Leipzig et la libraire allemande



LEIPZIG
ET
LA LIBRAIRIE ALLEMANDE.

Le temps n’est plus, me disait il y a quelques jours un vieux marchand de Leipzig, un homme qui a plus additionné de chiffres dans sa vie qu’un astronome ne peut énumérer d’étoiles au ciel, et qui, reportant toutes ses sensations dans l’étroite enceinte de son comptoir, pourrait faire l’histoire de son âme avec son livre de recettes et de dépenses ; le temps n’est plus où notre foire de Leipzig se montrait toute resplendissante d’or et d’argent. Alors on n’avait pas besoin, comme aujourd’hui, de ces belles boutiques établies à grands frais, de ces larges enseignes qui attirent de si loin les yeux du passant. Les plus grandes affaires se traitaient dans de misérables échoppes dont une marchande de harengs ne voudrait pas aujourd’hui, et des monceaux d’or se comptaient sur un tonneau dressé dans la rue.

Hélas ! le Temps n’a pas des ailes pour les laisser dormir, et une faux si tranchante pour la laisser s’émousser ! Hélas ! tout passe, tout s’en va, les grands empires comme les grandes foires. Au moyen-âge, quand les communications étaient si difficiles, quand les marchands n’avaient point encore de malle-poste pour porter rapidement leurs dépêches d’une ville à l’autre, et de roulage accéléré pour amener à heure fixe les lourds ballots devant la porte de leurs magasins, les foires étaient alors de grands événemens. Les foires de Leipzig et de Francfort occupaient toute l’Allemagne ; on s’y rendait en caravanes ; les fabricans d’Augsbourg et de Nuremberg y accouraient étaler les nouveaux produits de leur industrie ; les bons bourgeois y venaient comme à une fête, avec leurs femmes et leurs enfans ; les princes y venaient aussi, puis les chevaliers, puis les joueurs de mystères qui édifiaient tout le public avec la passion de Notre Seigneur, ou le martyre de sainte Catherine ; puis les physiciens, hommes de science étrange, qui se faisaient, aux yeux de tout le monde, nettement couper la tête, et reparaissaient un instant après pleins de vie comme devant. Mais voilà que les canaux, les bateaux à vapeur, les chemins de fer arrivent. Bientôt chaque marchand pourra traiter ses plus grandes entreprises, les pieds sur les chenets, sans se déranger. Bientôt il n’y aura plus de foires, plus de ces réunions tumultueuses de curieux et d’industriels ; masse confuse d’habillemens de toutes les nations, véritable tour de Babel, pour le mélange des langues, si tout le monde ne parlait pas naturellement cette langue universelle ; cette langue de l’intérêt et de l’argent ; grand et bizarre spectacle où l’enfant s’amuse avec un pain d’épices et un polichinelle, où le jeune homme s’amuse à observer, où le vieillard croit encore mieux s’amuser en comptant ses pièces d’or. Hélas ! cette belle civilisation n’avait-elle pas commis assez de méfaits ? Ne pouvait-elle par pitié, dites-moi, respecter au moins nos foires ?

