Leibniz et Bossuet, d’après leur correspondance

Leibniz et Bossuet, d’après leur correspondance
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 386-411).
LEIBNIZ ET BOSSUET

Œuvres de Leibniz, publiées pour la première fois d'après les manuscrits originaux par M. A. Foucher de Careil.

L’exactitude dans l’histoire littéraire est un des mérites de notre temps. De là ces recherches de manuscrits, ces révisions ou ces restitutions de textes, ces recueils de pièces inédites, de variantes inconnues, ces discussions chronologiques sur la composition et la recomposition des mêmes écrits, enfin ces éditions complètes et raisonnées qui fournissent désormais des matériaux incontestables et des bases solides à la critique des travaux de l’esprit humain. Aucun écrivain ne réclamait peut-être plus que Leibniz (j’écris son nom suivant l’orthographe plus correcte du plus récent éditeur) qu’on entreprît un nouvel inventaire des richesses inépuisables qu’il a laissées après lui. On sait que l’œuvre de Leibniz est presque toute fragmentaire. Dans les sciences où il est inventeur, à peine a-t-il, fait deux ouvrages qui soient vraiment des livres ; encore l’un d’eux, les Nouveaux Essais, a-t-il paru après sa mort. Il a disséminé sa pensée dans une foule de dissertations, de mémoires, de notes, de lettres, enfin d’articles détachés, dont les plus sommaires et les moins travaillés ne sont pas toujours les moins précieux, et quoique son esprit fût en soi éminemment systématique, quoiqu’il s’attachât plus qu’aucun philosophe à unir toutes les parties de la science humaine, et qu’il appliquât à toutes les questions les idées, les méthodes et les hypothèses de sa métaphysique, il a jonché la vaste carrière qu’il a parcourue de pièces et de morceaux qu’il faut ramasser soigneusement et rajuster ensemble pour reformer l’édifice, en partie solide, en partie fantastique, mais grandiose et original, de sa philosophie. On sait d’ailleurs qu’une correspondance étendue et une lecture immense fournissaient à cet esprit presque universel des occasions toujours renaissantes de jeter en passant une critique, un amendement ou un développement de la pensée d’autrui qui devenait un nouveau spécimen de la sienne, quelquefois un complément de son système. Plus d’un passage isolé, perdu dans une apostille ou un post-scriptum, répand, autant de lumière sur le fond de sa doctrine que des pages entières plus savamment étudiées. C’est ce qui le rend assez difficile à bien connaître. Il ne se résume jamais. Il y a, si je l’ose dire, du journaliste en lui. Il se prodigue un peu au hasard ; peut-être même sa fécondité propre a-t-elle besoin d’être stimulée par le contact d’un autre esprit que le sien. Chose rare, ce journaliste, à l’occasion d’une critique, se montre un génie créateur. Il ne faut donc rien omettre, rien négliger de Leibniz ; il faut tout lire pour être assuré de le connaître, tout entier, et l’on pourrait dire de lui qu’il a émietté son système et éparpillé sa grandeur dans les infiniment petits. Comme certaines de ses monades, chaque facette de sa pensée réfléchit l’univers.

Les œuvres de Leibniz, dont l’édition a été donnée par Dutens (1768), sont déjà une collection respectable, et ces six in-quarto demeurent le fondement de toutes les études sur le grand philosophe de l’Allemagne au XVIIe siècle ; mais on savait depuis longtemps que la collection n’était pas complète, et M. Erdmann, en publiant à Berlin en 1840 des œuvres philosophiques de Leibniz, avait, par l’impression de plus d’un opuscule ignoré, réuni sous un même volume les élémens essentiels d’une doctrine petit à petit formée par des méditations successives. Cependant cet utile recueil n’épuisait pas encore la mine d’où il avait été extrait. M. Erdmann lui-même, Gurhauer, qui a donné une excellente biographie de Leibniz, et à qui la mort n’a pas permis d’en donner davantage, nous avaient de nouveau confirmé l’existence de manuscrits nombreux, et surtout de cette masse des papiers leibniziana qui encombrent les tiroirs de la bibliothèque de Hanovre. Plus d’un écrivain allemand a dans ces dernières années dérivé quelques filets de cette source abondante, et des publications partielles ont, au-delà du Rhin, comblé par des documens nouveaux certaines lacunes de l’œuvre totale. C’est surtout à M. Foucher de Careil que nous devons en France la connaissance des travaux récens dont Leibniz a été l’objet, et des recherches qui restaient à entreprendre dans le trésor confus des manuscrits de Hanovre. En imprimant les Lettres et Opuscules inédits de Leibniz, il nous a donné un avant-goût et de précieux échantillons des découvertes qu’il projetait de faire encore, et qui vont enfîn passer dans nos mains. C’est donc comme une heureuse nouvelle que les amis de la science ont accueilli l’annonce d’une édition générale des œuvres de Leibniz, qu’il entendait rectifier et compléter à l’aide des originaux. Rien ne paraît manquer à M. Foucher de Careil pour accomplir avec succès cette importante entreprise, ni l’étude, ni le zèle, ni la persévérance, ni cet amour éclairé et désintéressé de la philosophie sans lequel on ne fait rien de difficile et de sérieux pour elle. Quant à l’intelligence de Leibniz, nul n’en a plus fait preuve que l’éditeur et l’annotateur de deux recueils successifs de ses œuvres inédites, que l’auteur couronné par l’Institut d’un mémoire sur la philosophie de Leibniz, rempli de vues ingénieuses et de curieuses informations. Après trois séjours, dont le dernier fut de huit mois, dans la ville où mourut Leibniz, il s’est cru assez familier avec les ; armoires et les casiers de la salle consacrée aux reliquiœ de ce laborieux génie pour s’assurer que rien ne lui échapperait de ce qu’avaient négligé ses prédécesseurs, et, combinant ses collections propres avec les publications des Erdmann, des Gurhauer, des Grotefend, des Römmel, il a préparé, d’après les manuscrits, une édition complète des œuvres de Leibniz.


I

Le premier volume des Œuvres de Leibniz est assurément fort intéressant. La préface nous donne une idée des recherches qu’il a coûtées. Une introduction élégante contient sur les lettres qui la suivent, sur les circonstances qui les ont fait naître, sur les matières qui y sont traitées, d’exacts et nouveaux renseignemens. Ainsi nous apprenons que dans un monceau de papiers ficelés comme des paquets de rebut, avec cette mention peu encourageante : Nicht würdige (bons à rien), le nouvel éditeur a trouvé mêlées à des œuvres de mathématiques les lettres originales de Bossuet à Leibniz avec les réponses de ce dernier. Une fois, sur la piste, il a poursuivi ses investigations dans le même sens, et quatre autres liasses non cataloguées, ainsi que les dix-neuf volumes de manuscrits classés sous le titre de Théologica et Irenica, l’ont mis en possession de toutes les pièces propres à servir à l’histoire des négociations religieuses entre la cour de Hanovre et les principales cours d’Allemagne, négociations dont la correspondance entre Leibniz et Bossuet fut la suite et pour nous l’épisode le plus intéressant. Et telle est en effet la matière du volume qu’on vient de publier, et de celui qui le continue. Le premier consiste presque tout entier en correspondance, et contient toute la première partie de celle que Leibniz entretint pour ménager la conciliation des églises catholiques et protestantes : peu de questions offrent assurément plus d’intérêt, et ce point de l’histoire du christianisme nous paraît ici éclairé d’une lumière toute nouvelle ; mais avant de suivre M. Foucher de Careil dans l’exposé qu’il en donne, et d’esquisser, grâce à lui, l’idée qui nous reste d’une négociation, plus célèbre que connue, qu’il nous permette une observation qui, à notre vif regret, peut ressembler à une critique.

