Leibnitz et Hegel, d’après de nouveaux documens
Parmi les philosophes dont le nom a conservé son prestige, il en est deux, Leibnitz et Hegel, qui semblent se disputer depuis quelques années les prédilections du public. Même avant 1846, époque du jubilé séculaire de Leibnitz en Allemagne, une foule de publications témoignaient déjà du redoublement d’intérêt excité par ce grand esprit. M. L’abbé Lacroix avait publié, M. Albert de Broglie habilement traduit et commenté le fameux Systema theologicum, où plusieurs aimaient à voir une profession de catholicisme, une sorte de testament religieux de Leibnitz converti. Les vues politiques du philosophe homme d’état, son plan offert à Louis XIV pour la conquête de l’Egypte, avaient piqué la curiosité. En 1846, M. Grotefend célébra dignement la fête de Leibnitz en publiant sa correspondance avec Arnaud, morceau capital pour l’histoire de la philosophie, et la même année ces lettres inestimables recevaient leur complément par les soins de M. de Rommel. Une heureuse émulation s’était emparée des savans. Sur les traces de M. Pertz, qui donnait les œuvres historiques de Leibnitz, et de M. Guhrauer, qui publiait les Deutsche Schriften, M. Gerhardt de Salzefeld se chargeait, pour sa part, des œuvres mathématiques du grand géomètre de Leipzig, le seul que l’Allemagne puisse opposer à Descartes et à Newton.
Jamais occasion meilleure ne s’était offerte à l’Académie des sciences morales et politiques pour mettre au concours la philosophie de Leibnitz. Aussi son appel a-t-il été entendu, et au lieu d’un bon mémoire, elle en a en deux à couronner[1]. Mais voici un résultat encore plus important peut-être : un des lauréats du concours[2], M. Foucher de Careil, déjà bien connu par ses actives recherches sur les manuscrits inédits de Hanovre, annonce au public qu’il a mis la main à une des entreprises les plus difficiles et les plus belles qu’un savant universel pût se proposer, une édition complète de Leibnitz[3]. Espérons que l’Allemagne aidera la France à élever ce monument. Leibnitz fait également honneur aux deux peuples, car si l’Allemagne l’a produit, c’est la France qui l’a formé.
Nous ne sommes pas très sûr que, dans deux cents ans d’ici, M. Hegel ait un jubilé en Allemagne, et trouve en France un Dubens ou un Raspe ; mais il est certain que ce personnage, dont les spéculations ont tant agité nos voisins, excite chez nous un très vif attrait. C’est encore un peu l’attrait du mystère, car il n’y a rien de plus obscur que les idées de Hegel. Autant Leibnitz se plie à nos habitudes françaises, et grâce au tour précis de sa pensée, à son trait net et rapide, nous fait l’effet d’un compatriote, autant Hegel, même traduit dans notre langue, reste à nos yeux un étranger. Pour nous initier à l’esthétique hégélienne, M. Bénard a jugé prudent de s’éloigner du texte et de l’interpréter en le développant. M. Ott au contraire s’était flatté, en abrégeant Hegel, de l’avoir éclairci. Au milieu de ces tentatives partielles, un homme d’un grand courage et d’un esprit vigoureux, M. Véra, se présente à nous, une traduction complète de Hegel à la main, et comme prémices de cet immense travail, il nous offre un des écrits les plus énigmatiques et les plus vantés de son philosophe bien-aimé, la Logique. Cette fois ce n’est pas du Hegel habillé à la française, du Hegel adouci : c’est du Hegel tout pur. Voilà le métaphysicien allemand dans sa nudité redoutable : nous assistons aux leçons de Heidelberg ; nous voyons, nous entendons le monstre lui-même.
On ne saurait trop remercier les hommes dévoués qui, au prix de tant d’efforts, nous facilitent l’étude des maîtres anciens et nouveaux de la philosophie allemande ; reste à savoir ce que vont produire de bien ou de mal ces courans d’idées qui entrent ainsi chaque jour dans la circulation intellectuelle de notre pays. Leibnitz mieux connu va-t-il reprendre faveur et faire école ? Hegel gagnera-t-il à être vu de plus près ? Des deux idées contraires que ces noms représentent, l’idée spiritualiste et l’idée panthéiste, quelle est celle qui prévaudra? Tels sont les problèmes qui nous ont paru mériter quelques réflexions.
Il ne faut point exagérer l’importance des écrits inédits de Leibnitz récemment publiés. En général, défions-nous de l’inédit : il est éblouissant et fascinateur. Un critique érudit et curieux met la main sur une page inconnue d’un homme de génie : la joie de la découverte est si grande qu’elle enivre l’heureux chercheur. Cette page n’est pas seulement belle et intéressante : elle est pleine de révélations ; elle dévoile tout un monde inconnu ! On n’a pas seulement complété un grand homme, on l’a découvert ! L’ancien grand homme était faux, il n’y a que le nouveau qui soit vrai ! C’est ainsi qu’à l’heure qu’il est on voit circuler en Europe une foule de Leibnitz de récente formation, un Leibnitz catholique, un Leibnitz panthéiste, un Leibnitz platonicien ; que sais-je ? il y a même un Leibnitz théosophe : demandez plutôt à M. Henri Ritter et à M. Kuno Fischer.
Ce sont là des exagérations assez naturelles, d’innocentes hallucinations d’antiquaire trop ému. La vérité est qu’il n’y a pas deux Leibnitz, l’un ancien, l’autre nouveau ; l’un exotérique, l’autre mystérieux. Il n’y en a qu’un, qui est l’ancien Leibnitz, l’esprit le plus vaste, le plus complet, le plus universel qui ait existé depuis Aristote. Au surplus, cela n’empêche pas que les publications de ces derniers temps n’aient beaucoup d’intérêt. Outre qu’elles portent la lumière sur quelques points particuliers, elles ont un avantage plus considérable encore : c’est de faire mieux voir le développement progressif du génie de Leibnitz et l’étroit enchaînement de toutes les parties de son œuvre immense.
Parmi les points particuliers éclaircis par nos documens, je n’en toucherai qu’un seul, d’une extrême délicatesse ; je veux parler de la religion de Leibnitz. On sait que depuis deux siècles les protestans et les catholiques se disputent ce grand nom. La querelle recommença, il y a peu d’années, à l’occasion du Systema theologicum, écrit mystérieux dont M. L’abbé Lacroix venait de publier pour la première fois le texte exact et authentique. M. Albert de Broglie et après lui M. L’abbé Lescœur crurent y voir une profession de foi catholique, et ce paradoxe fut salué avec transport par les âmes pieuses. Les protestans s’émurent. M. Colani, M. Grotefend, M. Waddington, d’autres encore, prirent la plume, et de là une polémique trop longue pour être racontée, mais dont nous donnerons le résultat net, l’œil fixé sur les nouveaux documens.
Il nous semble que les catholiques ont parfaitement réussi à prouver que Leibnitz était, en théorie comme en pratique, un fort tiède protestant. Lisez sa correspondance avec Bossuet, aujourd’hui complètement publiée[4] ; il est clair que sur le fond des dogmes Leibnitz est d’accord avec Bossuet. Leibnitz conteste l’œcuménicité du concile de Trente, mais il n’en conteste pas la doctrine. Il reconnaît expressément la primauté du siège de Rome. Voyez aussi en d’autres occasions les peines incroyables qu’il se donne pour faire accepter à Arnaud et au révérend père Des Rosses son explication philosophique du mystère de la transsubstantiation. « Combien ma théorie de l’eucharistie, s’écrie Leibnitz, n’est-elle pas supérieure à celle de Descartes, qui détruit le mystère en voulant l’expliquer ! » Ici Leibnitz se croit orthodoxe, ou se donne pour tel, si bien qu’à ce titre il se recommande à la compagnie de Jésus, où il ne désespère pas d’insinuer sa philosophie. Mais voici qui est décisif ; dans la correspondance publiée par M. de Rommel, Leibnitz dit au landgrave de Hesse : « Si j’étais né dans la communion catholique, je n’en sortirais point[5]. »
Certes ces paroles ne sont pas d’un bon protestant, et on s’explique maintenant la tiédeur pratique de Leibnitz et le mot tant cité des commères de Hanowe : Leibnitz glaubt nichts (Leibnitz ne croit rien). Écoutons aussi le secrétaire de Leibnitz, l’honnête Ekkart : « J’ai connu, dit-il, M. Leibnitz pendant dix-neuf ans ; il allait peu au temple, ou même point du tout. Je ne me rappelle pas qu’il ait communié une seule fois… »
Tout cela ne prouve-t-il pas surabondamment que Leibnitz n’était pas bon protestant ? Donc, dira-t-on, il était catholique. C’est aller un peu trop vite. Leibnitz, à la vérité, n’était pas luthérien croyant, cela est démontré ; mais il n’est pas moins bien démontré qu’il n’a jamais été catholique. Et d’abord si Leibnitz avait été convaincu de la vérité du catholicisme, qu’est-ce qui l’empêchait de s’y convertir, comme faisaient alors tant de personnages illustres, princes, savans, hommes de toute condition ? Était-ce par attachement à sa famille ? Non ; il avait perdu ses parens de bonne heure, et n’était pas marié. Était-ce par ambition ? Mais l’ambition lui eût conseillé de se convertir. On lui en fournit deux occasions des plus séduisantes. Quand il vint à Paris en 1672, encore peu connu, il n’eût tenu qu’à lui de s’y faire une grande situation littéraire et académique, s’il avait voulu abjurer le protestantisme; il s’y refusa. Plus tard, à Rome, sa constance fut mise à une épreuve encore plus forte : on lui offrit la succession du cardinal Norris, c’est-à-dire le poste de bibliothécaire du Vatican, qui conduisait au chapeau. Pour un ambitieux, ou seulement pour un érudit passionné, quelle tentation ! Il y résista. Rien de curieux comme de le voir à cette époque visitant les catacombes avec l’antiquaire Fabretti. S’il s’arrête pour recueillir quelques vestiges du sang des martyrs, savez-vous pourquoi? C’est pour en faire l’analyse chimique. Suivez-le à son lit de mort. De quoi s’entretient-il avec ses amis? De l’opération de l’alchimiste Furtenbach, qui prétendait avoir changé en or la moitié d’un clou.
Ce ne sont là que des anecdotes; mais voici comment Leibnitz, quelques mois avant de mourir, s’exprimait sur l’église romaine : « Je ne puis certes approuver que, sous l’influence ou avec la complicité de Rome, la pureté du culte divin ait été souillée, le christianisme rendu abominable ou ridicule, une théologie inepte et inconnue aux apôtres du Christ introduite dans le monde, grâce à la barbarie des temps[6]. »
Qu’en dit M. Albert de Broglie? Est-ce là, j’en appelle à sa sincérité aussi incontestable que sa science, est-ce là le langage d’un protestant près de se convertir? Mais à toutes ces preuves on oppose un argument nouveau, le grand argument du Systema theologicum. En effet, dit-on, cet écrit est certainement de Leibnitz. Or la doctrine en est catholique. Le concile de Trente y est cité... J’arrête ici M. de Broglie. Il tient beaucoup à cette citation fréquente et respectueuse du concile de Trente; mais à sa place c’est là justement ce qui me mettrait en défiance, car s’il est un article sur lequel Leibnitz se soit montré inflexible, c’est l’article de l’œcuménicité du concile de Trente. Il l’appelle un concile de mauvais aloi, un concile de contrebande. « Les Italiens se moquent des gens, dit-il, quand ils veulent nous faire accepter leur concile. Ils se repentiront de l’avoir forgé, car cela les rend irréconciliables[7]. » Et voilà tout à coup Leibnitz qui reviendrait au concile de Trente! Cela n’est pas possible. Il y a quelque mystère là-dessous. Ce mystère, le voici peut-être : c’est que le Systema n’est pas un écrit de religion, mais une pièce de diplomatie. Cela paraît du moins résulter des documens nouveaux publiés en Allemagne et en France. Vers le même temps où s’agitait entre Bossuet et Leibnitz la question de la réunion des deux églises, le landgrave de Hcsse-Rheinfels, avec l’ardeur d’un nouveau converti au catholicisme, pressait Leibnitz de se réconcilier avec Rome. Leibnitz résistait, objectait, se dérobait. L’idée lui vint, parmi ces disputes subtiles et compliquées, où son grand esprit voyait plus de dissentimens puérils, d’arguties, de passions et d’entêtement que de désaccord fondamental, l’idée lui vint d’écrire une profession de foi qui, tout en maintenant les réserves essentielles d’un luthérien, se rapprocherait autant que possible de l’orthodoxie catholique, puis d’envoyer ce document à des théologiens romains en ayant soin de leur en dissimuler l’origine, et d’obtenir ainsi leur approbation[8].