Grâce au ciel cependant, Leipzig n’est pas encore soumis à cet effrayant niveau qui a déjà gagné les populations les plus industrieuses. Il n’y a point encore de canal qui traverse la Saxe, point de chemin de fer qui détruise par sa célérité l’esprit d’ordre et de méthode avec lequel on traite ici les affaires. Leipzig a encore ses foires, ses trois foires d’automne, de Noël et de Pâques, ses trois belles époques dans son calendrier. Voici que mai revient ; voici que les arbres se couvrent de feuilles : c’est le printemps des marchands et celui des poètes ; tandis que ceux-ci s’en vont dans la forêt de Rosenthal épier une fleur, un bourgeon, sourire à la Muse, pour que la Muse leur sourie, et glaner quelques hexamètres dans ces sentiers tant de fois fréquentés par Goethe et Schiller, ceux-là emploient leur inspiration à mettre en ordre leurs livres de compte ; le ciel, qui se montre si riant et si bleu, leur annonce une bonne récolte ; le rossignol leur parle d’argent, et les arbres qui se balancent imitent pour eux le doux murmure d’une sacoche pleine d’écus. Donc, le grand jour approche ; les petits bourgeois désertent leur demeure habituelle, et vont se réfugier dans un coin de maison, au grenier, pour céder la place aux étrangers qui arrivent, et paient comptant. Les riches négocians au contraire décorent leurs salons, remettent à neuf la livrée de leurs domestiques, remplissent le buffet de leur salle à manger. Les petits marchands font repeindre le devant de leur boutique et rafraîchir leur enseigne. La carte du restaurateur s’enfle de tous les mets qui peuvent flatter l’appétit d’un homme du nord et d’un homme du midi, et les paysans, qui doivent aussi faire leur foire, triplent le prix de leurs denrées. De toutes parts le bruit, le mouvement, la vie. Le commerce, que M. Ch. Fourier appelle le sang des nations, circule dans toutes les veines de cette grande population, anime tous ses membres, donne à tous ceux qui la composent une nouvelle force et une nouvelle activité. Les boutiques étrangères se dressent sur deux lignes parallèles dans les rues ; la grande place, inondée de tentes, ressemble à un port où toutes les voiles se pressent l’une contre l’autre. Là, le Français court avec sa badine en main ; l’Allemand poursuit avec flegme ce qu’il a entrepris ; le juif polonais se promène gravement avec sa longue barbe noire et sa soutane en soie nouée par une large ceinture ; l’Anglais arrive avec les basques étroites de son habit ; le Grec, avec sa longue pipe au tuyau d’ambre et son beau turban ; l’Arménien, avec ses bottes brodées et sa pelisse couverte de riches fourrures. Puis, la foire s’ouvre ; puis le tumulte et la fête commencent, et, comme en Allemagne il ne peut y avoir de fête sans musique, voici la musique qui résonne dès le matin, traverse toutes les rues, entre dans les cafés, se pose au bout des tables d’hôte. Ici la pauvre petite chanteuse, avec sa romance de guerre ou d’amour, sa harpe mal sonnante et sa robe crottée ; là les chanteurs tyroliens avec leur veste étroite, leur gilet rouge, leur chapeau couronné de fleurs, et de toutes parts des groupes de trois ou quatre musiciens qui se partagent les opéras de l’année dernière ; Rossini, Meyerbeer, Boyeldieu, Aubert, Bellini, musique allemande, italienne ou française, peu leur importe.

Dans un des faubourgs de la ville, sur le Rossmarkt, se passe un autre spectacle non moins étrange : c’est là que le peuple a son refuge ; c’est là que les boutiques à quelques sous, les ménageries, les tavernes, les chiens savans vont établir leur siège. Ce sont là les Champs-Élysées de Leipzig. Les soldats et les ouvriers, les paysannes et les nourrices y apportent leurs économies de six mois. On y entend du matin au soir une musique à vous rendre la musique effroyable pour toute votre vie. On y prépare une cuisine de gauffres, de harengs et de petites saucisses à faire trembler. Cette fois surtout, il y avait pour le peuple un nouveau spectacle qui lui causait une grande émotion. C’était entre toutes les choses merveilleuses qui viennent ordinairement exciter sa curiosité, une galerie de figures en cire, bibliques et plastiques. On y voyait toute la Genèse, toute l’histoire du monde, tout le déluge. Mais n’admirez-vous pas comme le peuple allemand se sert familièrement de l’expression poétique ? Jamais chez nous un faiseur de figures en cire se serait-il avisé de peindre sur son enseigne ces deux grands mots : bibliques et plastiques ?

Un autre quartier de la ville mérite encore d’appeler l’attention, c’est celui où se réunissent les marchands juifs qui vendent en détail. Ils occupent deux longues lignes de boutiques rangées le long de la promenade. Les pauvres juifs sont ici, comme à peu près dans tout le reste de l’Allemagne, traités avec une grande sévérité. Tandis que pour les autres marchands, la foire est ouverte pendant un grand mois, elle ne l’est pour eux que pendant huit jours. Ils doivent arriver un jeudi, et le jeudi suivant, partir tous sans exception. À Leipzig, il ne doit point y avoir de juifs. On en tolère cependant quelques-uns qui y demeurent depuis long-temps, mais ils ne sont pas citoyens. Ils ne jouissent d’aucun droit de bourgeoisie ; la police peut les renvoyer, quand bon lui semble, sans autre forme de procès. Ces jours derniers, on agitait dans la ville une grande question : cinq marchands juifs ont demandé à s’établir à Leipzig, et pour première garantie, ils apportent avec eux une réputation intacte dans le commerce, et une fortune de dix millions de thalers (environ quarante millions de francs). La question a d’abord été soumise au sénat de la ville, qui, considérant le bon renom de ces juifs, et probablement aussi leurs quarante millions, n’a pas trouvé d’inconvénient à ce qu’ils fussent admis provisoirement à Leipzig. Elle a été ensuite portée devant le gouvernement qui a donné les mêmes conclusions, et maintenant on la discute à la chambre des députés. On pense que le permis de séjour leur sera accordé, à condition qu’en cas de faillite ils se rendent solidaires l’un de l’autre. Singulière chose cependant que ces préjugés plus forts que l’esprit de civilisation, ces idées d’intolérance dans la Saxe, dans le pays qui le premier a demandé la tolérance et proclamé la liberté religieuse.