Il s’agit des œuvres de Leibniz. Pourquoi l’habile éditeur a-t-il commencé par ses lettres, et parmi ses lettres, pourquoi par celles qui sont relatives à la paix des religions ? Il ne nous l’explique pas. Il nous fait soigneusement connaître les sources où il a dû puiser ; il indique ses recherches, ses autorités, ses prédécesseurs. Nous voyons que son travail a été étendu, nous savons qu’il a été consciencieux et intelligent ; mais de l’ordre de ce travail, nous n’apprenons rien. Quand on ouvre un premier volume de Leibniz, on ne s’attend pas, ce semble, à trouver tout d’abord sa correspondance et à la commencer par une lettre qu’il a écrite à l’âge de trente-deux ans. On n’est pas prêt davantage à connaître d’abord dans Leibniz le théologien. Il peut y avoir des raisons de procéder ainsi, mais nous voudrions les apprendre. L’éditeur a pu adopter l’idée d’intercaler tous les écrits de Leibniz dans sa correspondance, et de mêler ses lettres et ses ouvrages pour expliquer les unes par les autres. Ce système admis, il aura dû renoncer à l’ordre chronologique, qui cependant est de beaucoup le meilleur à suivre dans une collection épistolaire, et diviser par matières les séries de lettres rangées ensuite par les dates dans chaque compartiment. Ce classement a ses avantages avec d’assez grands inconvéniens ; mais on l’approuverait qu’on se demanderait encore pourquoi la correspondance relative à la diplomatie théologique occuperait le premier rang. Ce n’est point par là que Leibniz a débuté. Ce qui même lui a donné le droit et l’occasion d’intervenir dans ces épineuses discussions, c’est l’autorité et l’importance qu’il devait à d’autres travaux, et dans les lettres mêmes ou il discute des symboles et des conciles, il revient souvent à ses recherches historiques, à ses opinions et à ses découvertes en métaphysique, en géométrie, en dynamique. Assurément, si l’on faisait connaissance avec Leibniz par ce premier volume, on comprendrait peu à qui l’on aurait affaire, et l’on se demanderait quel est ce personnage qui traite avec Bossuet sur un pied d’égalité. Il nous semble qu’un éditeur aussi compétent nous devait compte de la manière dont il a conçu son travail, et, jusqu’à preuve contraire, nous trouvons un peu trop arbitraire l’ordonnance de sa publication ; nous avouons même ne la point concevoir. Cela dit, nous reconnaissons volontiers qu’il nous a donné un excellent volume, dont la lecture fait vivement désirer la publication des autres, car il semble qu’alors une grande querelle sera bien près d’être vidée.

C’est celle de l’unité religieuse de l’Europe, considérée à l’occasion du rapprochement tenté vers la fin du XVIIe siècle entre les luthériens et les catholiques. On a beaucoup disserté sur cette tentative, et il semblerait à la manière dont on a représenté le rôle de Leibniz dans cette affaire qu’il fût, ou peu s’en faut, catholique. Il est cité par de fidèles défenseurs de l’orthodoxie du concile de Trente, presque comme un des leurs, si bien qu’on ne sait plus pourquoi Bossuet et lui n’ont pas fini par s’entendre. Les documens réunis dans la publication de M. Foucher de Careil et la préface judicieuse qu’il a mise en tête prouvent qu’ils ne se sont pas un moment accordés, et que leurs échanges de civilités bienveillantes n’ont jamais ressemblé à une mutuelle intelligence. La foi religieuse du sincère écrivain n’altère en rien l’impartialité pénétrante avec laquelle il a jugé leur paisible débat, et dans quelques pages qui terminent son exposé, il a établi avec une remarquable justesse les droits respectifs de la philosophie et de la théologie. Dans ces pages, le philosophe paraît et reprend son rang. Nous essaierons de caractériser à notre tour ce qui s’est passé, et surtout de déterminer l’esprit dans lequel la question a été abordée de part et d’autre. Peut-être ferons-nous voir ainsi pourquoi la question est insoluble, et comment elle pourrait cesser de l’être.

Il ne faut pas s’imaginer que lorsque, vers 1671, Leibniz commençait à s’occuper des moyens d’apaiser les dissidences religieuses, il cédât à une inspiration toute personnelle qui vînt uniquement de la méditation, de la piété ou de la charité ; il ne fit que s’associer à un mouvement d’esprits assez général, et, dont l’origine était surtout politique. La paix théologique avait paru une suite assez naturelle de la paix de Munster. La lassitude d’une guerre longue et terrible, les victoires des Suédois, l’intervention habile, puis la médiation de la France, enfin le concours bienveillant et éclairé de la papauté, avaient amené cette grande et belle transaction qui fut le triomphe dans la politique de la liberté de conscience, ce traité de Westphalie, qui, pour avoir mis dans le droit public toutes les religions chrétiennes sur le même pied, est encore, l’objet des malédictions des sectateurs, opiniâtres d’une oppressive unité. L’esprit qui avait triomphé en 1648 était un esprit de justice et de concorde, et il était simple qu’après avoir fait sortir de la guerre la paix, il tendît à faire naître de la paix l’accord des volontés et des consciences. Les efforts qui se manifestèrent alors sur plusieurs points de l’Allemagne pour ménager un rapprochement des églises et des sectes, et même une conciliation des confessions de foi, étaient donc pour ainsi dire diplomatiques dans leur principe. Je prends cette qualification dans son meilleur sens : j’entends que ces efforts procédaient beaucoup moins d’un besoin doctrinal de ramener les croyances à l’identité théologique que d’un désir tout moral et tout bienveillant de supprimer des germes de conflits nouveaux, en rapprochant les esprits par la communauté des intentions, des sentimens et de certains principes ou de certaines expressions dont l’uniformité littérale pût abriter des dissidences intérieures et des variations spéculatives. Ce que l’on aspirait à voir disparaître, c’était plus encore le schisme que l’hérésie, et l’on poursuivait moins l’unité que l’union. « La paix religieuse était dans l’air, » dit très bien M. Foucher. C’est pour la préparer que l’empereur, l’électeur de Brandebourg et même le roi d’Espagne accordèrent leur confiance à un franciscain du nom de Spinola, qui, devenu évêque de Tina, puis de Neustadt, finit par se faire autoriser par le pape et accueillir des princes protestans de Saxe et de Brunswick. C’était un prêtre instruit, plein de bonnes intentions, mais qui ne paraît pas avoir été fort habile. Cependant, muni de pouvoirs assez étendus, il parvint, avec l’agrément du duc Ernest-Auguste, évêque protestant d’Osnabrück, à obtenir l’ouverture de conférences à Hanovre avec des professeurs de théologie, parmi lesquels on distinguait le président du consistoire, Gérard, abbé de Lockum, plus connu sous le nom de Molanus. Leibniz était au service de la maison de Brunswick. Il avait déjà depuis plusieurs années, et sous le règne du dernier duc, protestant converti, travaillé pour son compte à un plan de conciliation chrétienne. Il rêvait, comme beaucoup de grands esprits, l’établissement d’une église universelle qui comprît les sectes sous la loi d’un même évangile. Il était attaché par des liens de confiance mutuelle à l’abbé de Lockum Celui-ci fut chargé de rédiger les propositions conciliatoires en réponse à celles de l’évêque de Neustadt, qui prenait pour base l'exposition de la foi catholique de l’évêque de Meaux. C’est ainsi que le nom de Bossuet entra dans la négociation avant que Bossuet y entrât de sa personne.