Il serait peut-être excessif d’appeler cette manœuvre un piège, mais il faut convenir que cela y ressemble beaucoup. Leibnitz dit que c’est une adresse innocente. Je le veux bien, mais c’est l’innocence d’un diplomate plus que celle d’un chrétien. Quoi qu’il en soit, on voit cette idée reparaître souvent dans la correspondance de Leibnitz, et, à force d’y rêver, il l’avait même perfectionnée, car en 1694 il proposait à Spinola, évêque de Neustaed, de faire deux choses : d’abord une profession de foi habilement rédigée par un protestant, de telle sorte qu’elle pût être approuvée par des docteurs catholiques qui n’en sauraient pas l’origine, et réciproquement une profession de foi faite par un catholique avec assez d’adresse pour que des théologiens protestans pussent y donner les mains.
De bonne foi, avons-nous ici affaire à des chrétiens sérieusement divisés ou à des théologiens diplomates luttant de ruse et d’expédiens? Le Systema theologicum est très probablement une de ces pièces plus diplomatiques qu’on ne voudrait, et on voit maintenant pourquoi elle est presque orthodoxe sans l’être tout à fait, et pourquoi Leibnitz y cite le concile de Trente avec une docilité qui paraît presque plaisante quand on est dans le secret. En vérité, c’était bien la peine que le respectable abbé Emery fît demander cette pièce au roi de Westphalie par le général Mortier, qu’elle voyageât avec le cardinal Fesch, à qui le roi Jérôme en avait fait présent, de Paris à Lyon, et de Lyon à Rome, et qu’enfin elle fût exhumée à grand bruit pour donner à Leibnitz un brevet de catholicité apocryphe !
Mais que faut-il penser enfin de la religion de Leibnitz? Ni protestant, ni catholique, qu’était-il donc? Je réponds : il était philosophe. Voyant dans toutes les églises l’essentiel du christianisme, et dans le christianisme lui-même toutes les vérités fondamentales de la morale et de la religion, il regardait d’un œil pacifique la diversité des communions chrétiennes. A coup sûr il n’était pas indifférent sur le fond, car il avait l’esprit profondément religieux, mais il était indifférent sur les formes. La religion catholique, avec ses dogmes précis et bien liés, avec son autorité toujours présente, avec la suite imposante de ses conciles, plaisait à son grand et sage esprit, amoureux de l’harmonie et de l’unité. Né catholique, il serait resté dans sa communion; mais, élevé dans l’église luthérienne et connaissant les sérieuses raisons d’être du protestantisme, il n’avait aucun motif essentiel d’abjurer sa communion. Il planait au-dessus des sectes dans une tranquillité parfaite, au sein d’un spiritualisme sublime où les mystères de la foi, librement interprétés, se conciliaient sans trop d’effort avec les données de la science.
Demandons-nous maintenant quelle était cette grande doctrine où Leibnitz recueillait son âme à l’abri des discordes humaines. Et d’abord cherchons par quels degrés successifs il s’était élevé si haut. Leibnitz en effet ne s’est pas formé en un jour. Il lui a fallu plus de vingt ans pour s’assimiler toutes les pensées fécondes des siècles antérieurs et pour entrer en pleine possession de ses propres pensées. J’ai entendu des gens d’esprit soutenir que la philosophie ne se fait bien qu’avant trente ans. C’est, dit-on, l’âge de la spontanéité et de la liberté. Passé ce terme, on est ressaisi par les préjugés et les ambitions vulgaires. Je n’opposerai à cet ingénieux paradoxe que l’exemple de Leibnitz et deux autres petits faits du même genre. A quel âge Platon a-t-il écrit son livre le plus hardi et le plus complet? A quatre-vingts ans. Près de mourir, il retouchait encore pour la sixième fois le préambule de sa République. Je passe de Platon à un génie plus sévère, mais non pas moins audacieux, Emmanuel Kant. Nous le voyons, pendant les trente premières années de sa carrière, flotter à tout vent de doctrine, aller de Wolf à David Hume. Un jour enfin il se recueille, se tait longtemps, et après une lente et profonde incubation il publie la Critique de la Raison pure. C’était en 1781; Kant avait cinquante-sept ans. L’éclosion de Leibnitz se fit plus vite. Il faut bien que son génie fût précoce, car il n’attendit que d’avoir quarante ans. Nous accorderions très-volontiers ce terme aux génies précoces de notre temps pour leur voir produire une idée nouvelle.
Leibnitz raconte lui-même, dans une autobiographie récemment découverte, que dès le collège il se plongeait avec passion dans la philosophie d’Aristote, qu’il devait plus tard réhabiliter. « Je faisais mes délices, dit-il, de Zabarella, de Fonseca et autres scolastiques, y prenant autant de plaisir qu’à Tite-Live et aux historiens, et mes progrès lurent si rapides que je lisais couramment Suarez comme on lit un roman[9]. » Leibnitz en était donc à l’Aristote de la scolastique, quand le souffle des idées modernes vint le toucher. Le voilà qui hésite entre Aristote et Descartes, et cet enfant de quinze ans va, nous dit-il, se promener dans un petit bois de Leipzig, nommé le Rosenthal, pour délibérer s’il gardera ou non les formes substantielles. Enfin la nouvelle philosophie prévalut, et la ferveur du nouveau cartésien fut si vive qu’elle l’entraîna jusqu’à Spinoza. « Vous savez, dit-il à un ami, que j’étais allé un peu trop loin autrefois, et que je commençais à pencher du côté des spinozistes, qui ne laissent qu’une puissance infinie à Dieu, sans reconnaître ni perfection ni sagesse à son égard, et, méprisant la recherche des causes finales, dérivent tout d’une nécessité brute; mais ces nouvelles lumières m’en ont guéri, et depuis ce temps-là je prends quelquefois le nom de Théophile... »
D’où la lumière est-elle venue? Comment Leibnitz, tombé du joug d’Aristote et de la scolastique aux mains de Spinoza, s’est-il définitivement affranchi? Qui a complété son initiation philosophique et lui a ouvert les grandes voies d’un nouveau spiritualisme? C’est la France, c’est un séjour de quatre ans à Paris. Avant d’avoir quitté l’Allemagne, Leibnitz n’avait encore qu’une connaissance incomplète de la nouvelle philosophie. Il n’avait lu ni la Géométrie de Descartes, ni sa Dioptrique. Détourné d’ailleurs de la philosophie par la politique, le droit et la jurisprudence, il ne voyait que de loin et du dehors le grand mouvement d’idées dont le centre était Paris. Il y vient enfin en 1672, époque décisive dans sa carrière. Il a vingt-quatre ans; il déborde de science et de vues, mais sans avoir encore trouvé sa route. Il voit Malebranche, Arnaud et Huyghens. Ce sont là ses véritables maîtres, ses initiateurs, comme il sait le reconnaître hautement. « Dans mes premières années, dit-il, j’étais assez versé dans les subtilités des thomistes et des scotistes : en sortant de l’école, je me jetai dans les bras de la jurisprudence et de l’histoire; mais les voyages me donnèrent la connaissance de ces grands personnages qui me firent prendre goût aux mathématiques. Je m’y attachai avec une passion presque démesurée pendant les quatre années que je passai à Paris[10]. » Ces grands personnages sont ceux que j’ai nommés : Arnaud, Malebranche, Huyghens et quelques autres, parmi lesquels le savant contradicteur de Descartes, Huet; mais il faut y joindre surtout Newton et Collins, car dans le cours des quatre années dont parle Leibnitz, de 1672 à 1676, il fit le voyage d’Angleterre, vit Newton et ses amis de Cambridge et de Londres. A partir de cette époque, après le voyage de Londres et les longues méditations de Paris, je vois Leibnitz, de 1676 à 1686, prendre de plus en plus son parti et déclarer la guerre aux cartésiens. A la première période de son génie, période d’initiation, succède la seconde, la période de critique et d’opposition.
Ce sont d’abord de vives attaques sur des points particuliers. Tantôt il fatigue Malebranche de ses objections contre la théorie cartésienne du mouvement général de l’univers; tantôt, passant à La Haye, il va voir Spinoza, et l’assiège, après dîner, de mille objections[11]. Vers 1684, il passe enfin de la guerre d’escarmouche à la grande guerre, et déclare que la philosophie de Descartes est radicalement erronée, et qu’elle porte le spinozisme dans ses flancs. C’est que sa période critique est terminée : du même coup, il a marqué le point faible de la philosophie de Descartes et posé sa grande idée, l’idée dynamique, principe d’une philosophie nouvelle. Dès 1685, je le trouve en pleine possession de ce principe avec toute la suite de ses développemens essentiels ; il est entré dans sa période définitive, la période d’organisation.
«J’approuve fort, écrit-il à Thomas Burnet, ce que vous dites, monsieur, de la méthode de M. Locke de penser et de repenser aux choses qu’il traite. C’est aussi fort ma méthode, et je n’ai pris parti enfin sur des matières importantes qu’après y avoir pensé et repensé plus de dix fois, et après avoir encore examiné les raisons des autres. C’est ce qui fait que je suis extrêmement préparé sur les matières qui ne dépendent que de la méditation. La plupart de mes sentimens ont été enfin arrêtés après une délibération de vingt ans, car j’ai commencé bien jeune à méditer, et je n’avais pas encore quinze ans quand je me promenais des journées entières dans un bois pour prendre parti entre Aristote et Démocrite. Cependant j’ai changé et rechangé sur de nouvelles lumières, et ce n’est que depuis environ douze ans que je me trouve satisfait et que je suis arrivé à des démonstrations sur ces matières qui n’en paraissent pas capables. » Cette lettre fixe le point culminant de la carrière de Leibnitz : elle est datée en effet de 1697, d’où il suit que 1685 est l’époque de la formation définitive de son système. Ici je me vois forcé de contredite un habile interprète de Leibnitz, M. Félix Nourrisson, un des lauréats du récent concours de l’Académie des Sciences morales et politiques. La docte compagnie avait attiré l’attention des candidats sur cette question si intéressante du développement successif du génie de Leibnitz. Elle demandait d’en marquer avec précision les phases diverses, et cela, disait son programme, en s’appuyant sur des faits certains, non sur des assertions postérieures, équivoques ou intéressées. La question était posée nettement. M. Félix Nourrisson l’a traitée avec son érudition, sa justesse et sa sagacité ordinaires, et presque toujours nous n’aurions qu’à renvoyer à ses consciencieuses recherches, habilement enrichies et ornées de mille citations; mais, au moment de résoudre le problème capital, l’auteur, dont le pas est ordinairement si sûr et si ferme, a, sinon trébuché, du moins hésité. Il s’était mis en quête de l’idée mère de Leibnitz, l’idée dynamique; il en avait signalé les avant-coureurs dans les premiers essais du grand philosophe, notamment dans deux écrits théologiques, sur lesquels, pour le dire en passant, il glisse trop vite par un scrupule de discrétion quelque peu exagéré; puis, après cette information intéressante, M. Nourrisson, comme s’il avait perdu la trace de l’idée leibnitzienne, conclut qu’avant 1691 et 1694 on ne voit pas dans les écrits de Leibnitz même le germe un peu clairement marqué de la monadologie et de l’harmonie préétablie[12].
J’en demande pardon au savant écrivain; il fait tort à Leibnitz de huit ou dix ans. Que M. Nourrisson veuille bien relire la lettre à Thomas Barnet, et il reconnaîtra combien il serait grave de donner à Leibnitz un formel démenti. Quoi! Leibnitz vous donne la chronologie précise de ses idées, et vous négligez un tel document! Il vous dit que toutes ses maîtresses pensées ont été arrêtées en 1685, et vous ne voulez pas en reconnaître le moindre germe avant 1691 ou 1694 ! Leibnitz est calme et de sens rassis. Il n’est engagé dans aucune polémique irritante. Personne en ce moment ne lui conteste son originalité; il n’a pas à la défendre. Il parle à un ami; il s’exprime avec autant de candeur et de modestie que de précision; il avoue qu’il lui a fallu vingt ans de méditations pour arriver à se satisfaire, qu’il y a pensé et repensé, qu’il a changé et rechangé, après avoir examiné les raisons contraires. Et vous refusez de vous en rapporter à lui! Où trouverez-vous, je vous prie, un témoin mieux informé?
