moi entre autres.

— Mais c’est une horreur ! les couvents sont riches, très-riches. Au reste, il s’agit de la bien prendre, de la décider à tester de nouveau, voilà tout. Moi je ne veux pas souffrir que la brave dame vous déshérite ainsi. Écoutez, il va sans dire que mon intention, dans le séjour d’un mois et plus que je vais être obligé de faire à la ville, est de me faire présenter à la vénérable Alexandra Ivanovna ; et savez-vous que, par zèle pour vous, je suis homme à lui insinuer… car enfin aux couvents ! Allons donc, aux couvents ! À votre place, je lui ferais lire et relire un testament équitable, bien rédigé, dont elle n’aurait qu’à signer la minute…

— Elle ne voudra probablement rien entendre, ou bien elle écoutera, et, tout en approuvant, elle ne se décidera point à y apposer sa signature.

— Des entêtements de mourante ! là, c’est bien le cas de dire que ça ne ressemble à rien ; puisqu’elle s’en va, qu’est-ce que ça lui fait… c’est un nom, son nom à écrire. Eh bien, c’est d’attendre jusqu’au bout, et… si cela lui répugne tout de signer, une autre…

— Ts ! Ts ! chut ! un moment. »

Il paraît qu’il s’était tout à coup élevé une brise, et que M. Lénitsyne craignait les vents coulis. Il se leva, ferma les vasistas, rabattit les rideaux de mousseline, puis il jeta un coup d’œil dans les pièces contiguës ; en rentrant, il donna, par mégarde, croyons-nous, un tour de clef aux portes. Après cette formalité, il y eut entre les deux interlocuteurs un entretien plein d’épanchements de la nature la plus intime, mais à voix basse, et dont pas un mot n’est venu jusqu’à nous, avant le moment où M. Lénitsyne alla retirer les rideaux, relever les draperies, rouvrir un vasistas, déverrouiller sans bruit les portes, et vint reprendre sa place sur le canapé en présentant sa main à Tchitchikof, qui la pressa affectueusement ; en ce moment-là Tchitchikof disait :

«… Seulement, que ce soit secret : car ce qui nuit, c’est toujours bien moins le crime que le scandale.

— Justement, justement, dit Lénitsyne en penchant sympathiquement la tête tout à fait de côté, à la manière de son interlocuteur.

— Qu’il est doux de se trouver ainsi en parfait accord de sentiments ! dit Tchitchikof. Et tenez, j’ai, moi, une affaire qui est en même temps légitime et illégitime, légitime en réalité, illégitime en apparence. Voyez : ayant besoin d’emprunter, et par conséquent de fournir hypothèque, je répugne à faire peser sur des amis le risque d’avoir à payer deux roubles pour chacune de leurs âmes vivantes, car enfin (que Dieu détourne de moi ce malheur !) si je viens à faillir… ce serait très-fâcheux pour le propriétaire… Afin d’être en mesure de ne jamais faire subir pareille épreuve à personne, j’ai résolu (et ce n’est pas une supposition) de me faire à moi-même, pour le cas d’emprunt régulier, une assez large collection des fugitifs et des morts, des âmes mortes enfin, vous comprenez ? qui n’ont pas encore disparu pour l’administration, pour le fisc, puisqu’on paye encore leur capitation. Prendre ces âmes sur soi, c’est, vous en conviendrez, faire œuvre de charité, c’est soulager d’un impôt les pauvres propriétaires. Seulement, ceux-ci et moi, nous sommes bien obligés de nous prêter, en secret, par une fiction contractuelle, à la fiction fiscale, et dans le contrat que nous faisons, selon toutes les formes voulues, les morts ne sont nullement donnés pour morts, mais pour vivants.

— C’est pourtant là une chose bien… singulière ! » pensa Lénitsyne en faisant glisser sa chaise un peu en arrière ; puis il dit : « Je ne sais trop si vous avez bien fait d’entreprendre…

— Le scandale est impossible, parce que, en pareil cas, on se garde fidèlement le secret, et que tout se passe entre gens de bonne volonté.

— Cependant permettez ; vous faites cela…

— En toute paix de conscience, répondit Tchitchikof d’un front serein et d’un ton parfaitement assuré. Nous faisons cela comme tout à l’heure nous causions et délibérions, exactement comme on délibère et traite d’affaires entre honnêtes gens d’un certain âge et d’un certain rang ; mais une condition de cette sorte de traité, c’est le secret, le secret, voilà tout. » Et en parlant ainsi, il regardait son interlocuteur, noblement, en plein visage.