Il ne paraît pas s’y être prêté avec un grand empressement, ou du moins, s’il écrivit le premier à Leibniz, ce fut pour l’entretenir d’un autre sujet qui pouvait n’être pas un prétexte. Leibniz ne l’avait pas connu dans ses voyages à Paris ; et en lui répondant d’un ton cérémonieux il a soin de lui faire compliment, au nom de l’évêque de Tina, sur son livre des controverses dont tout le monde fait grandissime état, et de l’assurer que son altesse sérénissime monseigneur le duc d’Hanover, qu’il a le bonheur de servir, veut bien être leur intermédiaire. Bossuet ne tarde pas à faire ses très humbles remercîmens, et puisqu’un prince si catholique estime son exposition de la foi, il en envoie trois exemplaires, un pour « monseigneur, » un pour Spinola, un pour Leibniz. Celui-ci réplique qu’il est ravi de cet ouvrage, il est impatient de le voir traduit en allemand ; mais il lui recommande de lire les écrits de M. Calixtus, qui est pour la confession d’Augsbourg ce que Daillé est pour le calvinisme. On voit tout de suite qu’il range sur la même ligne les traités théologiques, de quelque côté qu’ils viennent, pourvu qu’ils soient modérés, plausibles et conçus de telle sorte que chacun puisse les accepter et s’accorder dans les termes du symbole, quand même l’interprétation mentale devrait différer. De nouveaux pas furent faits dans le sens d’une réconciliation ainsi comprise, au moins de l’autre côté du Rhin ; mais ce n’est, à ce qu’il semble, que quatre ans plus tard que Leibniz en rend compte à Bossuet, qui veut bien s’en réjouir, mais demande de nouveaux détails. Tout indique chez le prélat une certaine défiance. Un accord trop facile lui paraît suspect ; seulement il a été chargé de dire que le roi louait ces pieux desseins et les apprécierait selon les moyens dont on lui ferait l’ouverture. Il paraît que ces moyens ne le contentèrent pas, car huit ans se passent avant qu’il rentre par lettre dans le cours des explications et des démarches qu’on n’avait point d’ailleurs interrompues. Dans l’intervalle, Leibniz avait trouvé un autre correspondant. Une ancienne ursuline, Mme de Brinon, s’était mis dans l’esprit de s’entremettre entre Rome et Luther. Quoiqu’elle ne sût pas un mot d’orthographe, au point d’écrire les cose segondent pour les causes secondes, elle était bel esprit, lisait les pères, aimait la littérature et la théologie. C’était elle qui, première directrice de la maison de Saint-Cyr, y avait introduit la poésie dramatique et si bien répandu l’esprit de vanité, dont elle donnait l’exemple, qu’une lettre de cachet la renvoya et la déporta dans le couvent de Maubuisson. L’abbesse, petite-fille de Jacques II, était une princesse palatine, belle-sœur de la célèbre Anne de Gonzague, toutes deux converties, l’une du luthéranisme au catholicisme, l’autre de la galanterie à la dévotion. La duchesse de Hanovre était sœur de l’abbesse, et, quoique protestante, elle s’occupait des ouvertures qu’une communion faisait à l’autre, et elle aimait à suivre les controverses en souhaitant de les voir finir. La sœur Marie de Brinon fut trop heureuse de devenir la confidente de ces grandes dames, et, par ses relations avec le monde de l’église et des lettres, elle tint son abbesse au courant de ce qui s’écrivait de part et d’autre, se chargea de transmettre des deux côtés missives, traités, factums, qu’elle accompagna d’épîtres de sa façon, spirituelles dans les deux sens, écrites avec la piété d’une ursuline et la prétention d’une précieuse. En sa double qualité, elle était liée avec Pellisson, qui avait passé par le salon de Mme de Scudéri pour devenir converti et convertisseur. Apologiste académique, controversiste élégant, consolé par la faveur de Louis XIV de la captivité de Fouquet, il faisait sa cour en poursuivant l’abjuration des hérétiques par tous moyens, hormis la persécution. Habile également dans l’art d’écrire et dans l’art de donner, il administrait la caisse des conversions et rédigeait de bons mémoires de théologie. Ses pages étaient aussi bien tournées que ses gratifications placées à propos. Courtois, bienveillant, insinuant et flexible, c’était le théologien du beau monde et des belles dames, et il venait de publier ses Réflexions sur les différends de religion lorsque Mme de Brinon, pour complaire à la palatine et à l’abbesse de Maubuisson, l’employa à la conversion de la duchesse Sophie de Hanovre, qui écoutait les conseils, lisait les lettres, assistait aux conférences et se montrait gracieuse et inébranlable. C’est cette princesse qui communiqua l’ouvrage de Pellisson à Leibniz pour avoir son avis. Le philosophe, suivant son usage, en fit un extrait, puis écrivit ses observations, qui revinrent à Pellisson par Mme de Brinon, très flattée de rester la correspondante commune du philosophe allemand et de l’académicien français, entre lesquels s’établit bientôt un commerce épistolaire direct (1691). Ils s’écrivirent pendant deux ans, jusqu’à la mort de Pellisson ; mais dès le début de leurs relations Mme de Brinon communiqua les écrits qu’ils avaient échangés à l’évêque de Meaux, en lui demandant de la part de la duchesse ce qu’il avait fait des propositions envoyées quatorze ans auparavant par l’évêque de Neustadt. Bossuet répondit assez négligemment qu’il les avait perdues et ajouta quelques remarques sur les observations de Leibniz. Celui-ci, qui ne cherchait que les explications, persuadé obstinément qu’il suffisait de s’expliquer pour s’entendre et se réconcilier sans apostasie, se hâta de promettre, à la place du travail de Spinola, un travail analogue et meilleur de l’abbé de Lockum et ne laissa pas sans réplique les remarques de Bossuet ; il finit même par lui envoyer directement les éclaircissemens nouveaux de Molanus. Bossuet ne répondit d’abord que par l’entremise de Mme de Brinon ; enfin il se décida à écrire directement, et quoique ses lettres soient obligeantes et suffisamment explicites, on y sent toujours le fond de réserve et de froideur d’un homme qui ne veut pas être dupe et compte médiocrement sur le succès. On dirait qu’il n’est jamais bien sûr de savoir à qui il a affaire et de bien saisir ce qu’on lui veut. C’est qu’en effet il ne le savait pas parfaitement ou ne le voulait pas bien entendre.

Il n’est pas besoin d’étudier longtemps les documens authentiques pour apercevoir le dissentiment, la contradiction fondamentale qui oppose sans retour dans cette affaire, les protestans et les catholiques, Leibniz et Bossuet. On voit d’un seul coup d’œil que, pour les premiers, c’est une négociation qui doit mettre d’accord les deux partis sans humilier, sans froisser ni l’un ni l’autre ; pour les derniers, c’est une controverse, d’où il faut que l’un des deux partis sorte vainqueur. La négociation doit se terminer par une transaction, la controverse par une conversion. Ce que veut Leibniz, c’est la paix ; ce que poursuit Bossuet, c’est la victoire.

Ainsi l’esprit diplomatique est aux prises avec l’esprit scolastique. L’un cherche un compromis honorable ; l’autre, ne ménageant que les formes, entend bien que l’adversaire cède, en reconnaissant intérieurement qu’il a tort. Le désir de l’union amène ceux-ci, le besoin de la domination conduit ceux-là. Ici l’on combine des termes d’accommodem.ent qui satisfassent des hommes raisonnables, là des conditions de capitulation qui contentent une stricte orthodoxie. L’un veut transporter le traité de Westphalie dans le domaine des consciences, l’autre l’annuler dans ses conséquences morales, et remplacer l’égalité des droits par la soumission à l’autorité. Bossuet raisonne au fond comme il aurait pu faire, si Gustave-Adolphe avait été battu.

Peut-être aggravera-t-on la contradiction pour l’expliquer, et, scrutant le fond des cœurs, verra-t-on dans ce conflit celui de l’indifférence et de la foi. Après avoir fait Leibniz trop catholique, on le fera moins que chrétien. Je sais que, comme dit Fontenelle, « on l’accuse de n’avoir été qu’un grand et rigide observateur de la loi naturelle. » J’ignore ce qui en est, mais il suffit et il est plus juste de le juger sur ses opinions déclarées. Or Leibniz a toujours fait profession de christianisme. Sans doute il était un défenseur zélé de la religion naturelle ; il soupçonnait ceux qui la sacrifiaient tout entière à la religion révélée de ne tenir ni à l’une ni à l’autre, ou de vouloir conserver l’édifice sans ses fondemens. Toutefois il ne se montre pas moins persuadé qu’une liberté agressive contre la religion révélée porterait atteinte à la réligion naturelle elle-même, et qu’à railler même la superstition, on pourrait semer l’impiété. « Un siècle philosophique va naître, écrit-il au grand Arnauld, où le souci de la vérité, gagnant au dehors des écoles, se répandra même parmi les politiques… Il faut prendre garde que la dernière des hérésies soit, je ne dis pas l’athéisme, mais le naturalisme publiquement professé. » C’est en vue d’un tel danger qu’il souhaite un ralliement de toutes les églises aux principes communs du christianisme. La polémique entre elles l’inquiète ; il craint qu’elle n’engendre le doute et l’incrédulité, et les succès mêmes du principe de l’examen, qui est le sien, contre une autorité dogmatique qui défendrait des puérilités ou des abus avec la même ardeur que des dogmes fondamentaux, ne le laissent pas tranquille, et lui paraissent mettre en péril le fond de la croyance. De là ses vœux sincères pour une pacification religieuse, car c’est une pacification religieuse qu’il rêve. Il désigne lui-même sous le nom d'iréniques (pacifiques en grec) et les écrits et les travaux de ce moment de sa vie. Il ne peut s’accommoder d’une controverse illimitée, éternelle, et moins encore d’une prédication impérieuse, exclusive, qui impose silence à la raison et la resserre entre la servitude et l’incrédulité.


II

Nous venons de toucher en effet l’offensante et vaine prétention qui rendra toujours intolérable pour les esprits équitables et fermés toute discussion et presque toute communication avec les docteurs qui la mettent en avant, et qui veulent toujours traiter de puissance à sujets. L’amnistie moyennant soumission, telle est au fond toute la tolérance du pouvoir absolu ; il ne sait pas offrir davantage. Leibniz, lui, ne connaît que la négociation de puissance à puissance et l’éclaircissement d’intelligence à intelligence. À travers ses formes respectueuses, il a un profond sentiment de la dignité de la raison, et il ne sait pas en abandonner les droits devant une autorité qui s’impose et ne se légitime qu’en s’affirmant. Il persiste à croire qu’on doit sentir autant que lui le prix de la paix, l’importance de la concorde chrétienne, et qu’on y saura faire, comme on le doit, quelques sacrifices. Il tend à l’union tempérée, conservatrice, c’est-à-dire qui réserve l’intimité des croyances personnelles et même l’existence distincte des églises ; il ne peut imaginer qu’on puisse offrir ni accepter l’union qu’il appelle absorbante, et qui annule tout au lieu de tout comprendre. Il pense que l’on peut se coaliser, se concerter, pour pratiquer, pour propager les préceptes de l’Évangile, en sauvant les principes des deux partis, salvis principiis, précisément ce que ses adversaires voulaient retrancher. Il imagine les contenter en compassant habilement des rédactions dogmatiques, des systema theologicum, qu’il lui semble que tout le monde peut souscrire sans une croyance et une interprétation identiques sur tous les points, comme on prête serment et respect aux mêmes lois sans les entendre de même et sans s’accorder sur la jurisprudence. C’est là proprement l’idée irénique, celle qui l’autorise à dire avec une entière confiance que celui qui a fait tout le possible « pour n’être point dans le schisme est en effet dans l’église, au moins in foro interno. » Ceux qui, pour le finir, exigeaient de l’une des parties une renonciation formelle à ses principes voulaient, selon lui, éterniser la séparation.

