Leconte de Lisle bibliothécaire (Henri Welschinger)



LECONTE DE LISLE BIBLIOTHÉCAIRE



La reprise des Érinnyes a ramené l’attention sur Leconte de Lisle. Le poète, le dramaturge, l’artiste incomparable qu’il était, ont suscité des articles pleins d’intérêt. Peu d’hommes ont été plus étudiés que lui, surtout après son élection à l’Académie, ce qui l’agaçait quelque peu, car il disait parfois : « Il me semble qu’avant 1886, j’étais déjà Leconte de Lisle ! » On a décrit son enfance, sa vocation poétique, ses études, ses amitiés et ses haines, les sources de ses œuvres ; on a scruté ses traductions des grands Classiques, ses lettres, le sentiment spiritualiste qui animait son Chemin de Croix et quelques-uns de ses premiers poèmes, puis l’hostilité farouche contre le catholicisme qui marqua plus d’un de ses écrits et comment, après avoir chanté les anges, il était arrivé à louer le diable, puis à souhaiter le repos du néant. Mais on a peu parlé jusqu’ici du bibliothécaire. Cette lacune, je désire la combler. En faisant appel à mes souvenirs, j’évoquerai un Leconte de Lisle peu connu, d’un esprit singulièrement caustique et fort original.

Au lendemain du succès du Passant, à l’Odéon, en 1869, Coppée pensa à son maître qui traversait alors des moments difficiles, et lui offrit gracieusement sa place à la Bibliothèque du Sénat. Quant à lui, comptant sur un avenir qui s’annonçait plein de promesses, il se réservait, pour le moment, de vivre avec le produit de quelques contes et de quelques poèmes, en attendant de nouveaux triomphes au théâtre. C’est lui qui, le premier, accourut dans la même bibliothèque, annoncer à Leconte de Lisle son élection en remplacement de Victor Hugo. « Pourvu, dit le grand poète, que celui qui me recevra, ne cite pas Midi roi des étés !… » Ce fut naturellement la première pièce que loua Alexandre Dumas. Midi, tant de fois cité, faisait sur Leconte de Lisle l’effet que le Vase brisé faisait sur Sully-Prudhomme, le Passant sur Coppée et Mandolinata sur Paladilhe. Oh ! La vengeance de la renommée !… Quant à la fameuse lettre de Leconte de Lisle, lors de son échec en remplacement d’Autran, où il disait à Victor Hugo, en lui attribuant l’unique voix qu’il eut ce jour-là : « Vous m’avez nommé ; je suis élu », Gaston Boissier me disait plus tard qu’il croyait bien que Victor Hugo avait voté blanc.

L’auteur des Poèmes barbares avait eu d’abord pour bibliothécaire en chef Étienne Gallois, puis en 1876, Charles-Edmond Choecki, le romancier et dramaturge connu. Celui-ci, qui avait pour collaborateurs des hommes de talent comme Louis Ratisbonne, Auguste Lacaussade et Anatole France, lui témoigna une réelle amitié. Ce fut lui qui obtint l’admission des Érinnyes à l’Odéon. La lecture de la tragédie avait eu lieu dans le petit cabinet de Charles-Edmond, voisin du cabinet des Questeurs. Leconte de Lisle s’était installé dans la grande bibliothèque où se trouve la coupole peinte par Delacroix, dans l’encoignure formée à gauche par la première grande fenêtre qui donne sur le jardin du Luxembourg. Là, assis à un petit bureau de bois noirci, il n’avait, sur le rayon qui le surmontait, que les études bibliques de Ledrain, le Bhâgavata, le Râmâyana et quelques livres de Louis Ménard. Il arrivait tous les jours vers une heure, fumait une ou deux cigarettes, rédigeait quelques lettres ou transcrivait des vers, d’une écriture lente et superbe. Il aimait surtout à causer, mais ne souffrait pas qu’un importun le troublât dans ses causeries ou dans sa quiétude.

Un jour, un jurisconsulte, nouvellement élu au Sénat, vint lui demander de lui procurer le Promptuarium de Cujas.

— De qui ? fit Leconte de Lisle en dressant une oreille offensée.

— De Cujas, monsieur.

— Connais pas !… Ce nom d’ailleurs sonne mal. Ne serait-ce pas de lui que Plaute aurait dit :

Rogant cujatis sit ?

— Comment ? Vous êtes bibliothécaire au Sénat et vous ne connaissez pas Cujas, le célèbre commentateur du Code théodosien ?

— Je n’ai pas cet honneur. Je connais bien Cujus, mais pas du tout Cujas.

— Trêve de plaisanterie, Monsieur !… Vous devez avoir ici les Paratilia sur le Digeste. Donnez-les moi.

— Vous tenez beaucoup à avoir ça ?