Les foires de Leipzig ont beaucoup perdu de leur importance depuis que l’entrée des produits des fabriques étrangères a été interdite en Russie et en Pologne. Autrefois, les Russes et les Polonais y arrivaient comme acheteurs, avec des sommes énormes ; maintenant ils n’y viennent plus, ou y viennent comme vendeurs, ce qui n’est nullement la même chose. Ces foires (si l’on en excepte celle de Noël) sont cependant encore les premières de l’Allemagne. Leipzig l’emportera toujours sur les autres villes, par sa position centrale, par sa grande facilité de communications, par l’espace resserré, mais commode, où toutes les affaires se condensent, et par les priviléges et les mesures d’ordre qui entourent ici les marchands étrangers. Sa principale branche de commerce est celle des soieries et de ses relations avec le Levant. Il n’est pas rare de voir ici une maison de soieries faire dans une seule foire pour trois millions d’affaires, et l’année dernière une maison de banque fit dans l’espace d’un mois pour plus de quinze millions d’opérations de change et d’escompte. Le traité de douane qui réunit maintenant la Prusse, la Saxe, et la plus grande partie des autres états de l’Allemagne, donnera sans doute à ces foires une nouvelle vie, puisque toutes les marchandises pourront y aborder librement, et retourner librement dans les états soumis à ce traité.

La foire de Pâques présente un intérêt particulier que les autres n’offrent pas. C’est à cette époque que les comptes de librairie se règlent, c’est à Leipzig que les libraires se réunissent. On sait que le commerce de la librairie se fait en Allemagne tout autrement que chez nous ; mais peut-être ne sera-t-il pas inutile de donner là-dessus quelques explications.

Ce commerce se fait tout entier par commissions, et par là, il est d’un grand avantage pour les libraires marchands, mais très chanceux pour les éditeurs. Les livres nouveaux qui paraissent sont envoyés dans toutes les parties de l’Allemagne ; et Leipzig est le point central où ces livres se réunissent d’abord, le réservoir d’où la littérature allemande s’en va par petits filets se répandre dans les autres villes et villages. Chaque libraire allemand a son commissionnaire à Leipzig ; ce commissionnaire recueille les livres, demandes, avis qui lui sont adressés pour son correspondant, et quand il a de quoi en faire un ballot assez considérable, il l’expédie. Ce moyen de correspondance est lent, mais sûr et invariable. Étant à Berlin, je voulus un jour adresser un livre à Copenhague ; il fallut d’abord que le livre allât à Leipzig, chez le commissionnaire du libraire de Copenhague, pour revenir ensuite à Berlin, et de là poursuivre sa route.

Les ouvrages nouvellement publiés arrivent ainsi de la petite province, de la petite ville où ils paraissent, s’arrêtent à Leipzig, et de là se rendent à leur destination, et circulent pendant un an et quelquefois plus. En y réfléchissant un peu, on voit que ce commerce ne pourrait pas être établi d’une autre manière dans un pays où il n’y a aucun point central, où de toutes parts on imprime et l’on édite, où le plus obscur libraire du bourg le plus inconnu peut mettre au jour parfois des ouvrages tout aussi recommandables que ceux qui paraissent à Berlin. Comment ferait cet éditeur pour envoyer son livre dans toute l’Allemagne, et combien lui en coûterait-il pour expédier ainsi partiellement six ou cent exemplaires, s’il n’avait un bassin où il les dépose, et où chacun va les prendre, à mesure qu’il en a besoin ?

