Leone Leoni/Chapitre 18

Leone Leoni
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XVIII.

Quand je revins à moi, la lumière vague de la lampe éclairait les mêmes objets. Je me soulevai lentement, je vis le marquis à la même place où je l’avais vu en perdant connaissance. Il faisait encore nuit. Il y avait encore des bouteilles sur la table, une écritoire et quelque chose que je ne distinguais pas bien et qui ressemblait à des armes. Leoni était debout dans la chambre. Je tâchai de me souvenir de leur conversation précédente. J’espérais que les lambeaux hideux qui m’en revenaient à la mémoire étaient autant de rêves fébriles, et je ne sus pas d’abord qu’entre cette conversation et celle qui commençait vingt-quatre heures s’étaient écoulées. Les premiers mots dont je pus me rendre compte furent ceux-ci :

— Il fallait qu’il se méfiât de quelque chose, car il était armé jusqu’aux dents. En parlant ainsi, Leoni essuyait avec un mouchoir sa main ensanglantée.

— Bah ! ce que tu as n’est qu’une égratignure, dit le marquis : je suis blessé plus sérieusement à la jambe ; et il faudra pourtant que je danse demain au bal, afin qu’on ne s’en doute pas. Laisse donc ta main, panse-la, et songe à autre chose.

— Il m’est impossible de songer à autre chose qu’à ce sang. Il me semble que j’en vois un lac autour de moi.

— Tu as les nerfs trop délicats, Leoni ; tu n’es bon à rien.

— Canaille ! dit Leoni d’un ton de haine et de mépris, sans moi tu étais mort ; tu reculais lâchement, et tu dois être frappé par derrière. Si je ne t’avais vu perdu, et si ta perte n’eût entraîné la mienne, jamais je n’aurais touché à cet homme à pareille heure et en pareil lieu. Mais ta féroce obstination m’a forcé à être ton complice. Il ne me manquait plus que de commettre un assassinat pour être digne de ta société.

— Ne fais pas le modeste, reprit le marquis ; quand tu as vu qu’il se défendait, tu es devenu un tigre.

— Ah ! oui, cela me réjouissait le cœur de le voir mourir en se défendant ; car enfin je l’ai tué loyalement.

— Très-loyalement : il avait remis la partie au lendemain ; et comme tu étais pressé d’en finir, tu l’as tué tout de suite.

— À qui la faute, traître ? Pourquoi t’es-tu jeté sur lui au moment où nous nous séparions avec la parole l’un de l’autre ? Pourquoi t’es-tu enfui en voyant qu’il était armé, et m’as-tu forcé ainsi à te défendre ou à être dénoncé par lui demain pour l’avoir attiré, de concert avec toi, dans un guet-apens, afin de l’assassiner ? À l’heure qu’il est, j’ai mérité l’échafaud, et pourtant je ne suis point un meurtrier. Je me suis battu à armes égales, à chance égale, à courage égal.

— Oui, il s’est très-bien défendu, dit le marquis ; vous avez fait l’un et l’autre des prodiges de valeur. C’était une chose très-belle à voir et vraiment homérique que ce duel au couteau. Mais je dois dire pourtant que, pour un Vénitien, tu manies cette arme misérablement.

— Il est vrai que ce n’est pas l’arme dont je suis habitué à me servir, et à propos, je pense qu’il serait prudent de cacher ou d’anéantir celle-ci.

— Grande sottise ! mon ami. Il faut bien t’en garder ; les laquais et les amis savent tous que tu portes en tout temps cette arme sur toi ; si tu la faisais disparaître, ce serait un indice contre nous.

— C’est vrai. Mais la tienne ?

— La mienne est vierge de son sang ; mes premiers coups ont porté à faux, et ensuite les tiens ne m’ont pas laissé de place.

— Ah ! ciel ! c’est, encore vrai. Tu as voulu l’assassiner, et la fatalité m’a contraint de faire moi-même l’action dont j’avais horreur.

— Cela te plaît à dire, mon cher ; tu venais de très-bon cœur au rendez-vous.

— C’est que j’avais en effet le pressentiment instinctif de ce que mon mauvais génie allait me faire commettre… Après tout, c’était ma destinée et la sienne. Nous voilà donc délivrés de lui ! Mais pourquoi, diable ! as-tu vidé ses poches ?

— Précaution et présence d’esprit de ma part. En le trouvant dépouillé de son argent et de son portefeuille, on cherchera l’assassin dans la plus basse classe, et jamais on ne soupçonnera des gens comme il faut. Cela passera pour un acte de brigandage, et non pour une vengeance particulière. Ne te trahis pas toi-même par une sotte émotion lorsque tu entendras parler demain de l’évènement, et nous n’avons rien à craindre. Approche la bougie, que je brûle ces papiers ; quant à l’argent monnayé, cela n’a jamais compromis personne.

— Arrête ! dit Leoni en saisissant une lettre que le marquis allait brûler avec les autres. J’ai vu là le nom de famille de Juliette.