Lénitsyne était très-versé dans la science et dans la pratique de la procédure, mais ici, manifestement, ses idées étaient dans une entière confusion, d’autant plus que, cinq minutes auparavant, il s’était laissé aller à parler de ses affaires et se trouvait maintenant pris dans ses propres filets. Il était par lui-même fort peu capable d’aucune espèce d’injustice ; il était dans son esprit et dans sa volonté de n’en commettre aucune, personnellement, même dans le plus grand secret, ni pour autrui ni pour lui. « Voilà, pensait-il en son for intérieur, voilà une bien étrange circonstance ! Allez donc après cela vous livrer à des mouvements de bonne et franche affection, même avec de fort honnêtes gens ! C’est un vrai problème que tout ceci ! »

Mais les conjectures semblèrent s’arranger d’elles-mêmes avec complaisance pour seconder les vues de Tchitchikof. Rien ne pouvait être plus favorable au dénoûement de cette situation embarrassante que le simple fait de l’apparition, dans la chambre où ils étaient, de l’épouse de M. Lénitsyne, jeune femme pâle, maigre et petite, habillée comme on s’habille à Pétersbourg, et passionnée pour les gens comme il faut. Elle était suivie d’une nourrice qui balançait mollement dans ses bras le premier fruit du tendre amour des deux époux, qui comptaient à peine un an de mariage. Tchitchikof se leva lestement, s’approcha de la dame avec sa grâce coutumière, la tête un peu inclinée à droite et le sourire sur les lèvres, ce qui fit une excellente impression sur la mère, sur le poupon, sur la nourrice, et par suite sur le père. Dans le premier moment l’enfant s’était montré disposé à faire un éclat, mais par les mots : « Agoû, agoû, petit chérubin ! » par attouchement d’un doigt caressant et par la beauté d’un cachet de montre en cornaline, Tchitchikof parvint non-seulement à le calmer, mais à lui plaire et à l’attirer. Il le prit sur ses bras, puis entre ses mains, et le souleva graduellement jusque vers un lustre de cristal, de manière à produire dans ce petit être un sentiment d’aise qui se trahit par une risette répétée qui faisait le plus grand plaisir aux parents ; mais tout à coup cet émoi voluptueux eut un effet inattendu. Qu’il nous suffise de dire que l’enfant ne se conduisit pas bien.

« Ah ! monsieur, pardon, il vous a tout à fait gâté votre habit. »

Tchitchikof regarda ; il avait une manche entière très-gâtée en effet. « Ah ! fils du diable, va, que n’as-tu crevé il y a deux heures ! » pensa-t-il intérieurement dans son premier moment de dépit.

Le père, la mère, une petite bonne et deux laquais coururent chercher des essuie-mains, des aiguières, des cuvettes et des flacons d’eau de Cologne, puis tout ce monde, à l’envi, se mit à dépouiller l’hôte, à l’essuyer et à le parfumer, si bien qu’il eut presque honte d’être là seul l’objet des soins empressés de tous.

« Ce n’est rien, ce n’est rien ! » dit-il, en s’efforçant de donner à sa physionomie une expression aussi souriante que possible. Un gentil enfant de cet âge est tout miel, tout lait et tout grâce ; le moyen qu’il puisse gâter quelque chose, je vous prie, ce petit ange ? » Il parlait ainsi, mais au fond il se disait à lui-même : « Hum ! m’en as-tu mis, va, petit gredin ! Que le loup te croque en deux bouchées, je ne ferai qu’en rire, va, va, petite canaille ! »

Cette circonstance, en apparence insignifiante, eut pour conséquence positive de mettre M. Lénitsyne tout résolûment dans les intérêts de Tchitchikof. Le moyen de refuser quoi que ce soit à un hôte qui a fait à notre premier-né tant d’aimables caresses, et qui fait généreusement, sans sourciller, le sacrifice d’un habit neuf en fin drap tabac d’Espagne à pluie d’or ?