Les crédits en librairie sont très longs. Ils s’étendent toujours au moins d’une année à l’autre, et très souvent ils vont jusqu’à dix-huit mois. Ainsi, par exemple, le compte des livres expédiés à partir de janvier 1834, ne sera réglé qu’à la foire de Pâques 1835. À la foire de Pâques donc, tous les éditeurs, libraires, marchands, arrivent du nord et du midi, de l’Autriche et de la Bavière, des grandes et petites villes. Chacun apporte son carnet, ce qu’il a reçu, ce qu’il a expédié ; le nom de ceux qui lui doivent, et de ceux à qui il doit. Les livres qu’il a vendus, il les paie, ceux qu’il n’a pas vendus, il les renvoie, et l’éditeur doit les reprendre[1]. La bourse s’ouvre. Les libraires se rassemblent. C’est un calcul d’addition et de soustraction. On échange le prix d’un ouvrage que l’on a vendu contre celui d’un autre que l’on a édité ; on emballe d’un côté son argent, de l’autre ses écrevisses, et en voilà pour une année. Cette fois, après leurs heures de travail, les libraires et écrivains allemands et étrangers, ayant à leur tête le savant Boetliger, le doyen actuel de tous les littérateurs, se réunissaient dans les salons de M. Brockhaus ; et ces soirées, ouvertes par la libéralité de l’un des plus riches et des plus actifs libraires de l’Allemagne, et où la science se mariait gaîment au commerce de la science, présentaient sans doute l’un des coups-d’œil les plus curieux que l’on eût vus depuis long-temps à Leipzig.

Après avoir expliqué quelle grande place le commerce de la librairie occupe dans cette ville, on concevra sans peine que le nombre des libraires y soit plus considérable qu’ailleurs. Et ce nombre est en effet hors de proportion avec ce que l’on retrouve dans les autres villes, hors de proportion surtout avec ce qui existe en Autriche et en Bavière, où la torpeur de la librairie semble accuser celle de l’esprit.

L’année dernière, à
Leipzig 
85 libraires publièrent 886 articles.
Berlin 
45
 
555
Vienne 
15
 
207
Stuttgardt 
12
 
292

Munich 
9
 
141
Francfort 
16
 
144
Dresde 
4
 
100
Hambourg 
7
 
118


Ainsi Leipzig, qui n’a que quarante mille habitans, publie quatre fois autant de livres que Vienne, qui en a trois cent mille, et sept fois autant que Munich, qui en a soixante mille.


En 1833, la Saxe, ce petit royaume d’un million et demi d’habitans, publia 
1110 articles.
L’Autriche proprement dite, qui renferme dix millions d’habitans 
290
La Prusse 
1758
La Bavière 
778
Le Wurtemberg 
415
La ville de Francfort 
144
Le duché de Bade 
190


Mais, du reste, qui pourrait dire si c’est un mal ou un bien que cette inondation de livres qui débordent ainsi régulièrement en Allemagne ? Tous les six mois, on publie ici un catalogue des publications nouvelles, un catalogue à faire reculer d’effroi les bibliophiles les plus intrépides, et chaque année il va en s’augmentant. En 1831, il présentait cinq mille cinq cent huit articles ; en 1833, cinq mille six cent cinquante-trois, et le catalogue de la moitié de cette année en renferme déjà plus de trois mille. Qui pourrait dire où ce déluge moderne s’arrêtera, et quels fruits il laissera sur son passage ? L’Allemagne littéraire, si fière de sa décentralisation, a dans cette décentralisation même une autre plaie non moins redoutable que celle dont nous nous plaignons : c’est que de toutes parts on édite, c’est que dans chaque petit état le libraire sans discernement qui cherche à se faire un nom, publie souvent le premier manuscrit qui lui tombe sous la main.

Des éditeurs riches et jouissant de quelque influence savent presque toujours se réserver le privilége des bons ouvrages. Le baron Cotta, de Stuttgardt, possède la propriété des œuvres complètes de Goethe, Schiller, Herder ; le libraire Reimer, de Berlin, publie les œuvres de Schleiermacher ; le libraire Brockhaus, celles de M. de Raümer, et quelques-unes des plus jolies nouvelles de Tieck ; le libraire Duncker, celles de Hegel ; le libraire Gerold, de Vienne, la plupart des meilleurs ouvrages qui paraissent en Autriche. Quant à la masse des libraires, ils doivent, comme tous ceux qui n’arrivent pas les premiers dans ce monde, se contenter des restes du festin.

