Leone Leoni/Chapitre 02

Leone Leoni
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II.

Au milieu de ce déchirement, je m’arrêtai à quelques pas de Juliette et je la regardai. Elle avait le visage tourné vers la muraille ; mais une glace de quinze pieds de haut, qui remplissait le panneau, me permettait de voir son visage. Elle était pâle comme la mort, et ses yeux étaient fermés comme dans le sommeil ; il y avait plus de fatigue encore que de douleur dans l’expression de sa figure, et c’était là précisément la situation de son âme : l’épuisement et la nonchalance l’emportaient sur le dernier bouillonnement des passions. J’espérai.

Je l’appelai doucement, et elle me regarda d’un air étonné, comme si sa mémoire perdait la faculté de conserver les faits en même temps que son âme perdait la force de ressentir le dépit.

— Que veux-tu, me dit-elle, et pourquoi me réveilles-tu ?

— Juliette, lui dis-je, je t’ai offensée, pardonne-le-moi ; j’ai blessé ton cœur…

— Non, dit-elle en portant une main à son front et en me tendant l’autre, tu as blessé mon orgueil seulement. Je t’en prie, Aleo, souviens-toi que je n’ai rien, que je vis de tes dons, et que l’idée de ma dépendance m’humilie. Tu as été bon et généreux envers moi, je le sais ; tu me combles de soins, tu me couvres de pierreries, tu m’accables de ton luxe et de ta magnificence ; sans toi je serais morte dans quelque hôpital d’indigents, ou je serais enfermée dans une maison de fous. Je sais tout cela. Mais souviens-toi, Bustamente, que tu as fait tout cela malgré moi, que tu m’as prise à demi morte, et que tu m’as secourue sans que j’eusse le moindre désir de l’être ; souviens-toi que je voulais mourir et que tu as passé bien des nuits à mon chevet, tenant mes mains dans les tiennes pour m’empêcher de me tuer ; souviens-toi que j’ai refusé longtemps ta protection et tes bienfaits, et que si je les accepte aujourd’hui, c’est moitié par faiblesse et par découragement de la vie, moitié par affection et par reconnaissance pour toi, qui me demandes à genoux de ne pas les repousser. Le plus beau rôle t’appartient, ô mon ami, je le sens ; mais suis-je coupable de ce que tu es bon ? doit-on me reprocher sérieusement de m’avilir, lorsque, seule et désespérée, je me confie au plus noble cœur qui soit sur la terre ?

— Ma bien-aimée, lui dis-je en la pressant sur mon cœur, tu réponds admirablement aux viles injures des misérables qui t’ont méconnue. Mais pourquoi me dis-tu cela ? Crois-tu avoir besoin de te justifier auprès de Bustamente du bonheur que tu lui as donné, le seul bonheur qu’il ait jamais goûté dans sa vie ? C’est à moi de me justifier si je puis, car c’est moi qui ai tort. Je sais combien ta fierté et ton désespoir m’ont résisté : je ne devrais jamais l’oublier. Quand je prends un ton d’autorité avec toi, je suis un fou qu’il faut excuser ; car la passion que j’ai pour toi trouble ma raison et dompte toutes mes forces. Pardonne-moi, Juliette, et oublie un instant de colère. Hélas ! je suis malhabile à me faire aimer ; j’ai dans le caractère une rudesse qui te déplaît ; je te blesse quand je commençais à te guérir, et souvent je détruis dans une heure l’ouvrage de bien des jours.

— Non, non, oublions cette querelle, interrompit Juliette en m’embrassant. Pour un peu de mal que vous me faites, je vous en fais cent fois plus. Votre caractère est quelquefois impérieux, ma douleur est toujours cruelle ; et cependant ne croyez pas qu’elle soit incurable. Votre bonté et votre amour finiront par la vaincre. J’aurais un cœur ingrat si je n’acceptais l’espérance que vous me montrez. Nous parlerons de mariage une autre fois ; peut-être m’y ferez-vous consentir. Pourtant j’avoue que je crains cette sorte de dépendance consacrée par toutes les lois et par tous les préjugés : cela est honorable, mais cela est indissoluble.

— Encore un mot cruel, Juliette ! Craignez-vous donc d’être jamais à moi ?

— Non, non, sans doute. Ne t’afflige pas, je ferai ce que tu voudras ; mais laissons cela pour aujourd’hui.

— Eh bien ! accorde-moi une autre faveur à la place de celle-là : consens à quitter Venise demain.

— De tout mon cœur. Que m’importe Venise et tout le reste ? Va, ne me crois pas quand j’exprime quelque regret du passé ; c’est le dépit ou la folie qui me fait parler ainsi ! Le passé ! juste ciel ! ne sais-tu pas combien j’ai de raisons pour le haïr ? Vois comme il m’a brisée ! Comment aurais-je la force de le ressaisir s’il m’était rendu !

Je baisai la main de Juliette pour la remercier de l’effort qu’elle faisait en parlant ainsi ; mais je n’étais pas convaincu : elle ne m’avait fait aucune réponse satisfaisante. Je repris ma promenade mélancolique autour de la chambre.

