Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (2p. 97-113).


CHANT XIII.

UN VIEUX DÉBRIS DE 1812.


Avenue et aspect extérieur de l’habitation des Bétrichef. — Portrait du général. — Tchitchikof est introduit. — Il se sent d’abord assez intimidé et balbutie quelque temps en y mettant peut-être aussi un peu d’intention ; puis il compose assez bien sa personne et ses discours pour être souffert et même pour se faire écouter. Bientôt il amène habilement l’occasion de nommer M. Téntëtnikof, qu’il dit très-occupé… De quoi ? De la gloire de son pays. Mais encore ? Il écrit… l’histoire des généraux de 1812. — Mlle Julienne apparaît dans le cabinet où ils étaient. — Elle plaide la cause de M. André contre les préventions de son père, préventions qu’elle sait être nourries par un tiers qu’elle juge abject et perfide. — Tchitchikof fait de l’esprit ; il égaye la conversation ; la gaieté gagne, et, peu à peu, envahit le général. — Notre héros pousse à l’anecdote, et il en sait de bonnes. — Un accès de gros rire s’empare du général et ne le quitte plus, sauf un instant où la noble Julienne déclare les faits racontés déplorables, et non risibles. — Tchitchikof est retenu pour le dîner. — Il assiste à la toilette du général. — Il profite du moment de favorable disposition et de longues ablutions à très-grande eau de Bétrichef pour le prier de lui vendre ses âmes mortes, en lui improvisant une histoire d’oncle riche et fantasque, qui le fera son héritier dans le cas où, d’abord, il saura s’enrichir vite lui-même. — Bétrichef est si heureux de s’égayer sur l’ânerie de cet oncle imaginaire, qu’il donne pour rien toutes ses âmes mortes, mâles et femelles. — On passe à la salle à manger.


De bons chevaux, en deux heures de temps, transportèrent Tchitchikof à une distance de dix verstes, d’abord par une chênaie, puis par des blés qui commençaient à verdoyer au milieu des terres fraîchement labourées, puis par des versants de montagnes d’où l’on découvrait à chaque instant de nouveaux lointains, puis par une large allée de tilleuls, dont le feuillage commençait à peine à percer ; et enfin, au milieu du village même. Ici l’avenue tourne à droite, et, se changeant en un double rideau de hauts peupliers, que protégeait au bas de leur tige un encaissement d’osier tressé, elle aboutit à une grande porte grillée en fer de fonte, à travers laquelle se découvre le riche et artistique fronton de la maison du général, fronton qui pose sur huit colonnes d’ordre corinthien. L’air était imprégné d’une forte odeur de térébenthine ; on rafraîchissait ou rajeunissait tout ; on ne permettait à rien de vieillir. La cour, par son exquise propreté, ressemblait à un parquet. Parvenu devant l’entrée de la maison, Tchitchikof s’élança d’un air respectueux sur le perron, se fit annoncer au général, et fut introduit aussitôt dans le cabinet.

Le général, qui s’avança vers son visiteur, le frappa par son extérieur imposant. Il était vêtu d’un déshabillé de chambre en magnifique satin pourpre ; son regard franc, ses traits mâles, ses moustaches et ses grands favoris grisonnants, ses cheveux, par derrière, tondus très-ras sous le peigne, le cou, au-dessus de la nuque, gros, à trois bourrelets et deux vallées, plus une fissure de biais sur le tout… en un mot, c’était un de ces généraux à peindre, comme en posséda tant la grande année 1812. Le général Bétrichef avait, sous une couche de vertus, une couche de faiblesses. Les unes et les autres, comme on l’observe dans les Russes, étaient jetées en lui avec un certain désordre pittoresque. Dans les conjonctures décisives, il laissait voir générosité, bravoure, esprit, libéralité exemplaire en toute chose, et, à côté de cela, il montrait bientôt caprice, ambition, vanité, impolitesse et susceptibilité personnelle, dont ne se fait faute aucun Russe inoccupé, aux heures où il n’a nul besoin de résolution.

Il avait une antipathie marquée pour tous ceux qui l’avaient favorisé dans le service, et il s’exprimait âcrement, et par épigrammes, sur leur compte. Sa meilleure provision en ce genre était à l’adresse de l’un de ses anciens camarades, qu’il avait toujours regardé comme bien inférieur à lui en esprit et en capacité, et qui, cependant, l’avait distancé et occupait un poste de général-gouverneur de deux gouvernements, et, comme par un fait exprès, de ceux mêmes où se trouvaient ses terres, de manière qu’il se voyait en quelque sorte dans sa dépendance. Pour se venger de cette position subalterne, il le dénigrait en toute bonne occasion, critiquait chacun de ses actes, et en était venu à voir le comble de l’absurdité dans chaque mesure de son rival et dans chaque disposition qui émanait de son autorité.