Deux choses doivent encore porter parfois de rudes échecs à la librairie allemande. C’est le pouvoir absolu que les gouvernemens exercent envers elle ; la censure, qui la met à l’étroit, et souvent la proscription qui la frappe. C’est ainsi qu’en Autriche pas un sujet de l’empire ne peut faire imprimer un livre, dans le pays même ou ailleurs, sans avoir d’abord soumis, non pas seulement son livre, mais son manuscrit, à l’examen des nouveaux inquisiteurs. C’est ainsi qu’en Prusse, une ordonnance du ministère vient de frapper de proscription tous les ouvrages publiés par le libraire Campe, de Hambourg, quels que soient ces ouvrages, parce qu’il est l’éditeur de M. Heine. L’autre danger, non moins redoutable pour les éditeurs, c’est la contrefaçon. Chez nous, nous avons bien aussi la contrefaçon ; mais du moins elle doit, pour s’exercer librement, passer les frontières et transporter ses presses à Bruxelles, d’où les ouvrages contrefaits peuvent s’en aller par milliers en Angleterre, en Allemagne et en Russie, mais ne reviennent pas en France, ou du moins n’y reviennent que par contrebande, en sorte que si elle paralyse le débit de nos livres à l’étranger, elle ne l’entrave du moins presque pas dans le pays.

Mais ici la contrefaçon se pose où bon lui semble, dans la province, dans la ville même où les ouvrages à contrefaire ont leur légitime éditeur. Pour peu que l’auteur eût de complaisance, il pourrait corriger à la fois les épreuves de ses deux éditions. Par là il est aisé de comprendre quels en sont les funestes résultats. Les ouvrages contrefaits marchent en concurrence directe avec les éditions originales, et ceux-là sont à si bas prix, et celles-ci sont toujours si chères ! Les poésies de Novalis, publiées par Tieck, coûtent sept francs ; le même livre, imprimé à Stuttgardt par Macklau, coûte quinze sous. Ce n’est pas que l’on n’ait déjà voulu plusieurs fois remédier à ce vol manifeste ; ce n’est pas qu’il n’y ait eu mainte belle ordonnance de la part de la diète contre les contrefacteurs, mais jusqu’ici le mal est à peu près resté le même. On a contrefait à Stuttgardt, à Vienne, à Carlsruhe, à Gotha, à Hildburghausen, les meilleures productions de la littérature allemande. Dans ce moment-ci, le poète Uhland discute avec son ami Menzell, à la chambre des députés de Wurtemberg, une nouvelle loi contre les corsaires de la librairie, et l’on contrefait en même temps ses poésies à Cannstadt, c’est-à-dire à trois quarts de lieue de lui. Le mal vient de ce que la police allemande est moins sévère pour les livres contrefaits que pour les livres politiques ; si elle voulait prêter à la plaie dont se plaint journellement la bonne librairie la moitié de l’attention qu’elle donne à une brochure libérale, les contrefaçons ne feraient pas long-temps fortune.

Ce qui sauve pourtant les libraires allemands de tous ces accidens de censure, de contrefaçon et de mauvaises éditions, ce sont d’abord les longs crédits, le bas prix auquel ils achètent un manuscrit[2], et la cherté de leurs livres ; puis leur mode de relations peu coûteux, et par-dessus le besoin inconcevable de lecture qui domine les Allemands. En Allemagne, tout le monde lit. Le commis marchand sait deux ou trois langues ; le bourgeois peut vous réciter les plus belles odes de Schiller ; l’enfant apprend de bonne heure les fables de Gellert, et le vieillard vous parle encore du temps où paraissaient les œuvres de Wieland. Dans ce pays de repos et de réflexion, il n’y a pas un ouvrier, pas un paysan, pas une pauvre fille de village qui ne se soit fait un petit royaume littéraire, si petit qu’il soit, et quand ils ne liraient que leurs livres de prières, ce serait encore beaucoup, car là se trouvent les plus beaux morceaux de poésie religieuse, les plus belles odes que l’Allemagne possède, à partir de Luther jusqu’à Novalis. Ce besoin de lecture est surtout extrêmement développé en Prusse, en Saxe, et dans les autres parties protestantes de l’Allemagne. Là, il faut qu’un village soit bien pauvre pour n’avoir pas au moins un cabinet de lecture, et un cabaret bien dépourvu de clientelle pour ne pas recevoir un ou deux journaux. Ainsi il arrive que dans cette masse de livres niais ou insignifians qui se publient ici chaque année, une bonne partie s’écoule toujours dans les échoppes d’artisans et les chaumières, et qu’au bout du compte l’éditeur ne perd pas autant qu’on pourrait le croire ; et il faut bien que cela soit, car on ne saurait se faire une idée, si on ne l’a vue soi-même, de l’étrange monotonie que présentent ces millions d’articles d’un catalogue de foire : livres de contes, livres pour les enfans, livres de cuisine, d’agriculture, d’économie, de calcul, etc., etc. Je ne sache pas une chose au monde sur laquelle les Allemands n’aient trouvé le moyen de publier quelques bons ou mauvais livres.

