Leone Leoni/Chapitre 21

Leone Leoni
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XXI.

Tant de fatigues, tant de douleurs, avaient presque épuisé ma sensibilité. Je pleurai à peine ma mère ; je m’enfermai dans sa chambre après qu’on eut emporté son corps, et j’y restai morne et accablée pendant plusieurs mois, occupée seulement à retourner le passé sous toutes ses faces, et ne songeant pas à me demander ce que je ferais de l’avenir. Ma tante, qui d’abord m’avait fort mal accueillie, fut touchée de cette douleur muette, que son caractère comprenait mieux que l’expansion des larmes. Elle me donna des soins en silence, et veilla à ce que je ne me laissasse pas mourir de faim. La tristesse de cette maison, que j’avais vue si fraîche et si brillante, convenait à la situation de mon âme. Je revoyais les meubles qui me rappelaient les mille petits événements frivoles de mon enfance. Je comparais ce temps où une égratignure à mon doigt était l’accident le plus terrible qui put bouleverser ma famille, à la vie infâme et sanglante que j’avais menée depuis. Je voyais, d’une part, ma mère au bal, de l’autre, la princesse Zagarolo empoisonnée dans mes bras, et peut-être de ma propre main. Le son des violons passait dans mes rêves au milieu des cris d’Henryet assassiné ; et, dans l’obscurité de la prison où, pendant trois mois d’angoisses, j’avais attendu chaque jour une sentence de mort, je voyais arriver à moi, au milieu de l’éclat des bougies et du parfum des fleurs, mon fantôme vêtu d’un crêpe d’argent et couvert de pierreries. Quelquefois, fatiguée de ces rêves confus et effrayants, je soulevais les rideaux, je m’approchais de la fenêtre et je regardais cette ville où j’avais été si heureuse et si vantée, les arbres de cette promenade où tant d’admiration avait suivi chacun de mes pas. Mais bientôt je m’apercevais de l’insultante curiosité qu’excitait ma figure pâle. On s’arrêtait sous ma fenêtre, on se groupait pour parler de moi en me montrant presque au doigt. Alors je me retirais, je faisais retomber les rideaux, j’allais m’asseoir auprès du lit de ma mère, et j’y restais jusqu’à ce que ma tante vînt, avec sa figure et ses pas silencieux, me prendre le bras et me conduire à table. Ses manières en cette circonstance de ma vie me parurent les plus convenables et les plus généreuses qu’on pût avoir envers moi. Je n’aurais pas écouté les consolations, je n’aurais pu supporter les reproches, je n’aurais pas cru à des marques d’estime. L’affection muette et la pitié délicate me furent plus sensibles. Cette figure morne qui passait sans bruit autour de moi comme un fantôme, comme un souvenir du temps passé, était la seule qui ne pût ni me troubler ni m’effrayer. Quelquefois je prenais ses mains sèches, et je les pressais sur ma bouche pendant quelques minutes, sans dire un mot, sans laisser échapper un soupir. Elle ne répondait jamais à cette caresse, mais elle restait là sans impatience et ne retirait pas ses mains à mes baisers ; c’était beaucoup.

Je ne pensais plus à Leoni que comme à un souvenir terrible que j’éloignais de toutes mes forces. Retourner vers lui était une pensée qui me faisait frémir comme eût fait la vue d’un supplice. Je n’avais plus assez de vigueur pour l’aimer ou le haïr. Il ne m’écrivait pas, et je ne m’en apercevais pas, tant j’avais peu compté sur ses lettres. Un jour il en arriva une qui m’apprit de nouvelles calamités. On avait trouvé un testament de la princesse Zagarolo dont la date était plus récente que celle du nôtre. Un de ses serviteurs, en qui elle avait confiance, en avait été le dépositaire depuis sa mort jusqu’à ce jour. Elle avait fait ce testament à l’époque où Leoni l’avait délaissée pour me soigner, et où elle avait eu des doutes sur notre fraternité. Depuis, elle avait songé à le déchirer en se réconciliant avec nous ; mais, comme elle était sujette à mille caprices, elle avait gardé pres d’elle les deux testaments, afin d’être toujours prête à en laisser subsister un. Leoni savait dans quel meuble était déposé le sien ; mais l’autre était connu seulement de Vincenzo, l’homme de confiance de la princesse ; et il devait, à un signe d’elle, le brûler ou le conserver.