Tout chez Bétrichef portait un cachet de singularité, à commencer par les lumières de la civilisation, dont il était le partisan zélé : ami de l’éclat, il se plaisait à faire ostentation de ses connaissances, il avait la prétention de savoir ce que les autres ne savent pas, et il n’aimait pas les gens qui savaient ce qu’il ignorait ; tout en ayant reçu une éducation mi-partie étrangère, et sans cesser de s’en prévaloir, il voulait jouer le rôle de bârine russe. Et on conçoit qu’avec cette inconsistance de caractère, avec ces oppositions et contradictions, ces incompatibilités qui se conciliaient en lui, il ne pouvait manquer de se faire dans le service un grand nombre d’ennemis, et que, par suite, il n’ait pas manqué de prendre son congé et d’en accuser Dieu sait quelle prétendue cabale, sans avoir la bonne foi de s’accuser lui-même au moins de quelque tort. Il gardait dans la retraite toutes les mêmes poses un peu théâtrales qu’il avait toujours affectionnées dans le service ; et en surtout, en habit de ville, en habit habillé, en habit du matin ou en simple robe de chambre, c’était bien le même homme. Depuis le son de sa voix jusqu’au moindre mouvement, regard ou geste, tout en lui était impérieux et dominateur, tout inspirait aux inférieurs sinon le respect, au moins la circonspection et même la crainte.

Tchitchikof, toujours circonspect, éprouva devant lui une réserve et une intimidation respectueuse, et cette impression se traduisit dans son langage par une hésitation qui ne lui était pas habituelle.

Inclinant révérencieusement la tête de côté, élevant les mains en l’air comme s’il se disposait à soulever un plateau chargé de menue vaisselle, il sut en même temps faire fléchir tout son corps avec une aisance prodigieuse, en disant : « J’ai pensé qu’il était de mon devoir de me présenter à Votre Excellence. Professant une vive admiration pour les guerriers dont les exploits ont sauvé la patrie au prix de leur sang, je n’ai pas su résister au désir de venir me présenter personnellement à Votre Excellence. »

On ne peut affirmer que cette lourde et filandreuse manière de se recommander ait positivement agréé au général ; cependant il fit à Tchitchikof une inclination de tête fort bienveillante et lui dit :

« Charmé de faire votre connaissance ; veuillez donc vous asseoir. Où avez-vous servi ?

— Mon service, dit Tchitchikof prenant place sur un siége, non pas au milieu et carrément, mais sur le bord et de biais, et en posant ses deux mains sur l’un des bras du fauteuil, mon service a commencé dans la chancellerie du Trésor, Excellence ; puis j’ai passé dans différents autres services ; j’ai été attaché au tribunal des non domiciliés, dit tribunal de cour ; ensuite aux bureaux du comité des bâtiments, et enfin à la douane. On peut comparer ma vie à un vaisseau livré au caprice des vagues ; on peut dire… Excellence, qu’avec ma patience… car de fait, moi, ballotté, voyez-vous, en butte aux persécutions… j’ai été réellement la patience personnifiée, et ce que j’ai eu d’ennemis, à vrai dire, et qui ont attenté à ma vie même, si je puis dire… Non, ni les paroles, ni les couleurs, ni le pinceau lui-même, Excellence, ne sauraient le rendre. De sorte que, pour ne rien omettre, au déclin de ma vie, je ne suis en quête que d’un petit recoin où passer un reste de jours. En attendant, je suis arrêté, je stationne chez un des plus proches voisins de Votre Excellence.

— Chez qui ?

— Chez Téntëtnikof, Excellence. (Le général fronce le sourcil.) Ah ! si Votre Excellence savait combien il regrette de n’avoir pas porté toute l’attention qu’il devait, comme il dit…

— À quoi ?

— Aux… services… aux services de Votre Excellence. Il dit comme ça qu’il ne trouve pas de mots pour rendre tout ce qu’il voudrait pouvoir dire, et il dit : « Si je pouvais seulement, devant son Excellence, d’une façon ou d’une autre… parce que, comme il le dit très-bien, je sais, moi, apprécier les hommes, ceux surtout qui sont les sauveurs, les vrais sauveurs de la patrie… »

— Eh ! de grâce, qu’est-ce qu’il a dans la tête ? Je ne suis pas du tout fâché, dit le général radouci par le pathétique de son interlocuteur. J’ai même aimé cet homme-là, moi, et beaucoup ; je suis persuadé qu’avec le temps il deviendra un sujet… utile.