Après cette large et invariable nomenclature d’ouvrages indigènes, arrivent les livres étrangers que les Allemands recherchent avec avidité. Il n’est pas besoin qu’un livre soit mentionné trois fois de suite honorablement dans nos journaux pour qu’il se réimprime bientôt en Allemagne. Il a paru en même temps, de Bruxelles à Berlin, cinq éditions et trois traductions de cette méchante agrégation appelée Livre des Cent-et-Un. Qui pourrait dire le parti que l’on tire ici de nos bons journaux littéraires depuis Bruxelles qui les répète si promptement, jusqu’aux gazettes allemandes qui les épluchent, les scindent, les commentent, les dispersent par échantillons et par parcelles ? Qui pourrait dire à combien de graves méditations Ch. Nodier expose l’esprit consciencieux d’un journaliste allemand, avec ses idées de palingénésie, et quelle rumeur soulève dans ce camp pacifique, ou l’annonce des Mémoires de M. de Châteaubriand, ou le livre de M. de La Mennais ? Ce qui arrive pour les journaux arrive également pour les romans. On les reçoit par la poste, on les lit avec avidité. Un jour je me trouvais dans une société avec une jeune personne de dix-sept à dix-huit ans, qui me parlait de notre littérature actuelle. — On fait maintenant de si mauvais livres en France, me disait-elle. Le compliment n’était pas des plus agréables à entendre. — Des livres si immoraux ?… Immoraux ! Le mot était dur, mais je ne pouvais pourtant pas discuter la moralité de quelques-unes de nos nouvelles productions avec une jeune fille allemande, qui, en me parlant, baissait si modestement les yeux. Donc j’acceptai l’épithète d’immoraux avec la plus grande résignation, et elle continua : Un homme peut à peine les lire, une femme n’ose pas y songer. — Ainsi, mademoiselle, vous n’avez sans doute pas lu tel et tel roman. — Oh ! je vous demande pardon, lorsque l’on entend parler si souvent de ces ouvrages, il faut cependant bien les connaître. — Mais sans doute, vous n’aurez pas lu les livres de MM……, et toujours en m’enhardissant, je lui énumérais les degrés de diablerie que notre littérature de désespoir, comme l’appelait Goëthe, a parcourus depuis quelques années. — Je les ai lus, répondit-elle. Bref, il se trouva qu’elle avait tout lu, jusqu’au dernier roman de M. Paul de Kock dont elle n’osait pourtant pas articuler le titre[3].