Pour ne donner ni scandale ni mauvais exemple à personne, ils convinrent de mettre la plus grande discrétion dans tous leurs rapports d’affaires, car ils étaient tombés d’accord, on l’a vu, sur ce principe, que ce qui est fâcheux et souvent funeste, ce sont bien moins les actions, même les plus risquées, que le bruit résultant d’une indiscrétion. « Faites un crime, répéta Tchitchikof, mais Dieu vous garde d’une faute ! Ah çà, maintenant, service pour service, et dès aujourd’hui et toujours, ajouta-t-il ; voyons, permettez-moi de me porter médiateur entre vous et les frères Platônof. Le terrain vous manque ici ; vous avez réellement besoin de deux ou trois bons arpents vers le sud ou le sud-est de Mont-Joli, n’est-ce pas cela ? Vous êtes nouveau, vos paysans, qui n’aiment pas ceux des Platônof, vous ont fait croire que ces messieurs sont des farauds et des égoïstes qui ne consentiraient jamais à vous vendre les deux ou trois acres de terre qu’il vous faut, et ils sont parvenus à vous assurer que du moins rien ne s’opposait à ce que vous fissiez ceindre d’une palissade le tertre et tout le terrain pierreux qui l’entoure, alléguant que c’était un endroit dont personne ne s’était jamais soucié, et où toujours pourrait-on cultiver la pomme de terre. Ils vous ont induit en erreur ; cet endroit appartient aux Platônof et ils y tiennent plus qu’à quelques arpents de bonne terre. Laissez donc ces rocailles à leurs légitimes propriétaires, qui sont, non sans raison, fort irrités contre vous. J’irai les voir et je vous réponds non-seulement de les calmer, mais d’obtenir d’eux, et, notez cela, au prix que vous voudrez bien indiquer vous-même, une pièce de terre, de bonne terre, plus grande au moins du double que ce misérable espace pierreux… cela vous va-t-il ?

— Qu’ils reprennent leurs rocailles, soit ; mais je ne puis pas demander de faveurs à un homme irrité ; je ne veux pas donner à un voisin le droit de se regarder comme mon bienfaiteur.

— Vous ne refuseriez pourtant pas d’avoir dans un voisin un bon et noble ami ? Laissez-moi donc faire et croyez que j’arrangerai toutes choses selon votre intérêt matériel et même selon votre fantaisie. Je dis fantaisie, pardon ; mais, voyez-vous, je donne, moi, carrément, résolûment, le nom de mon bienfaiteur à tout ami, à toute personne qui me traite avec affection et me rend quelque service. Vous allez me rendre un service, donc vous allez être un de mes amis et bienfaiteurs. Des gens civilisés, qui se disent humbles et obéissants serviteurs du premier venu à qui ils ont une occasion d’écrire, ne devraient pas se cabrer devant des mots qui ont sur ceux-là l’avantage de la justesse ; tout homme qui agit en ami nous fait par cela même du bien… il…

— Assez, Pâvel Ivanovitch ; je me rends, et vous avez carte blanche.

— Voilà qui est parler ! Eh bien ! allez, je vous prie, écrire lestement tout ce qu’il me faut pour le greffe du chef-lieu, pour votre vénérable parente, la tante de Khlobouëf, et pour votre ami du Lombard de Moscou, à qui j’adresserai mon délégué aussitôt après la signature de mon contrat d’acquisition. Moi, pendant que vous écrirez, je vais, avec votre permission, faire ma cour à madame, ou examiner votre propriété.

— Tout sera prêt dans moins de deux heures.

— Bien ; dans deux heures je pars.

— Non pas ; vous nous restez à dîner, ou vous n’êtes pas un ami.

— Je resterai, et nous serons les meilleurs amis du monde, comme vous le verrez par les faits. Mais ne perdons pas un temps précieux. »

Tchitchikof se fit rapporter son habit, qui avait séché au soleil et reçu un coup de fer ; il l’injecta d’eau de Cologne du haut en bas. La jeune dame, qui avait changé de toilette, vint le rejoindre au jardin. Après quelques tours d’allée, ils rentrèrent au salon, où elle lui fit un peu de musique. Comme il faisait pendant qu’elle jouait, pour marquer le plaisir qu’il prenait à son jeu, un petit fredonnement de complaisance, elle se figura qu’il avait de la voix et qu’il se mourait d’envie de chanter. Elle s’offrit à l’accompagner, il eut beau s’en excuser en alléguant que de sa vie il n’avait su qu’une pauvre chanson de douaniers, en quatre couplets, mêlée de mots russes, polonais et juifs ; elle s’obstina à entendre cette chanson, qu’elle trouva très-originale et qu’il fallut lui écrire. Quant à l’air, Mme Lénitsyne dut noter elle-même les sept ou huit premières mesures, qui devaient suffire pour lui rappeler tout le reste. Tchitchikof déclara qu’il y avait plus de quinze ans qu’il n’avait écrit aucune musique.