— Votre Excellence a un coup d’œil d’une justesse !… et comme c’est dit, pour ainsi dire exprimé !… Oui, c’est un sujet qui sera utile ; oui, oui, utile… un sujet qui parle, trrrr… C’est celui-là qui a un talent de parole ! et comme il manie la plume, krrrr… Oui, on peut dire une plume… c’est-à-dire…

— Mais il écrit, ce me semble, des sottises, de petits vers bien niais.

— Non, Excellence, non pas, ce ne sont diantre pas des sottises qu’il écrit… Des vers ! oh ! nullement.

— Écrit-il quelque chose de raisonnable ?

— Il écrit l’histoire, voilà !

— L’histoire ! l’histoire de qui, de quoi ?

— Eh ! mais l’histoire… » Ici, Tchitchikof s’arrêta ; puis, soit parce qu’il avait devant lui un général, soit par suite du désir qu’il avait de donner une grande importance à son hôte, il ajouta : « L’histoire des généraux, Excellence.

— Comment des généraux ! de quels généraux ?

— Des généraux de la généralité en général, Excellence, c’est-à-dire généralement des généraux, ou, pour mieux dire, oui, je dis bien, des généraux de la patrie. »

Tchitchikof s’embrouillait, s’empêtrait, pataugeait ; il le sentait avec chagrin ; il était sur le point de cracher, comme font les Russes du commun entre eux dans ces cas difficiles, et il se disait mentalement à lui-même : « Seigneur Dieu ! suis-je stupide aujourd’hui ! » Il ajouta entre ses dents : « Pardon, je ne sais pas très-bien…

— Qu’est-ce que ce sera que cette histoire ? l’histoire d’une époque quelconque, ou bien une histoire particulière… la biographie d’un général en chef ? Autrement, sera-ce l’histoire de tous les généraux russes, pêle-mêle ? Impossible … Peut-être est-ce la biographie des généraux qui ont participé à 1812 ?

— Juste ! juste ! des généraux de 1812, de ceux qui ont été à 1812, Excellence, à l’an 12 ! »

Après avoir ainsi affirmé, il se dit en lui-même : « On m’assommerait plutôt que de me faire comprendre ces belles choses-là !

— S’il en est ainsi, que ne vient-il me voir ? Je pourrais aisément lui procurer une masse de matériaux précieux.

— C’est qu’il n’ose pas, Excellence.

— Quelle folie ! Comment peut-il croire que, pour un mot… un rien… Allons donc ! je ne suis pas du tout du caractère qu’il suppose… C’est donc moi alors qui l’irai voir… Pourquoi pas ? pourquoi pas ?

— Non, il ne se laissera pas prévenir ; je lui dirai… Il accourra, heureux… » dit Tchitchikof reprenant complétement son assurance. Il pensa : « On n’a pas idée d’une chance pareille ! et comme ce propos sur les généraux est venu à propos ! Quand je songe que je babillais, moi, comme ça, pour amuser le tapis !… »

Dans le cabinet même où ce dialogue avait lieu, il se fit entendre un léger bruit ; la porte d’une grande et belle armoire de noyer s’ouvrit comme d’elle-même, et, dans la partie entre-bâillée de cette porte, la main appuyée sur la main de cristal de la serrure, parut une figure vivante. Si, dans une pièce sombre, eût éclaté tout à coup un cadre transparent, vivement éclairé par des lampes habilement disposées, cette figure apparaissant au milieu du carré lumineux eût moins frappé Tchitchikof par l’inattendu que ne le fit cette espèce d’apparition féerique. Il était évident que la personne qui se tenait sur le seuil avec un air d’hésitation, avait quelque chose à dire au général ; mais, après avoir aperçu là un étranger elle s’était arrêtée court. Sa présence avait été accompagnée de l’irruption d’un rayon de soleil qui semblait rire de l’air sérieux des deux hommes disparates près du bureau.