Cette idée d’une pacification n’est jamais acceptée par Bossuet. Avec les formes les plus nobles, les plus douces, il n’a jamais pu se départir de la pensée d’un débat en règle, dans lequel la seule part de diplomatie devait être de pallier les sacrifices que le plus opiniâtre imposerait au plus docile. Il semble ignorer que la voie de la controverse n’a point de terme, s’il n’y a point d’arbitre qui prononce. À la vérité, il se croit à la fois le plaideur et le juge ; mais en dehors de cette prétention insoutenable, la controverse ne peut en aucun cas aboutir à une conclusion qui soit un accommodement. Elle ne le peut logiquement, car il faudrait que l’argumentation d’une des parties convainquît l’autre, ce qui est impossible en des matières qui ne comportent pas la démonstration. Elle ne le peut moralement, puisque tous les ménagemens du monde n’empêcheraient pas que la défaite de l’une des églises fût la glorification de l’autre, et une paix ainsi obtenue, une paix fondée sur l’humiliation du vaincu, est rarement solide. C’est la paix comme l’entendaient Louis XIV et Napoléon, une paix léonine qui ne consacre que le droit du plus fort. Ne cherchez pas là le rapprochement des esprits.

Or il faut bien convenir que Bossuet ne semble jamais avoir compris cela : je dis compris, car on ne saurait supposer qu’il joue un rôle, qu’il s’enveloppe sciemment de la majesté épiscopale, dans une attitude de docteur irréfragable et presque de prophète inspiré. Il parle tout bonnement le langage auquel il s’est accoutumé, qu’il rehausse par le tour et par l’éclat qui lui sont propres, et dont il paraît croire l’effet immanquable. Il donnerait presque un peu raison à l’opinion fort risquée de ces critiques délicats qui trouvent à Bossuet l’imagination d’Homère et point d’esprit.

On peut dire que de son côté Leibniz ne comprend pas beaucoup mieux Bossuet. Sa raison haute, souple et modérée semble ne pas concevoir que l’on réponde si peu à ce qu’elle propose, et que des offres plausibles, pratiques et conciliantes soient repoussées par une argumentation absolue qui veut tout pour elle et exige l’accord sans rien accorder. Il ne peut se figurer que de bonne foi on l’entende si mal, et ce n’est qu’à force d’impartialité complaisante qu’il tolère et ménage jusqu’au bout un négociateur qui se fait controversiste, un controversiste qui ne sait produire que l’argument de l’autorité. Il a affaire à un homme qui met à chaque instant la main sur la garde de son épée, s’il ne la tire pas tout à fait. Leibniz réunit à la patience d’un diplomate, au calme d’un philosophe, le dédain secret de tout ce qui n’est pas la vérité métaphysique ou le sens commun. Il supporte tout pour arriver au but. Habitué même à vivre avec les grands, il a quelque chose de cette obséquiosité allemande qui simule l’humilité et s’incline devant l’appareil ou l’attitude de la puissance. Il ne lui en coûte pas de faire la révérence en cachant un sourire de défiance et de pitié, et il complimente Bossuet, qui scandalise sa raison et lasse sa complaisance ; mais au fond on aperçoit qu’il n’admet point qu’on puisse honnêtement et sérieusement traiter avec des hommes qui, pour la science, l’intelligence, le travail et la probité, ne sont les inférieurs de personne, et tenter en même temps de leur persuader qu’ils sont de tout point dans une erreur monstrueuse, et qu’ils n’ont rien de mieux à faire que d’abjurer purement et simplement. Dans ses lettres, il se contient, il se ménage : sa surprise se trahit à peine par une discrète ironie ; mais dans les notes qu’il a laissées en marge des lettres ou des écrits qu’il a reçus, il prend sa revanche et montre à quel degré il se sent méconnu. Quand il lit des lignes où le courtois Pellisson lui accorde la grâce qui est sobre, chaste, juste, affectueuse, fervente, et puis ajoute : « Pour humble, elle ne le sera jamais, » il ne peut retenir cette annotation : « Je ne sais comment on peut être humble quand on s’érige en juge des âmes jusqu’à les condamner aux flammes éternelles. Il n’y a rien de si présomptueux que cela. »

Cependant Pellisson ne peut s’empêcher d’y revenir, de lui insinuer qu’il aura un grand compte à rendre, de lui témoigner avec effusion la joie qu’il aurait à le voir touché et ramené, cette joie blessante que les dévots prennent pour celle de la charité, et qui signifie au fond : « Vous êtes perdu, si vous ne pensez comme moi. » Il n’est pas jusqu’à la sœur de Brinon qui dit avec un aplomb merveilleux au plus grand esprit qu’il y eût peut-être alors sur la terre qu’elle ne peut concevoir qu’il puisse être arrêté par des toiles d’araignée. Vainement on avait, dès le début de la discussion, posé ce point de doctrine, souvent obscurci où méconnu par le moyen âge, que l’hérésie contraire au salut ne consiste pas dans l’erreur ou l’ignorance toute seule, qu’il y faut encore la perversité de l’orgueil, de la mauvaise foi et de l’opiniâtreté. Leibniz prend cette concession fort au sérieux, et bien assuré de ses intentions, des sentimens honnêtes qui le conduisent, lui, Molanus, et les théologiens sages avec lesquels il se concerte, il compte que cette injure de la damnation pour simple dissentiment ne reparaîtra plus dans la discussion, comme la pensée en a dû disparaître des cœurs. Que devient-il en voyant ses correspondans tendrement inquiets pour son salut, lorsque Pellisson ; abordant le sujet de sa conversion, lui insinue que ses lumières le feront bien plus coupable s’il n’en fait pas l’usage que Dieu peut désirer, lorsqu’enfin Bossuet, convaincu qu’on ne peut innocemment différer longtemps de son avis, le déclare convaincu d’opiniâtreté, ce qui est le signe de l’hérésie condamnable ! Sa surprise est grande, et elle éclaterait si, se remettant aussitôt : « C’est la destinée des modérés, dit-il ;… mais à Dieu ne plaise que je trahisse jamais les sentimens de ma conscience ! » Et c’est assurément à Bossuet qu’il pense lorsqu’il écrit : « Ce n’est pas assez qu’on dise que c’est au Saint-Esprit de toucher les cœurs. Il faut que son influence soit attirée par un désir sincère de contribuer à la paix de l’église en tout ce qui est en notre pouvoir. Ceux qui ne le font pas sont véritablement dans l’erreur et seuls coupables du schisme. » Et en vérité je ne sais si au fond il ne se moque pas un peu de Bossuet, lorsqu’il répète en cent endroits que tout s’arrangerait, si Louis XIV le voulait. « Il y a chez vous un roi, dit-il, qui est en possession de faire ce qui était impossible à tout autre. » Et il ne ménage pas à Bossuet un argument qui n’est pas sans force, et qui revient à dire : Vous ne faites pas tant de difficultés, quand il plaît au roi, pour vous brouiller avec le pape que pour vous réconcilier avec nous. Il pense en effet que les points réservés par l’église gallicane sont aussi importans pour le moins que ceux qui demeurent en dispute entre Rome et Augsbourg. C’est à ce sujet qu’il prononce ces paroles remarquables trop oubliées aujourd’hui : « La France aurait tort de trahir la vérité pour reconnaître l’infaillibilité de Rome, car elle imposerait à la postérité un joug insupportable. » Sur ce sujet du gallicanisme, Bossuet sent sa faiblesse, il se tait ; car on n’est pas à l’aise pour soutenir, la déclaration de 1682 à la main, qu’il faut croire comme l’église romaine, parce qu’elle a toujours cru comme elle croit. Aussi la tentation lui prend-elle de recourir aux grands moyens qui lui coûtent si peu : ses entrailles d’orateur s’émeuvent, et il a peine à se refuser l’éloquence. C’est alors que le flegmatique Leibniz écrit : « Je voudrais un raisonnement tout sec, sans agrément, sans beautés, semblable à celui dont les gens qui tiennent des livres de comptes ou les arpenteurs se servent à l’égard des nombres et des lignes. Tout est admirable dans M. de Meaux et M. Pellisson : la beauté et la force de leurs expressions, aussi bien que leurs pensées, me charment jusqu’à me lier l’entendement ; mais quand je me mets à examiner leurs raisons en logicien et en calculateur, elles s’évanouissent de mes mains, et quoiqu’elles paraissent solides, je trouve alors qu’elles ne concluent pas tout à fait tout ce qu’on en veut tirer. Plût à Dieu qu’ils pussent se dispenser d’épouser tous les sentimens de parti ! » Et Bossuet, en envoyant à Leibniz une réponse à Molanus, ajoute : « Vous ne direz pas à cette fois que l’éloquence surprenne l’esprit et enveloppe les choses. Le style, comme l’ordre, est tout scolastique. » Interdire à Bossuet l’éloquence, autant vaudrait interdire à un général d’armée de tirer le canon. Il m’échappait de comparer Bossuet à Louis XIV : c’est qu’en vérité il y a du rapport. Il est, comme son maître, sérieux, digne, mesuré, sensé ; il a bonne intention, il s’applique à ce qu’il fait. Seulement il abonde dans son propre sens au point de croire que ce n’est pas sincèrement qu’on ne pense pas comme lui, et qu’il faut quelque artifice ou quelque perversité pour ne se pas rendre à ses raisonnemens ou à ses vues. Il se croit la vérité en personne. La vérité, c’est moi. Il ne le dit pas, mais il le pense, ou parle comme s’il le pensait, De toutes les suggestions de l’orgueil humain, la plus détournée, mais non la moins puissante, est celle qui a persuadé à tant d’honnêtes gens qu’il y avait perte d’âme à penser autrement qu’eux. Rien n’est plus commun cependant, et cette illusion chez Bossuet prend les proportions que son imagination donne à tout. Le grand écrivain élève ses moindres pensées de toute la hauteur de sa parole. Il personnifie en lui l’autorité comme la vérité, et ne conçoit plus qu’on lui résiste. C’est l’arrogance naïve de tout absolutisme honnête que de se prendre tôt ou tard pour le droit divin. Ce n’est pas sa faute si Dieu règne par lui ou parle par sa voix. Il se résigne en toute humilité à la toute-puissance qui lui est due. Il se mortifie, mais tout doit être à ses pieds. Comment se peut-il qu’on ose ne pas lui céder ? Quelle révolte incompréhensible ! quel incroyable orgueil ! C’est un égarement prodigieux et qui le confond.