Mais je n’ai pas besoin de raisonner sur des preuves indirectes. Il y a un document, une pièce décisive, qui n’a certainement pas échappé à M. Nourrisson : c’est la correspondance avec Arnaud, récemment retrouvée par M. Grotefend. Ici ce n’est plus seulement Leibnitz affirmant qu’il a arrêté les lignes de sa doctrine en 1685; c’est la doctrine même de Leibnitz exposée dans un écrit de 1685. Lisez l’admirable Discours qui sert de base à la correspondance. J’ose dire qu’il n’y a pas une seule des idées originales de Leibnitz qui ne se trouve là, non pas à l’état de germe, mais à l’état de complet épanouissement. L’article 5 développe cette idée, que chaque substance singulière exprime tout l’univers selon son point de vue; c’est un des principes fondamentaux de la monadologie. Dans les articles 11 et 12, Leibnitz établit que la seule étendue ne peut constituer l’essence des corps, qu’il faut à la matière un principe d’action et d’unité analogue à ce que nous sentons en nous-mêmes, à ce que nous appelons l’âme ou le moi. Puis vient toute la théorie des rapports de l’âme et du corps et cette fameuse hypothèse de l’harmonie préétablie qui n’a certainement été imaginée par Leibnitz qu’après sa doctrine dynamique, puisqu’elle en est dans sa pensée la suite et le complément.
Direz-vous que l’idée de la force est plutôt répandue dans tout le Discours que nettement formulée et mise à découvert? J’en conviens, mais la raison en est aisée à trouver : c’est que Leibnitz, voulant séduire à ses vues le cartésien Arnaud, évite de lui présenter son système par le côté qui pourrait le choquer, et préfère lui développer ses vues sur l’harmonie des êtres et sur la providence de Dieu.
Je regarde donc comme un point établi, depuis la publication de M. Grotefend confrontée avec la lettre à Thomas Burnet, que c’est vers 1685, à l’âge de quarante ans, que Leibnitz, après avoir vu Paris, Londres, Amsterdam et Florence, éprouvé par vingt années d’études et de découvertes en tout genre, mathématiques, physique et géologie, droit public et jurisprudence, histoire, langues et origine des nations, a finalement coordonné tant de matériaux divers dans une doctrine originale.
L’enchaînement de toutes les parties de cette doctrine en est le trait le plus admirable, et depuis la publication de tant de précieux documens, on peut dire qu’elle se découvre aujourd’hui à nos yeux avec un surcroît de grandeur et de clarté. Tout Leibnitz est dans sa métaphysique, et sa métaphysique elle-même a son centre dans une seule idée, l’idée dynamique. Suivant Leibnitz, toute substance est essentiellement une force; qu’on l’appelle corps, âme ou esprit, brin d’herbe ou soleil, ange ou bête, peu importe. Minéral, plante, animal, homme et Dieu même, tout être réel est un principe capable d’action. La force, l’activité, sont le signe et la mesure de l’existence. Plus une substance agit, plus elle a d’être, plus elle s’élève dans l’échelle de la perfection. Supposez un être entièrement inerte : vous donnez un corps à une abstraction; ce qui n’agit pas n’est pas, et l’être absolu et infini, c’est l’infinie et absolue activité.
Cette idée paraît fort simple : elle était pourtant au siècle de Leibnitz le plus étrange paradoxe, la plus extraordinaire nouveauté. La science alors ne voyait l’univers que par les yeux de Descartes, et Descartes était dualiste et mécaniste absolu. Regardant de son œil de géomètre le monde corporel. Descartes s’était dit : qu’y a-t-il de clair en tout cela? Une seule chose, savoir l’étendue, dont la figure et le mouvement sont des modes.
Voilà donc l’univers sans l’homme réduit à l’étendue et au mouvement; l’homme lui-même, comme animal, n’est qu’une machine plus compliquée que toutes les autres; c’est un bel automate. L’univers physique est l’empire de l’inertie et de la mort; il a reçu d’un plus haut principe une quantité immuable de mouvement qui se transmet de proche en proche par des lois mathématiques, sans aucune action individuelle. L’esprit s’effraie de cette inertie, de cette universelle torpeur : on espère, en se repliant sur le monde moral, trouver enfin un être actif et vivant; mais si Descartes n’a pas méconnu, il a singulièrement effacé l’activité humaine. Pour lui, tout l’homme spirituel est dans la pensée, et la pensée a ses lois, aussi inflexibles que celles du mouvement.
Laissez-vous aller maintenant au courant de la logique au lieu d’écouter les réserves de Descartes, et vous verrez que dans cette passivité universelle tous les êtres se réduisent, ou peu s’en faut, à des abstractions géométriques enveloppées dans une abstraction suprême, la substance, l’être en général, principe indéterminé où les modalités de l’étendue et de la pensée viennent se réunir.
Voilà où menaçait d’aboutir ce système, d’abord si simple, si lumineux, si pur, qui avait séduit toutes les plus belles intelligences du grand siècle. Le premier qui ait vu le danger, c’est Leibnitz. Il le voit même si bien, qu’il a l’air parfois de le grossir. On est tenté de le trouver indulgent pour Spinoza jusqu’à l’excès, et dur pour Descartes jusqu’à l’ingratitude. « Vous jetez la pierre à Spinoza, dit-il aux cartésiens; mais, après tout, qu’a-t-il fait? Il n’a fait que cultiver les semences de la philosophie de Descartes. Spinoza commence par où Descartes finit, par le naturalisme. Il ne s’agit donc pas de retrancher ceci ou cela dans la métaphysique cartésienne; il faut reprendre l’édifice par le fondement. Or le vrai fondement de la métaphysique, c’est une idée que Descartes a d’abord effacée, puis écartée, l’idée de force active. La force active est partout; elle est le vrai principe des phénomènes corporels, elle fait le fond de tous les êtres. »
Comment Leibnitz est-il arrivé à l’idée fondamentale de son système? C’est d’abord, je crois, par la physique et les mathématiques.
Les lois du mouvement, telles que Descartes les avait déduites de l’essence des corps, sont fausses; cela est prouvé, dit Leibnitz, d’accord sur ce point avec Huyghens et Newton. Il est particulièrement faux que la même quantité de mouvement se conserve dans l’univers. Ce qui se conserve, c’est la même quantité de force motrice. Et puis allez au fond de la notion de corps : qui dit corps dit un être multiple; il y a donc quelque chose qui se répète, qui se multiplie, qui s’étend, qui résiste. Ce quelque chose, ce principe d’existence et d’unité, c’est la force.
Direz-vous que la notion de force est vague et confuse, que nous ne connaissons les forces que par leurs effets? « Cela serait vrai, si nous n’avions pas une âme et si nous ne la connaissions pas... Se trouvera-t-il quelqu’un pour révoquer en doute que l’âme pense et veut, qu’en nous-mêmes nous tirons de nous et de notre fond des volitions et des pensées, tout cela spontanément?... Ce serait récuser ce témoignage de la conscience qui nous atteste qu’elles sont nôtres, ces actions que nos adversaires transportent à Dieu. »
L’âme humaine, voilà le type toujours présent de l’activité. Otez à l’âme la raison et la liberté, réduisez-la à ces appétits aveugles, à ces sensations confuses, à ce que Leibnitz appelle des pensées sourdes: vous avez la vie animale. Retranchez encore, concevez la conscience de plus en plus obscurcie, comme dans un rêve faible et confus, tout proche de l’engourdissement complet : vous avez la vie purement organique. Enfin, là où il ne reste qu’une activité qui se disperse et s’échappe complètement à elle-même, c’est l’être inorganique, l’être brut. Voilà, dira-t-on, un être inerte. Point du tout; l’inertie n’est qu’à la surface. Ce qu’on appelle repos n’est qu’un mouvement devenu imperceptible. Ce qui paraît permanence passive est un équilibre passager produit par des forces qui luttent et se neutralisent.
Combien d’ailleurs est petite la part de la matière inorganisée dans l’univers! « Chaque corps organique, dit Leibnitz, est une espèce de machine divine ou d’automate naturel qui surpasse infiniment tous les automates artificiels. En effet, une machine faite par l’art de l’homme n’est pas machine dans chacune de ses parties : par exemple, la dent d’une roue a des parties ou des fragmens qui n’ont plus rien d’artificiel; mais les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivans, sont encore machines dans leurs moindres parties jusqu’à l’infini. C’est ce qui fait la différence entre la nature et l’art, c’est-à-dire entre l’art divin et le nôtre... Par où l’on voit qu’il y a un monde de créatures, de vivans, d’animaux, d’âmes, dans la moindre partie de la matière. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, comme un étang plein de poissons; mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un autre jardin et un autre étang... Ainsi il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers; point de chaos, point de confusion qu’en apparence... »
En effet, deux grandes lois régissent ce nombre prodigieux de forces, et ces deux lois se ramènent à une seule, la loi de continuité. D’abord, toute force agissant sans relâche, son état actuel dépend toujours de son état antérieur, et la suite de ces états forme une chaîne continue où il n’y a jamais d’interruption. « Le présent est gros de l’avenir. Le futur pourrait se lire dans le passé, l’éloigné est exprimé dans le prochain. On pourrait connaître la beauté de l’univers dans chaque âme, si l’on pouvait déplier tous ses replis... »
Cette continuité n’exclut pas les changemens notables. Voici en effet une pierre lancée qui rencontre un obstacle et revient sur soi; voici un animal qui passe du sommeil à la veille, d’un état de langueur à un état d’excitation. Ne croyez pas que la loi de continuité soit violée. Il en est ici comme dans certaines courbes connues des géomètres, qui ont des points d’inflexion et des points de rebroussement. Cela n’empêche pas que le développement de ces courbes ne soit régi par une loi simple et régulière. Tout au contraire la courbe s’infléchit et rebrousse chemin pour obéir à sa loi.
La continuité ne se rencontre pas seulement dans le déploiement particulier et individuel de chacune des forces de la nature; elle préside à leur hiérarchie. Ces forces s’ordonnent en groupes analogues qu’on appelle des espèces et des genres. Or ces espèces forment une gradation parfaitement suivie. Vous passez des formes d’existence les plus simples à des formes de plus en plus compliquées. Point d’intervalle, point de vide entre ces formes. La nature ne va point par sauts et par bonds. Elle passe d’un degré à un autre degré par des transitions insensibles. Vous croyez constater un intervalle vide dans les espèces de la nature. Attendez. L’espèce qui vous manque, quelque chercheur obstiné va la découvrir. C’est une lacune, non de la nature, mais de la science. Aussi bien les yeux de l’homme ont une faible portée, et la nature est immense; l’homme ne dure qu’un jour, et la nature est immortelle. Si telle forme n’est pas réalisée dans notre univers, elle l’est dans un des univers sans nombre qui nous enveloppent de leur immensité. Si elle n’existe plus aujourd’hui, elle existait dans un autre âge; elle s’est transformée pour reparaître un jour. Si elle n’est pas visible à nos sens, c’est peut-être qu’elle se cache dans l’abîme sans fond des êtres imperceptibles. Dans l’espace, dans le temps, dans la grandeur et dans la petitesse, dans toutes les formes et dans tous les degrés de l’existence, partout et toujours, la nature va à l’infini.
Combien Descartes et ses disciples s’étaient écartés de la vérité! Ils voyaient partout l’inertie, et partout éclate l’activité. Ils avaient séparé l’homme du reste de la création, et laissé entre l’esprit et la matière un immense hiatus. Ce vide n’existe pas; tous les êtres ont de l’analogie, et la nature est la sœur de l’humanité. — D’un autre côté, combien ceux qui contredisent Descartes tombent au-dessous de lui, quand ils ressuscitent le vieux système des atomes de Démocrite! Quelle étrange conception que cet univers de Newton, où un certain nombre de molécules nagent dans un vide infini qu’on réalise sous le nom d’espace! L’espace pur est une abstraction, c’est un ordre de coexistence, comme le temps est un ordre de succession. Point de vide, point d’intervalle entre les êtres, point de limites à leur nombre et à leur durée. Partout la force, partout la continuité, partout l’infini.