Quant à la personne si soudainement introduite, que ceignait et caressait la lumière du ciel, elle était droite et légère comme une javeline en bois de rose. Elle semblait ainsi s’élever fort au-dessus de la taille ordinaire de son sexe ; pur effet d’optique, car elle était, en réalité, d’une taille au-dessous de la moyenne. L’illusion provenait ici de l’admirable harmonie de proportions qui existait entre toutes les parties du corps. Sa robe lui seyait comme si les meilleures couturières du monde eussent délibéré en comité pour qu’elle fût mieux vêtue qu’aucune femme. Autre illusion, elle s’habillait en quelque sorte elle-même ; elle s’armait de ses aiguilles de fée, rassemblait les morceaux de la pièce d’étoffe qu’elle venait de couper et de découper comme de fantaisie, et tout cela finissait par s’appliquer sur elle avec des plis élégants, si légers, si harmonieux, qu’un sculpteur aurait voulu tout d’abord faire passer l’ensemble sur l’un de ses marbres ; et toutes les dames, moins promptes et moins heureuses qu’elle à suivre toutes les plus charmantes évolutions de la mode, eussent à côté de cette enchanteresse, semblé n’être que du commun des mortelles. Tchitchikof ne put, dans les premiers moments, se rendre compte de ce qu’il voyait devant lui, et ce n’est qu’au bout de cinq ou six minutes d’attention qu’il fit la remarque d’un défaut de la personne… Elle manquait, à son avis, d’embonpoint.

« Je vous recommande mon enfant gâté, dit le général en s’adressant à Tchitchikof. Çà, dites donc, je ne sais pourtant encore aucun de vos noms.

— Le moyen, en effet, qu’on s’intéresse en aucune façon, à aucun degré, au nom d’un homme qui ne peut se recommander à la mémoire d’autrui par nul exploit[1], par aucune action qui mérite d’être citée ! dit modestement Tchitchikof en baissant la tête.

— Mais encore ?

— Paul Ivanovitch, Excellence, dit Tchitchikof en s’inclinant presque avec la désinvolture d’un militaire, après quoi il rebondit en arrière avec l’élasticité d’un ballon de caoutchouc.

— Oulinnka[2], dit le général en s’adressant à sa fille, Paul Ivanovitch vient de me raconter l’intéressante nouvelle que notre voisin Téntëtnikof n’est nullement aussi esprit bouché que nous le supposions, et qu’il s’occupe d’une chose, en vérité, assez considérable… de l’Histoire des généraux de 1812.

— Et qui donc a pu penser que ce fût un sot ? répondit-elle avec volubilité ; ce ne pourrait être que Wychépokrovof, à qui vous vous fiez trop, et qui est, lui, aussi borné qu’il est vil.

— Pourquoi vil ? il est un peu sot, voilà tout ce que je t’accorde.

— Il est vil et sot, et bas, et abject, repartit vivement Oulinnka. Celui qui a mortellement offensé ses frères, et chassé de la maison paternelle sa propre sœur, ne peut être qu’un mauvais homme.

— Oui, on raconte cela…

— Des contes de cette sorte seraient en huit jours reconnus pour d’odieuses calomnies. Je ne puis concevoir, mon père, comment, doué de la plus belle âme, du cœur le plus haut placé, tu reçois un homme qui est distant de toi comme la terre du ciel, et que tu sais toi-même être un malhonnête homme.

— Voilà, mon cher monsieur, dit le général à Tchitchikof en souriant avec une bonhomie sincère, voilà un joli échantillon des querelles que nous nous faisons, cette petite folle et moi. » Et se retournant vers sa fille, il ajouta : « Ma chère enfant, je ne peux pourtant pas le chasser par les épaules.

— On ne chasse personne par les épaules, quand on sait vivre, mais on se garde de faire tant de politesses à des misérables.

— Que faire, mademoiselle, s’il n’est personne qui ne se croie des droits à l’amour des autres ? Il n’y a pas jusqu’à la brute qui aime à se voir choyer et caresser. La bête fauve, enfermée dans une cage de fer, passe sa hure à travers les barreaux et dit dans son langage : Caresse-moi donc un peu.

— Ha, ha, ha, ha, ha ! fit le général fort égayé par une telle sortie ; il y a telle bête qui ne se borne pas à allonger ainsi le museau et à demander une caresse, mais elle sollicite la confiance, la parfaite confiance de l’honnête regardant… Ha, ha, ha, ha, ha ! » et tout le buste du brave général se trémousse ; ses épaules, si longtemps faites à porter deux livres pesant d’or, sous le nom de graines d’épinards, semblaient chargées de ce brillant fardeau.

Tchitchikof se permit aussi une petite fugue d’interjections ricaneuses ; seulement, par respect pour le général, il s’abstint du ha ! et partit en  ! « Hé, hé, hé, hé, hé ! » fit-il, et tout son buste aussi fut en grand émoi, comme la houle sous le coup de vent ; mais ses épaules ne se trémoussèrent point, parce que cet homme-là n’avait jamais porté ni grosses ni petites épaulettes.

« Ha, ha, ha, ha ! il vole, il pille, il prend à pleines mains l’argent de la couronne, et encore, l’animal, il demande des récompenses. On ne peut pas, dit-il, on ne peut pas éternellement travailler sans encouragement, et quand la confiance est méritée… Caresse-moi donc un peu sur le museau. Ah bien, oui ! Ha, ha, ha, ha !

