Les Âmes du Paradis (1862)




LES

ÂMES DU PARADIS

MYSTÈRE EN DEUX TABLEAUX












LES

ÂMES DU PARADIS

mystère en deux tableaux


PREMIER TABLEAU

DANS CE MONDE

Un nid d’amoureux. — Il est tard. — La maîtresse est couchée, mourante. — L’amant sanglote à son chevet. — Dans un coin, la garde-malade ronfle. — La veilleuse éclaire la chambre à demi.



Scène PREMIÈRE


l’amant.

Souffres-tu toujours ?

la maitresse.

Oh ! oui, j’ai mal, j’ai bien mal ; les tempes me brûlent, les pieds me cuisent, tellement ils ont froid. Tiens, touche.

l’amant.

Pauvres petits !

la maîtresse.

C’est égal, tant que je t’aurai près de moi, la mort ne me fera pas peur. À tes côtés, je n’ai jamais eu peur ; il me semble que tu seras plus fort que la tombe.

l’amant.

Oui, chère âme, oui, je suis fort et je t’aime, et nul n’oserait t’arracher de mes bras.

la maîtresse.

Je ne veux plus que tu m’embrasses ; je dois sentir la fièvre et la mort.

l’amant.

Et moi, je ne veux pas que tu parles ainsi ; ce que tu as n’est presque rien ; les médecins sont des ânes, m’entends-tu ; les médecins sont tous des ânes. Tu souffres ? Veux-tu que je réveille la garde.

la garde, s’éveillant en sursaut.

Voilà, voilà ! ne vous effrayez pas, ma petite dame, ce n’est qu’une crise, et cela va passer. J’en ai vu qui revenaient de bien plus loin que vous. (Elle vient vers le lit.)

la maîtresse.

Merci, bonne femme, je vais mieux ; laissez-moi. (Bas à son amant.) Dieu ! que cette vieille est laide, mon ami !

la garde, grommelant.

Quand les vers se seront mis à ton satin, tu seras autrement laide que moi, comptes-y. (Elle se rendort.)

la maîtresse.

Je ne sais à quoi cela tient, mais il me semble que mes sens se décuplent pour acquérir une merveilleuse finesse. Mes yeux y voient si loin et si clair, que regarder me fait mal ; j’entends autour de moi mille bruits inconnus : mon cœur qui bat, le plancher qui craque. Ma peau me parait d’une douceur et d’une transparence inouïes ! Que tu es beau, ami, et quel dommage, si je te perds !

l’amant.

Pourquoi parler de nous quitter, quand nous sommes dans les bras l’un de l’autre ? Pourquoi se torturer, pourquoi s’effrayer en vain ?

la maîtresse.

Oh ! je ne m’effraye pas ; je te jure qu’en ayant ta main dans la mienne, tes yeux sur mes yeux, ton haleine sur mes lèvres, je suis prête à faire le grand voyage sans trop de regrets. Mourir en pleine joie, en plein amour !… J’ai toujours rêvé de partir ainsi. Eh bien ! qu’as-tu ?

l’amant.

Tu vois, je pleure.

la maîtresse.

Comment ! tu pleures ? tu pleures, et c’est moi !… Venez vite, chers yeux, que je boive toutes vos larmes… Voilà qui est fait, n’en parlons plus. (Long silence.) — Sais-tu qu’il faut que je t’aime bien pour n’avoir pas de remords à propos de l’autre ? Que veux-tu ! l’amour de toi remplit tellement mon cœur qu’il n’y laisse pas le moindre coin où se puissent glisser l’image du passé et le remords.

l’amant.

Chère femme !

la maîtresse.

Le jour où j’ai, pour te suivre, tout rompu et tout oublié, je me suis dit qu’une heure viendrait sans doute où je pleurerais amèrement sur cette méchante action que me dictait mon cœur. Eh bien ! je t’assure, ami, que cette heure triste n’est pas encore venue et qu’elle ne viendra jamais. Non ! je ne regrette pas mes fautes, et pour l’homme que j’aime, je suis prête… Oh ! que je souffre ! que je souffre ! (On frappe ; la garde, réveillée en sursaut, court ouvrir.)

la maîtresse, se dressant effarée.

Qui va là ? Qui vient là, ami ?

la garde, revenant.

Monsieur ! c’est un prêtre.

l’amant.

Un prêtre ! Qui l’appelle ? Que veut-il ? Quel besoin a-t-on d’un prêtre ici !


la maîtresse, cachant sa figure.

Oh ! un prêtre ! un prêtre !

la garde

C’est le curé de l’église à côté ; un bien brave homme, madame. Il envoie du bordeaux à tous les malade qu’il confesse.

l’amant.

