Le zodiaque lunaire asiatique antéhistorique


Le zodiaque lunaire asiatique antéhistorique
Texte établi par Arthur de Claparède, Société Générale d'imprimerie (3p. 52-56).

CVIII

LE ZODIAQUE LUNAIRE ASIATIQUE ANTÉHISTORIQUE


Par Léopold de SAUSSURE (Genève)


Au delà des limites de l’histoire proprement dite, deux sortes de faits peuvent nous renseigner sur le passé de l’humanité. Les uns sont des objets matériels : instruments de silex ou de bronze, ossements, mégalithes, etc. Les autres sont d’ordre intellectuel : mœurs, rites : coutumes, langues, croyances, notions scientifiques, etc.

À ce point de vue, l’existence d’un même zodiaque lunaire chez différents peuples de l’Asie ressort du domaine de l’ethnographie comparée ; et c’est cette considération qui m’amène à traiter de ce sujet devant la IXe section du Congrès.

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les savants européens apprenaient par les missionnaires jésuites que, depuis un temps immémorial, les Chinois divisaient le contour du ciel en 28 parties (inégales) jalonnées par certaines étoiles. Un siècle plus tard : les travaux des indianistes révélaient que les Hindous, dès la période védique, avaient une division semblable. Le même zodiaque était signalé, également, chez les Arabes et les Persans.

La commune origine de cette institution est incontestable. L’identité en effet, ne repose pas seulement sur le nombre (28) des divisions, mais aussi, et surtout, sur la composition des groupes stellaires qui en marquent les limites.

En outre, ces 28 repères célestes ne sont pas des constellations susceptibles d’attirer l’attention par leur groupement naturel (comme nos constellations grecques) mais des astérismes arbitrairement composés, les uns de 2 étoiles seulement, les autres de 3, 4, 5 étoiles, parfois davantage.

Une telle coïncidence ne saurait être fortuite ; aussi bien la commune origine de ces systèmes n’a-t-elle jamais été mise en doute. Les seules divergences qui se sont produites dans la discussion de ce zodiaque n’ont porté que sur son lieu d’origine et sur l’époque où il s’est répandu en diverses contrées de l’Asie.

Puisque ce zodiaque apparaît à la fois dans la haute antiquité chinoise (aux environs du XXIIIe siècle) et dans la haute antiquité hindoue (littérature védique), il semble que, depuis un demi-siècle déjà, la critique historique aurait dû admettre que sa diffusion datait d’une époque très ancienne. Mais les discussions scientifiques, lorsqu’elles impliquent plusieurs sortes de compétence, donnent parfois le spectacle d’une singulière incohérence. Celle qui s’engagea sur ce sujet est bien l’exemple le plus surprenant que l’on puisse citer d’une série invraisemblable de malentendus et de coq-à-l’âne.

Un grand physicien et astronome français, J.-B. Biot, après avoir clairement établi les traits essentiels de l’antique astronomie chinoise, crut devoir contester la valeur des traditions védiques sur le zodiaque lunaire et affirmer que les Hindous avaient emprunté ce zodiaque aux Chinois à une époque relativement récente.

Deux indianistes, Weber et Whitney, lui répondirent. Mais au lieu de se borner à rétablir les faits en ce qui concerne l’authenticité des documents védiques, ils tombèrent dans la même faute que Biot en s’aventurant dans un domaine étranger à leur compétence : ils crurent devoir contester, à leur tour, la valeur des textes chinois, sous le prétexte qu’en l’an 213 avant J.-C., l’empereur Ts’in che hoang ti ordonna la destruction des livres antiques[1].

Il y a longtemps que la critique chinoise (historique, philologique et astronomique) a démontré que cet événement n’a pas eu d’effet appréciable sur la littéralité des textes classiques, et la science occidentale a confirmé ses conclusions. Bien loin que les textes astronomiques puissent être suspectés par suite de l’incendie des livres, ils servent au contraire à démontrer l’authenticité de la littérature classique, et à contrôler sa chronologie, par les vérifications mathématiques auxquelles ils se prêtent.

Non-seulement les observations chinoises, qui fixent avec exactitude les positions cardinales du soleil au XXIVe siècle, sont incontestables, mais on peut encore monter beaucoup plus haut dans l’histoire de cette astronomie. Au XXVIIe siècle elle comporte 12 divisions relatives à l’année lunaire ; aux environs de l’an 3000 elle comporte seulement l’emploi rudimentaire de deux grandes constellations opposées, le Scorpion et Orion, dont les insulaires actuels de la Malaisie font encore un usage analogue.