— Mon général, Votre Excellence a-t-elle entendu parler de : Aime-nous noirs, chacun nous aimera blancs, dit Tchitchikof en regardant le général d’un air tout à fait malin.

— Non, jamais.

— C’est une anecdote sympathique[3], Excellence ; c’était chez le prince Gounzovski, que connaît probablement Votre Excellence.

— Je ne le connais pas.

— Il avait pour intendant un jeune Allemand. Ce jeune homme, à l’occasion du recrutement qui se faisait alors, et de quelques autres affaires, dut se rendre à la ville, c’est-à-dire au chef-lieu du gouvernement, et là, de courir les tribunaux, et… vous me comprenez, et de reste… de graisser la patte à bien des gens. » Tchitchikof, en clignant d’un œil, exprima par une pantomime comment les gens de justice se font graisser la patte. « Au reste, eux, de leur côté, le régalèrent si largement qu’un jour, en dînant chez eux, le solliciteur leur dit : « Çà, messieurs, il faudra bien que vous veniez une fois ensemble chez moi, dans les terres du prince ! — Sois tranquille ! oui, oui, nous irons ! et cela bientôt ! » Le tribunal eut, en effet, à quelques jours de là, à se transporter du côté des domaines du prince pour faire une enquête, une grande enquête sur les terres du comte Treocmétief, que Votre Excellence connaît pour sûr.

— Non, je ne le connais pas non plus.

— Quant à l’enquête, ces messieurs ne sont pas allés la faire en personne ; tout le tribunal en masse fit tourner bride, et les télègues se dirigèrent gaillardement vers la demeure du vieux économe du comte ; là, trois jours et trois nuits, sans désemparer, ils jouèrent au whist et au pharaon, le thé, le café et liqueurs aidant ; la bouilloire ne disparaissait un instant de la table que pour y revenir poser en chantant et sifflant l’instant d’après. Le pauvre vieux économe les avait tous assis en ordre comme s’ils pesaient sur sa gorge. (Tchitchikof pencha la tête, en posant le bout de ses dix doigts sur sa gorge.) Dans son désir pressant d’être délivré de l’invasion, il lui vint l’idée de dire à tout hasard à ses honorables hôtes : « Messieurs, n’aviez-vous pas le projet d’aller visiter l’Allemand qui est intendant du prince ? Ce n’est pas bien loin d’ici, et il vous attend. — Tiens, à propos, c’est vrai, ça, dirent quelques-uns en posant sur les tables qui ses cartes, qui sa tasse, qui son verre ; vous vous rappelez qu’il nous a, ma foi, invités, le brave garçon. » Et voici toute la compagnie titubante, somnolente, en barbe de cinq jours, tassée dans les chariots, roulant, roulant, et débarquant enfin, dans un charmant désordre, au pied du perron de l’Allemand.

« Ce bon jeune Allemand, Excellence, venait de se marier ; il avait épousé une toute jeune personne des plus récentes sorties de l’Institut… Une demoiselle vraiment si subtile[4], si subtile… (Tchitchikof exprima par un jeu de physionomie la subtilité de la jeune dame.) Ils viennent tomber là, pour ainsi dire, en pleine lune de miel, lorsque le couple était tout langoureux de bien-être, à côté du samovar, prenant le thé, innocemment, vrai, comme deux petits angelots, n’est-ce pas, mon général ?… Tout à coup, la porte s’ouvre, et il leur tombe là… une surprise… une avalanche qui n’était pas de neige.

— Je me représente, dit en riant le général, comme ils étaient gentils, ces messieurs. Voilà un lendemain de noces ! Ha ! ha, ha !

— Leur apparition avait quelque chose de fantastique, à ce qu’il paraît ; l’Allemand en fut tellement frappé qu’il pensa en perdre la tête. Il se lève, va à eux, et leur demande glacialement ce qu’ils veulent. « Holà ! disent-ils, voilà comme tu nous reçois, toi ! Ah ! c’est comme ça ! Changement de décor à vue ; autre scène, autre langage. Parlons affaires, et lestement. Voyons, voyons ! combien de vin de grain brasse-t-on dans les domaines du prince ? Produis les livres. Oui, oui, les livres ! tout de suite les livres ! » L’Allemand crut voir l’enfer ; il balbutia. Voilà ce que c’est ! Ils le saisirent, le garrottèrent, et ils l’emmenèrent à la ville. L’intendant resta un an et demi en prison.

— Hum ! » fit le général.