Dites à cet homme de s’en aller.


Scène II

les mêmes, LE PRÊTRE.
le prêtre, s’avançant.

C’est cela, on accueille un charlatan et on chasse le prêtre.

l’amant, allant au-devant de lui.

Que voulez-vous de nous, monsieur ? Vous savez bien que votre présence effraye les malades, et qu’ils flairent une nouvelle de mort dans les plis de votre soutane. Personne ne veut mourir ici, monsieur l’abbé ; vous n’avez rien à faire chez nous.

la maîtresse.

Ami, tais-toi.

le prêtre.

Je ne viens pas pour ceux qui veulent mourir, je viens pour ceux qui veulent vivre.

l’amant.

Nous avons vécu sans vous jusqu’à ce jour ; allez à qui vous réclame.

la maîtresse.

Par pitié, tais-toi ! tais-toi !

la garde.

Oh ! monsieur, ce que vous dites là portera malheur à votre dame.

l’amant, exaspéré.

Toi, d’abord, vieille gueuse, bouche close ou je te chasse ! Tonnerre de sort ! je suis le maître ici. (Il s’approche de la malade et lui prend la main.) Et, toi, chère femme, consentiras-tu à introduire un étranger dans ton cœur ? Cette âme, dont j’ai gardé jusqu’à ce jour la clef d’or pour moi seul, voudras-tu l’ouvrir à un autre que ton ami ? Eh quoi ! me rendrais-tu jaloux de cet homme qui vient nous dérober nos chers secrets, pénétrer brutalement dans notre sanctuaire, et fouler aux pieds nos beaux tapis d’amour ? Ne serais-je pas trop malheureux de te voir parler à voix basse à un autre que moi, t’épancher dans le sein d’un autre que ton amant, pleurer sur une autre épaule que la mienne des larmes qui ne seraient pas des larmes d’amour pour moi ? S’il est vrai que tu vas mourir, ne serait-ce pas affreux de me priver des quelques instants qui me restent à passer avec toi ? À la veille d’un grand départ et d’une éternelle séparation, nos moindres minutes ne doivent-elles pas nous être d’un prix inestimable ? Maîtresse, maîtresse, réponds-moi !

le prêtre, s’approchant de l’autre côté du lit, et prenant l’autre main de la malade.

Ma fille, avant de paraître devant Dieu, ne voulez-vous pas faire belle votre âme et lui remettre sa blanche robe d’innocence ? Consentez-vous à vous condamner à d’éternelles souffrances, et si le souci de vous-même ne vous touche pas, voulez-vous livrer aux supplices rouges de l’enfer cette âme malheureuse que l’adultère tient liée à la vôtre ?

la maîtresse.

Vous me faites bien du mal, tous les deux.

le prêtre.

Ma fille, ma fille, la mort est là et Dieu la suit.

l’amant.

Femme, femme, je suis près de toi ; femme, je t’aime !

la maîtresse.

Oh ! ce que je ressens est terrible ! Quel duel ! quelle lutte ! La vue de ce prêtre réveille en moi tout un monde de remords et de frayeurs ; les remords m’assaillent et l’amour ne s’en va pas. Écoutez, monsieur le curé ; — cher homme, écoute-moi, je t’en prie ; — ne me torturez pas trop, n’est-ce pas ? — Puisque je vais mourir, vous devez m’épargner ; — par pitié, épargnez-moi ! (Au prêtre.) Je veux bien entendre les bonnes paroles que vous m’apportez, monsieur ; — mais il ne faudra pas me parler contre lui ; — ce serait peine perdue. (À l’amant.) Ne crains rien, ami ; je suis à toi toute et toujours, et je sens qu’en punissant mon âme de ses fautes, je vais la rendre plus digne de ton amour. — Monsieur le curé, je vous écoute.

le prêtre.

Ma fille, Dieu vous parle par ma bouche, et ne veut parler qu’à vous seule.

la maîtresse.

Tu l’entends, ami.

l’amant.

Ainsi, tu me chasses, tu me chasses !

la maîtresse.

Mais non, tu vas me revenir, et tu me trouveras plus belle. (D’une main défaillante, elle lui envoie un baiser. — L’amant et la garde sortent.)


Scène III

le prêtre, la maîtresse
le prêtre.

Au nom du Dieu vivant, ma fille, je vous adjure d’oublier les choses de ce monde pour ne songer qu’à votre éternel salut.

la maîtresse.

Hélas ! monsieur, les choses de ce monde sont les seules que je connaisse.

le prêtre.

Il en est d’autres qu’il faut apprendre.

la maîtresse.

Je voudrais bien apprendre ce que j’ignore, mais ne rien oublier de ce que je sais.

le prêtre.