Maintenant mettez en présence de ce docteur magistral, appuyé sur une dogmatique immuable, de ce pontife lié par la conscience de son devoir à l’habitude du commandement, persuadé du pouvoir surnaturel dont il se croit dépositaire, de cet orateur officiel d’une église qui se sait parfaite, impérissable, inspirée, un penseur indépendant, sans mission, mais sans préjugés, dont l’intelligence universelle a tout abordé, tout pénétré, tout approfondi, qui ne dédaigne aucun savoir, aucune découverte, aucun système, aucun raisonnement, esprit fortifié et assoupli par toute sorte d’études et de travaux, rompu à tous les problèmes, accoutumé aux plus mystérieuses questions de la science et de la nature, et qui, en créant le calcul différentiel, s’est comme familiarisé avec l’infini : cet homme qui sait tout, qui comprend tout, qui réforme tout, que doit-il penser de se voir soupçonné de prévention, d’entêtement, de raideur, de puérilité, et comment doit-il prendre un interlocuteur qui affecte les airs d’un juge, signifie ses pensées comme des arrêts et prend sa doctrine pour une magistrature ? Certes Leibniz avait le génie le plus éclectique qui fût jamais ; il était tenu, par ses maximes mêmes, de tout entendre et de tout tolérer. Son optimisme devait se répandre sur toutes choses ; mais convenons qu’il avait grand besoin de son optimisme avec Bossuet.

Le malheur, c’est que cette impossibilité de s’entendre ne paraît pas être accidentelle, et qu’on ne saurait l’imputer tout entière aux personnes et aux circonstances. Elle paraîtrait tenir à la nature du catholicisme et du protestantisme, ou du moins à une manière très accréditée et très ordinaire d’interpréter l’un et l’autre. Or cette opposition de principes est loin d’avoir été effacée ou même atténuée dans ces derniers temps. Du côté de notre église en particulier, on est loin de s’être départi de la prétention à une autorité immuable, qui ne peut être acceptée de quiconque l’a un temps méconnue sans une rétractation au moins implicite, sans l’aveu positif que l’église romaine ne s’est jamais trompée, et c’est là une déclaration qui ne saurait être obtenue de la pure raison. Il faut pour y souscrire une foi dans laquelle la raison ne domine pas seule, et à moins que cette foi, produite par des causes qu’on tient volontiers pour surnaturelles, ne se soit emparée de l’âme, il est impossible au simple raisonnement de la susciter dans un esprit qui n’a pas été nourri au sein de l’unité catholique.

Ce principe de l’infaillibilité d’une seule église est ce qu’aucun protestant, s’il n’est touché par d’autres motifs qui ne se discutent pas, ne peut pleinement comprendre. En fût-il mille fois averti, il n’arrive jamais à croire sérieusement, complètement, qu’il subsiste une association d’hommes pourvus des facultés ordinaires, sujets aux communes faiblesses, ne manquant de rien pour être imparfaits, passions, amour-propre, ambition, légèreté, intérêts à défendre, pouvoir à conserver, et qui, représentans d’une institution qui se donne près de dix-neuf cents ans d’histoire, prétendent être restés en possession de la prérogative surhumaine de conserver sans interruption, sans restriction, sans mélange, le dépôt de la vérité parfaite, invariablement maintenue, infailliblement comprise. A priori, une telle prétention paraît en effet insoutenable, a posteriori, elle n’est pas susceptible d’une autre preuve que celle qui consiste à prouver la question par la question. Il ne faut donc pas s’étonner qu’elle trouve les protestans incrédules, et qu’en général, pour qu’on y croie, la volonté d’y croire soit indispensable.

Les esprits concilians, étrangers à l’église catholique, imaginent que pour y rentrer on peut détourner ses regards de ce côté trop épineux de la question, et que l’aversion des disputes, l’esprit de paix, la bienveillance, la modération, la charité, suffisent pour rapprocher valablement des âmes trop longtemps séparées. Ils supposent volontiers qu’une fois que de part et d’autre on s’est affranchi de toutes ces passions qui engendrent la contention et la lutte, une fois qu’on est assuré de la sincérité, de la bonne volonté réciproque, il devrait y avoir moyen de se rappeler uniquement qu’on porte des deux côtés le nom de chrétien, que des deux côtés on adore le même Sauveur, on professe le même Évangile, on répète les mêmes expressions consacrées touchant la Trinité, l’incarnation, la cène, le péché, la rédemption, le salut, et que par conséquent il serait possible, tout en continuant d’entendre un peu différemment les termes, en célébrant un peu différemment les souvenirs et les mystères qu’ils désignent, de se regarder comme membres de la même alliance, comme enfans de la même foi, comme frères dans le même père, comme possesseurs du même héritage. Il leur paraît même que l’intérêt de l’union devrait décider à rejeter autant que possible ces dissidences dans l’ombre, à manifester de préférence l’accord sur tant de points importans par la prononciation des mêmes paroles toutes les fois qu’on est réuni, puisqu’après tout dans toutes les associations humaines, dans les plus étroites et les plus fortes, nations, classes, armées, écoles, familles, c’est à ce prix, c’est par ce sage compromis que se manifeste l’ensemble, la concorde, l’unité. Les partis eux-mêmes, dans le sein desquels les passions humaines exercent tant de puissance, font abstraction de tous les dissentimens individuels pour ne mettre en commun que les idées et les affections qui rallient leurs membres. Pour donner à l’honneur d’un drapeau qu’on porte en commun tout, jusqu’à la vie, on n’a pas encore eu besoin jusqu’ici de penser de même sur toutes choses.

On voit donc comment les hommes procèdent entre eux, surtout quand ils veulent bien faire. C’est à l’aide de ces mutuels sacrifices qu’ils servent ensemble toutes les grandes causes, la loi, la vérité, la liberté, la justice, la patrie. Pourquoi la religion seule ne serait-elle pas dans le même cas ? Les esprits élevés dans une certaine indépendance ne le comprennent pas. Ils remarquent que l’église, lorsqu’il s’agit d’apaiser certaines controverses dans son propre sein, sait parfaitement ensevelir dans le silence les dissentimens les plus graves. Elle use à l’occasion de cette politique, parfaitement sage, pour engourdir des passions dangereuses et prévenir de regrettables ruptures. La cour de Rome en donne souvent l’exemple, et si, comme elle le dit, elle ne se rétracte jamais, elle sait à merveille se taire, et se taire avec persévérance, sur les points de doctrine qui effaroucheraient les faibles, irriteraient les puissans et lui susciteraient des embarras et des hostilités. Essayez de lui faire reprendre, à l’endroit de l’autorité des rois ou de l’universalité de son pouvoir domanial sur le monde, le langage des bulles qui ont jadis scandalisé l’église de France : vos efforts seront vains, et elle n’aura pas la gaucherie de se faire des affaires pour le frivole plaisir de montrer qu’elle est conséquente et invariable. Combien de fois Bossuet, dans ses rapports avec le saint-siège, avec Louis XIV, avec les jésuites, a-t-il prudemment mis à l’écart des questions scabreuses, irritantes ! Et qui peut songer à lui en faire un crime, si, comme on doit le croire, il n’a jamais pour cela dit le contraire de sa pensée ? Mais cette prudence, regina virtutum, Bossuet et l’église semblent la déposer, dès qu’il s’agit, sinon de traiter, au moins de conclure avec les dissidens qu’ils ont une fois nommés hérétiques.