« Après avoir établi ces choses, dit Leibnitz, je croyais entrer dans le port; mais lorsque je me mis à méditer sur l’union de l’âme et du corps, je fus comme rejeté en pleine mer, car je ne trouvais aucun moyen d’expliquer comment le corps fait passer quelque chose dans l’âme, ni comment une substance peut communiquer avec une autre substance créée... » Voilà bien en effet la vraie difficulté dans toute sa généralité et dans toute sa profondeur. Faut-il désespérer de la résoudre? Leibnitz ne le croit pas, et c’est du fond même de la difficulté que sort pour lui la solution. Il se dit que l’action effective, réelle, d’une substance sur une autre substance est une chose inconcevable, par conséquent une chose naturellement impossible. Pour qu’une force put agir réellement sur une autre force, il faudrait un miracle. Or quoi de plus contraire à l’esprit de la science que de supposer des miracles, et quoi de plus absurde que des miracles perpétuels et universels? D’un autre côté, toute substance n’est-elle pas une force? toute force n’est-elle pas active de sa nature et continuellement en action? tous ses actes, tous ses états successifs ne forment-ils pas une suite continue, où chaque état présent a sa racine dans l’état antérieur, et ainsi de suite? Dès lors ne peut-on pas concevoir chacune des forces qui composent l’univers comme renfermant en elle, dès l’origine, toute la suite de ses développemens? Admettez maintenant que ces forces soient en harmonie par leur constitution naturelle, et alors tout se passera comme si elles agissaient véritablement les unes sur les autres, bien que chacune n’agisse que sur soi.
Voilà le merveilleux spectacle que nous présente l’univers. C’est un nombre infini de forces, d’unités vivantes, identiques dans l’essence, différentes par le degré du développement. Ces degrés divers les classent en familles, en genres et en espèces qui s’élèvent, par une gradation continue, de la nature brute, où la vie sommeille, jusqu’aux splendeurs de la nature spirituelle, et il faut y comprendre, avec les minéraux, les plantes, les animaux et les hommes, tous les êtres grossiers ou sublimes qui comblent les intervalles, peuplent d’autres mondes et complètent l’ensemble infini de l’univers. Or chacun de ces êtres n’a besoin que de lui-même pour se développer à travers les siècles et tirer de son sein la suite entière de ses évolutions et transformations successives. Et cependant, comme tous ces êtres sont mêlés les uns avec les autres, comme il y a une certaine correspondance entre leurs développemens, il semble que tous ces êtres agissent l’un sur l’autre; il semble que la vie de l’univers soit une lutte. Non, c’est une harmonie. Chaque âme, sans sortir de soi, agit en parfait accord avec toutes les autres; elle est comme un petit monde en raccourci, elle représente l’univers selon son point de vue; elle est comme un miroir vivant où l’univers entier vient se réfléchir.
Et maintenant est-il possible à un philosophe, après avoir contemplé cet immense et harmonieux univers, de ne pas s’élever plus haut? Où trouver en effet la raison d’être, la raison suffisante de ce nombre infini de forces qui s’échelonnent dans un plan si régulier et concourent avec une si infaillible harmonie? Il la faut aller chercher dans un principe premier où la force et la substance, l’être et la vie, s’identifient au sein d’une perfection absolue, être des êtres, force des forces, unité des unités, idéal accompli de l’existence, « Dieu, dit Leibnitz, est l’unité primitive et la substance simple, originaire, dont toutes les monades créées sont des productions et naissent, pour ainsi dire, par des fulgurations continuelles de la Divinité. »
Cette unité suprême n’est pas la substance aveugle de Spinoza, produisant sans le savoir et sans le vouloir, par une nécessité mathématique, une infinité de modes qui se succèdent et se poussent comme des flots, sans tendre à aucun but, sans concourir à aucun plan : cause aveugle et fatale, produisant l’intelligence sans être intelligente et la liberté sans être libre; cause inférieure à ses effets. ou plutôt n’étant cause que de nom. C’est une véritable cause, une cause intelligente, libre, agissant selon un conseil éternel; c’est l’être tout parfait concentrant en sa mystérieuse unité l’intelligence, la sagesse, la liberté, la justice, la bonté, en un mot toutes les perfections morales.
Si Dieu est par essence un principe d’intelligence, d’harmonie et de bonté, le mystère de l’origine des choses s’éclaircit. L’univers n’est plus l’ouvrage du hasard ou de la nécessité. Il est un acte d’amour, un rayonnement de la pensée de Dieu, une expression vivante de ses perfections. Toutes les formes possibles de l’existence sont éternellement présentes à la sagesse divine. Voilà la matière tout idéale du monde. Dieu y choisit parmi toutes les combinaisons la meilleure, celle où la simplicité des moyens se combine avec l’excellence et la fécondité des résultats. On croit faire Dieu plus grand en concevant sa puissance comme absolue et supérieure à toute loi; « mais, s’écrie Leibnitz, où sera donc sa justice et sa sagesse, s’il n’a qu’un pouvoir despotique, si la volonté lui tient lieu de raison, et si, selon la définition des tyrans, ce qui plaît au plus puissant est juste par là même? »
Cette idée d’un Dieu adorable dans ses voies est l’idéal de l’homme de bien, qui toujours dans sa conduite s’efforce d’imiter le Créateur, c’est-à-dire de tout faire en vue du mieux, et qui, alors même que ses prévisions sont démenties et ses desseins avortés, se résigne de bonne grâce, convaincu que la Providence tire le bien du mal, et fait tout aboutir à la meilleure fin. Il ne faut pas être aisément parmi les mécontens dans aucune république; mais dans la république dont Dieu est le chef, le mécontentement est de l’aveuglement et de la folie.
Celui qui n’envisage que le monde où vit l’humanité et ne s’attache qu’à la condition présente et visible de l’univers, celui-là ne peut comprendre l’économie du plan divin, parce qu’il ne voit pour ainsi dire qu’une scène du drame infini de la vie universelle. « Il est semblable à un homme né et élevé dans les mines de sel de la Thrace, et qui se persuaderait qu’il n’y a dans le monde d’autre lumière que la faible lueur de ces lampes languissantes qui suffisent à peine à diriger ses pas dans l’obscurité. » Etendons nos regards à l’avenir et au passé. Tout être, quel qu’il soit, homme, animal, plante et ce qu’on appelle chose inanimée, tout être est immortel de sa nature. Rien ne périt, comme rien ne commence d’être, absolument parlant. Création, annihilation, ce sont des mots de la langue de Dieu, non de celle des hommes. Pour nos yeux corporels, les êtres semblent sortir du néant pour y rentrer. La raison dissipe ces prestiges; elle nous apprend que la mort n’est, comme la naissance, qu’une transformation. En réalité, point de mort, mais « un progrès perpétuel et spontané du monde tout entier vers ce comble de beauté et de perfection universelles dont les œuvres de Dieu sont capables, de sorte que le monde marche à une condition toujours meilleure[13]. »
Dans ce progrès perpétuel et indéfini des êtres, il en est un qui est capable de connaître tous les autres, d’embrasser le plan de l’univers et de concourir aux desseins du Créateur. Un tel être non-seulement ne saurait perdre sa substance, mais il ne peut pas perdre ce qu’il y a en elle de plus divin, la personnalité morale. Écoutons Leibnitz s’expliquant sur ce grand sujet dans une page inédite, la plus belle que ces derniers temps aient eu la fortune de découvrir :
« Pour faire juger par des raisons naturelles que Dieu conservera toujours non-seulement notre substance, mais encore notre personne,... il faut joindre la morale à la métaphysique, c’est-à-dire ne pas seulement considérer Dieu comme le principe et la cause de toutes les substances et de tous les êtres, mais encore comme chef de toutes les personnes intelligentes et comme le monarque de la plus parfaite cité ou république, telle qu’est celle de l’univers, composée de tous les esprits ensemble... Et comme Dieu lui-même est le plus grand et le plus sage des esprits, il est aisé de juger que les êtres avec lesquels il peut, pour ainsi dire, entrer en conversation et même en société, en leur communiquant ses sentimens et ses volontés d’une manière particulière et en telle sorte qu’ils puissent connaître et aimer leur bienfaiteur, le doivent toucher infiniment plus que le reste des choses... Les seuls esprits sont faits à son image et quasi de sa race, ou comme enfans de la maison, puisqu’eux seuls le peuvent servir librement et agir avec connaissance à l’imitation de la nature divine. Un seul esprit vaut tout un monde, puisqu’il ne l’exprime pas seulement, mais le connaît aussi et s’y gouverne à la façon de Dieu. Tellement qu’il semble, quoique toute substance exprime l’univers, que néanmoins les autres substances expriment plutôt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment plutôt Dieu que le monde... Et si le premier principe de l’existence du monde physique est le décret de lui donner le plus de perfection qu’il se peut, le premier dessein du monde moral ou de la cité de Dieu, qui est la plus noble partie de l’univers, doit être d’y répandre le plus de félicité qu’il sera possible,... car la félicité est aux personnes ce que la perfection est aux êtres. Il ne faut donc point douter que Dieu n’ait ordonné tout, en sorte que les esprits non-seulement puissent vivre toujours, ce qui est immanquable, mais encore qu’ils conservent toujours leur qualité morale, afin que sa cité ne perde aucune personne, comme le monde ne perd aucune substance[14]. »
Que peut savoir la philosophie de l’état des âmes dans la vie future? Rien de précis; mais ce que la raison peut assurer, c’est que l’état futur de l’âme ne sera pas un état d’immobilité, de contemplation oisive et stérile. Comment l’âme perdrait-elle son essence, qui est l’activité, et sa loi, qui est le progrès? Et puis, comment pourrait-elle, étant finie et se déployant dans le temps, atteindre et posséder son idéal éternel et infini? « Ainsi notre bonheur ne consistera jamais et ne doit pas consister dans une pleine jouissance, où il n’y aurait plus rien à désirer, et qui rendrait notre esprit stupide, mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et à de nouvelles perfections. »
Nous retrouvons au terme de la philosophie de Leibnitz ce que nous avons rencontré au début et dans toute la suite de sa vaste déduction : les idées de progrès, de gradation continue, d’harmonie, et toutes ces idées dérivant d’une idée première, l’idée de la force en action. Il est clair que Leibnitz est tout entier dans cette idée, et que non-seulement sa métaphysique, mais tous ses travaux en physique, en mathématiques, en physiologie, en géologie, en un mot toutes ses découvertes dans les genres les plus divers en découlent comme de leur source.
Il y a aujourd’hui des critiques qui traitent la métaphysique avec un superbe dédain. S’ils consentent à admirer Aristote, c’est comme naturaliste. Descartes, c’est comme géomètre, Leibnitz, c’est comme mathématicien. Aristote est fort heureux d’avoir écrit autre chose que sa Métaphysique ; ce qui l’a sauvé, c’est son Histoire des animaux. Est-ce avec son cogito ergo sum que Descartes aurait découvert sa nouvelle géométrie? Ce sont les progrès antérieurs de la science et son propre génie de géomètre qui lui ont suggéré sa découverte, et ce pas immense fait en avant a été le point d’appui de Leibnitz, qui ne serait pas Leibnitz, mais un rêveur inutile, s’il n’avait inventé que les monades et 1er harmonie préétablie.
Voilà les beaux raisonnemens de nos esprits positifs ; mais en vérité ils choisissent assez mal leurs preuves, car toute l’Histoire des animaux d’Aristote est fondée sur une idée métaphysique particulièrement méprisée de certains savans, l’idée de cause finale. Selon Aristote, toute la nature est animée d’une aspiration secrète vers un bien qu’elle ignore, mais qui l’attire invinciblement. Chaque règne, chaque espèce est un effort qu’elle fait pour atteindre une fin qui est le point de départ d’un effort nouveau vers une fin plus haute, jusqu’à ce qu’on arrive à la fin dernière, qui n’est autre que Dieu, l’homme est au milieu de cette échelle infinie; toute la nature aspire vers lui, et lui, c’est à Dieu qu’il doit aspirer. Et voilà comment Aristote a été conduit à prendre l’organisation de l’homme comme un type en y rapportant tous les organes des êtres inférieurs. C’est là une vue de génie, j’en atteste l’admiration reconnaissante de Cuvier, et il faut y voir le germe de cette physiologie comparée qui est l’honneur de notre temps; mais quiconque isole cette idée de l’ensemble des vues d’Aristote, j’ose dire qu’il n’en comprend pas toute la portée et toute la grandeur.