Prenez garde que Dieu, lui aussi, ne veuille rien oublier.

la maîtresse.

Dieu peut me défendre de vivre, mais il ne saurait me défendre d’aimer.

le prêtre.

Dieu ne défend pas de vivre, Dieu ne défend pas d’aimer. Dieu commande la vie honnête et l’amour sans tache. Avez-vous aimé purement, avez-vous vécu honnêtement ? Si vous êtes sûre de votre vie et de vous-même, si rien ne s’émeut à ma voix dans votre conscience, vous êtes trois fois bénie, ma fille, et je n’ai plus qu’à vous donner le baiser de paix.

la maîtresse.

Je ne suis qu’une pauvre créature qui a toujours suivi l’élan de son cœur ; ce cœur n’a pas voulu de celui qu’on lui avait donné pour maître, mais il s’est livré ailleurs et tout entier. L’homme que vous avez vu à mon chevet est mon amant. Un jour, lasse de mes arides devoirs d’épouse indifférente, j’ai dit à cet homme : « Emmène-moi d’ici, je ne veux plus vivre qu’avec toi. » Et nous nous sommes aimés jusqu’à ce jour comme des perdus.

le prêtre.

Malheureux enfants !

la maîtresse.

Vous voyez bien, n’est-ce pas, que votre religion ne peut rien pour moi ? Elle m’ordonne de ne plus songer à celui qui fut ma vie et ma joie ; à ce prix seul, j’ai droit à votre paradis. Mais, moi morte, l’être chéri que je laisserai seul ne me pardonnera pas ma trahison du dernier moment ; il maudira ma mémoire, il maudira ce Dieu pour qui je l’aurai renié, et quand l’heure triste sonnera pour lui, il me laissera jouir seule des délices de mon paradis. — Oh ! alors, que serait-il pour moi, ce paradis, loin de l’homme que j’aime ! Et quel remords, au milieu de mon bonheur ! songer qu’un autre, — et quel autre, mon Dieu ! — paie d’éternelles tortures sa fidélité à nos serments d’éternel amour, tandis que moi, l’infidèle et la renégate, je jouirai en paix du prix de ma pieuse trahison !

le prêtre.

Dieu, qui prend en pitié toutes les faiblesses, a songé d’avance à ceci, mon enfant ; dans son paradis, on jouit d’un bonheur complet que ne troublent en rien les profanes souvenirs de la terre. Vous n’aimerez que Dieu, ma fille, et vous oublierez le reste.

la maîtresse.

L’oubli, l’oubli ! c’est le grand mot de votre religion.

le prêtre.

Ma fille, ne poussez pas à bout un Dieu clément qui ne demande qu’à vous pardonner ; humiliez-vous, ô pauvre pécheresse, joignez les mains, courbez la tête et priez ; priez, il en est temps encore. Allons, qu’une sincère contrition, allons, qu’une prière ardente lavent ces lèvres et ce cœur de tout contact et de tout attachement impurs. Priez, ma fille ; Dieu vous écoute, vous juge et vous pardonne — (Après quelques hésitations, la maîtresse joint les mains et courbe la tête. — Ils parlent tous les deux longuement à voix basse.)

la maîtresse, relevant la tête.

Et maintenant je puis mourir, puisque ma voilà réconciliée avec mon Seigneur.


Scène IV

LE PRÊTRE, LA MAÎTRESSE, L’AMANT.
l’amant, entr’ouvrant la porte.

Mon supplice est-il terminé ? — Ont-ils fini de se parler à voix basse ? — (Il s’approche du lit.)

le prêtre, à genoux.

Mon fils, ne troublez pas cette âme en prière.

l’amant.

Chère maîtresse, tournez un peu vos yeux vers moi.

la maîtresse, d’une voix faible.

J’éprouve un bien-être indicible ; — je respire plus librement ; — que c’est doux, la paix du cœur, et qu’il fait bon mourir avec elle !

le prêtre.

Prenez ce crucifix et serrez-le avec ferveur sur vos lèvres !

l’amant.

Maîtresse, réponds-moi ; — je suis à tes côtés et je te parle.

la maîtresse, en extase.

J’entends là-haut des voix qui m’appellent.

l’amant.

Mais non ! chère femme, c’est moi qui t’implore, c’est moi, c’est ton amant.

le prêtre.

Mettez-vous à genoux, mon fils, et priez pour elle.

l’amant.

À genoux ? — Pourquoi faire ? — À genoux ? — Ma place est dans ses bras. — Écartez-vous donc, monsieur, vous m’empêchez de m’approcher de ma femme.

la maîtresse, de plus en plus affaiblie.

Restez à mes côtés, mon père ; — exhortez-moi, soutenez-moi.

l’amant.