Au concile de Trente, il n’y avait pas de question qui fût plus clairement à l’ordre du jour que celle des limites de l’autorité du pape et de l’autorité des conciles. La majorité des prélats était d’avis de décider le différend en faveur du saint-siège, et cette opinion perce dans toute leur conduite. Cependant ils renoncèrent, à l’exprimer formellement et passèrent la question sous silence pour divers motifs fort sages, dont le premier était de ne pas déplaire au clergé français. Ainsi rien de net, de précis, sur un point alors capital, devenu, de nos jours, pour toute une école peu s’en faut dominante, le premier des articles de foi. Et tandis qu’une ombre de doute est à dessein laissée sur ce qui passe aujourd’hui pour le fondement de l’église, l’anathème a sanctionné de ses menaces des détails de croyance auxquels le meilleur chrétien ne pense pas une fois dans sa vie. Ce sont ces anathèmes qui gardent comme une épée flamboyante l’entrée du sanctuaire en éloignant des chrétiens équitables et modérés, qui ne peuvent tolérer qu’une dissidence sur un fait historique soit digne de malédiction, et voilà comment l’autorité du concile de Trente est restée une pierre d’achoppement entre Bossuet et Leibniz.

Leibniz ne voit pas comment la tolérance dont on use à l’égard des variations et des dissidences intérieures du catholicisme cesse d’être de mise quand elle peut servir à rallier les églises séparées. Ce qui était de bonne conduite et de bonne morale dans un cas ne peut être interdit dans un autre, et la théologie qui divise (la théologie, étant spéculative, est exclusive de droit) ne lui paraît point à sa place dans une négociation sincèrement conciliatoire, car elle ne peut transiger. Commencer par exiger la reconnaissance d’un point sur lequel on peut transiger, c’est rompre la négociation en l’ouvrant, c’est vouloir fondre des élémens réfractaires. Je le dis de la fusion des églises comme de toute autre, la présence d’un principe absolu dans toute œuvre de fusion la rend impossible.

Réservons l’absolu pour la controverse ; là en effet tout peut être rigoureux. La controverse ne tolère aucune inconséquence : le besoin d’en finir, l’amour de la paix, l’estime réciproque, la sympathie pour les personnes, les faits accomplis, l’équité, l’égalité, la possession, l’honneur, tout cela peut être décisif pour finir une guerre, tout cela est sans valeur dans une controverse. Il y faut des thèses inflexibles et des argumens péremptoires ; nulle part ne se manifeste plus clairement la différence de la logique au sens commun.


III

Du moins sur le terrain de cette polémique spéculative, c’est-à-dire du raisonnement rigoureux, la théologie orthodoxe est-elle assurée d’avoir raison de l’hérésie ? Il y aurait alors quelque motif pour choisir exclusivement une arme dont on aurait la certitude d’être seul à bien user ; mais il n’en est rien, et tout soumettre, en matière de religion, à la dialectique, c’est faire entrer l’ennemi dans la place, et en d’autres occasions on en a souvent fait l’aveu.

Il y a en effet des objections graves, et qui sont presque des fins de non-recevoir, contre la tentative de traiter uniquement par les procédés scientifiques les questions où la religion révélée est intéressée. D’abord, toute controverse logique suppose que de part et d’autre de pures intelligences sont en présence, également libres de tout engagement autre que celui de céder à l’évidence du raisonnement. Or cette hypothèse, dans le cas dont il s’agit, n’est jamais réalisée. Jamais il n’y a parité de disposition morale et de liberté intellectuelle entre celui qui argumente pour sa foi et celui qui soutient sa philosophie. Le second doit être tout prêt à se rendre, s’il est convaincu ; il fait profession de passer sans hésitation du côté où on lui montre la vérité. Aucun serment, aucun scrupule, aucun sentiment de respect, de conscience ou d’habitude ne lui rend sacrée la thèse qu’il défend. Il est libre ; s’il ne l’est pas, il doit l’être, et c’est un tort dont il tient à se préserver, à se justifier. Le premier au contraire ne se défend pas d’être attaché par le devoir le plus impérieux à la foi pour laquelle il combat. Il la regarde comme le plus grand bien de ce monde, comme celui auquel tout doit être sacrifié. Il se dit prêt à donner sa vie pour sa croyance et ne parle pas sans horreur de la possibilité d’y renoncer. C’est du moins sa profession constante, invariable, et en entrant dans la discussion sa raison se déclare enchaînée par sa conscience. Les deux parties contondantes ne sont donc pas sur le même pied : l’une n’a aucune chance de convaincre l’autre, mais en revanche la résistance de celle-ci est de peu de poids, puisqu’elle est obligée et annoncée d’avance. Entre le philosophe qui ne fait point vœu de ne se pas convertir et le fidèle qui a prêté serment de ne point abjurer, la partie n’est nullement égale : mais aussi l’autorité ne l’est pas non plus, car l’un ne peut prétendre à l’impartialité à laquelle est obligé l’autre, et la raison sans impartialité n’est plus tout à fait la raison. En un mot, il implique de traiter la religion comme matière controversable et de professer en même temps qu’entre elle et l’adversaire il n’y a pas d’arbitre, et que le choix est interdit.

Indépendamment des causes morales qui, plus puissantes que les raisons logiques, cuirassent le théologien contre toutes les atteintes d’une discussion en forme, il faut signaler une autre incompatibilité qui réside au fond même de la discussion. Il n’est pas d’apologiste, je parle des plus éclairés, qui ne distingue la foi de la raison, et qui n’admette que l’une n’est pas pleinement soumise à la juridiction de l’autre. Il est de foi que la foi est un don de la grâce. La volonté et la réflexion, avec lesquelles nous obtenons l’évidence des vérités mathématiques, n’ont jamais passé pour des moyens suffisans d’arriver en religion à croire ce qu’il faut croire, à le croire du moins du genre de foi nécessaire au salut. Ainsi la simple croyance ou l’adhésion au dogme, déterminée par de certaines preuves, n’est pas encore la foi, elle en est même indépendante : elle peut exister sans la foi, comme la foi peut se rencontrer sans elle. La foi, seule nécessaire, n’est donc pas le fruit de la discussion, et le prêtre, qui doit tendre avant tout à obtenir cette foi, doit prendre une autre voie ; quand il veut bien ne faire que discuter, il trompe en quelque sorte l’adversaire, s’il ne le prévient que le débat logique est pour lui sans valeur, puisque son esprit seul pourrait en être dérangé dans son acquiescement raisonné à des vérités auxquelles il n’en resterait pas moins attaché par d’autres liens, par des liens que rien ne peut rompre. En effet, la discussion régulière devrait être précédée de cette déclaration : « il s’agit des vérités de la foi ; or je vous préviens que la foi est hors de débat, car si je l’emporte dans la dispute, votre adhésion même ne sera pas encore la foi, et si vous avez le dessus, je pourrai céder sur le raisonnement ; mais je garderai ma foi, qui n’en dépend point. » Qu’est-ce donc qu’une discussion qui par ses formes semble décisive, et qui, de quelque façon qu’elle tourne, ne décide rien ?

Réduite même à sa valeur logique, et en lui donnant pour objet unique une victoire argumentative, la seule qui puisse être remportée, elle promettrait plus qu’elle ne peut tenir. C’est une opinion des meilleurs théologiens que les vérités chrétiennes, quoique susceptibles d’être justifiées de manière à déterminer la persuasion, ne peuvent être établies rigoureusement, et par des raisons démonstratives, mais seulement par des raisons probables (saint Thomas), ou, comme disent de moins hardis, par des motifs de crédibilité (le père Perrone). Or une controverse en règle ne peut se terminer que par les moyens péremptoires de la démonstration, et comme ici ils ne sont pas applicables, la forme du débat est mal choisie. Il fallait plus de largeur et moins de formalisme ; il fallait, comme de son temps l’entendait Leibniz, remplacer les argumens théologiques par des considérations pratiques, politiques, surtout morales, et chercher les moyens non de se vaincre, mais de ne se pas combattre.

Ces réflexions me paraissent établir contre toute controverse formelle et directe une exception d’incompétence, qu’il s’agisse d’un hérétique ou d’un philosophe à convaincre de l’orthodoxie catholique. Non que je confonde l’hérésie et la philosophie : un protestant n’est pas moins croyant, moins chrétien qu’un catholique, et ce n’est qu’en falsifiant les faits qu’on réduirait le protestantisme à un pur rationalisme ; mais entre le catholique et le protestant ou le philosophe il y a cette différence fondamentale, que le premier soutient seul la thèse absolue d’une autorité extérieure infaillible. Le catholique ne croit avoir rien fait, surtout aujourd’hui, tant qu’il n’a pas établi actuellement cette autorité, et au contraire, dès lors qu’elle est établie, le reste va de suite ; il n’y a plus qu’à savoir ce que dicte cette autorité. Or une infaillibilité constituée est, par la supposition même, au-dessus de la discussion. Elle est de sa nature indémontrable. C’est pour ne l’avoir pas jugée telle que Lamennais s’est égaré, et qu’il a été abandonné par l’église avant de l’abandonner lui-même. En dehors du sophisme palpable qui servait de base à son argumentation, il ne reste que cet argument, qui fait le fond de toute la polémique de Bossuet : c’est qu’étant admis des deux côtés que le Christ est venu révéler la vérité sur la terre, la vérité doit être dans l’église, qui depuis le Christ n’a pas varié. Et c’est ainsi que Bossuet réduit arbitrairement à une question historique tout le débat entre lui et la réformation.