Elle ne s’attendait pas, l’infortunée, à une mort si violente et si soudaine. Vincenzo, que Leoni avait comblé de ses générosités, et qui lui était tout dévoué à cette époque, n’ayant d’ailleurs pas pu savoir les dernières intentions de la princesse, conserva le testament sans rien dire, et nous laissa produire le nôtre. Il eût pu s’enrichir par ce moyen en nous menaçant ou en vendant son secret aux héritiers naturels ; mais ce n’était pas un malhonnête homme ni un méchant cœur. Il nous laissa jouir de la succession sans exiger de meilleurs traitements que ceux qu’il recevait. Mais, quand j’eus quitté Leoni, il devint mécontent ; car Leoni était brutal avec ses gens, et je les enchaînais seule à son service par mon indulgence. Un jour Leoni s’oublia jusqu’à frapper ce vieillard, qui aussitôt tira le testament de sa poche et lui déclara qu’il allait le porter chez les cousins de la princesse. Aucune menace, aucune prière, aucune offre d’argent ne put apaiser son ressentiment. Le marquis arriva et résolut d’employer la force pour lui arracher le fatal papier ; mais Vincenzo, qui, malgré son âge, était un homme remarquablement vigoureux, le renversa, le frappa, menaça Leoni de le jeter par la fenêtre s’il s’attaquait à lui, et courut produire les pièces de sa vengeance. Leoni fut aussitôt dépossédé, condamné à représenter tout ce qu’il avait mangé de la succession, c’est-à-dire les trois quarts. Incapable de s’acquitter, il essaya vainement de fuir. Il fut mis en prison, et c’est de là qu’il m’écrivait, non pas tous les détails que je viens de vous dire et que j’ai sus depuis, mais en peu de mots l’horreur de sa situation. Si je ne venais à son secours, il pourrait languir toute sa vie dans la captivité la plus affreuse, car il n’avait plus le moyen de se procurer le bien-être dont nous avions pu nous entourer lors de notre première réclusion. Ses amis l’abandonnaient et se réjouissaient peut-être d’être débarrassés de lui. Il était absolument sans ressources, dans un cachot humide où la lèpre le dévorait déjà. On avait vendu ses bijoux et jusqu’à ses hardes ; il avait à peine de quoi se préserver du froid.

Je partis aussitôt. Comme je n’avais jamais eu l’intention de me fixer à Bruxelles, et que la paresse de la douleur m’y avait seule enchaînée depuis une demi-année, j’avais converti à peu près tout mon héritage en argent comptant ; j’avais formé souvent le projet de l’employer à fonder un hôpital pour les filles repenties, et à m’y faire religieuse. D’autres fois j’avais songé à placer cet argent sur la Banque de France, et à en faire pour Leoni une rente inaliénable qui le préservât à jamais du besoin et des bassesses. Je n’aurais gardé pour moi qu’une modique pension viagère, et j’aurais été m’ensevelir seule dans la vallée suisse, où le souvenir de mon bonheur m’aurait aidé à supporter l’horreur de la solitude. Lorsque j’appris le nouveau malheur où Leoni était tombé, je sentis mon amour et ma sollicitude pour lui se réveiller plus vifs que jamais. Je fis passer toute ma fortune à un banquier de Milan. Je n’en réservai qu’un capital suffisant pour doubler la pension que mon père avait léguée à ma tante. Ce capital fut, à sa grande satisfaction, la maison que nous habitions, et où elle avait passé la moitié de sa vie. Je lui en abandonnai la possession et je partis pour rejoindre Leoni. Elle ne me demanda pas où j’allais, elle le savait trop bien ; elle n’essaya point de me retenir ; elle ne me remercia point, elle me pressa la main ; mais, en me retournant, je vis couler lentement sur sa joue ridée la première larme que je lui eusse jamais vu répandre.