À peine Lénitsyne eut-il paru au salon que l’on passa à la salle à manger. Les trois convives, après la prégustation apéritive, se mirent à table et dînèrent très-gaiement. Au café, on présenta à Tchitchikof une pipe, des cigares, des cigarettes, qu’il refusa également, disant que son profond respect pour les dames lui avait fait prendre et garder la résolution de s’abstenir. La dame lança à son mari un coup d’œil et un mot de reproche ; celui-ci plaisanta agréablement sur les roueries des célibataires qui, ayant passé trente-cinq ans, se privent volontairement de fumer. On se sépara dans les meilleurs termes, mais les deux hommes, intérieurement, réservèrent leur opinion l’un à l’égard de l’autre. Eh ! mon Dieu ! n’est-ce pas partout et toujours ainsi que cela se passe ?

Basile Platônof conçut une haute idée des talents diplomatiques du compagnon de voyage de son frère Platon, et il marqua au crayon, sur le plan cadastral de son domaine, trois acres de bonnes terres qu’il abandonnait à Lénitsyne au prix que ce dernier voudrait y mettre. Il était si heureux de rentrer sans procès, sans scandale, en possession de Mont-Joli, que le lendemain il en fit annoncer la nouvelle dans les quatre villages qu’ils possédaient, son frère et lui.

Platon se trouva être indisposé depuis la nuit précédente ; le lendemain, malgré l’effet de la bonne nouvelle, le mal empira ; le surlendemain la fièvre se déclara et les médecins appelés en consultation déclarèrent unanimement que, pour six semaines au moins, la prudence exigeait que le malade, même après vingt jours de convalescence, n’entreprît aucune excursion.

Tchitchikof avait besoin de se rendre à la ville, et pour un si grand nombre d’affaires intéressantes qu’il ne put s’empêcher d’admirer ce coup du ciel qui le privait de la société de Platon l’ennuyé, juste au moment où elle allait devenir pour lui fort incommode. Il se hâta de prendre congé des Platônof, qui, ayant conçu pour lui une véritable affection, lui firent promettre de revenir bientôt. Il y eut cependant à ce départ un retard d’un jour causé par deux circonstances imprévues : tout le linge de notre héros était dans la lingerie à sécher sur des cordes et ne pouvait être livré à Pétrouchka avant la nuit, et, d’une autre part, le temps était si manifestement à la pluie pour de longues heures, qu’il n’y avait pas même à songer au départ. Ce répit forcé ne pouvait manquer d’être mis à profit par Tchitchikof.

En devisant sur l’économie rurale, sur la propriété, sur les serfs, sur l’impôt, il dit à Basile Platônof qu’il comptait bien ne pas payer un sou de capitation pour les âmes mortes de sa future propriété, sachant de source directe et sûre un moyen de s’exempter d’un si odieux impôt, et il ajouta qu’il allait user de ce moyen avec parfaite certitude de succès. Basile lui dit :

« Que ne pouvez-vous en même temps nous soulager, nous aussi, de ce que nous payons pour nos morts !

— Rien ne me serait plus facile, si ces morts paraissaient m’appartenir ; mais c’est une affaire de confiance, cela ; il faut que je les engage, et par conséquent que je sois censé m’en être rendu acquéreur. Si vous voulez que je me charge de tout, j’y consens de bon cœur. Il y aura des frais, cela va sans dire ; mais ce n’est pas un obstacle : je ferai les avances, et nous ferons le compte après.

— Combien nous vous serons obligés !

— C’est à merveille ; mais alors les minutes sont précieuses, car il faut que vous donniez une procuration spéciale à un tiers habitant la ville ; il faut rédiger cet acte et la minute de l’acte de vente de ces âmes dont la liste, très-exacte, très-minutieuse, sera jointe à l’affaire.

— La liste, je peux la faire moi-même avec l’assistance de mon intendant ; mais pour les actes…

— Vous n’avez pas de papier timbré ? Eh bien ! vous êtes favorisé du ciel ; voyez, il se trouve que j’en ai dans mes paperasses, et juste de celui qu’il vous faut.

— Oui, mais nous commettrons des vices de forme dans la rédaction…

— Allons, je vois bien qu’il faut vous gâter tout à fait ; je vais vous dicter le brouillon de la procuration et de l’acte de vente ; mais alors vite, vite à la besogne !