Il a deux maximes qu’il pose avec la même tranquillité que s’il énonçait des axiomes : — « il faut toujours se déterminer, en ce qui concerne la foi, par ce fait certain : hier on croyait ainsi ; donc encore aujourd’hui il faut croire de même. — On ne trouvera dans l’église catholique aucun exemple où une décision ait été faite autrement qu’en maintenant le dogme qu’on trouvait déjà établi. »

« Hier on croyait ainsi, s’écrie Leibniz ; que dirons-nous s’il se trouve qu’on croyait autrement avant-hier ? Faut-il toujours canoniser les opinions qui se trouvent les dernières ? » Quant à la seconde maxime, il se borne à dire : « Je ne sais, s’il n’y a pas des instances contraires. » Et en effet comment le savoir ? comment prouver un fait négatif ? Ici tout est historique. Il ne s’agit point d’axiomes ou de deux propositions évidentes par elles-mêmes. Ne l’étant pas, il faut qu’elles soient prouvées, du moment qu’il s’agit d’une controverse régulière, et telle est la supposition. Or les deux maximes non-seulement ne sont pas prouvées, mais elles ne peuvent l’être, et l’on ne saurait prendre pour fondement d’une doctrine débattue ce qui ne possède pas l’évidence, ce qui ne comporte pas la démonstration. « L’unique règle de la foi, dit Leibniz, est de ne croire que ce qui est prouvé. » Entre cette règle et les deux maximes de Bossuet, l’incompatibilité est manifeste, et il faut en conclure que toutes les fois que la question de la conciliation des communions chrétiennes sera mise en pure controverse, c’est-à-dire ramenée à un débat de pur raisonnement, on échouera, chose assez naturelle, là où Leibniz et Bossuet ont échoué.


IV

Il resterait une question à examiner. Que faut-il penser du projet de réunion, fût-il exécuté par les procédés que Leibniz aurait préférés ? Le succès en eût-il été possible, en eût-il été désirable ? Nous sommes assez de l’avis de M. Foucher de Careil, qui ne croit pas que l’intervention de Bossuet dans cette affaire délicate ait été heureuse. On doit même regretter peu qu’il n’ait pas réussi, car des deux plans mis en concurrence pour une même œuvre, le sien n’était pas le meilleur. Quant à celui de Leibniz, rendons-lui d’abord justice. Les raisons morales surtout le font agir ; elles prennent la plus grande part à ses vœux et à ses efforts de conciliation. Ce n’est le triomphe ni d’une idée ni d’un pouvoir qui le touche ; c’est le bien de l’Europe, la paix entre les nations, l’ordre et l’harmonie dans la société. Il croit la religion et les sentimens qu’elle recommande et qu’elle inspire des choses essentielles à la moralité ; il les place au premier rang des devoirs de l’humanité, et les dissensions religieuses lui semblent dangereuses pour toute honnêteté et toute piété. C’est donc au nom de l’honnêteté et de la piété qu’il réclame de tous les concessions nécessaires. Il s’applaudit de voir ses coreligionnaires faire de très grands pas pour satisfaire à ce qu’on a jugé dû à la charité et à l’amour de la paix. « Le premier pas, dit-il, est de quitter ces manières qui sentent la dispute, ces airs de supériorité, cette fierté choquante, ces expressions de l’assurance où chacun est en effet, mais dont il est inutile et même déplaisant de faire parade auprès de ceux qui n’en ont pas moins leur part. » Il trouve que les demandes des religions du septentrion sont très bien fondées sur plusieurs points, et que celles qui communiquent avec Rome, refusant d’y avoir égard, deviennent coupables de la continuation du schisme. « Ne vaudrait-il pas mieux pour Rome de regagner la plus grande partie de la langue germanique, quand on devrait demeurer en différend sur quelques opinions durant quelque temps ? » Car en général, suivant lui, la difficulté est plus dans les pratiques que dans les doctrines. « De la manière dont nous nous y prenons, ajoute-t-il, il semble que les catholiques deviendraient aussi tous protestans et que les protestans deviendraient catholiques… Il en viendra un mixte, s’il plaît à Dieu, qui aura tout ce que vous reconnaissez de bon en nous et tout ce que nous reconnaissons de bon en vous. » Voilà l’expression sincère de la doctrine irénique, telle que Leibniz l’a toujours entendue, et telle qu’elle a constamment scandalisé ceux qu’il s’obstinait à ne pas regarder comme des adversaires.

Il sera toujours louable d’avoir pensé ainsi, et l’on ne peut dire qu’il soit absolument refusé aux hommes d’être assez éclairés et assez libres de passion pour signer sur ces bases la paix religieuse. L’incrédule le plus déterminé n’oserait soutenir que les lois morales données par le christianisme à la conscience ne soient pas bonnes, justes, salutaires. Si les églises pouvaient être assez sages pour les observer et les prescrire d’un commun accord, ce serait assurément un bien et un progrès, et comme ce résultat n’est pas contradictoire en soi, on ne peut le déclarer impossible. L’honneur de Leibniz est d’y avoir aspiré, d’y avoir travaillé, et de s’être fait ainsi l’artisan du vœu des sages. L’erreur de Leibniz pourrait être d’avoir cru la réalisation de ce vœu plus praticable qu’elle n’était en effet, et d’avoir trop jugé des autres d’après lui-même. Peut-être n’a-t-il pas assez vu quelle part prenait dans son plan l’impartialité de son éclectisme et de son optimisme, et qu’on ne pouvait attendre le même détachement, la même équité, de ceux à qui manquaient les principes et les habitudes philosophiques qui dominaient dans son esprit.

La religion est vaste, peut-être la plus vaste chose qu’il y ait sur la terre. Au nombre des divers caractères qu’elle réunit, voici, ce semble, les principaux : elle est dogmatique, elle est morale, elle est politique. C’est de la religion comme chose morale que Leibniz a surtout considéré et souhaité l’unité. Il s’est attaché à l’unité morale plus qu’à l’unité politique, beaucoup plus qu’à l’unité dogmatique. Il réduisait presque celle-ci à une communauté de formules qui laissait libres le for intérieur de la raison et l’examen interprétatif, dont il lui paraissait à juste titre qu’on ne pouvait prétendre ni réussir à effectuer réellement la suppression. Et sans contredit cette unité morale ainsi obtenue, cette union des cœurs et des langues sans l’unanimité doctrinale, pouvait échapper aux dangers qui suivent le mensonge oppressif de l’unité dogmatique et la niveleuse tyrannie de l’unité politique ; mais Leibniz était-il bien sûr de pouvoir jamais obtenir le bien sans le mal, l’usage sans l’abus, la mesure sans l’excès, et se donner tous les avantages d’une règle commune, sans que les apparences de l’autorité une fois reconnue entraînassent la réalité de l’absolutisme ? Là nous semble l’illusion. En plaignant la destinée des modérés, il dit tristement : « On prend avantage de leur facilité sans leur en savoir gré, et puis, quand ils ne peuvent aller aussi loin qu’on veut, il semble qu’on fait leur condition pire que celle de ceux qui se tiennent tout à fait éloignés. » En invoquant si complaisamment un Louis XIV et un Bossuet, comment ne voit-il pas qu’il expose et lui-même et les siens à cette pire condition ?

L’unité morale, c’est-à-dire l’union fondée sur les bons sentimens, demeurerait difficilement assez forte et assez pure pour empêcher l’accord général de certaines croyances dans une rédaction identique de conduire à une plus rigoureuse unité dogmatique sous l’empire d’une autorité qui met là son titre et sa force, et bientôt en naîtrait ce que j’appelle l’unité politique, c’est-à-dire l’empire absolu de la religion considérée comme chose sociale et publique, ou une certaine confusion du temporel et du spirituel. Malgré l’usage et l’éloge que l’on fait de la distinction des deux puissances, cette distinction, depuis qu’elle a été inventée, n’a pu encore être que très rarement ou incomplètement réalisée dans les faits, et ce n’est pourtant qu’à la condition qu’elle le soit pleinement que l’unité dogmatique peut devenir une chose innocente, un frein purement intellectuel, une fixation essayée ou réussie de la vérité immuable dans une raison qui ne l’est pas. Cette tentative est si hasardeuse qu’elle n’a pu se faire, même dans les églises formées par le principe du libre examen, sans les entraîner à des iniquités au moins accidentelles, quelquefois systématiques, et la réformation a eu ses jours de tyrannie. Souvent la liberté des personnes, plus souvent celle des consciences, presque toujours celle de l’esprit humain ont eu à souffrir de l’inflexibilité des confessions de foi et des prétextes qu’elle fournit à l’oppression décorée du nom de la vérité. Si par malheur une église est fondée sur le principe de la perpétuité et de l’infaillibilité d’une autorité visible et par conséquent temporelle, comment ne franchirait-elle pas les limites de l’ordre spirituel ? Relisez la célèbre encyclique du 15 août 1832, et voyez si les esprits les plus modérés peuvent, à, l’exemple de Leibniz, céder un pied de terrain à une telle doctrine d’unité doublée d’une telle doctrine d’autorité.