Est-ce aussi un procédé vraiment philosophique de couper Descartes en deux, de mettre d’un côté le métaphysicien, de l’autre le géomètre, afin d’exalter celui-ci aux dépens de celui-là? Descartes est un, et ses idées de physicien, de physiologiste, de géomètre, forment un tout indivisible. Croyez-vous travailler à la gloire du père de la philosophie moderne et expliquer l’influence prodigieuse qu’il a exercée sur les progrès de l’esprit humain en le réduisant à n’être, comme tel de nos savans, qu’une spécialité? Si Descartes a fait une révolution en physique et en physiologie, c’est parce qu’il avait fait une révolution en métaphysique. C’est le métaphysicien dans Descartes qui ramenait, par une analyse profonde, la notion de la matière à l’étendue et au mouvement, et de là une physique nouvelle qui a pu contracter avec les mathématiques une alliance féconde, susciter Newton et aboutir au véritable système de l’univers. Qu’est-ce au fond que la grande découverte mathématique de Descartes, selon les juges autorisés? C’est un moyen de transformer et de simplifier toute une série de problèmes en ramenant les grandeurs géométriques à des grandeurs d’une forme plus générale et plus simple. N’est-ce point là une vue de métaphysicien creusant jusqu’au fond les notions premières pour en atteindre les élémens et s’élever ainsi au plus haut degré d’abstraction et de généralité?
Je demande maintenant si ce n’est pas défigurer Leibnitz et le briser puérilement en mille morceaux que de vouloir séparer ses découvertes en tout genre de sa métaphysique, qui en fait l’unité. Il est clair d’abord que toutes ses idées de physicien sont fondées sur deux bases métaphysiques, la notion de force et le principe de la moindre action. En physiologie, sa théorie de la préformation organique est évidemment liée à ses vues générales sur le développement continu des êtres. C’est au nom de la loi de continuité qu’il a prophétisé l’existence d’êtres intermédiaires entre le règne animal et le règne végétal, qu’il appelait fort bien des plantes-animaux, et c’est ainsi qu’il a suggéré à l’un de ses disciples, Tremblay, la découverte capitale des polypes. Cette même puissance de divination se montre dans sa géologie, qu’un savant distingué vient de remettre en lumière[15]. Leibnitz est un des premiers qui aient refusé de voir dans les empreintes organiques des hautes montagnes des jeux de la nature ou des effets du hasard; il explique ces phénomènes et beaucoup d’autres par l’action naturelle et combinée de l’eau et du feu, et, toujours guidé par ses vues métaphysiques, il montre du doigt à Cuvier et à Blainville la place des espèces perdues. Mais arrivons à la plus belle de ses découvertes scientifiques, celle du calcul infinitésimal ; je demande s’il ne revenait pas de droit à Leibnitz, ce procédé merveilleux qui a soumis l’infini au calcul? Leibnitz est le grand théoricien de l’infini. Il a passé sa vie à réfléchir sur toutes les formes que l’infini peut revêtir, soit dans la nature, soit dans les combinaisons de l’esprit humain. Aussi les nouvelles publications tendent à établir de plus en plus que Leibnitz n’a rien emprunté à Newton. Il semble même que dans l’ordre du temps il ait devancé son rival illustre; mais sans faire de conjectures prématurées, ce qui prouve avant tout son droit d’inventeur, c’est la forme même de sa découverte, forme si importante en mathématiques, où la langue est la moitié de la science. Or Euler et Lagrange, Laplace et Poisson, et après eux leur digne interprète, M. Biot, ont expressément reconnu que la supériorité du calcul de Leibnitz et son originalité même tiennent à sa forme, entièrement dégagée de l’idée de mouvement, plus métaphysique par conséquent, et par là plus simple et plus féconde[16].
Entre la monade leibnitzienne et l’infiniment petit mathématique, est-il possible de méconnaître l’analogie? Leibnitz lui-même se plaît à la signaler, tout en ayant soin de nous montrer la différence, que certains de nos contemporains ont méconnue. Décomposer les élémens finis de la grandeur en élémens infiniment petits, puis recomposer la grandeur et la rétablir dans son unité, ce procédé, qui est celui du calcul différentiel et intégral, est-il autre chose qu’un cas particulier du procédé général de Leibnitz en métaphysique? Leibnitz contemple l’ensemble des phénomènes du Cosmos, et partout il trouve des composés. Or le composé suppose le simple. Il faut donc, pour atteindre les véritables élémens de l’existence, pousser jusqu’à l’infini et concevoir des unités indivisibles; ce sont les forces élémentaires. C’est à l’aide de ces forces, en les concevant infinies en nombre et en durée, en les rattachant entre elles par la loi d’une gradation continue, en suivant le cours de leurs transformations perpétuelles et les voyant émaner d’un principe commun, c’est ainsi que Leibnitz recompose le monde après l’avoir décomposé. Il intègre après avoir différencié, il fait la synthèse après avoir épuisé l’analyse.
Et comment nous représente-t-il la Divinité? Sous les traits d’un géomètre qui sans cesse résout ce problème : l’état présent d’une monade étant donné, calculer toute la suite de ses états passés, présens et futurs, et par elle tous les états présens, passés et futurs de tout l’univers. Or, comme pour Dieu penser et faire c’est tout un, Leibnitz a pu écrire cette parole ingénieuse et profonde : Dum Deus calculat, fit mundus ; Dieu calcule, et le monde se fait.
On me dira : Mais enfin la métaphysique de Leibnitz a passé, et son calcul reste. Je réponds qu’il y a en effet dans la philosophie de Leibnitz, comme dans toute philosophie humaine, des parties caduques, mais j’ajoute que les grandes idées du profond métaphysicien ont survécu à la ruine de quelques-unes de ses théories. Aujourd’hui autant et plus que jamais la philosophie de l’histoire comme l’histoire naturelle, l’étude philosophique des langues et du droit comme celle des couches terrestres et des révolutions du globe, sont encore pleines des idées métaphysiques de Leibnitz, toujours vivantes et toujours fertiles. Que dirait ce grand homme, s’il voyait les airs de dédain que prennent certains critiques et certains savans en parlant de sa métaphysique, au moment même où ils en invoquent les principes sans le savoir? Je le vois répéter avec un sourire calme et malicieux son mot spirituel : « J’aime à voir fleurir dans les jardins d’autrui les plantes dont j’ai fourni la graine. » Aussi bien il a suffi à Maine de Biran, au commencement de ce siècle, d’une idée de Leibnitz pour jeter par terre l’empirisme de Condillac et lancer la philosophie française dans une voie plus large et plus haute, et ceci me conduit à un dernier trait que je voulais signaler dans cet inépuisable génie.
Leibnitz n’a jamais cru que sa doctrine fût tout entière à lui, ni qu’elle rendît toute autre doctrine inutile. Il appliquait à l’histoire de la philosophie et il s’appliquait à lui-même son principe de la continuité : suivant lui, le signe d’une grande philosophie, c’est d’absorber toutes les doctrines antérieures en les fondant au creuset d’une idée nouvelle. « Les systèmes, disait-il, sont vrais dans ce qu’ils affirment, faux dans ce qu’ils nient. » Donc la doctrine la plus vraie, c’est la plus compréhensive, comme Dieu est le principe le plus parfait parce qu’il exclut toute négation.
Il faut entendre Leibnitz faire la part de ses devanciers et sa propre part avec une largeur de critique, une sérénité d’appréciation et une hauteur de point de vue vraiment incomparables : « J’ai été frappé d’un nouveau système... Depuis je crois voir une nouvelle face de l’intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de tous côtés, et qu’après il va plus loin qu’on n’est allé encore... La vérité est plus répandue qu’on ne pense; mais elle est très souvent fardée, et très souvent aussi enveloppée et même affaiblie, mutilée, corrompue... En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les anciens, ou, pour parler plus généralement, dans les antérieurs, on tirerait l’or de la boue, le diamant de la mine, et la lumière des ténèbres, et ce serait en effet perennis quœdam philosophia.»
C’était donc assez pour Leibnitz d’avoir apporté une idée nouvelle, et il laissait à ses successeurs la gloire de l’absorber à leur tour dans une idée plus complète. Voyons si la seconde philosophie allemande, celle qui a succédé à Leibnitz et à Wolf, a vraiment agrandi leur héritage. Plus qu’aucun autre, Hegel s’est flatté d’avoir absorbé et dépassé tous ses devanciers; c’est cette prétention que nous allons maintenant discuter.
Si l’originalité est une des ambitions les plus hautement déclarées de Hegel, elle est aussi un des plus puissans prestiges de sa doctrine. Et cependant la philosophie de Hegel fût-elle neuve, cela ne voudrait pas dire qu’elle fût vraie, le faux et l’absurde même pouvant avoir leur originalité; mais enfin ce serait quelque chose d’avoir ajouté une grande et nouvelle erreur à l’histoire des erreurs de l’esprit humain.
J’interroge les interprètes de Hegel, et ceux qui l’ont exposé avec impartialité sur pièces authentiques, comme M. Wilm[17], et ceux qui l’ont supérieurement discuté, comme M. Vacherot[18], ou ceux enfin qui l’ont, comme M. Véra[19], traduit et commenté avec la plus rare pénétration. Trois idées se détachent sur le fond du système : l’idée de l’identité de la pensée et de l’être, l’idée an processus nécessaire et éternel de l’absolu, enfin l’idée de l’identité des contradictoires. Eclaircissons un peu ces formules, qui n’en ont pas médiocrement besoin.
La nouvelle philosophie allemande a commencé par un doute. La pensée humaine saisit-elle véritablement les êtres? ou, en d’autres termes, les idées sont-elles l’expression des choses? C’est ainsi que s’offrit à l’esprit de Kant le problème éternel. Il parut le résoudre par une sorte d’idéalisme sceptique. Suivant lui en effet, l’univers n’est autre chose que l’ensemble de nos sensations. Qu’est-ce que la matière en soi? Un agrégat de molécules ou un système de forces? Est-elle finie ou infinie dans l’espace? est-elle éternelle? a-t-elle commencé? y a-t-il même de la matière? Nous l’ignorons. Et nous qui raisonnons sur la matière, que sommes-nous? Nous sentons nos modifications intérieures, nous saisissons la surface de notre être; mais le fond, est-il un ou multiple, étendue ou pensée, esprit ou matière? Autant de questions, autant d’énigmes. A plus forte raison l’existence de Dieu, sa nature, son mode d’action, sont-ils pour nous des mystères impénétrables. Que savons-nous donc en définitive? Qu’il y a en nous des idées, et que ces idées se développent suivant certaines lois. La pensée et ses lois, le sujet et ses formes, voilà le terme de la science.
Cette doctrine paraît faire la part bien petite à l’esprit humain. Elle est timide et modeste au premier abord; mais cette modestie est un leurre. Le scepticisme n’est ici que l’orgueil spéculatif qui se déguise pour faire accepter un dogmatisme énorme. Il y a au fond du doute apparent de Kant une idée d’une hardiesse extraordinaire : c’est la réduction des deux élémens dont se compose la science à un seul, c’est la confiscation générale des êtres au profit de la pensée.
Ce ne fut pas Kant lui-même qui dégagea nettement cette idée, mais son disciple Fichte, un de ces héroïques logiciens qui n’ont peur de rien, pas même de l’extravagance, Kant croyait avoir assez fait de transformer tous les problèmes philosophiques par un changement radical de point de vue : il avait essayé en métaphysique la révolution de Copernic en astronomie; il avait placé au centre, comme le soleil du système, la pensée humaine, jusque-là reléguée à la circonférence. La hardiesse de Fichte fut plus grande : il déclara que la pensée était à la fois le centre et la circonférence, qu’elle faisait tout, qu’elle était tout. C’est ce qu’on appelle en Allemagne l’idéalisme subjectif absolu.