— J’abuse vraiment…

— Laissez donc ! l’amitié des honnêtes gens est d’assez de prix pour qu’on la paye au moins par des services. Soyez donc persuadé que l’obligé ici c’est moi. »

Le lendemain, vers midi, le temps était rétabli ; le linge, repassé et emballé ; les actes, minutés et copiés en expédition, signés et paraphés ; trois bonnes lettres écrites et cachetées, un succulent déjeuner absorbé, les adieux échangés, l’engagement de revenir bientôt renouvelé à dix reprises. Tchitchikof monta en calèche et partit en émettant le souhait qu’on parlât de lui au bon Platon chaque jour jusqu’à l’heure de sa parfaite convalescence, qui répondrait peut-être à celle de son retour parmi eux. En effet, il s’engageait d’autant plus volontiers à cultiver, disait-il, leur aimable connaissance, qu’il avait un désir très-vif : c’était, après avoir réglé par lui-même ses affaires d’acquisition, et celles de l’emprunt à la couronne par un délégué habile qu’il enverrait à Moscou, après avoir pris possession de son domaine dont il doublerait la population, de venir enlever Platon Mikhaïlovitch et mettre à exécution le charmant projet de voyage à deux que la malencontreuse indisposition et l’urgence des affaires les forçaient d’ajourner.

Tout cela était-il bien la pensée de Tchitchikof ? demande peut-être le lecteur.

Nous répondrons que, dans la pensée de chaque individu, il y a nécessairement une distinction à faire entre la partie fixe, qui n’est qu’un point culminant et central de la pensée individuelle, et la partie mobile : celle-ci est plus ou moins vaste, ingénieuse, variée, fine, subtile, ou lourde et obtuse, selon la capacité d’esprit dont l’homme est doué, ou bien selon les facilités et les difficultés venant de sa position sociale. La pensée fixe de Platon était d’échapper à la nécessité de penser ; celle de Basile, de voir ses domaines, par leur prospérité agricole, ne le céder en rien aux terres de Constánjoglo ; la pensée fixe de Lénitsyne était de s’élever aux grandes dignités ; celle de Tchitchikof, d’arriver, par tous moyens, à ce degré de grande aisance où l’homme de goût, honnête et sensible, s’entoure de toutes les délices de la civilisation de son temps. Quant à la partie mobile, changeante et secondaire de la pensée des quatre nouveaux amis de notre héros, elle manquait d’étendue et de variété, peut-être parce qu’ils étaient riches et bien posés. Tchitchikof, n’ayant rien sur la terre, possédait en revanche, avec un esprit infiniment plus fertile en ressources, un jeu singulièrement vif et abondant de pensées et de sentiments parmi lesquels, vu l’extrême souplesse de son caractère et de son imagination, il lui aurait été difficile de distinguer en lui-même ce qu’il sentait et pensait de ce qu’il feignait de penser et de sentir. Nous supposons, connaissant sa pensée culminante, qu’au fond il pensait ne jamais revoir ni Constánjoglo, ni Platon, ni Basile, ni même la terre qu’il avait achetée dans leur voisinage.

« Pâvel Ivanovitch ! hé, Pâvel Ivanovitch ! dit Séliphane en se tordant sur ses hanches pour parler à son maître, voyez donc derrière nous, notre britchka et nos trois bêtes qui viennent de passer la barrière en même temps que nous. »

Et il arrêta la calèche.

« Tu es fou !… mais, en effet… que signifie ?… Cocher, qui t’a chargé de me ramener ma britchka ? Sans doute André Ivanovitch Téntëtnikof, hein ? Réponds donc, imbécile ! Es-tu muet ? es-tu sourd ? »

Le paysan qui avait amené la britchka et l’attelage de Pâvel Ivanovitch n’était ni sourd ni muet, mais il était cruellement bègue et, de plus, ivre mort. Tchitchikof s’en aperçut, et, au lieu de continuer de le questionner, il se borna à lui faire un petit signe amical propre à le rassurer. Séliphane fut chargé d’avoir l’œil sur lui, de manière qu’il ne s’écartât point d’eux jusqu’à ce qu’ils fussent installés dans une hôtellerie. Là, son premier soin fut d’envoyer le rustre coucher à l’écurie.

Séliphane et Pétrouchka se mirent en devoir de vider les deux voitures avant de les remiser, et, d’après l’ordre de leur maître, ils cherchèrent, mais en vain, quelque message de Téntëtnikof dans les poches, dans la caisse et jusque dans le siège de la britchka. Pâvel Ivanovitch ne voulut plus, ce soir-là, songer à rien de fatiguant pour l’esprit ; il soupa et se mit au lit avant dix heures.