— Oui, Monsieur.

— Alors, suivez-moi.

Et Leconte de Lisle quitte lentement sa place, sort par la porte du milieu de la Bibliothèque et pénètre dans le sombre couloir qui forme le pourtour de la salle des séances, suivi du sénateur confiant. Arrivé à l’extrémité, il se glisse dans une petite porte secrète dissimulée sous une draperie et disparaît, comme Mordaunt dans Vingt ans après, devant les trois Mousquetaires. Il descend rapidement l’escalier en colimaçon qui menait au rez-de-chaussée, près du bureau de Poste, et c’est là que je le rencontre, ravi de sa bonne farce et riant aux éclats. Je l’interroge, surpris, et il me semble l’entendre encore me répondre : « Croyez-vous qu’un sénateur m’a demandé un livre ?… Aussi, je l’ai perdu dans les couloirs ! » Cette amusante révolte contre une requête si naturelle me rappelle un mot de Louis Ratisbonne : « Une place de bibliothécaire doit être une sinécure. J’entends donc qu’on me laisse tranquille… sine cura. Si l’on a besoin d’un livre, eh bien, qu’on le demande à Chauvelot ! » Chauvelot, c’était le garçon chef, un brave et digne homme qui connaissait très bien sa bibliothèque. Je ne dois cependant pas oublier l’excellent sous-chef de la Bibliothèque, M. Bureau, qui était fort attaché à sa besogne et rendait à tous d’utiles services.

Le grand poète était en bonnes relations avec Ratisbonne et Anatole France, jusqu’au jour où se croyant offensé par une remarque ironique de ce dernier, il lui envoya ses témoins. Le duel se termina à coups de plumes, comme jadis celui de Ratisbonne avec Albert Rogat, à coups de parapluie devant les Débats, rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, ce qui faisait dire à Rogat : « Nous nous sommes arrêtés à la première eau ! » Leconte de Lisle n’aimait pas le poète Lacaussade, son collègue et son compatriote de l’île Bourbon, qu’il accusait, avec Victor Hugo, d’avoir, il y a bien longtemps, tué le Latournelle de Marion Delorme. Cependant, celui-ci, à son arrivée à Paris, avait été fort obligeant pour lui, l’aidant de sa bourse et de ses bons conseils. Je ne sais ce qui avait pu diviser ces deux hommes ; mais ils se détestaient. Chaque fois que Leconte de Lisle passait devant le bureau de Lacaussade, il murmurait entre ses dents : « Makoko ! Cocotier ! » Et l’autre répondait à mi-voix : « Bouffon solennel ! » Leur inimitié était devenue de la haine.

Leconte de Lisle n’aimait guère non plus le charmant poète Octave Lacroix, secrétaire-rédacteur du Sénat et, comme Lacaussade, ancien secrétaire de Sainte-Beuve. La cause de leurs divisions était, paraît-il, une réplique un peu trop hardie d’Octave Lacroix. Celui-ci avait demandé un jour à Leconte de Lisle pourquoi il n’avait révélé à personne le secret de la pension qu’il avait reçue de 1864 à 1870 sur la cassette impériale par l’intermédiaire de Jobbé-Duval et de Mme  Cornu. L’auteur des Érinnyes le regarda de travers et lui répondit sèchement : « Quand on va… quelque part, est-ce qu’on est forcé de le dire ? — Non, répliqua Octave Lacroix ; mais on y va pour laisser et non pour prendre ! » Ces quelques mots acerbes suffirent pour brouiller le poète des Chansons d’avril et son illustre collègue.

Leconte de Lisle n’était d’ailleurs tendre pour personne. J’ai vu, à son enterrement, pleurer à chaudes larmes le bon Henri de Bornier. Qu’aurait dit celui-ci s’il avait su que le mort tant regretté lui avait destiné cette épitaphe prématurée :

Ci-gît un tout petit académicien
Qui, s’il rimait fort mal, du moins buvait fort bien !

Leconte de Lisle m’a conté plusieurs traits qui montrent à quel point il avait le verbe féroce. Faisant répéter, à l’Odéon, à Marie Laurent le rôle de Klytemnestra, il la reprit vertement à propos d’un passage mal dit. L’actrice se rebecqua : « Je n’entends pas ces vers ainsi, moi ! — Vous les direz comme je les ai faits, moi ! — Non, monsieur ! — Si, madame ! — Ah çà ! pour qui me prenez-vous ? — Pour une trompette, madame, et c’est moi qui souffle dedans ! — Trompette, monsieur, trompette !… Encore s’il avait dit : clairon ! » Et la répétition s’acheva en déroute. Le lendemain, jour de la reprise, pour se venger, Marie Laurent sauta brusquement le passage contesté.