Miséricorde ! Elle ne m’aime plus ; on lui a dit de ne plus m’aimer !

la maîtresse.

Je vais à vous, mon Dieu.

l’amant, fondant en larmes.

Oh ! je le savais, je le savais !

le prêtre.

Courage, ma fille ; Dieu vous regarde et vous tend les bras.

l’amant.

Oh ! un regard ! ton dernier regard ! Un baiser ! ton dernier baiser ! Amante, amie, maîtresse, femme, tourne-toi vers moi, une fois, une fois encore ! Cette dernière caresse qui tremble au bout de tes lèvres, pour qui donc la gardes-tu, à qui veux-tu la donner ?

la maîtresse, baisant le crucifix.

Mon Dieu, je vous aime. (Elle meurt.)

l’amant.

Elle est morte ! elle est morte ! (Il tombe sur un siège, la tête dans ses mains.)

le prêtre.

Que son âme courageuse repose en paix dans le Seigneur ! (Il se lève, ferme les yeux de la maîtresse, tire les rideaux du lit, puis s’approche de l’amant.)

l’amant.

Morte, sans me parler ! morte, sans me dire adieu !

le prêtre.

Mon fils, Dieu ne bénit jamais les unions criminelles ; que cette mort vous soit du moins un salutaire exemple !

l’amant.

Morte, en rougissant de moi ! morte, en me reniant !

le prêtre.

Revenez à Dieu, mon fils, c’est le seul maître qui console.

l’amant.

Merci, monsieur.

le prêtre.

Dieu vous guérira de cette affection funeste.

l’amant.

Je désirerais pleurer en paix, monsieur ; je vous salue.

le prêtre.

Vous n’êtes pas à ce point enraciné dans le mal…

l’amant, il se lève.

Monsieur, la douleur rend quelquefois méchant ; je vous conseille de vous retirer. Vous m’avez enlevé ma maîtresse, vous m’avez pris son amour, son dernier regard, sa dernière caresse, toutes choses qui m’appartenaient ; il n’y a plus rien à emporter ici ; — croyez-moi, allez-vous-en.

le prêtre, se retirant.

Le malheureux !


Scène V


L’AMANT, LA GARDE


la garde, timidement.

Monsieur ?… Monsieur ?

l’amant, la tête dans ses mains.

Moi qui l’aimais tant !

la garde.

Faut-il coudre le corps ?

l’amant.

Attendez jusqu’à ce soir, vous en aurez deux au lieu d’un.


fin de la première partie.


DEUXIÈME TABLEAU



DANS L’AUTRE MONDE

L’enfer. — Le cercle des suicidés. — Les damnés vont et viennent en hurlant au milieu des flammes. — L’amant s’avance, soutenu par deux démons.



Scène PREMIÈRE


les damnés

Quel est ce nouveau frère en douleur qu’on nous amène ? Le sang coule à flots de sa poitrine déchirée et trace sur sa route un long sillon rouge ! Comme il est faible ! comme il est pâle ! Encore un à qui la vie était à charge et qui a mis le fardeau de côté ; faisons-lui vite une place au milieu de nous et qu’il apprenne ce qu’on souffre ici-bas à n’avoir plus voulu souffrir là-haut.

l’amant.

Quel rêve ! quel affreux rêve ! Cette fumée m’étouffe ! ces flammes m’aveuglent !…

les démons.

Pour celui-ci, le cas est grave ; dans quel cercle allons-nous le conduire ? Le mettrons-nous avec les athées, les adultères ou les suicidés ? Coupable de ces trois crimes : il vivait avec une femme mariée, il a blasphémé Dieu, il est mort volontairement. Le cas est grave, délibérons : toi, damné, pendant ce temps que nous tenons conseil, tu peux te promener au milieu des flammes ; des murs de triple airain nous assurent de ta personne. (Ils délibèrent.)

l’amant.

Ce cauchemar est épouvantable !

les damnés, l’entourant.

Frère, raconte-nous ton histoire ; — c’est l’unique soulagement que tu puisses avoir à les souffrances.

l’amant.

Encore, encore ! Que veulent ces noirs fantômes, ces squelettes calcinés ? C’est mon rêve qui continue ! mais je sais bien que je vais me réveiller dans mon grand lit, dans ma chambre pleine des rayons du matin ; mes chardonnerets chantent sur ma fenêtre et ma maîtresse dort à mes côtés.

les damnés.

Il en est encore à la période du rêve ; tous, nous avons passé par là ; quand il verra son rêve durer des jours entiers, des années entières, des siècles et des éternités, il commencera peut-être à se croire éveillé.

l’amant.

Ne pourrait-on donner un peu d’air ici, messieurs ? je vous jure que je vais étouffer.

les damnés.