Voilà la pensée allemande achoppée à une absurdité, car quoi de plus absurde et de plus impossible que de nier l’être? Il fallait reculer, changer de direction, ou périr. Ce mouvement nécessaire fut l’ouvrage de Schelling. Il replaça en face l’un de l’autre les deux termes du grand problème, la pensée et l’être, le sujet et l’objet. Mais comment aller d’un de ces termes à l’autre? comment expliquer leur coexistence et leur rapport? comment sortir du dualisme? Schelling fut frappé d’une idée, c’est que l’opposition apparente de l’être et de la pensée, de la matière et de l’esprit, pourrait bien couvrir une intime analogie, car enfin la matière la plus grossière renferme encore des forces et des lois. Or la force est quelque chose de spirituel, et la loi, c’est de l’intelligence, c’est de la pensée à l’état objectif. D’un autre côté, la pensée n’existe pas d’une manière abstraite; elle a un point d’appui dans le lieu, dans le temps, dans un sujet matériel. Or, s’il y a de la pensée dans la matière et de la matière sous la pensée, si le sujet et l’objet, loin de s’exclure, se supposent et se pénètrent réciproquement, ne pourrait-on pas concevoir à l’origine des choses un principe unique où la matière et l’esprit auraient leur racine commune, où le sujet et l’objet trouveraient leur point d’indifférence et d’identité? Ce principe, se déployant en vertu de son essence, n’est d’abord que matière diffuse. Par degrés, il prend une forme plus précise, il devient espace, chaleur, lumière, mouvement, spontanéité, vie. Arrivé là, il commence à sentir et à gouverner plus librement son activité; il monte les degrés de l’échelle animale. Il dormait dans le minéral et dans la plante, il rêvait dans l’animal, il se réveille dans l’homme. Ici la pensée prend conscience d’elle-même ; elle aspire de plus en plus à se saisir, à se maîtriser, à se comprendre. Le progrès de ce mouvement, c’est l’histoire de l’homme, ce héros de l’épopée éternelle que compose l’intelligence céleste, et dont le terme, c’est d’arriver à la plénitude de la pensée et de la liberté.
Telle est dans ses traits essentiels la conception de Schelling, et il suffit de cette esquisse pour montrer que des trois idées dont Hegel revendique la découverte, l’idée de l’identité de la pensée et de l’être, et l’idée du processus éternel et nécessaire de l’absolu, il en est deux au moins qui appartiennent à Schelling (lui appartiennent-elles tout à fait? c’est ce que nous verrons tout à l’heure). Reste la troisième idée, l’idée de l’identité des contradictoires.
Cette fois il semble que les droits de Hegel à l’originalité soient incontestables. Soutenir que l’être et le néant sont identiques, que le principe fondamental de la logique en vertu duquel les contradictoires s’excluent a fait son temps, et qu’il doit céder sa place à une logique transcendante qui réduit tout à l’identité, voilà qui est à coup sûr assez nouveau; mais tout esprit exercé devinera qu’il y a ici quelque secret, car si Hegel s’était borné à dire qu’en toutes choses le oui est identique au non, on ne pourrait le défendre contre ceux qui l’ont flétri du nom de sophiste, et dans ce cas même il n’aurait pas le triste mérite d’être original, puisqu’il ne ferait que recommencer Gorgias. Toutefois ce genre de réfutation est trop aisé pour être sérieux, et au lieu de lancer l’anathème contre Hegel, il vaut mieux essayer de le comprendre.
Hegel a été frappé, comme tout esprit philosophe, des contradictions de la pensée humaine. Ce n’est pas lui, ni son maître Kant qui ont inventé les antinomies ; mais ils les ont fait ressortir avec une admirable profondeur. Qui ne sait combien l’idée d’un monde éternel confond l’imagination? et d’un autre côté, quoi de plus difficile à faire accepter à la raison pure que l’idée d’un commencement absolu des choses? Pareillement, si vous donnez des limites à l’univers, Descartes vous dira que vous enfermez l’œuvre de Dieu dans une boule; mais si vous vous hasardez, sur la foi de Pascal, à concevoir l’univers comme une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part, on vous accusera de témérité et de contradiction. Que dirai-je de l’antinomie de l’esprit et de la matière? Dieu est-il esprit? comment alors a-t-il fait la matière? Est-il matière? comment a-t-il fait l’esprit? Et l’antinomie de la Providence et du libre arbitre? Si Dieu agit sur le monde, comment ne fait-il pas tout? et si l’homme fait quelque chose, la Providence n’est donc pas toute-puissante? Certes elle serait longue la liste des antinomies, et je ne veux pas l’épuiser; mais j’en citerai une qui peut-être les renferme toutes : c’est l’opposition du fini et de l’infini. S’il y a un Dieu, ce Dieu est l’être infini, illimité, parfait; il est toute pensée et toute activité. Comment alors y a-t-il de la place pour autre chose? L’infini, par sa perfection même, ne peut sortir de soi. Or, s’il ne peut sortir de soi, la création est impossible et le fini n’est qu’une illusion. D’un autre côté, si vous posez le monde comme fini, il est clair qu’il ne se suffit pas à lui-même. Le fini suppose donc l’infini; mais en même temps il l’exclut, car étant hors de lui, il le limite, et en le limitant il le détruit.
Qui ne connaît pas ces oppositions est peu philosophe ; qui s’imagine en avoir la clé n’est pas modeste ; qui se persuade qu’à défaut de la philosophie, les dogmes de tel ou tel culte les font disparaître est sujet à illusion. Au surplus, je ne reproche pas à Hegel d’avoir essayé de résoudre les antinomies de la raison; c’était son droit de grand métaphysicien. Je dis seulement qu’il ne les a pas résolues, et que (dans son erreur même il a été beaucoup moins original qu’il ne l’a cru.
Rendons-lui cette justice qu’il n’a pas cherché à atténuer, à adoucir ou à tourner la difficulté. Loin de là, je dirais plutôt qu’il l’a grossie; c’est en l’abordant de front et en la poussant à bout qu’il a cru en triompher. La contradiction, s’est-il dit, est partout; elle est dans la pensée comme dans les êtres. Mais quoi! c’est peut-être là un trait de lumière. Qui sait si la contradiction n’est pas dans la nature même des choses? Or, supposé qu’il en fût ainsi, on comprendrait fort bien que la contradiction se rencontrât nécessairement dans la pensée humaine, et alors, au lieu de s’effrayer de telle ou telle contradiction particulière, il faudrait chercher partout les contradictions, les recueillir, les rapprocher, les coordonner pour les ramener à une loi générale, et de la sorte pourquoi n’arriverait-on pas à trouver la loi suprême des choses et la méthode qui doit présider à l’organisation de la science absolue et définitive?
Les philosophes, depuis Platon, se sont consumés en vains efforts pour passer du réel à l’idéal, du fini à l’infini. Ce passage ne pouvait être trouvé sous le règne de l’ancienne logique, car entre l’idéal et le réel il y a contradiction. De même tous les grands physiciens ont cherché le passage de la pensée à l’être, du sujet à l’objet, et ils n’ont pu le trouver. C’est encore parce qu’ils se sont laissé effrayer par la contradiction des deux termes. Au lieu de s’arrêter court ou de chercher quelque chemin détourné pour éviter l’obstacle, il fallait résolument passer par-dessus. Oui, la matière et l’esprit, le sujet et l’objet, le fini et l’infini, sont contradictoires, cela est vrai; mais en même temps ils sont identiques. Tout être est à la fois matériel et spirituel, fini et infini, immuable et en mouvement, mortel et divin. La vie n’est que la lutte et l’harmonie des contradictions. La matière se transforme progressivement en esprit; l’infini par sa nature sort de lui-même : il se brise, il se contredit, il devient fini. L’éternité devient temps, l’immensité devient étendue, l’être abstrait se fait concret, le positif absolu se nie en se déterminant, et cette contradiction primitive, loin d’empêcher la création, en est le moteur véritable. C’est pour sortir de la contradiction qui est dans son fond que l’être entre en mouvement pour concilier les élémens rebelles de son essence. Contradiction et identité, thèse, antithèse et synthèse, voilà la loi de la création, voilà le rhythme éternel et universel de l’idée.
Telle est la grande découverte de Hegel, celle qui ravit ses disciples d’étonnement et d’enthousiasme. Lui-même, ce hardi et puissant esprit, s’en est tellement enchanté qu’il a entrepris l’immense labeur d’appliquer son idée au système entier des existences. Et il ne s’est pas découragé un instant, durant vingt années, jusqu’au jour où il est mort à la tâche. Il part d’une première contradiction, celle du néant et de l’être, réconcilie ces deux idées dans celle du devenir, et puis, allant de l’abstrait au concret, passant de la logique pure à la physique, à l’astronomie, à la physiologie, puis du monde corporel à l’homme, parcourant la religion, l’art, la politique, la philosophie, Hegel explique toute l’histoire de la nature et toute celle de l’humanité par un système de contradictions qui se rattachent toutes à celle de l’être et du néant, première contradiction, mère de toutes les autres. Et c’est ainsi qu’il croit avoir pacifié l’esprit humain, réconcilié tous les systèmes, expliqué toutes les religions, fondé enfin la science absolue et dit le dernier mot de la philosophie.
Aucun esprit un peu exercé et un peu calme ne contestera la grandeur de l’effort et ce qu’il a fallu, pour suivre jusqu’au bout un pareil dessein, de force dans l’esprit, d’étendue dans les connaissances, de courage dans le caractère et de foi généreuse au fond du cœur; mais la question est de savoir ce que vaut l’idée première. Je m’adresse aux hégéliens et je leur dis : Prenez-vous le principe de l’identité des contradictoires dans son sens rigoureux? On vous dira tout net qu’il est absurde. Le mot est dur; mais je m’en rapporte ici à mes adversaires, par exemple à M. Véra, un des dévots de Hegel, et l’un de ses plus fidèles et de ses plus habiles interprètes. Je lis dans sa savante introduction que si par principe de contradiction on entend que la même chose ne peut pas être et n’être pas dans le même temps et sous le même point de vue, alors, ce principe est incontestable[20]. Voilà un aveu dont je prends acte; il honore le bon sens de M. Véra. Mais, quoi! lui dirai-je, y a-t-il donc deux manières d’entendre le principe de contradiction? Quand Platon, qui l’a formulé le premier, l’opposait avec tant de force et une ironie si perçante aux Thrasymaque et aux Polus, l’entendait-il autrement? et Aristote, qui en a fait l’axiome fondamental de sa logique, ne le prenait-il pas dans le même sens? Que venez-vous donc nous parler de deux logiques, la logique de l’entendement, fondée sur le principe de contradiction et bonne apparemment pour les esprits vulgaires, et la logique de la raison, logique nouvelle, logique transcendante, à l’usage des penseurs de l’école allemande? Malheur aux inventeurs de logiques nouvelles! Il n’y a pas deux logiques, car il n’y a qu’un esprit humain.
Mais si vous reculez sagement devant la négation du principe de contradiction, que devient votre principe fastueux de l’identité des contradictoires? Il se réduit à dire que les contradictions sur lesquelles le scepticisme s’est appuyé de tout temps ne sont qu’apparentes, que ce sont de simples oppositions qui peuvent être conciliées. Si vous ne dites que cela, je dis comme vous; seulement je vous attends à l’œuvre. Et quand vous m’annoncez que vous avez trouvé une méthode infaillible pour résoudre toutes les oppositions, je vous écoute avec quelque surprise, mais non sans infiniment de curiosité. Quel est donc ce moyen infaillible et universel de conciliation? Si je vous entends bien, il consiste à substituer à l’idée d’un Dieu créateur, tirant l’univers du néant, l’idée d’un devenir éternel et nécessaire, où l’être et le néant contractent un mariage éternellement fécond, ou encore à remplacer l’idée d’un Dieu distinct de l’homme et objet de son adoration par l’idée d’un Dieu qui n’est d’abord que l’être indéterminé, mais qui, se déterminant par une loi nécessaire de son essence, devient successivement toutes choses, et parvient enfin dans l’homme à la pleine conscience de lui-même. Ceci est très clair, j’en conviens; par malheur, ceci n’est pas original. Vous avez pris cette idée dans Schelling et dans Fichte.