Notre unique objet est de prendre des précautions contre la séduction qu’exerce sur l’esprit le mot d’unité. On sait à quels écarts la poursuite de l’unité a entraîné plus d’une philosophie, et même dans la sphère de l’abstraction elle est un mauvais guide. La juste mesure dans laquelle l’unité, qui a bien sa beauté et sa vérité, doit être cherchée en chaque chose est une des questions les plus difficiles pour notre raison. On célèbre avec regret aujourd’hui certaines époques du passé à cause de l’unité qu’on leur attribue. Sans rechercher jusqu’à quel point l’attribution est exacte et l’éloge mérité, remarquons au contraire que la tendance à l’unité ne s’est pas affaiblie, et qu’elle est plutôt un des caractères du temps où nous vivons. La civilisation marche à l’assimilation des sociétés. La facilité, la rapidité des communications secondent le mouvement des mœurs et des idées vers l’uniformité. Certaines formes politiques, jadis particulières à un ou deux peuples, tendent à se généraliser. Par une impulsion commune, les petits états s’agglomèrent pour en constituer de plus grands, et dans chaque état il y a progrès vers la centralisation. Pour revenir au sujet de cette étude, le catholicisme a fait de grands pas, et qui auraient étonné nos pères, vers le romanisme absolu, ce qui est la centralisation de cette société-là. Tous ces symptômes ne sont pas sans gravité, et dans ce qu’ils témoignent tout n’est pas un bien sans mélange. Au mal qui s’y mêle, le meilleur remède, le plus sûr tempérament est un principe qui s’est levé sur le monde comme l’astre du jour de la renaissance. C’est le principe de la liberté, qui, par une circonstance honorable pour les peuples modernes, s’est révélé pleinement à eux pour la première fois sous la forme de la liberté de l’esprit. Telle est en effet la première liberté qu’ait réclamée le XVIe siècle, et ce noble besoin de la pensée s’est produit par la voix des génies libérateurs qui ont illustré cette époque avant que l’intelligence ou le vœu des garanties nationales, des franchises politiques ou municipales, des droits civiques en un mot, vînt agiter plus directement la société européenne. De là ce caractère philosophique imprimé à presque toutes les œuvres de la liberté moderne. Jusque dans ses déviations les plus malheureuses, on sent que, par son origine, elle est une chose de l’ordre spirituel ; mais surtout elle est, elle doit être la tradition des temps nouveaux, hors de laquelle la civilisation, devenant presque exclusivement économique, industrielle, matérielle, risquerait de n’améliorer que le sort de l’humanité sans la relever ni l’ennoblir, et l’asservirait à son bien-être au lieu de subordonner ses intérêts à ses droits. La liberté, comprise jusque dans son principe, est donc la vraie, la seule unité qui, respectée et consacrée en toutes choses, modérerait cette tendance un peu aveugle vers toute autre unité, toujours près de se changer en oppression. C’est par la liberté de la pensée dans l’ordre spirituel, de la personne dans l’ordre civil, de la nation dans l’ordre politique, que le danger de toutes les centralisations assimilatrices peut être conjuré. L’empire de la vérité lui-même, s’il est absolu, ne vaut rien pour l’homme, et le dégrade à la longue, l’eût-il matériellement préservé de l’erreur et de la faute. Telle est la raison qui doit nous rendre circonspects dans l’adoption de ces idées mêmes de fusion religieuse qui tentaient le génie conciliateur de Leibniz. L’existence des églises, des congrégations, des sectes, la perpétuité des controverses et l’émulation des doctrines sont favorables et peut-être inhérentes à la liberté de la conscience et de la pensée dans les choses divines, et, quoique l’accord des sentimens et des intentions, ce qu’on peut appeler l’unité morale eût de réels avantages, ils ne vaudraient pas d’être achetés au prix d’une indépendance nécessaire à la dignité humaine. C’est par là que, si elle pouvait être réalisée, l’unité dogmatique, ne pouvant l’être que sous les auspices d’une autorité absorbante, emporterait avec elle une sorte d’unité politique, et le tout ferait de la religion même une pièce essentielle d’un complet système de tyrannie. Il n’est que trop souvent arrivé, non pas seulement à des ambitieux et à des fourbes, mais à d’honnêtes gens d’un esprit faible ou d’une conscience timorée, de compromettre, de dégrader ainsi la chose la plus sainte, et l’histoire de l’église présente rarement des hommes et des époques qui aient su séparer le bon grain de la foi de l'ivraie de l’absolutisme, et faire servir à la liberté de tous la liberté des enfans de Dieu. C’est pourquoi le libéralisme né en dehors du christianisme a tant de peine à pénétrer dans son sein autrement qu’en ennemi ; c’est pourquoi les puissances religieuses le trouvent agressif ou du moins opposant, pour l’avoir trop longtemps méconnu, proscrit ou du moins réprouvé ; c’est pourquoi enfin elles seront encore plus d’une fois exposées à souffrir les disgrâces du siècle, et même ses violences et ses injustices. Elles ne seront ni les premières ni les dernières qui auront dans leur présent porté la peine de leur passé.

Il est donc permis de penser qu’en se laissant gagner à l’idée attrayante d’une réunion sans absorption des églises séparées, Leibniz se proposait un but chimérique, et surtout ne se préoccupait pas assez de ces droits de la pensée et de la science, qui cependant avaient tant de prix à ses yeux. Il comptait trop sur la sagesse des hommes, sur la modération des pouvoirs, sur les progrès de cette philosophie flexible et conciliante qui, parce qu’elle était la sienne, lui semblait destinée à prévaloir contre l’esprit d’intolérance et d’exclusion qu’il avait en juste horreur. Une chose qu’il ne considérait pas, je crois, avec une attention suffisante, et qui ressortait pourtant de sa manière de juger la marche de l’esprit humain et le cours des opinions et des systèmes, c’est que la progression, ou si l’on veut la transformation, est la loi de la science dans la recherche de la vérité, c’est que si, comme nul ne l’a mieux vu que lui, il y a du bon dans toutes les doctrines et partout quelque chose à apprendre, la division, la dissidence, la variation, la concurrence, par conséquent la liberté, sont absolument nécessaires au développement de la science et de la pensée. Par suite, l’unité n’est la condition désirable ni la règle nécessaire des choses humaines, sectes, églises, écoles, gouvernemens. Où rien, n’est combattu, rien n’est contrôlé, et quand une seule parole a droit de se faire entendre, ce qui parle n’est pas contenu, ce qui se tait est opprimé. Tout s’engourdit et se dégrade. Osons prendre dans le sens affirmatif et favorable la parole sacrée : il faut qu’il y ait des hérésies. Des hérésies, c’est-à-dire des choix ; choix, c’est liberté. Aucun absolutisme n’est bon, et l’unité est le propre de l’absolu. Qu’on n’objecte pas que, l’unité et l’absolu étant des attributs de la vérité, c’est refuser à la vérité l’empire, c’est couronner le scepticisme que réclamer la liberté, ou l’examen, l’opposition, le débat. Oui, la vérité est une, immuable, absolue, perpétuelle, parfaite ; mais où cela ? Dans le royaume qui n’est pas de ce monde. La vérité n’est pas sur la terre. Ce qui est sur la terre, c’est la connaissance de la vérité. Or la connaissance de la vérité n’est point fixe, invariable, universelle, identique. Elle ne l’est pas dans les individus, ou il faut nier la diversité des dons naturels et les effets de l’éducation, de la tradition, de l’expérience, du travail, de l’étude. Elle ne l’est pas dans la société, puisqu’elle est composée d’individus, et aussi, puisqu’on en parle tant, de civilisations différentes. La diversité des cultes, des gouvernemens, des époques, des nations, prouve assez que l’humanité n’a pas toujours et partout une connaissance égale de la vérité dans la religion, dans la politique, dans la morale, dans la science. Ainsi la diversité, la division, la mobilité, la lutte, sont, au témoignage de l’histoire, au témoignage de nos yeux, les circonstances permanentes de la marche en commun du genre humain vers le but de son existence, et la variation est en un sens la loi de la connaissance, quoique l’immutabilité reste en dernière analyse le caractère de la vérité. Dans le temps, toute unité, toute stabilité est relative, et telle est la raison profonde de la liberté.


CHARLES DE RÉMUSAT.