Dans cent mille ans, tu jureras encore que tu étouffes.

l’amant.

Non, je ne dors pas ! non, je ne rêve pas ! Jamais douleurs pareilles n’ont suivi l’homme dans ses songes. — Oh ! maintenant je me souviens.

les damnés.

Puisque tu te souviens, parle et dis-nous ton histoire.

l’amant.

Je me souviens que j’aimais une femme ; je me souviens qu’elle est morte ; je me souviens que je me suis tué pour l’aller rejoindre très vite. Le froid d’un couteau dans ma poitrine, l’impression d’une chute immense, le brûlant contact des flammes et d’une chaleur suffocante, voilà encore ce dont je me souviens.

les damnés.

Et ta maîtresse, l’as-tu vue ? où est-elle ?

l’amant, à voix basse.

Elle a fait sa paix avec Dieu avant de mourir.

les damnés.

Nous te plaignons alors, car nos douleurs ne seront rien auprès des tiennes. Les supplices de l’enfer seront doublés pour toi d’une éternelle séparation.

l’amant.

Elle s’est convertie seulement à l’article de la mort, et j’espère encore que Dieu n’aura pas voulu lui pardonner.

les damnés.

En ce cas, tu la trouveras ici ; ou plutôt, non, tu la sauras ici et tu ne pourras la rejoindre, — parqué comme tu l’es avec nous, dans le cercle des suicidés.

les démons.

Approche, triple damné, et viens entendre la décision qu’on prend à ton égard : Juif errant de l’enfer, tu n’appartiendras à aucun cercle déterminé, mais tu iras de l’un à l’autre pendant toute l’éternité, aujourd’hui avec les athées, demain avec les adultères, pour avoir ta part de tous les châtiments, comme tu as eu ta part de tous les vices. — Hop ! en route.

les damnés.

Au revoir, frère, au revoir ! et puisses-tu rencontrer dans nos flammes la femme que tu cherches ! (L’amant sort suivi de démons ; — on entend des cris de rage et des hurlements de douleur.)



Scène II


Même tableau que le précédent. — Damnés et démons.


(Entre l’amant.)
l’amant.

Vainement j’ai cherché ; elle n’est pas ici, et c’est pour moi maintenant une certitude qu’elle m’a renié en mourant. Me voilà donc condamné à d’éternels supplices pour n’avoir point failli à mes serments d’amour. — Va, misérable ! roule de cercle en cercle, toujours poursuivi par des flammes dévorantes ; — marche toujours, marche sans repos ni trêve ; sois de toutes les tortures ; prends ta part de toutes les douleurs, cependant que là-haut l’épouse menteuse et renégate te regarde brûler du milieu de son paradis aux délicieuses fraîcheurs.

les damnés.

Eh bien ! frère, as-tu trouvé celle que tu cherchais ?

l’amant.

En traversant le cercle des adultères, j’ai vu des couples infortunés, éternellement liés l’un à l’autre, se tordre et rouler ensemble au milieu des flammes ; — comme ils souffraient ! comme ils étaient misérables ! Et pourtant leur misère m’a fait envie, leurs souffrances m’ont rendu jaloux ; et j’ai pleuré en songeant qu’eux du moins étaient deux pour souffrir.

les damnés.

Il est facile de comprendre à ta douleur que ta maîtresse n’était dans aucun des cercles infernaux. En ce cas, frère, sois heureux, car tu vas la voir aujourd’hui même.

l’amant.

Comment ! elle est ici, elle est parmi vous ? et vous le savez, et vous me regardez pleurer, et vous me laissez souffrir ! — Vite, vite, parlez et me dites où elle se cache, que j’aille me jeter dans ses bras !

les damnés.

Écoute : — ta maîtresse est au paradis, et cependant tu vas la voir. — Arrivé depuis hier parmi nous, tu ne connais pas encore les usages de la maison ; mais, — rassure-toi, tu auras certes bien le temps de les apprendre ; — sache donc, ô damné novice, que c’est aujourd’hui le jour de la Fête-Dieu ; — ce jour-là, — qui revient pour nous une fois par année, — les chaudières infernales cessent de bouillir, les hauts fourneaux s’éteignent, les instruments de supplice sont mis de côté, les démons se croisent les bras ; en un mot, l’enfer chôme ; puis, le plafond d’airain chauffé à blanc qui pèse sur nos têtes s’entr’ouvre, et là-haut, bien haut, nous voyons passer, — glissant à travers les nuages, — tous les saints et saintes, les chérubins, les anges, les trônes, les dominations, les archanges, qui font la procession tout autour du paradis, en répandant les fleurs — à pleines corbeilles, — les parfums — à pleins encensoirs. Derrière, marche gravement et les yeux baissés, la longue litanie des âmes bienheureuses, parmi lesquelles tu vas reconnaître celle que tu cherches.

l’amant.