— Oui, répondrez-vous, j’ai en commun avec Schelling l’idée du développement progressif de l’absolu; mais ç’a été chez lui une simple intuition : il n’a pas su tirer parti de son idée, l’organiser en système; il n’a pu trouver une méthode pour déduire le néant de l’être et le fini de l’infini. Moi, Hegel, j’ai trouvé cette méthode. — Soit; mais encore une fois quelle est cette méthode? est-elle fondée sur l’identité des contradictoires, oui ou non? Si vous abandonnez cette identité prise au sens strict et absolu, votre système n’est que celui de Schelling mis sous des formes régulières, et alors vous devez renoncer à vos prétentions à l’originalité, ou bien, si vous voulez à toute force être original et avoir découvert une logique nouvelle, alors il faut reprendre le principe de l’identité absolue des contradictoires, vous inscrire en faux contre le sens commun, et soutenir que, rigoureusement parlant, l’être et le néant, le fini et l’infini, le oui et le non, sont identiques.
C’est ici que vous attendent d’habiles dialecticiens; ils vous arrêtent dès votre première déduction. Elle consiste à montrer premièrement que l’être et le néant sont identiques, — secondement qu’ils sont contradictoires, — troisièmement qu’ils s’identifient dans le devenir. Mais d’abord vous ne prouvez pas l’identité de l’être et du néant. Assurément l’être pur, l’être absolument indéterminé, est fort éloigné de la réalité; néanmoins il en retient quelque chose, car c’est un terme positif: donc il n’est pas identique au néant, qui est tout négatif. Si l’être et le néant n’avaient pas de différence, vous ne pourriez pas les distinguer, les nommer, car deux identiques ne font qu’un. Vous vous acharnez en vain contre la loi primitive de la pensée; vous oubliez cette maxime : « Il ne faut pas se raidir contre les choses, car elles ne s’en inquiètent pas. »
Admettons maintenant qu’il y ait d’abord identité, puis contradiction entre ces deux concepts; on ne vous accordera pas pour cela qu’ils doivent se concilier dans le devenir. Le concept du devenir est un concept tiré de l’expérience. Il suppose le changement. le temps, la succession, le nombre, ou tout au moins la possibilité de tout cela. Or le conflit de ces deux pures abstractions, l’être et le néant, est un conflit stérile, incapable de rien engendrer de concret, de réel et de vivant.
Ce ne sont là que quelques-unes des difficultés que soulève la déduction de Hegel. M. Trendelonburg en Allemagne et tout récemment en France M. Paul Janet, dans un livre d’une vigoureuse et fine dialectique, les ont mises dans le plus grand jour. M. Janet fait voir avec une sagacité supérieure que si la logique de Hegel se réduit à montrer en toute chose des oppositions et à essayer de les concilier, elle n’est qu’une imitation de la dialectique platonicienne. Ce n’est pas Hegel qui le premier a été frappé de l’opposition de l’être et du néant, de l’unité et de la pluralité. Platon, dans deux de ses plus profonds dialogues, a développé cette opposition. Le Parménide est destiné à prouver que l’unité et la pluralité sont inséparables, quoique opposées. Le but du Sophiste, c’est d’établir que l’être et le non-être ne sont pas absolument inconciliables[21]. Qu’a fait Hegel ? Il a exagéré la pensée de Platon. Au lieu de résoudre les oppositions, il a transformé de simples oppositions en contradictions absolues, et par là il s’est retranché tout moyen de les concilier.
Point de milieu : il faut maintenir le principe de l’identité des contradictoires, et alors on vous défie de faire un pas, ou reconnaître que ce qu’on appelle contradiction n’est qu’une simple opposition, et alors adieu la logique nouvelle, adieu le rhythme de l’idée, adieu la méthode absolue, adieu l’originalité de Hegel ! — Le système de Hegel n’est plus qu’une forme nouvelle donnée à l’idée de Schelling. Or les historiens de la philosophie vont arriver à leur tour, et ils ne manqueront pas de vous montrer que l’idée même de Schelling n’est pas une idée vraiment originale. Ce qui trompe ici, ce sont les mots, les formules, qui ne devraient être que les servantes dociles des idées et qui en sont les ennemies mortelles. L’identité absolue, le sujet-objet, l’indifférence du différent, tous ces grands mots dont Pascal disait : Je liais les mots d’enflure, tout cela fait illusion. — Eh bien ! tout cela, c’est le vieux panthéisme. M. Schelling est plus original que Hegel ; mais il n’est pas vraiment original. Il n’est qu’un kantien devenu spinoziste. Ajoutez que ce kantien est un homme de la plus belle imagination, versé dans toutes les connaissances humaines, et semant les aperçus à pleines mains dans un langage plein de poésie et d’éclat. Mais ils ont beau dire, lui et Hegel, que leur système n’est pas celui de Spinoza, qu’il a manqué à Spinoza l’idée de l’absolu en travail pour arriver à la conscience de lui-même : le fond reste identique, et je nie que même avec cette addition le panthéisme ait beaucoup gagné à passer de Spinoza à Schelling et de Schelling à Hegel. Ceci m’amène à dire au moins un mot sur le fond des choses.
Évidemment ce n’est pas en quelques lignes qu’on peut juger un système qui a occupé la vie d’un esprit très étendu et très vigoureux. Je veux expliquer seulement sous quel jour nouveau se montre la philosophie allemande, aujourd’hui qu’elle est sortie de ses voiles et que la lumière s’est faite.
Le système de Hegel se présente au premier abord comme aussi éloigné que possible du sensualisme. L’Allemagne le prend de très haut avec les sens et les faits de l’expérience. C’est par la seule spéculation a priori qu’elle prétend construire le système des choses. La foi dans les idées y est poussée jusqu’au paradoxe. Ainsi Hegel vous dira non-seulement qu’il y a dans tout être réel une idée, mais que l’idée, quoique invisible, est plus réelle que l’être même que vous voyez et touchez. Un individu, pour Hegel, n’est pas quelque chose de vraiment réel ; séparé de son idée, conçu comme pur individu, il n’est plus qu’une abstraction.
Est-ce là un jeu d’esprit ? Je ne le crois pas. S’il en est ainsi, qu’y aura-t-il de plus réel et de plus sacré pour Hegel que l’idée de Dieu ? Aussi Hegel paraît-il profondément convaincu de l’existence de la Divinité. Ce principe qu’il appelle l’Idée et qui apparaît sans cesse à toutes les mailles du réseau inextricable de sa déduction, ce personnage mystérieux qui est pour ainsi dire l’acteur unique et tout-puissant du drame, Hegel se plaît à le nommer l’Esprit universel. Il reproche à Spinoza d’avoir fait de son Dieu une sorte de matière, au lieu de le concevoir comme sujet, comme esprit vivant ; — il l’accuse de s’être inscrit en faux contre les causes finales, ce qui lui a ôté le sens de la nature et celui de l’histoire, d’avoir nié la liberté en réduisant tout au mécanisme, enfin de n’avoir compris que d’une façon très incomplète la portée profonde des dogmes chrétiens. Hegel est-il sincère en parlant ainsi ? Je le crois fermement.
Et cependant essayons d’aller au fond de sa pensée, à ce fond reculé, qui souvent reste obscur aux yeux mêmes du penseur de génie, et ne se révèle qu’avec le temps à ses disciples ou mieux encore à ses adversaires. Hegel place à l’origine des choses une première idée, l’idée de l’être pur. Otez ce principe, le système entier s’évanouit. Rétablissez-le, tout en sort nécessairement. Voilà donc le point de départ; allons au point d’arrivée. L’esprit universel, d’abord être pur, sort de cet état d’indifférence; il entre dans le devenir. Il parcourt toutes les formes et tous les degrés de la vie. Où vient-il aboutir? à l’homme. Cela doit être, dit Hegel. En effet, quel est le but du mouvement de l’esprit universel? C’est d’entrer en pleine possession de lui-même par la conscience et la liberté. Or cette fin magnifique s’accomplit dans l’homme et ne peut s’accomplir qu’en lui; elle est l’ouvrage de la civilisation et surtout de la philosophie. C’est par elle que la civilisation se complète, et que l’homme, après avoir traversé les formes imparfaites de la société civile et les symboles successivement épurés des arts et des différens cultes, arrive enfin à comprendre le fond de la politique, de l’art et de religion, qui est la liberté universelle et l’universelle identité.
Je demande où est Dieu dans ce système. Est-il au point de départ, au point d’arrivée ou sur le chemin? dans les autres grands systèmes de panthéisme, Dieu est ou paraît être au point de départ. Ainsi il est très certain que le Dieu de Plotin c’est l’Unité, et que le Dieu de Spinoza c’est la Substance. Hegel est, je crois, le premier panthéiste qui ait déclaré que l’être pur, point de départ de sa philosophie, est une pure abstraction. Je lui reconnais volontiers cette originalité là. Il confesse expressément que l’idée de l’être pur est une idée très pauvre et très vide, qu’il n’y en a pas de plus pauvre et de plus vide[22]. — Cela se conçoit : il voulait identifier cette idée avec celle du néant; il fallait bien la rabaisser.
Mais cela mène loin. Si l’idée de l’être pur est la plus creuse de toutes les idées, elle ne saurait aspirer au titre de Dieu. Quel est donc le Dieu de Hegel? S’il n’est pas au point de départ, chose fort étrange, est-il au point d’arrivée? Ce point d’arrivée c’est l’homme.
Il n’y aurait qu’un moyen pour Hegel d’échapper à cette conséquence, ce serait de dire que Dieu est partout et nulle part, qu’il n’est ni au point de départ ni au point d’arrivée, qu’il est la loi nécessaire qui fait passer l’être de l’un à l’autre; mais alors Dieu ne serait qu’une abstraction. Où trouver le point d’appui de son être et comment lui donner un sujet d’inhérence? Si donc l’on ne veut pas que ce Dieu s’évanouisse en fumée, si on tient à le réaliser, il faut nécessairement l’incarner dans l’homme.
Quoi de plus arbitraire maintenant et quoi de plus absurde que cette incarnation? De quel droit prétend-on arrêter à l’homme le mouvement de la dialectique? Quoi! l’esprit universel est en quête de la perfection, et, devenu homme, il s’arrête là! Pourquoi ne se fait-il pas ange? pourquoi ne quitte-t-il pas la terre pour le ciel? Hegel n’entend point ainsi les choses. Suivant lui, l’homme est le dernier mot de la nature, et la terre est le séjour nécessaire de l’Esprit universel. Cette idolâtrie de l’homme est poussée à un tel point que Hegel n’a jamais admis le système de Newton, qui fait de la terre une planète, et qu’il a toujours considéré le système de Ptolémée, qui place la terre au centre, comme plus philosophique. Ceci touche au ridicule, mais c’est le propre de certains esprits de ne pas s’arrêter devant le ridicule, qui n’est après tout que le sourire du sens commun. Aussi bien tout panthéiste conséquent doit s’étonner que l’homme habite une planète aussi modeste que la terre, et il y a dans le système de Newton une grande leçon d’humilité pour l’esprit humain.
Quoi qu’il en soit, il est très clair qu’avec ses airs d’idéalisme et ses professions de foi spiritualistes et chrétiennes, la philosophie de Hegel aboutit à ce résultat, que tout part du néant pour s’arrêter à l’homme, et qu’au-dessus de l’homme et au-delà de la vie terrestre il n’y a rien. C’est ce qu’on appelle en bon français de l’athéisme et du matérialisme absolus.
Ici les hégéliens se récrient, et peu s’en faut qu’ils ne se déclarent calomniés. On leur fait, disent-ils, une guerre peu loyale en les combattant avec les préjugés du sens commun. Ne sait-on pas, entre philosophes, que le Dieu du vulgaire n’est autre chose qu’une idole? Il suffit donc, pour ne pas être matérialiste et athée, d’admettre le Divin, l’Idéal, alors même qu’après avoir posé d’une main cet idéal, on le retirerait de l’autre en le réduisant avec toute sorte de précautions et d’égards à une catégorie de l’esprit humain, ou en déclarant avec franchise et naïveté qu’il ne manque à sa perfection qu’une seule chose, qui est d’exister. Alors Voltaire aurait cent fois raison, s’il revenait au monde, de vous donner un rôle dans sa charmante pièce des Systèmes, et de vous faire dire en face à votre étrange Dieu :
Je crois fort, entre nous, que vous n’existez pas.