Le lendemain, il faisait à peine grand jour qu’il appela Pétrouchka et l’envoya à l’écurie chercher le paysan ; celui-ci était parti avant les premiers chants du coq.

Notre héros, qui comptait sur une lettre explicative, en fut réduit à examiner un à un tous les effets que ses gens avaient tirés de la britchka. Rien ne manquait de tout ce qu’il avait laissé chez Téntëtnikof, et il trouvait en plus, évidemment comme cadeau de son hôte, l’ancien boudeur amoureux, deux caisses d’admirable eau de Cologne portant les plombs de la douane, et une pièce entière d’une toile de Hollande non moins authentique et bien autrement admirable encore. Mais point de message. Tchitchikof ne crut pas avoir à se préoccuper de ce silence ; son imagination lui fournit à l’instant même des raisons plausibles à ce renvoi sommaire de chevaux, d’un équipage léger et d’effets dont on pouvait supposer qu’il aurait besoin peut-être dans ses diverses excursions.

On eut, dans l’auberge, une immense considération pour un gentilhomme qui arrivait en ville pourvu de tant de bagages, avec des voitures de rechange, et qui mettait à lui seul six chevaux à l’écurie. On fut indigné contre celui de ses deux cochers qui était arrivé en complet état d’ivresse et avait pris la fuite nuitamment pour échapper sans doute à la juste colère d’un maître, qui, au demeurant, paraissait être un homme fort doux.

Tchitchikof était arrivé à la ville, très-occupé de parfaire, avant tout, l’acte d’acquisition de son domaine ; il fit toutes les démarches nécessaires, tantôt seul, tantôt avec Khlobouëf, son vendeur, à qui il avait à payer au comptant la seconde moitié du prix de vente. Bientôt l’instrument fut prêt, et le greffier n’attendait plus que la réunion des contractants et des témoins. Cette réunion eut lieu ; mais l’acheteur, au lieu de donner quinze mille roubles argent comptant, montra au vendeur une foule d’actes qui, il est vrai, supposaient de la fortune ; il allait réaliser tout cela, et, pour ce premier moment, il présentait un projet d’obligation sous seing privé à l’échéance absolue de quatre mois, quoiqu’il espérât bien être nanti, dans moins de six semaines, d’une somme peut-être centuple de celle-ci, et satisfaire Khlobouëf aussitôt. Ce dernier voulait de l’argent tout de suite ; mais, comme toutes les personnes appelées pour être témoins et tous les employés des greffes parlaient en faveur de Pâvel Ivanovitch, Khlobouëf craignit de passer pour déraisonnable ; il accepta un simple écrit, et il signa l’acte de vente, aux termes duquel il reconnaissait avoir reçu le prix intégral de l’immeuble.

Cependant Tchitchikof s’était fait présenter par Lénitsyne dans la maison d’Alexandra Ivanovna Kanassarova. La dame continuait de faire tenir chez elle table ouverte ; mais malade et très-affaiblie par la souffrance, elle ne paraissait plus à sa table, et n’admettait dans son appartement particulier que les personnes de sa plus grande intimité, et encore fallait-il que M. Lénitsyne l’eût pour agréable. Tchitchikof fut donné à la moribonde pour un homme adorable de ton et de manières, de la plus exquise obligeance, d’une expérience et d’un tact consommés, d’une probité proverbiale, très-riche avec cela, et non moins modeste que sage. Il venait de quitter le service pour s’établir dans cette province qu’il aimait ; il voulait y acheter des terres et y vivre à la fois en seigneur, en agronome instruit et en homme de goût ; il avait de très-bonnes connaissances dans le gouvernement et dans les environs à trois ou quatre cents verstes à la ronde ; il avait depuis longtemps témoigné l’intention de se faire recommander particulièrement à Alexandra Ivanovna ; et tout récemment, ayant appris de M. Constánjoglo que ce malheureux fou de Khlobouëf était dans la passe la plus cruelle si on ne le débarrassait promptement de son domaine héréditaire, il avait, par pure obligeance, acheté cette terre, pour ainsi dire, à l’aveugle, et seulement pour sauver l’honneur d’un neveu d’Alexandra Ivanovna.