Bénis soyez-vous, mes frères, pour la bonne nouvelle que vous me donnez, et la bouffée d’espoir que vous faites se glisser dans mon âme ! Si je puis voir ma maîtresse, je suis sauvé.

les damnés.

Sauvé ! que veux-tu dire par là ?

l’amant.

Croyez-vous que ma voix ne puisse monter jusqu’à son oreille ?

les damnés.

À son oreille, oui ; mais à son âme…

l’amant.

Oh ! je suis sûr qu’en voyant ici l’homme qu’elle a tant aimé, en entendant la voix qui lui fut si chère, elle viendra partager mes souffrances, ou qu’elle intercédera auprès de Dieu pour me faire participer à son bonheur.

les damnés.

Ah ! Juif errant, Juif errant, tu es bien naïf !

l’amant.

Croyez-vous que Dieu refuse quelque chose à ses âmes du paradis ?

les damnés.

Les âmes du paradis refusent tout aux âmes de l’enfer !

l’amant.

Non ! vous ne la connaissez pas, cette chère maîtresse. Si vous saviez comme elle m’aimait ! — L’approche de la mort, les patenôtres du prêtre ont pu lui troubler la cervelle à sa dernière heure, mais je n’aurai, j’en suis sur, qu’un mot à dire pour qu’elle me revienne tout entière, — comme par le passé.

les damnés.

L’air du paradis est fatal à la mémoire ; chacun de nous a là-haut un parent, un ami, un frère, une sœur, une mère, une femme ; — de ces êtres chéris nous ne pûmes jamais obtenir même un regard.

l’amant.

Vous n’avez été jamais aimé, — comme moi.

les damnés.

Eh bien ! donc, lève-toi, damné ; — l’heure est venue de tenter l’aventure. Puisses-tu, pauvre âme, être plus heureuse que nous.



Scène III


Le plafond de l’enfer s’entr’ouvre. — Une musique se fait entendre, d’une douceur infinie. — La procession céleste s’avance à travers les nuages ; saint Pierre vient derrière, les clefs du paradis à la main. — Dans les dernières files des chérubins, passe la maîtresse, vêtue d’une robe blanche. — Saints et saintes jetant des fleurs.

les damnés.

Les voilà ! les voilà ! — Que c’est beau ! — la délicieuse bouffée d’air qui nous arrive, et quelle exquise odeur d’encens !

un damné.

Au milieu des âmes bienheureuses, voyez-vous celle-là qui marche la tête inclinée, — un missel doré dans les mains, — et de beaux cheveux blancs en nattes sur le front ? Mes yeux et mon cœur l’ont reconnue, — c’est ma mère !

autre damné.

Mes yeux et mon cœur l’ont aussi reconnu, ce petit chérubin vêtu de mousseline, à ceinture d’azur, — qui agite dans l’air, — de toutes les forces de ses bras dodus et roses, — une bannière à fleurs d’or aussi grande que lui ; c’est ma sœur, ma petite Anna que j’ai tant pleurée.

premier damné.

Pauvre mère ! comme elle m’aimait autrefois ! — C’est elle qui m’a nourri, oui, messieurs, elle-même, — une petite femme, grosse comme le poing, — et qui n’avait pas un souffle de vie. Elle m’aimait à en mourir. — Je n’ai jamais été joyeux, — qu’elle n’ait sourit ; — triste, qu’elle n’ait pleuré. — Ah ! misère sur moi ! son cœur a bien changé, — depuis qu’elle habite là-haut.

deuxième damné.

Chère sœur, sœur adorée ! — Elle est morte le jour de sa première communion ; c’était un ange dépaysé ; mais, depuis qu’elle est retournée à son paradis, elle a bien oublié ce frère tant aimé, qui lui racontait de belles histoires, — dans les longues après-dîners d’hiver.

premier damné.

Mère, mère, un regard pour ton fils, ton cher amour d’autrefois ! — Hélas ! elle est déjà loin et mes cris n’ont en rien troublé le mouvement rythmique et doux de sa marche.

deuxième damné.

Sœur chérie, c’est ton frère qui t’appelle, — ce frère qui tant de fois t’a portée sur ses épaules, — et tant de fois fait sauter dans ses bras ! — Rien ! rien ! pas même un regard !… (Il pleure.)

les damnés, à l’amant.

Eh bien ! frère, qu’en dis-tu ? — As-tu toujours confiance ?

l’amant.