Les hégéliens ont senti ce côté faible de leur système, et pour le couvrir ils ont imaginé de faire au bon sens un grand sacrifice, comme sur un vaisseau en péril on jette à l’eau ce qui est trop lourd; ils ont fait le sacrifice de Spinoza. J’en connais qui vont jusqu’à dire que le spinozisme est un crime. Eh! grand Dieu! qu’a donc fait cet honnête Spinoza de si criminel? Après avoir été persécuté par les dévots, il ne lui manquait plus que les injures des panthéistes! Son crime, c’est d’avoir nié l’idéal, méconnu la finalité de la nature, la liberté de l’homme, et tout réduit au fatalisme. Vous parlez d’or, dirai-je aux hégéliens; mais est-ce à vous de parler ainsi? Quoi! vous avez emprunté à Spinoza son idée de l’immanence[23], aussi bien que son idée de l’identité absolue du sujet et de l’objet[24], et puis vous venez lui faire un procès criminel ! Ceci est de l’ingratitude et, qui plus est, de la maladresse, car la différence qui vous sépare de Spinoza est bien petite, en vérité. Il n’a pas compris, dites-vous, que le développement de l’absolu devait avoir un terme, une fin idéale, et que cette fin, c’était l’affranchissement complet de l’esprit; mais vous, qui l’accusez de fatalisme, de quel droit parlez-vous des fins de la nature? Vous êtes dupes d’une illusion, ou vous voulez faire des dupes. Je comprends que la création ait une fin, s’il y a un créateur intelligent et libre qui se soit proposé cette fin, et qui y conduise toutes choses ; mais si ce que vous appelez Dieu n’est qu’un principe inconscient qui se développe sans le savoir et sans le vouloir, quand vous venez m’apprendre que le monde est sorti du néant sans autre cause que le besoin de résoudre l’antinomie du néant avec l’être, et sans autre fin que de donner à un philosophe allemand l’occasion de s’immortaliser en découvrant qu’il n’y a de ciel que sur la terre et de Dieu que dans l’homme, je dis alors qu’avec tous vos raffinemens dialectiques et vos grands mots de divin et d’idéal, vous tombez au-dessous du vulgaire, qui adore du moins de nobles symboles, tandis que vous, vous déguisez sournoisement votre incrédulité soue des formules, à moins que vous ne vous incliniez dévotement devant des mots.
Si tel est le fond de l’hégélianisme, pouvons-nous espérer qu’il exerce sur la pensée française une heureuse influence? Selon nous, il ne peut aujourd’hui produire que deux effets également funestes, je veux dire de favoriser le scepticisme et de précipiter le mouvement qui pousse les esprits au dédain de la métaphysique et au culte exclusif des sciences positives. Ce sont deux des plus graves maladies morales de notre temps.
Il y a parmi nous une école critique qui a écrit sur son drapeau la formule hégélienne : L’être n’est qu’un éternel devenir. Je dis à ces savans hommes : Vous avez une mortelle peur des opinions vulgaires, vous voulez être originaux ; mais vous ne faites après tout qu’exagérer les principes d’une école voisine que vous maltraitez volontiers, l’école historique. Vous voulez donner à la science pour base l’érudition, soit; mais l’érudition ne se suffit pas à elle-même. Vous savez ce que les diverses races d’hommes ont pensé du beau, du juste, du divin; mais vous ne savez pas ce qu’il faut en penser, et vous ne voulez pas qu’on s’en inquiète. Vous oubliez que la critique n’est possible et féconde que pour qui a un critérium. Or où est votre critérium en philosophie, en politique, en esthétique? Hegel du moins ne s’est pas arrêté au devenir, il en a cherché la loi; mais vous, de Hegel vous reculez à Héraclite. Souvenez-vous qu’après Héraclite sont venus Protagoras et Pyrrhon. Vous êtes des critiques sans critérium, c’est-à-dire des sceptiques, et le scepticisme, dans la pratique, c’est l’indifférence.
Et puis prenez-y garde : l’habitude hégélienne de voir partout des contradictions, de les créer sans raison, de les résoudre sans rigueur, est une habitude sophistique. On en voit des traces chez Hegel, à plus forte raison chez ses disciples[25]. L’habitude aussi de s’imaginer qu’il y a deux logiques, celle du vulgaire, à qui le principe de contradiction suffit, et puis une logique transcendante, qui nous élève au-dessus du sens commun et où les contradictions ne sont plus qu’un jeu, cette habitude donne une superbe et une outrecuidance fâcheuses. On en viendrait, comme les Thrasymaque et les Prodicus, à croire que le critique, faisant à son gré le beau et le laid, le vrai et le faux, tirant l’être du néant et le néant de l’être, est une espèce de créateur, de tout-puissant. Il y a là une ivresse des plus dangereuses : dans les esprits supérieurs, cela tourne à l’exaltation; dans les esprits simplement distingués, c’est un ridicule.
Si l’abus de la critique mène à l’indifférence et à l’orgueil, le culte exclusif des sciences positives produirait pis encore, car j’aime mieux l’exaltation orgueilleuse de l’esprit que son abaissement. L’hégélianisme, qui enivre certaines intelligences, a le triste privilège de produire également l’effet contraire. Cela se conçoit : s’il n’y a pour l’homme d’autre horizon que celui de ce monde, si au-delà de l’univers sensible rien n’existe que l’insaisissable absolu, qui en lui-même n’est qu’une abstraction creuse et ne se réalise qu’en prenant un corps dans l’espace et dans le temps, il est clair que la métaphysique n’a plus d’objet. Il faut laisser l’âme et Dieu aux enfans et aux femmes, et la véritable théodicée consiste à étudier, non pas les inutiles d’un être fantastique, mais les dimensions réelles de l’étendue et les utiles propriétés de l’électricité et de la chaleur. Toute science humaine est dans l’étude des faits, toute action humaine dans l’application de ces faits à nos besoins physiques, et tout idéal de société dans l’art d’assurer aux hommes à tout prix le plus grand bien-être matériel et la plus parfaite sécurité.
Est-ce là que les sciences doivent conduire la civilisation moderne ? Il faudrait alors maudire le jour où elles sont sorties du génie de Descartes, de Leibnitz et de Newton ; mais ces noms seuls nous avertissent que le divorce entre les sciences positives et les nobles spéculations est un divorce artificiel. Il a sa cause dans l’immense étendue que les sciences ont prise depuis soixante ans, et, il faut bien le dire, dans la rareté d’esprits tout à fait supérieurs. Vienne un Leibnitz, il dira aux philosophes : Cultivez les sciences ; pour moi, j’ai commencé par la physique et les mathématiques, et ce sont elles qui m’ont aidé à saisir le côté faible de Spinoza et à trouver une métaphysique meilleure qui, à son tour, m’a fait voir plus clair dans les sciences particulières. — Puis il dira aux savans : Gardez-vous de dédaigner la métaphysique. Pour moi, si J’ai tant travaillé, ç’a été, je l’avoue, pour l’amour d’elle. On n’est grand dans une science particulière qu’en s’élevant au-dessus. Rien de plus trompeur que la passion aveugle des applications immédiates ; les plus utiles découvertes ont été faites par des théoriciens qui avaient l’air de ne s’occuper que de l’inutile. Courir aux résultats en dédaignant la théorie, c’est vouloir les effets en supprimant les causes, c’est couper l’arbre pour manger le fruit. Que deviendront les sciences, réduites à des spécialités ? Elles se diviseront de plus en plus et s’en iront en poussière. Pour qu’elles fleurissent, il faut qu’elles vivent d’une vie commune, qu’elles se touchent et se rejoignent par leurs principes généraux. Plus de divorce alors entre la métaphysique et les sciences positives. L’esprit humain retrouve son unité, et l’univers son divin principe. Le mathématicien philosophe s’élève jusqu’à celui que Kepler appelait après Platon l’éternel géomètre ; l’astronome ne nie plus le moteur universel ; les sciences physiques reconnaissent des sœurs dans les sciences morales ; le politique et le jurisconsulte rattachent leurs recherches aux décrets de la justice et de la sagesse éternelles ; le linguiste est averti, par les lois immuables des idiomes les plus divers, qu’il y a un premier principe de la parole qui est aussi le premier principe de la pensée, et l’historien, dans la suite des révolutions et des empires, reconnaît la même sagesse toute-puissante qui brille dans l’architecture des cieux, et d’où émanent tout ordre, toute existence, toute vie, toute harmonie, toute beauté.
EMILE SAISSET.
- ↑ Voyez le savant et intéressant rapport de M. Damiron dans les Comptes-rendus de l’Académie, mai 1860.
- ↑ L’autre est M. Félix Nourrisson, qui vient de publier son mémoire, œuvre d’un art délicat, où l’auteur, en prenant pour guide le beau programme de l’Académie, a su encadrer sans confusion des textes innombrables.
- ↑ Deux volumes ont déjà paru chez Firmin-Didot ; ils contiennent la correspondance, en bonne partie inédite, de Leibnitz et de Bossuet pour la réunion des protestans et des catholiques, avec un grand nombre d’autres pièces du plus haut intérêt.
- ↑ Nous n’avions que vingt-quatre lettres de Leibnitz à Bossuet, onze de Bossuet, dix de Mme de Brinon. M. Foucher de Careil nous donne quatre-vingt-douze lettres de Leibnitz, vingt-cinq de Bossuet, trente de Mme de Brinon, et il y ajoute dix-sept lettres de Pellisson, trois de Molanus, etc.
- ↑ Lettre de janvier 1681, dans M. de Rommel, t. II, p. 17 et suiv.
- ↑ Dans les Annales imperii Brunsvicences.
- ↑ Voyez la correspondance inédite de Leibnitz avec Malebranche, publiée par M. Cousin dans ses Fragmens de philosophie cartésienne.
- ↑ Voyez la correspondance de Leibnitz avec le landgrave de Hesse-Rhenfiels, publiée par M. de Rommel, t. Ier, p. 313 et ailleurs.
- ↑ Voyez, dans les Nouvelles Lettres et Opuscules inédits de Leibnitz publiés par M. Foucher de Careil, le morceau intitulé Vita Leibnitz, ouvrage de Leibnitz lui-même, dont l’autographe se conserve à la bibliothèque de Hanovre.
- ↑ Voyez, dans les Nouvelles Lettres, le morceau intitulé Discours sur la démonstration de l’existence de Dieu, p. 23.
- ↑ Réfutation inédite de Spinoza par Leibnitz, préface de l’éditeur, p. 64.
- ↑ La Philosophie de Leibnitz, par M. Félix Nourrisson, page 76, 1 vol. in-8o chez Didier.
- ↑ Fragment publié par M. Erdmann, p. 150.
- ↑ Cette page est tirée de la récente publication déjà citée de M. Grotefend.
- ↑ Protogée, traduite par le docteur Bertrand de Saint-Germain, avec une introduction remarquable par la sobriété d’une érudition étendue et par une netteté et une précision toutes philosophiques.
- ↑ Voir les derniers articles de M. Biot sur Newton dans le Journal des Savans.
- ↑ Dans son Histoire de la Philosophie allemande, 4 vol. in-8o.
- ↑ Voyez son livre La Métaphysique et la Science, t. II, p. 233 et suiv.
- ↑ Logique de Hegel, traduite pour la première fois et accompagnée d’une introduction et d’un commentaire perpétuel, par M. Véra, 2 vol. in-8o, chez Ladrange. — Du même auteur, Introduction à la philosophie de Hegel.
- ↑ Traduction française de la Logique de Hegel, , t. Ier, p. 41 et suiv.
- ↑ Voyez le remarquable ouvrage intitulé la Dialectique dans Platon et dans Hegel, par M. Paul Janet, 1 vol, in-8o, chez Ladrange.
- ↑ « L’être et le non-être, dit Hegel, sont les déterminations les plus pauvres, par cela même qu’elles forment le commencement. » — « Le point essentiel dont il faut bien se pénétrer, c’est que ce qui fait le commencement, ce sont ces abstractions vides (Durflige, leere Abstraktionen), et que chacune d’elles est aussi vide que l’autre. » (Logique, partie Ire, § 87 et 88, papes 14 et suivantes du tome II de la traduction de M. Véra.)
- ↑ « Deus est rerum omnium causa immanens, non vero transiens. » — Spinoza, Éthique, part. 1.
- ↑ « Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum. » — Spinoza, Éthique, part. 2.
- ↑ Voyez les écrits de M. Proudhon, particulièrement le Système des Contradictions économiques.