On comprend l’effet d’une telle recommandation dans la bouche d’un parent en belle passe, honoré, honorable. Il venait d’obtenir l’emploi de gouverneur civil de ce gouvernement obscur, qu’il sollicitait uniquement pour ne pas vivre un jour sans voir et consoler sa parente, vieille et infirme, et les habitants de la ville lui avaient fait pour sa bienvenue une sorte d’ovation très-flatteuse. Aussi sa protection était toute-puissante près de la moribonde ; elle prit le protégé dans une telle estime, le trouva si obligeant et en même temps si discret, qu’elle ne tarda pas à lui prodiguer les gages d’une bonne affection par de petites confidences et quelques commissions délicates. Bientôt elle en vint à ne plus pouvoir se passer de lui deux heures de suite, et les deux pupilles qu’elle aimait s’étonnèrent qu’elle ne cherchât pas même à le retenir la nuit près de son chevet : il fut d’abord comme de la maison, et ensuite les domestiques se mirent machinalement à lui obéir, comme s’il fût devenu leur maître.

La vieille dame, tout en baissant de jour en jour, retrouvait, grâce à lui, quelques courts instants de bonne humeur : qu’il lui prît un accès de gaieté, et qu’elle racontât quelque anecdote tant soit peu croustillleuse, Tchitchikof aussitôt faisait signe aux deux pupilles de se retirer, et elles sortaient aussi docilement que si Son Excellence M. de Lénitsyne en personne leur en eût donné l’ordre. Celui-ci était devenu rare dans la maison, ses hautes fonctions lui laissant peu de temps libre ; et d’ailleurs il avait près d’Alexandre Ivanovna un suppléant vraiment admirable de zèle, de douceur, d’habileté et de patience. Tchitchikof savait se taire à propos, et c’était de sa part un grand mérite, car il en était venu à pouvoir tout dire. Il y avait cependant un terrain brûlant sur lequel la malade, quelque tour que notre héros prît pour l’y amener, refusait de le suivre en gardant un silence absolu ; c’était sur les dispositions qu’elle avait prises ou qu’elle se préparait sans doute à prendre au sujet de sa fortune, dans la prévision de sa mort prochaine, dont elle lui parlait chaque jour.

Beaucoup de gens commençaient à jaser sur cette assiduité d’un inconnu ; mais beaucoup plus, au contraire, disaient, et le confesseur tout le premier, qu’il était fort heureux qu’il y eût près de la moribonde un homme sage et probe qui ne manquerait sûrement pas de mettre à profit sa confiance pour la décider à faire son testament d’une manière équitable et régulière.

Trois mois s’écoulèrent ainsi sans que Khlobouëf fût payé et sans qu’on vît que Tchitchikof négociât un emprunt, opération qui, du reste, venait de réussir à souhait, mais dont il n’avait aucunement hâte de parler : car on sait qu’en fait de payement, il s’exécutait toujours le plus tard possible. Puis le bruit courut que Pâvel Ivanovitch était en marché pour revendre en secret, avec exemption d’impôt pour les âmes mortes, le domaine qu’il avait acheté, et on se creusait la tête pour savoir comment il entendait la chose. Un voyageur, qui avait passé une journée de pluie torrentielle dans la ville, avait dîné à l’auberge avec l’adjudant-colonel de gendarmerie en résidence, et il avait dit à cet officier, sans baisser la voix : « Çà, dites-moi, vous avez donc ici le fameux Tchitchikof ? Vous savez qu’il parcourt la Russie, achetant partout les âmes mortes des propriétaires, et cela dans un but qu’il est facile de deviner. »

Le bruit de ce propos se répandit si vite que l’officier crut devoir en aller parler au général gouverneur militaire. Le même jour un autre bruit de ville vint aux oreilles de ce haut personnage : Alexandra Ivanovna était morte et on avait apposé les scellés à tous les meubles des appartements intérieurs, sur le premier avis du décès donné par M. de Lénitsyne à la police locale. Mais, dans le commun, une multitude de bonnes gens disaient que, quand cet avis fut donné, il y avait plus de quarante-huit heures que la défunte avait dû expirer, et c’était Tchitchikof, ajoutaient les mauvaises langues, que l’autorité devrait bien interroger un peu sur les circonstances de cette mort : car, dans ces derniers temps, il n’y avait réellement plus que lui autour du lit et du fauteuil de la défunte, lui seul qui manœuvrât toutes les sonnettes et disposât du zèle des domestiques et de la bouteille au vinaigre des quatre voleurs.