Leconte de Lisle avait une façon de fixer son interlocuteur avec son monocle qui ne laissait pas d’embarrasser. Un jeune écrivain qui ne le connaissait pas, eut l’imprudence de railler ses noms à la grecque : Adès, Poseidôn, etc. ; ce qui lui valut un regard courroucé et une réplique tellement roide que je n’ose l’imprimer ici. Très peu de personnes, d’ailleurs, savaient que, comme pour Gaston Paris, le terrible monocle dissimulait la perte d’un œil. « J’ai, disait quelquefois en riant le poète, de fameux ancêtres : Brontès, Steropès et Pyrakmôn, qui forgeaient la foudre. Mais ne me parlez pas de cet imbécile de Polyphème ! »

Je lui demandais un jour s’il avait vu de près ces lions, ces tigres, ces vautours dont il avait fait de si admirables descriptions : « Certes, dit-il avec gravité, et vous pouvez vous payer leurs têtes très facilement. — C’est bien loin ? — Mais non. Allez, comme moi, à mon champ d’études, le Jardin des Plantes !… » Qui ne l’a pas vu faire des malices, de véritables tours d’enfant et de gamin, rire ensuite à gorge déployée et se moquer de tout, ne l’a pas bien connu. On se le figure trop souvent comme un bonze solennel, figé dans une pose hiératique. Rien de moins exact. Je l’ai vu s’amuser à de petites farces avec une gaieté prodigieuse, Et, lorsqu’il se mettait à railler, il n’épargnait personne. Ses bons mots ne respectaient pas ceux qu’il appelait solennellement « les Pères des Conscrits ». Nous avons eu au Sénat Edmond Adam et Gabriel Adam, ce qui lui inspira ce petit quatrain :

Ô tableau discordant,
Ô triste rêve !
Nous avons deux Adam
Et pas une Ève ?

On disait qu’un tel, grand écuyer, descendait d’une illustre famille : « Mais non, il descend tout simplement de cheval ! » Et d’un autre qui avait échoué à quelques voix dans la Charente-Inférieure : « Il lui a manqué simplement une douzaine de Marennes ! » C’est lui qui fit courir cette question si drôle sur le vieux sénateur O…, qui avait tout à coup transformé sa barbe blanche en barbe fauve : « Quelle différence y a-t-il entre M. O… et Jeanne d’Arc ? — ? — C’est que Jeanne d’Arc était de Vaucouleurs et que M. O… est couleur de veau ! » On répéta le mot et cela fit du bruit au Luxembourg, si bien que l’infortuné sénateur entendit son ami Viette — il était comme lui de Besançon — lui dire un jour : « Bonjour, mon vieux Bison teint ! » À un jeune auteur dramatique qui lui confiait naïvement : « Dans ma nouvelle pièce, c’est l’oncle qui sera le clou. — Alors, mon cher, ce ne sera pas un oncle, mais un furoncle ! » J’en passe et des meilleurs… Ce sera pour une autre fois.

Il était sévère pour les maîtres. Musset lui semblait plus prosateur que poète ; Lamartine, un poète intermittent ; Victor Hugo, le plus grand des lyriques, mais aussi puéril que sublime. C’est par lui que nous avons appris que Bonnat aurait qualifié le poète, dont il faisait le portrait, de « vieux modèle ! » Barbier n’était, pour Leconte de Lisle, qu’un mouton ayant dérobé la défroque d’un lion ; Ponsard, un versificateur de province ; Autran, un barde marseillais ; Baudelaire, un farceur sinistre ; Bouilhet, le dernier débris du romantisme ; Silvestre, un poète pétulant, Bouchor, l’Homère des marionnettes et Mallarmé le Sphinx des Batignolles. Quant aux décadents, aux symbolistes, aux naturalistes, il les exécrait. Je l’ai entendu dire de Verlaine : « On en a fusillé qui ne l’ont pas autant mérité que cet animal-là ! » Il avait horreur de Zola et, après avoir lu la Terre, il criait : « C’est un goujat doublé d’un cuistre ! » Un autre jour, après la lecture de l’Argent, il s’écriait : « Quel dégoûtant animal ! — C’est un sanglier ! dit un ami. — Le croyez-vous sauvage ? » riposta Leconte de Lisle.

Il assistait parfois en curieux aux séances parlementaires et disait en sortant : « Ô Shakespeare ! que de paroles perdues ! » avec le même accent qu’il prenait pour dire, en nous montrant les rayons de la Bibliothèque chargés de livres : « Est-ce que vous avez lu tout ça ? » Puis il contemplait cet amas et ce ramas de bouquins du haut de son monocle rageur, levait les épaules, allumait un cigare et s’en allait… Tel était Leconte de Lisle bibliothécaire.

Henri Welschinger.