Oulinnka se croisa les mains sur la poitrine et serra les lèvres.

« La jeune femme, Excellence, fit bien des démarches ; mais que peut faire une femme pure, qui ne connaît pas le monde, et qui n’a l’expérience de rien ? C’est un grand bonheur encore qu’il se soit trouvé quelques braves gens qui lui ont indiqué les seules voies d’accommodement devenues possibles. L’Allemand fut tiré de ce guêpier, mais il lui en coûta deux mille roubles et les frais d’un banquet monstre. Quand, au dessert, tous, et lui aussi, pour ne rien celer, furent arrivés au degré où commence le partage pâteux des vérités désormais sans conséquence, ils lui dirent : « Eh bien ! tu vois, frère, tu as fait fi de nous à une bête d’époque où ta fantaisie était de ne voir que des mentons rasés de frais… Non, vois-tu, aime-nous noirs, chacun nous aimera blancs[5]. »

Le général pouffa de rire.

Un sentiment douloureux se réfléchit sur le noble et beau visage de la jeune fille.

« Ah ! mon père, dit-elle avec émotion, je ne comprends pas comment tu peux rire de ces abominables scènes, qui me jettent dans un abîme de tristesse : je ne verrai jamais de sang-froid qu’il se passe de telles horreurs au vu et au su de tout le monde, et que le monde, que les plus honnêtes gens du moins ne flétrissent pas de leur mépris les coupables. Je ne saurais te dire ce qui se passe en moi, mais je crains de devenir méchante, impitoyable ; je pense, je pense… »

Le général craignit un instant de la voir fondre en larmes ; elle fit un haut-le-corps et tint bon.

« Seulement, au nom de Dieu ! ne sois pas fâchée contre nous, dit le général ; nous ne sommes pour rien dans tout cela, et nous en demandons acte. N’est-il pas vrai ? continua le général en s’adressant à Tchitchikof. Viens me donner un baiser, mignonne, et rentre chez toi ; je vais m’habiller pour le dîner. Ah çà, toi ! dit-il en regardant finement Tchitchikof, j’espère que tu dînes chez moi ?…

— Si Votre Excellence me fait tant d’…

— Pas de façons ; à quel propos des façons ? je puis encore, Dieu merci, donner à manger à quelqu’un ; nous avons du chou ici. »

Tchitchikof changea ses bras en deux ailes légèrement soulevées, en rabattant son menton dans le creux de son estomac, de telle sorte que tous les objets qui se trouvaient dans le cabinet lui devinrent invisibles, hors la pointe de ses demi-bottes. Après avoir gardé quelques instants cette posture qui était destinée à témoigner de sa profonde gratitude, il releva la tête et les paupières, mais il ne revit plus Oulinnka ; elle avait disparu, et elle était remplacée par une apparition moins éthérée. À deux pas de Tchitchikof, se tenait un géant à longues et épaisses moustaches et à favoris incroyables ; c’était le valet de chambre du général, avec un vaste essuie-mains sur le bras, une aiguière d’argent à une main, la cuvette dans l’autre.

« Tu me permets, n’est-ce pas, de m’habiller en ta présence ?

— Excellence, vous pouvez non-seulement vous habiller, mais faire encore tout ce qu’il vous plaira. »

Le général, ayant ôté sa robe de chambre et retroussé les manches de sa chemise sur ses bras musculeux, se mit à se laver à grande eau, à la russe, en se secouant, se gargarisant et s’éclaboussant comme un bon gros canard en humeur de s’ébattre et de batifoler. L’eau savonneuse rejaillissait de tous les côtés.

« Comment dis-tu cela ? dit le général en s’essuyant le cou de droite et de gauche ; comment dis-tu ce mot ? Aime-nous blancs…

— Noirs, mon général, aime-nous noirs.

— Ah ! « Aime-nous noirs, chacun nous aimera blancs. » Très-bien ! très-bien ! Les gaillards ! ils aiment, eux, ils adorent les encouragements, poursuivit le général. Il n’y a qu’à leur passer la main sur la tête… Ah ! c’est que sans encouragements, voyez-vous, il sera tout languissant, inquiet ; il ne volera plus tant, il mordra moins fort… ah ! ah ! ah ! »

Tchitchikof était tout réjoui du chemin qu’il avait fait : le général était de la plus belle humeur ; le général s’était lavé devant lui ; le général le retenait à dîner… Tout à coup il lui vint l’idée de procéder à sa grande affaire en commençant, sans plus tarder, par quelque petite ouverture bien insinuante, puisque le général se montrait si rond et si facile. Il vit avec plaisir le valet de chambre emporter le grand bassin d’argent, et, dès que cet homme eut dépassé le seuil, il s’écria : « Mon général, puisque Votre Excellence est si bonne, si bienveillante pour tout le monde, je vous dirai que j’ai une prière à vous adresser.