Ce sont là des propos tels qu’en tient le populaire à la mort de presque tous les vieillards riches. Le général, en cette affaire, sans préjuger aucun crime, avait cru devoir user de ses pouvoirs. Il fit donc comparaître dans son cabinet Tchitchikof, qu’il soupçonnait au moins d’un grand amour de l’intrigue, et, voulant sans doute l’éprouver, il lui signifia brusquement, à la russe, l’ordre de quitter la ville dans les vingt-quatre heures. Tchitchikof, qui s’était attendu à pis, se sentit à l’instant tout réconforté ; il parla et parla bien, il dit tout ce qui semblait devoir militer en sa faveur. Il fit modestement observer à Son Excellence que son éloignement de la ville en ce moment jetterait une perturbation profonde non-seulement dans ses affaires, mais à plus forte raison dans celles de toutes les personnes honorables avec qui il était en relation d’intérêts. Bref, il fut autorisé à rester autant qu’il lui conviendrait, mais à la condition de s’observer un peu plus, de manière à ne pas donner prise à toutes sortes de bruits fâcheux.

« Mon prince, dit Tchitchikof, j’ai entendu dire, et je le crois, qu’on arrêterait plus facilement le cours du Dnièpre ou du Volga, que les caquets d’une petite ville. »

Tchitchikof sortit de cette audience plus assuré qu’auparavant contre les médisants de la ville qui, toute une matinée, l’avaient cru très-compromis près de la première des autorités du gouvernement.

Khlobouëf reçut ses quinze mille roubles ; il avait des dettes pour cinquante mille roubles encore. On le vit marcher côte à côte avec Tchitchikof aux pompeuses funérailles, dont Lénitsyne régla tout le cérémonial.

Le jour de la levée des scellés, on trouva un acte testamentaire à l’ouverture duquel l’autorité convoqua tous ceux qui pouvaient y être intéressés. M. de Lénitsyne, retenu sans doute pour l’expédition des affaires de sa place, se fit attendre plus d’une heure. Lecture faite, il reçut avec une dignité froide les félicitations de presque tous les assistants : il était institué légataire universel des biens de la défunte ; puis il était fait à Khlobouëf, aux deux demoiselles de compagnie, à deux cousins pauvres et à un lieu de pèlerinage, divers petits legs particuliers que les seuls revenus d’une année pouvait couvrir et au-delà. Les deux pupilles mécontentes et une vieille gouvernante signalèrent à M. de Lénitsyne l’absence de cinq ou six coffrets, d’un écrin, et d’une soixantaine de belles pièces de vaisselle d’or, d’argent et de vermeil ; mais M. de Lénitsyne, médiocrement surpris, se borna à sourire en haussant les épaules.

Tout ce que fit notre héros depuis son audience chez le général gouverneur, c’est ce qu’on devinera sans beaucoup de peine d’après le récit des événements exposés dans les deux chants suivants.

  1. Pralëtka, banc rembourré monté sur quatre roues, et sur lequel on se met à califourchon.
  2. Allusion à une fable très-populaire du célèbre Jean Krylof, où un Jean Jeannot, une sorte de Jocrisse du nom de Trichka, rogne les parements de ses manches pour boucher les trous de ses coudes, puis rallonge ses manches aux dépens des basques supprimées; cela rappelle, dit en terminant le poëte, le mal que se donnent quelques seigneurs russes en train de se ruiner et ne se soutenant plus que par des expédients pitoyables. En France, il y a le dicton : Déshabiller Paul pour habiller Pierre, qui rappelle le triste tracas que se donnent en tout pays les familles pauvres ; en Russie, depuis Krylof, ce dicton êto trichkine kaftan (c’est l’habit de Trichka) n’est pas moins usité, pas moins pittoresque que celui par lequel les Français se représentent le bon Gribouille se plongeant vite dans l’eau jusqu’aux oreilles pour se soustraire à la pluie.
  3. Nourrir les sangsues au Lombard. Sans doute ici Khlobouëf suppose qu’en faisant un sacrifice pour intéresser à sa demande les employés influents, il obtiendrait un prêt plus considérable.
  4. Le kvass est une boisson vulgaire, résultant d’un ferment de pain noir; cette boisson, qui est rafraîchissante et n’a rien de désagréable au goût quand elle est bien faite, est presque toujours manquée dans les ménages où, personne n’étant à son devoir, tout est négligé et laissé au hasard. De là vient la nécessité d’envoyer acheter tout dans les boutiques de la ville, auxquelles, au contraire, on devrait porter cent sortes de denrées, lait, beurre, œufs, miel, légumes, cire, plume, ratafias et conserves, pour peu qu’on se mêlât d’économie dans son domaine.