— C’est une lettre à madame Ruyter, dit le marquis. Voyons :

« Madame, s’il en est temps encore, si vous n’êtes point partie dès hier en recevant la lettre par laquelle je vous appelais auprès de votre fille, ne partez point. Attendez-la ou venez à sa rencontre jusqu’à Strasbourg ; je vous y ferai chercher en arrivant. J’y serai avec mademoiselle Ruyter avant peu de jours. Elle est décidée à fuir l’infamie et les mauvais traitements de son séducteur. Je viens de recevoir d’elle un billet qui m’annonce enfin cette résolution. Je dois la voir cette nuit pour fixer le moment de notre départ. Je laisserai toutes mes affaires pour profiter de la bonne disposition où elle est et où les flatteries de son amant pourraient bien ne pas la laisser toujours. L’empire qu’il a sur elle est encore immense. Je crains que la passion qu’elle a pour ce misérable ne soit éternelle, et que son regret de l’avoir quitté ne vous fasse verser encore bien des larmes à toutes deux. Soyez indulgente et bonne avec elle ; c’est votre rôle de mère, et vous le remplirez aisément. Pour moi, je suis rude ; et mon indignation s’exprime plus facilement que ma pitié. Je voudrais être plus persuasif ; mais je ne puis être plus aimable, et ma destinée n’est pas d’être aimé.

« Paul Henryet. »

— Ceci te prouve, ô mon ami ! dit le marquis d’un ton moqueur en présentant cette lettre à la flamme de la bougie, que ta femme est fidèle et que tu es le plus heureux des époux.

— Pauvre femme ! dit Leoni, et pauvre Henryet ! Il l’aurait rendue heureuse, lui ! Il l’aurait respectée et honorée du moins ! Quelle fatalité l’a donc jetée dans les bras d’un méchant coureur d’aventures, poussé vers elle par le destin d’un bout du monde à l’autre, lorsqu’elle avait sous la main le cœur d’un honnête homme ! Aveugle enfant ! pourquoi m’as-tu choisi ?

— Charmant ! dit le marquis ironiquement. J’espère que tu vas faire à ce propos quelques vers. Une jolie épitaphe pour l’homme que tu as massacré ce soir me semblerait une chose de bon goût et tout à fait neuve.

— Oui, je lui en ferai une, dit Leoni, et le texte sera celui-ci :

« Ici repose un honnête homme qui voulut se faire le défenseur de la justice humaine contre deux scélérats, et que la justice divine a laissé égorger par eux. »

Leoni tomba dans une rêverie douloureuse pendant laquelle il murmurait sans cesse le nom de sa victime.

— Paul Henryet ! disait-il. Vingt-deux ou vingt-quatre ans tout au plus. Une figure froide, mais belle. Un caractère raide et probe. La haine de l’injustice. L’orgueil brutal de l’honnêteté, et pourtant quelque chose de tendre et de mélancolique. Il aimait Juliette, il l’a toujours aimée. Il combattait en vain sa passion. Je vois par cette lettre qu’il l’aimait encore, et qu’il l’aurait adorée s’il avait pu la guérir. Juliette, Juliette ! tu pouvais encore être heureuse avec lui ; et je l’ai tué ! Je t’ai ravi celui qui pouvait te consoler ; ton seul défenseur n’est plus, et tu demeures la proie d’un bandit.

— Très-beau ! dit le marquis ; je voudrais que tu ne fisses pas un mouvement des lèvres sans avoir un sténographe à tes côtés pour conserver tout ce que tu dis de noble et de touchant. Moi, je vais dormir ; bonsoir, mon cher, couche avec ta femme, mais change de chemise, car, le diable m’emporte ! tu as le sang d’Henryet sur ton jabot !

Le marquis sortit. Leoni, après un instant d’immobilité, vint à mon lit, souleva le rideau et me regarda. Alors il vit que j’étais assoupie sous mes couvertures, et que j’avais les yeux ouverts et attachés sur lui. Il ne put soutenir l’aspect de mon visage livide et de mon regard fixe : il recula avec un cri de terreur, et je lui dis d’une voix faible et brève, à plusieurs reprises : « Assassin ! assassin ! assassin ! »

Il tomba sur ses genoux comme frappé de la foudre, et il se traîna jusqu’à mon lit d’un air suppliant. « Couche avec ta femme, lui dis-je en répétant les paroles du marquis dans une sorte de délire ; mais change de chemise, car tu as le sang d’Henryet sur ton jabot ! »



C’était une chose très belle à voir… que ce duel au couteau. (Page 31.)

Leoni tomba la face contre terre en poussant des cris inarticulés. Je perdis tout à fait la raison, et il me semble que je répétai ses cris en imitant avec une servilité stupide l’inflexion de sa voix et les convulsions de sa poitrine. Il me crut folle, et, se relevant avec terreur, il vint à moi. Je crus qu’il allait me tuer ; je me jetai dans la ruelle en criant : « Grâce ! grâce ! je ne le dirai pas ! » et je m’évanouis au moment où il me saisissait pour me relever et me secourir.