— Qu’est-ce que c’est ? »

Tchitchikof regarda autour de lui comme pour prendre contenance, et poursuivit :

« Excellence, j’ai un bon vieux oncle décrépit, qui possède trois cents âmes et n’a que moi pour héritier ; il est si cassé qu’il ne peut plus régir son bien, et pourtant il ne me charge pas de ce soin, auquel il n’est plus propre… et voyez, Excellence, la drôle de raison qu’il en donne : « Je ne connais pas très bien, moi, ce beau neveu, et peut-être c’est un dissipé, un prodigue… Qu’il me prouve qu’on peut faire fond sur lui ; qu’il commence par conquérir lui-même aussi trois cents âmes, et aussitôt, moi, je joindrai à ses trois cents âmes les trois cents âmes que j’ai. À présent, c’est son affaire ; nous verrons s’il tient à mes trois cents âmes et à mon estime. »

— Ah çà ! mais est-ce qu’il est fou, ton oncle ? dit le général.

— Qu’il fût fou, à la bonne heure ! et s’il n’y avait que cela, le mal ne serait pas grand, Excellence. Mais le hic, c’est qu’il y a une ménagère installée chez lui depuis longtemps, et cette ménagère a des enfants. Il se pourrait faire que tout le bien passât de ce côté.

— Le vieillard est décidément fou, fou à lier, dit le général, c’est un fait ; mais, en tout ceci, je ne vois pas, ajouta-t-il en regardant Tchitchikof de l’air d’un homme quelque peu importuné d’être pris ainsi pour confident d’un inconnu, je ne vois pas en quoi je pourrais t’assister…

— Voici, voici ce que je pensais : si Votre Excellence me vendait toutes les âmes de sa terre, les âmes mortes depuis le dernier recensement ; si elle me les vendait comme encore vivantes, puisqu’elles subsistent encore sur le rôle du cens, n’est-ce pas ? Nous passerions acte de vente en bonne forme, ce qui ne ferait de bien ni de mal à personne assurément, et moi j’aurais sauvegardé mon héritage. Il me suffit de présenter l’acte d’acquisition au vieillard ; tout d’abord il m’ensaisine, et le tour est fait. »

Le général, à qui les prémisses de Tchitchikof avaient d’abord fait ouvrir de très-grands yeux étonnés et tant soit peu impatients, entendit cette conclusion dans une toute autre disposition. Il se prit à rire comme n’a jamais ri aucun homme ; ce fut comme si son corps eût soutenu le bouquet d’un grand feu d’artifice et une batterie de canons, et que tout eût parti à la fois ; il tomba tout d’une pièce dans le fauteuil qui était derrière lui, en levant les jambes de telle sorte que ce char, transformé en affût, alla rouler à deux toises de là, contre la paroi du cabinet. La tête du général, déjetée en arrière, semblait ne pouvoir se ramener sur les épaules, et l’on pouvait craindre, après un éclatement si homérique, qu’il n’y eût suffocation et ce qui s’ensuit. Toute la maison fut dans les transes ; le valet de chambre apparut de nouveau et se tenait immobile au milieu du cabinet ; Mlle Julienne accourut éperdue.

« Mon père, qu’est-ce qui vous arrive ? » dit-elle avec effroi en le regardant fixement et en lui tapotant les mains. Mais le général, pendant deux minutes, la poitrine haletante et l’œil un peu brouillé, ne put lui répondre qu’en souriant ; puis, se remettant enfin sur son séant et respirant plus à l’aise, il dit :

« Ce n’est rien, ma chère, rien, rien, te dis-je ; rentre chez toi ; tout-à-l’heure nous allons passer à la salle à manger. J’ai eu une grande envie de rire, voilà tout ; ne t’inquiète pas, va. Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! »

Mlle Julienne se retira, l’index de sa main gauche posé sur ses lèvres et le regard flottant de Tchitchikof au général. À plusieurs reprises, il eut peine à contenir sa poitrine haletante, pendant la pérégrination qu’ils firent à travers l’antichambre et une enfilade de quatre pièces qui aboutissaient à une chambre de coin, et vingt fois le rire chez lui fit explosion et se souleva de nouveau en saccades menaçantes.

Tchitchikof ne laissait pas que d’en concevoir de l’inquiétude.