En outre, la division savante du ciel en 28 parties, qui apparaît au XXIVe siècle, révèle à l’analyse la conservation des institutions antérieures (en 2, 4 et 12 parties) parmi les couples exactement symétriques du zodiaque définitif. On peut donc suivre le développement du zodiaque en 28 parties depuis sa formation embryonnaire jusqu’à son entier achèvement et chacune de ces étapes a laissé dans toute l’Asie des vestiges facilement reconnaissables (zodiaque perse des 12 animaux ; configuration stellaire identique du guerrier Orion et du guerrier chinois Tsan ; fable d’Orion piqué par le Scorpion, etc.).

Ce n’est pas ici le lieu de répéter les démonstrations qui établissent ces faits[2]. Il me suffit de dire que la formation du zodiaque lunaire, en Chine, antérieurement au XXIIIe siècle avant J.-C., est absolument certaine ; que son apparition dans l’Inde, dès la période védique, l’est également ; d’où il suit que des communications très anciennes ont existé entre les peuples de l’Asie.

Cette conclusion nécessaire m’a paru de nature à intéresser les savants qui s’occupent de la géographie et de l’ethnographie anciennes. Car elle pose cette question : par quelle voie et de quelle manière ces communications ont-elles pu avoir lieu ?

Mon incompétence en cette matière m’interdit d’aborder un tel sujet, dont la discussion restera d’ailleurs longtemps — peut-être toujours — dans le domaine hypothétique. Qu’il me soit permis, cependant, de faire quelques rapprochements dans cet ordre d’idées.

Dès la période paléolithique, le corail et l’ambre circulaient dans l’intérieur de l’Europe, ce qui montre que les relations commerciales ont existé de tout temps. Dans leur Musée préhistorique G. et A. de Mortillet ont groupé certains objets qui semblent provenir de l’Asie orientale. L’apparition des langues indo-européennes, puis du bronze, a suggéré des hypothèses analogues. M. de Morgan dans ses Recherches sur l’Égypte préhistorique conclut à des relations entre l’Asie centrale et la vallée du Nil. Dans un ouvrage tout récent[3], M. Harper Parker estime que dès la plus haute antiquité chinoise, les caravanes suivaient déjà la route traditionnelle. Par une nouvelle critique des documents chinois, il montre également l’indéniable historicité du voyage accompli en l’an 984 avant J.-C. par l’empereur Mou (de la dynastie Tcheou) qui, par dilettantisme, excursionna jusqu’à la vallée du Tarim où il fut reçu dans un royaume en apparence déjà civilisé. Le fait que le Fils du Ciel pouvait se risquer à accomplir personnellement un tel voyage montre la sécurité des relations d’alors. Cet empereur restait d’ailleurs en communication avec son gouvernement et recevait régulièrement « son courrier » puisque nous le voyons dépêcher à marches forcées un de ses écuyers pour réprimer une insurrection dont la nouvelle lui était parvenue au fond de l’Asie. Enfin, des explorations récentes ont découvert dans ces parages les vestiges d’anciens royaumes et d’une langue aryenne, dont on ne soupçonnait pas, naguère, l’existence.

D’autre part, on expliquait jusqu’ici la présence du zodiaque sino-indien chez les Arabes par les relations actives qui s’établirent entre l’Inde et Bagdad ; mais l’origine chinoise de ce zodiaque rend maintenant cette supposition très invraisemblable : car alors il faudrait admettre que les Arabes l’ont communiqué aux Persans. Or, son importation dans l’Inde védique suppose déjà que, dès la haute antiquité, ce zodiaque avait pénétré dans la région iranienne par les défilés touraniens. Les études islamiques actuelles montrent, d’ailleurs, que nombre d’institutions attribuées aux Arabes leur viennent en réalité des Persans. En outre, ces derniers possèdent le très antique zodiaque des 12 animaux qui avait disparu de la Chine bien avant l’ère chrétienne et ne peut avoir passé par l’intermédiaire de Bagdad. Il semble donc que la voie suivie par le zodiaque lunaire ne peut être que celle de l’Iran, d’où il a rayonné dans l’Inde védique ; puis beaucoup plus tard (au temps de l’empire perse) en Égypte, ce qui explique sa survivance chez les Coptes ; et enfin chez les Arabes.


  1. Cet acte regrettable ne fut pas d’un barbare et peut se comparer à celui de Luther brûlant solennellement les bulles papales. Ts’in fut un Pierre-le-Grand chinois. Il employa ce remède énergique pour assurer sa grande réforme unitaire et briser les résistances de l’esprit traditionaliste. La proscription n’ayant été rigoureusement appliquée que pendant trois ans, n’a pu avoir d’effet sensible sur la littérature classique, mais elle a fait disparaître une quantité d’ouvrages secondaires dont la perte est irréparable.
  2. On les trouvera dans la revue sinologique Toung Pao (Leyde, Brill éd.) 1907, no 3 ; 1909, no 2 ; et dans le Journal des Savants, octobre 1908.
  3. Ancient China simplified, Londres 1908.