Toujours ! — ma chère maîtresse vaut mieux que toutes ces femmes. (En ce moment, une pluie de roses vient tomber au milieu des damnés. — Ils se les arrachent avec fureur.)

un damné, mâchant une rose.

Oh ! les fleurs ! que c’est bon !

un démon, s’approchant de lui.

La rose que tu savoures te coûtera cher tout à l’heure.

chœur des anges.

Gloire à Dieu au plus haut des cieux !

l’amant.

Rien ! je ne vois rien encore !

les damnés.

C’est une des dernières arrivées au paradis ; cherche dans les derniers rangs.

l’amant, avec transport.

Je la vois ! je la vois ! — La troisième à gauche, dans l’avant-dernière litanie ! Qu’elle est belle ! plus belle mille fois que je ne l’ai jamais vue. Oh ! mes yeux ne peuvent pas se rassasier de la voir ! — Mes frères, mes frères, embrassez-moi, je suis heureux !

un démon, s’approchant de lui.

Tu me payeras ce bonheur-là ce soir ; en attendant, prends cet à-compte, (Il le frappe.)

l’amant, se roulant sur le sol.

Miséricorde ! Que je souffre !

chœur des anges.

Gloire à Dieu au plus haut des cieux !

l’amant, d’une voix terrible.

À mon secours ! maîtresse, à moi !

saint pierre.

Avez-vous entendu ce cri de douleur, mes enfants ? Quelque damné qu’on torture ! Pauvres, pauvres gens !

l’amant.

Maîtresse, maîtresse, à moi !

saint pierre, aux âmes du paradis.

Je crois, chères mies, qu’on appelle l’une de vous,

l’amant.

Marie, Marie, chère femme !

saint pierre.

Décidément, c’est quelqu’un qui appelle ! Harpes d’or et chœurs célestes, faites silence !

l’amant.

Marie, c’est moi qui t’appelle, c’est moi, c’est ton ami, c’est ton maître.

saint pierre, à la maîtresse.

Mademoiselle Marie, on a prononcé votre nom par là-bas : regardez, en vous penchant par-dessus ce nuage, ce qu’on peut vous vouloir.

la maîtresse, penchée sur l’enfer.

Qui m’appelle ?

l’amant.

Ah ! je savais bien que tu me répondrais ; ils disaient que tu m’avais oublié ; ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Reste, reste longtemps ainsi, que je te regarde.

saint pierre, à la maîtresse.

Vous connaissez donc ce pauvre homme, chère âme ?

la maîtresse.

Mais non, grand saint Pierre, je vous assure que non.

saint pierre.

Cherchez ma mie, cherchez bien.

la maîtresse.

Eh non ! Je n’ai jamais connu cette face noirâtre où le péché vilain est écrit, ces yeux brûlés, ces paupières roussies, ces membres calcinés et noirs de suie ; où voulez-vous que je les aie connus ?

l’amant

Oui, je te comprends, tu cherches à venir me rejoindre, ou à m’attirer vers toi. Oh ! comme nous allons nous étreindre, et quel bonheur de continuer dans la mort nos belles amours de la vie !

les âmes du paradis.

Il paraîtrait que notre sœur a connu ce monsieur autrefois.

la maîtresse, indignée.

Je n’ai jamais connu que le paradis, jamais aimé que mon Seigneur. Grand saint Pierre, dites à ce damné qu’il se trompe.

saint pierre, à l’amant.

Mon pauvre enfant, la chère âme ne vous connaît pas.

les démons et les damnés, ricanant.

Ah ! ah ! ah ! ah ! — Hi ! hi ! hi ! hi !

l’amant

Affreux, affreux mensonge ! ces yeux qui tant de fois se sont plongés dans mes yeux, ces lèvres qui savaient si bien le chemin de mes lèvres, ces cheveux qui baisaient les miens, ces bras qui m’enlaçaient ; tout cela me connaît, tout cela doit me connaître. Marie, tu l’as donc oubliée notre petite chambre de la rue de l’Ouest et l’amoureuse vie que nous y menâmes ?

la maîtresse, à saint Pierre.

Je ne sais ce dont on me parle.

saint pierre.

Dame ! écoutez donc : si vous avez habité tous les deux la rue de l’Ouest !

l’amant

Et les longues soirées d’été, — fenêtres ouvertes, — les senteurs fraîches montant du Luxembourg, dont les grands arbres flottaient dans l’ombre devant nous, l’harmonieux clavier où tes mains erraient au hasard de ton âme. Tout ce cadre adorable de notre passion, toutes ces choses de notre amour, les renieras-tu aussi ?

saint pierre, à la maîtresse.

Là ! je suis curieux de savoir ce que vous avez à répondre.

la maîtresse.

J’ignore ce qu’on veut me dire.

l’amant.