« Ton oncle, dis donc, ton oncle aura-t-il un pied de nez ! Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! tu me lui bailles des morts… pour des vivants… ah ! ah ! ah ! Il n’est plus guère en vie lui-même… ça lui va… ah ! ah ! ah ! ah !

— Diantre ! pensait en lui-même Tchitchikof, je ne me serais jamais douté que le général eût des nerfs si susceptibles !

— Ah ! ah ! ah ! ah ! continuait le général, quel âne que ton oncle ! En voilà un âne, celui-là !… Dire, en parlant de son neveu, d’un malheureux qui tire le diable par la queue pour vivre : « Que d’abord il me fasse de rien trois cents âmes à lui appartenantes, et aussitôt, moi, je lui donne mes trois cents à joindre aux siennes. » Si celui-là n’est pas un âne, qui est-ce qui sera âne ?

— Âne il est, mon général.

— Ah ! bien âne… Mais, après ça, ton expédient, de régaler le vieux fou d’un si bon plat d’âmes mortes !… ah ! ah ! ah ! ah ! Je donnerais tout au monde, je t’assure, pour te voir de mes yeux quand tu lui présenteras l’acte de ta superbe acquisition.

— Une idée à lui, quoi ! Il est comme ça… Le grand âge, voyez-vous, Excellence… Il a quatre-vingts ans bien comptés.

— Quatre-vingts ? Très-cassé, tu as dit ?… eh bien ? alors il s’éteindra…

— Et pourtant il se remue encore ; il est assez solide, Excellence.

— C’est vrai, tiens, j’y pense à présent : il doit être encore assez égrillard même ; une gouvernante… eh ! eh !

— Une égrillardise de moribond, après tout, Excellence.

— En tout cas un fameux imbécile, car tu conviendras qu’il est bête, ton oncle.

— Bête, mon général, très-bête.

— Est-ce qu’il sort ? Fréquente-t-il quelques maisons ? Est-ce qu’il a comme ça bon air encore ? Se tient-il sur ses jambes ?

— Dame ! Excellence, pour dire qu’il ne se tient pas, il se tient ; mais pour dire qu’il se tient, non, il ne se tient pas.

— Eh bien ! c’est un imbécile ; pourtant, moi, je te dis qu’il est fort… Voyons, a-t-il encore des dents ?

— Deux en tout, Excellence.

— Un âne, je t’avais bien dit ; çà, frère, ne te fâche pas, entends-tu ? c’est ton oncle, à la bonne heure ! et toujours bien est-ce un âne ; sois sûr de ce que je te dis.

— C’est un âne, Excellence ; cela me coûte à dire, puisqu’aussi bien il est mon plus proche parent ; mais je ne puis faire que Votre Excellence ne voie en lui qu’un âne, et je ne puis en conscience, mon général, nier que Votre Excellence n’ait touché juste. »

Qu’il en coûtât à Tchitchikof de livrer son oncle au gros rire de l’honorable général, il y en a d’autant moins d’apparence que, dans notre intime conviction, cet oncle était pure chimère, et nous croyons même que de sa vie il n’avait eu d’oncle. Il avait une imagination très vive, voilà ce qui est incontestable.

« Ainsi Votre Excellence aura la bonté de me céder…

— Tu veux que je te cède mes âmes mortes ? Bon ! et tiens, pour une si ingénieuse invention, je suis prêt à te les donner avec la terre, avec le lieu qu’elles habitent ; je mets à ta disposition tout le cimetière ! Ah ! ah ! ah ! ah ! le vieux fou, le vieux, le vieux ! Quand j’y pense ! ah ! ah ! ah ! ah ! »

Et le rire de M. Bétrichef éclata de nouveau avec une force sans égale, qui le fit retentir dans toutes les parties de la maison, mais cette fois sans l’apparence du moindre accident.

  1. On sait que, dans cet ouvrage, nous écrivons précisément l’histoire des exploits de Tchitchikof, et que cette histoire a la prétention d’être un poëme; c’est qu’en tout cas, ce livre est plus vrai qu’aucun roman et d’un effet incomparablement plus grand que toute satire.
  2. Oulinnka, pour Ioulia, Julie, ou Ouliana, Julienne.
  3. Une foule de gens en Russie disent sympathique pour curieuse, comme ils disent restauration pour restaurant, approbation pour expérience ou épreuve, bagatelle pour chose riche et magnifique, comme les Allemands disent fidèle pour comique, et noble pour tenant grande maison.
  4. Subtile pour délicate de santé et mince de taille; toujours le même emploi des mots détournés de leur sens, tels que plus haut sympathique, etc., etc.
  5. Interprétation : « Reçois-nous horripilés, poudreux et sordides ; car rasés et habillés nous aurions partout bon accueil.