Le sirocco s’était levé et avait séché le pavé en un instant. La ville était redevenue sonore, comme elle est ordinairement, et mille bruits de fête se faisaient entendre : tantôt la chanson rauque des gondoliers avinés, tantôt les huées des masques sortant des cafés et agaçant les passants, tantôt le bruit de la rame sur le canal. Le canon de la frégate souhaita le bonsoir aux échos des lagunes, qui lui répondirent comme une décharge d’artillerie. Le tambour autrichien y mêla son roulement brutal, et la cloche de Saint-Marc fit entendre un son lugubre.

Une tristesse horrible s’empara de moi. Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert et jetaient une lueur livide sur les objets. Tout prenait pour mes sens des formes et des sons imaginaires. Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l’hermine et dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul. Les chants et les rires du dehors me faisaient l’effet de cris de détresse, et chaque gondole qui glissait sous le pont de marbre situé au bas de ma fenêtre me donnait l’idée d’un noyé se débattant contre les flots et l’agonie. Enfin, je n’avais que des pensées de désespoir et de mort dans la tête, et je ne pouvais soulever le poids dont ma poitrine était oppressée.

Cependant je me calmai et je fis de moins folles réflexions. Je m’avouai que la guérison de Juliette faisait des progrès bien lents, et que, malgré tous les sacrifices que la reconnaissance lui avait arrachés en ma faveur, son cœur était presque aussi malade que dans les premiers jours. Ces regrets si longs et si amers d’un amour si misérablement placé me semblaient inexplicables, et j’en cherchai la cause dans l’impuissance de mon affection. Il faut, pensai-je, que mon caractère lui inspire quelque répugnance insurmontable qu’elle n’ose m’avouer. Peut-être la vie que je mène lui est-elle antipathique, et pourtant j’ai conformé mes habitudes aux siennes. Leoni la promenait sans cesse de ville en ville ; je la fais voyager depuis deux ans sans m’attacher à aucun lieu et sans tarder un instant à quitter l’endroit où je vois la moindre trace d’ennui sur son visage. Cependant elle est triste ; cela est certain ; rien ne l’amuse, et c’est par dévouement qu’elle daigne quelquefois sourire. Rien de ce qui plaît aux femmes n’a d’empire sur cette douleur : c’est un rocher que rien n’ébranle, un diamant que rien ne ternit. Pauvre Juliette ! quelle vigueur dans ta faiblesse ! quelle résistance désespérante dans ton inertie !

Insensiblement je m’étais laissé aller à exprimer tout haut mes anxiétés. Juliette s’était soulevée sur un bras ; et, penchée en avant sur les coussins, elle m’écoutait tristement.

— Écoute, lui dis-je en m’approchant d’elle, j’imagine une nouvelle cause à ton mal. Je l’ai trop comprimé, tu l’as trop refoulé dans ton cœur ; j’ai craint lâchement de voir cette plaie, dont l’aspect me déchirait ; et toi, par générosité, tu me l’as cachée. Ainsi négligée et abandonnée, ta blessure s’est envenimée tous les jours, quand tous les jours j’aurais dû la soigner et l’adoucir. J’ai eu tort, Juliette. Il faut montrer ta douleur, il faut la répandre dans mon sein ; il faut me parler de tes maux passés, me raconter ta vie à chaque instant, me nommer mon ennemi ; oui, il le faut. Tout à l’heure tu as dit un mot que je n’oublierai pas ; tu m’as conjuré de te faire au moins entendre son nom. Eh bien ! prononçons-le ensemble, ce nom maudit qui te brûle la langue et le cœur. Parlons de Leoni. Les yeux de Juliette brillèrent d’un éclat involontaire. Je me sentis oppressé ; mais je vainquis ma souffrance, et je lui demandai si elle approuvait mon projet.

— Oui, me dit-elle d’un air sérieux, je crois que tu as raison. Vois-tu, j’ai souvent la poitrine pleine de sanglots ; la crainte de t’affliger m’empêche de les répandre, et j’amasse dans mon sein des trésors de douleur. Si j’osais m’épancher devant toi, je crois que je souffrirais moins. Mon mal est comme un parfum qui se garde éternellement dans un vase fermé ; qu’on ouvre le vase, et le parfum s’échappe bien vite. Si je pouvais parler sans cesse de Leoni, te raconter les moindres circonstances de notre amour, je me remettrais à la fois sous les yeux le bien et le mal qu’il m’a faits ; tandis que ton aversion me semble souvent injuste, et que, dans le secret de mon cœur, j’excuse des torts dont le récit, dans la bouche d’un autre, me révolterait.

— Eh bien ! lui dis-je, je veux les apprendre de la tienne. Je n’ai jamais su les détails de cette funeste histoire ; je veux que tu me les dises, que tu me racontes ta vie tout entière. En connaissant mieux tes maux, j’apprendrai peut-être à les mieux adoucir. Dis-moi tout, Juliette ; dis-moi par quels moyens ce Leoni a su se faire tant aimer ; dis-moi quel charme, quel secret il avait ; car je suis las de chercher en vain le chemin inabordable de ton cœur. Je t’écoute, parle.

— Ah ! oui, je le veux bien, répondit-elle ; cela va enfin me soulager. Mais laisse-moi parler, et ne m’interromps par aucun signe de chagrin ou d’emportement ; car je dirai les choses comme elles se sont passées ; je dirai le bien et le mal, combien j’ai souffert et combien j’ai aimé.

— Tu diras tout et j’entendrai tout, lui répondis-je. Je fis apporter de nouvelles bougies et ranimer le feu. Juliette parla ainsi.