À la suite de ces réimpressions d’ouvrages arrivent les traductions ! Les traductions ! cette autre industrie que nous ne pratiquons encore qu’à demi. En Allemagne, ce sont de véritables fabriques. On a traduit tout ce qui a un nom depuis l’un des pôles à l’autre. L’Allemagne est le vaste foyer où les œuvres littéraires des autres nations se décomposent, et se transforment comme les métaux dans un laboratoire. Il y a tel homme ici qui agrandit son patrimoine, achète une maison, donne des fêtes, vit en rentier, n’a jamais fait de sa vie autre chose que traduire. Et savez-vous combien on le paie ? Deux thalers[4], trois thalers la feuille, cinq au plus, s’il a de la réputation. Mais il a un atelier, et dans cet atelier une vingtaine d’apprentis auxquels il partage la copie, comme on le fait aux compositeurs dans une imprimerie. Il rassemble ensuite le tout, le revoit, et comme il a beaucoup d’ouvrage, et qu’il ne paie que très peu ses ouvriers, il arrive, au bout de l’année, à s’arrondir encore un assez joli revenu. La célérité avec laquelle ces fabriques livrent le travail qu’on leur commande, ne peut être comparée qu’à celle d’un tailleur du Palais-Royal qui a peur de perdre l’occasion de vendre. Un jour un libraire de Leipzig reçoit les Écorcheurs de M. d’Arlincourt, 2 vol. in-8o. Il les porte à un de ces chefs d’atelier ; « Monsieur, lui dit-il, c’est aujourd’hui mardi, je désirerais avoir la traduction complète de cet ouvrage pour jeudi soir ; » et le jeudi soir la traduction était livrée au libraire[5].

J’aurais tort pourtant de disséquer ainsi le catalogue de livres, si je ne devais en même temps faire remarquer les grands noms qui s’y trouvent, et les ouvrages importans qu’il annonce. Le caractère de la nation allemande est trop grave et trop consciencieux, son ame trop généreuse et trop poétique pour se perdre tout entière dans de vaines entreprises. La haute science, la haute littérature, occupent toujours une grande place dans la vie de ce peuple dévoué aux études sérieuses ; et après avoir parcouru avec ennui tant d’articles insignifians, il suffit qu’un nom tombe sous nos yeux pour nous rappeler tout ce que nous devons déjà à l’Allemagne.

Parmi les ouvrages qui se trouvent inscrits sur le catalogue de cette foire, je citerai entre autres : La Grammaire critique du sanscrit de Bopp ; les Œuvres posthumes de Fichte, 3 vol. ; les tomes 54 et 55 des Œuvres complètes de Goethe ; la savante Histoire de l’empire des Ottomans, de M. de Hammer, 10 vol. ; le 1er vol. des Œuvres complètes de M. Krug, le professeur de philosophie ; l’Histoire d’Europe depuis la fin du XVe siècle, tomes 3 et 4, de M. de Raümer ; la 2e édition de l’Histoire du droit romain au moyen-âge, par M. de Savigny ; l’Histoire de l’ame, par le professeur Schubert, de Munich ; l’Histoire des Allemands, de M. Menzell, qu’on traduit en français à Paris ; l’Histoire d’Autriche, de M. le comte de Mailath ; et un ouvrage dont on s’est déjà occupé en France, mais peut-être pas encore autant qu’il le méritait : ce sont les lettres de Mme de Varnhagen, recueillies après sa mort, et publiées sous le titre de Rahel ; puis, la 7e édition des poésies d’Uhland ; le Recueil long-temps désiré de Rückert ; les Voix du temps, de M. Stieglitz ; parmi les romans, ceux de Beckstein, Munch, Scheffer, Spindler, Tieck, et quelques pièces de théâtre de Raupach et Zedlitz.

Maintenant la librairie allemande s’est jetée, avec la librairie française, sur un nouveau terrain avec les Pefny-Magazine, qui, par l’instruction primaire répandue dans les basses classes, obtiennent encore plus de succès que chez nous. Est venu d’abord le Pefny-Magazine, de M. Bossange, qui a gagné en peu de temps 60,000 abonnés, et dont on fait une seconde édition pour la Pologne ; puis le Musée des familles, traduit en allemand par le libraire Peeters ; puis le Heller-Magazine, de Baumgartner, et à Berlin, et à Prague, et partout, des publications périodiques à bas prix, qui, si elles duraient, pourraient bouleverser en Allemagne tous les rangs inférieurs de la librairie, et rétrécir de beaucoup les catalogues des livres semestriels.

Sans doute on ne saurait trop encourager ce genre de publications qui peuvent exercer une heureuse influence sur les masses, lorsqu’elles sont vraiment faites dans leur intérêt. Mais on commence à apprécier à leur juste valeur ces spéculations prétendues bon marché, qui coûtent beaucoup plus cher que les ouvrages faits avec talent et conscience, deux choses qui manquent essentiellement à ces sortes d’entreprises, que nos journaux quotidiens colportent avec une complaisance qu’ils n’accordent pas toujours au vrai mérite. Déjà la plupart chez nous menacent ruine, et, si on en excepte le Magasin pittoresque et l’Encyclopédie à 2 sous, qui sont dirigés dans une voie estimable par des hommes distingués, le reste ne survivra guère à la fièvre du moment.