Eh bien ! non, vous verrez qu’elle aura tout oublié, tout ; nos courses dans les bois par les brumeux jours d’automne, et nos longues rêveries au bord des étangs de Chaville ; les pleurs mystérieux qui gonflaient nos yeux ; ces indicibles frissons qui faisaient trembler sa main sur mon bras, mon bras sous sa main, puis nos fins dîners sur l’herbe avec des baisers pour entremets, et ce jour où le garde de Viroflay la surprit grimpée sur un cerisier ; t’en souviens-tu, Marie ? les cerises dansaient sur tes cheveux noirs, tu étais adorable ainsi ; tu en fus quitte pour un baiser sur la joue hâlée du vieux garde ; que j’ai ri ce jour-là, bon Dieu !

la maîtresse.

Allons-nous-en d’ici, saint Pierre ; ce malheureux est fou.

saint pierre, à la maîtresse.

Voyons, ma fille, cherche soigneusement dans tes souvenirs si tu n’as pas connu ce malheureux garçon quelque part ; Dieu ne t’en voudra pas, j’en suis sûr, et une bonne parole ferait tant de bien à ce pauvre damné. En conscience, te rappelles-tu Chaville, te souvient-il de Viroflay ?

la maîtresse.

Viroflay ! Chaville ! — Non ! je n’ai jamais connu ces gens-là.

saint pierre, à l’amant.

Cher et pauvre enfant, cesse tes cris et tes prières ; prières et cris n’y feront rien : elle ne se souvient pas.

l’amant

Ah ! vilaine ! ah ! méchante ! toi que j’ai tant aimée, pour qui j’ai vécu, pour qui je suis mort, tu n’as pas même un regret, un souvenir, une larme à me donner en retour ! Rien ! Il ne reste plus rien pour moi dans ton cœur ; pas même de la haine, pas même du dégoût, rien que l’oubli, le triste oubli ! Tu ne le reconnais plus ce corps meurtri, dévasté ; ces traits, défigurés horriblement, tu ne veux plus les reconnaître ; et c’est toi pourtant la cause de ces meurtrissures et de cette dévastation ! C’est par toi, c’est pour toi que je suis ici ; c’est avec toi que j’y devrais être. Sans ton fatal amour, je n’aurais pas connu l’adultère ; je n’aurais pas connu le suicide. Eh bien ! pour toutes mes souffrances passées et à venir, pour prix de mes douleurs éternelles, de toi je ne veux qu’un souvenir. Parle, créature maudite, parle, femme bien-aimée, et dis-moi que tu te souviens !

saint pierre, ému.

Oh ! le pauvre enfant ! Il fait vraiment de la peine ; j’en suis tout ému. (Une grosse larme glisse le long de sa joue et va rouler dans l’enfer. Un damné la happe au passage.)

le damné.

Oh ! que c’est bon de boire !

un démon, s’approchant de lui.

Toi, dans une heure, un litre de plomb fondu.

l’amant, d’une voix éplorée.

Ne t’en va pas ! Marie, ne t’en va pas !

la maîtresse, retournant à son rang.

Partirons-nous bientôt, grand saint Pierre ?

saint pierre.

Il le faut bien, puisque vous ne vous souvenez pas. N’importe ! me voilà triste pour longtemps. Allons, en route ! harpes d’or et chœurs célestes, un peu de musique. (La musique reprend, la procession se remet en route. Le plafond de l’enfer se referme.)


Scène IV

L’enfer dans toute son horreur.


L’AMANT, DAMNÉS, DÉMONS.
les damnés.

En voilà jusqu’à l’année prochaine !

les démons.

Ça maintenant, damnés, à vos fournaises ; vous allez cruellement expier vos vacances d’un jour. Toi, Juif-errant, reprends ta course effrénée à travers les cercles ; torches de l’enfer, allumez-vous ; épandez-vous, rivières d’huile bouillante : ronflez, chaudières écarlates ! Que tout flambe ! que tout flambe, et qu’un immense hurlement de douleur aille avertir le roi du paradis que ses anges de l’enfer font vaillamment leur besogne. Allons, Juif-errant, en marche.

l’amant, levant ses poings calcinés vers le ciel.

En marche, soit ! et, puisqu’elle m’oublie, moi, je me souviendrai. Oui, ce beau pain blanc de l’amour, qu’elle refuse, moi, je veux m’en nourrir éternellement, éternellement m’en nourrir. Gardez donc votre bonheur, âmes infortunées, âmes du paradis. Il serait incomplet pour moi et je n’en voudrais jamais, au prix dont il se paie ; j’aime mieux mille fois cet enfer où l’amant se souvient, que votre paradis où la maîtresse oublie.


fin.