X. Marmier.
  1. On a, pour désigner ces livres qui marchent ainsi à reculons, un nom très caractéristique : krebse (écrevisses). Les écrevisses littéraires, romans, nouvelles, brochures, etc., sont ordinairement mises en maculature peu après leur rentrée au logis ; les écrevisses de science restent encore quelque temps en magasin, après quoi, si elles ne marchent pas mieux, on les dépèce aussi pour en faire des enveloppes.
  2. Il n’y a certainement point de balance à établir entre le prix que l’on met aux ouvrages de nos bons écrivains, et celui que l’on accorde aux écrivains allemands. Un homme qui s’est acquis une haute considération par ses travaux, un professeur d’université, me disait un jour : « Pour gagner cinq mille francs par an, il me faudrait travailler jour et nuit. »

    L’homme qui est aujourd’hui le plus célèbre de l’Allemagne, et dont les œuvres sont sans doute le plus chèrement payées, ne reçoit pas dix louis par feuille pour ses meilleures nouvelles.

    Il en est de même pour les journaux littéraires. 20, 30 fr. la feuille est le prix ordinaire. Je n’en connais pas beaucoup qui paient jusqu’à 40 et 50 fr.

    En France, où on lit moins qu’en Allemagne, les recueils littéraires paient quatre fois plus cher leurs collaborateurs. À la vérité nos recueils ont beaucoup de peine à se soutenir, et prospéreront difficilement : il n’y a pas de proportion entre le nombre de leurs abonnés et le prix de leur rédaction. En Angleterre, les Revues mensuelles et trimestrielles, qui comptent plusieurs milliers de souscripteurs, et qui contiennent des feuilles beaucoup plus compactes et plus larges, ne paient cependant pas plus cher que les Revues françaises. Depuis quelque temps surtout, il s’est formé chez nous une littérature marchande qui trouve moyen, et cela au détriment de la saine et grande littérature, d’avoir carrosse et train de maison. Il arrive bien que ces honnêtes industriels ruinent assez souvent leurs éditeurs ; mais qu’est la ruine d’un pauvre diable de libraire auprès de l’inexprimable satisfaction de jeter à la tête des gens, avec la plus charmante fatuité, qu’on ne sait pas le nombre de ses valets ? Peut-être ferons-nous quelque jour l’histoire de cette littérature marchande et vide que l’on voit éclabousser insolemment les plus grands noms de l’époque.

  3. Je n’ai rapporté cette double accusation intentée à notre littérature actuelle en général, et justifiée en quelque sorte par les écarts et les tentatives ridicules de quelques-uns de ses enfans perdus, que comme un exemple des opinions fausses et erronées répandues à l’étranger et même encore en France par un journal dont la critique littéraire ne mérite pas une discussion sérieuse. La jeune personne dont il s’agit ici lisait quelquefois le Constitutionnel, qui lui avait sans doute fourni son argument d’immoralité contre quelques-uns de nos écrivains, tout en lui recommandant les romans obscènes de M. Paul de Kock.
  4. Le thaler vaut trois francs soixante-quinze centimes.
  5. Je ne connais qu’un exemple de contrefaçon à donner pour pendant à ce fait. Un volume in-8o de M. V. Hugo arrive à Bruxelles par la poste. Le libraire le reçoit à huit heures du matin, le distribue aux ouvriers ; dans la journée même, il est composé, corrigé et mis sous presse. Le lendemain on le distribue, et cinq jours après il arrive avec le courrier à Leipzig, avant qu’aucun exemplaire de l’édition originale pût y être parvenu.

    Qu’on juge d’après cela du tort énorme que peut faire à la librairie française l’industrie des pirates belges. Si le gouvernement français s’inquiétait tant soit peu de cette branche si importante de notre commerce, lui qui a donné un roi et une existence politique à la Belgique, ne pourrait-il pas lui imposer le respect de la propriété la plus sacrée peut-être, celle de l’écrivain pauvre et laborieux ? Pourquoi un traité de commerce, qui s’étendrait à la Belgique et aux divers états de l’Allemagne, ne mettrait-il un terme à ce vol de grand chemin ?