Le Vote des femmes/L’arrêt du Conseil d’État

V. Giard & E. Brière (p. 152-155).


L’ARRÊT DU CONSEIL D’ÉTAT


CABINET
DU
Sénateur Préfet de la Seine
1er Bureau
PRÉFECTURE
DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
CONSEIL D’ÉTAT
Séance du 31 mars 1881.


Au nom du peuple Français.


La section du contentieux du conseil d’État.

Vu la requête présentée par la demoiselle Hubertine Auclert, demeurant à Paris, tendant à ce qu’il plaise au conseil : annuler un arrêté, en date du 11 août 1880, par lequel le conseil de Préfecture du département de la Seine a rejeté sa demande de décharge de la contribution personnelle et mobilière à laquelle elle a été imposée, pour l’année 1880, sur le rôle de la ville de Paris.

Ce faisant, attendu qu’elle n'a pas la jouissance des droits politiques ; que, dès lors, elle ne jouit pas de ses droits dans le sens de l’article 12 de la loi du 21 avril 1832, et ne doit pas être imposée à la contribution personnelle et mobilière ; lui accorder la décharge demandée ;

Vu l’arrêté attaqué ;

Vu la réclamation de la demoiselle Hubertine Auclert devant le conseil de Préfecture ;

Vu l’avis de la commission des contributions directes, et des agents de l’administration des contributions directes ;

Vu la lettre, en date du 28 février 1881, par laquelle le Préfet de la Seine, transmet le présent pourvoi ;

Ensemble le rapport du directeur des contributions directes ;

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Vu la loi du 21 avril 1832 ;

Ouï, M. Bonnieu, auditeur, en son rapport ;

Ouï, M. Chante-Grellet, maître des requêtes, commissaire du Gouvernement, en ses conclusions ;

Considérant qu’aux termes de l’article 12 de la loi du 21 avril 1832, la contribution personnelle et mobilière est due par chaque habitant français ou étranger de tout sexe jouissant de ses droits et non réputé indigent ; que d’après le même article, les garçons et filles majeurs ou mineurs, ayant des moyens suffisants d’existence, sont considérés comme jouissant de leurs droits ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction que la demoiselle Hubertine Auclert jouit de ses droits dans le sens de l’article 12 précité ; que, dès lors ; c’est avec raison qu’elle a été maintenue par le conseil de Préfecture de la Seine, à la contribution personnelle et mobilière à laquelle elle a été imposée pour 1880 sur le rôle de la ville de Paris ;


Décide :
Article 1er

La requête de le demoiselle Hubertine Auclert est rejetée.

Art. 2

Expédition de la présente décision sera transmise au ministre des finances.

Délibérée dans la séance du 31 mai 1881 où siégeaint MM. Laferrière président ; Bertout, Braun, Tirman, Colonna-Ceccaldi, conseillers d’État, et Romieu, auditeur, rapporteur.

Lue en séance publique le 8 avril 1881.

Le président de la section du contentieux
Signé : ED. LAFERRIÈRE.

Le Conseil d’État invoque la subtilité de la loi qui me fait considérer comme jouissant de mes droits lorsqu’il s’agit de payer les impôts, et qui, quand je veux exercer ces droits, me les dénie.

Si pour les élections je voulais essayer de voter, je suis certaine que l’on me repousserait de l’urne electorale avec cette formule : – Vous ne jouissez pas de vos droits !

Dans tous les actes de la vie sociale et politique, on me dit que je ne jouis pas de mes droits. Cependant quand arrive le moment de payer l’impôt, que, pour ce motif, je demande à en être déchargée ; on me répond ! « Que je suis considérée comme jouissant de mes droits. »

Ainsi, moi qui ne jouis pas de mes droits pour voter l’impôt, je jouirais de mes droits pour le payer ?

Je ne puis cependant être à la fois capable et incapable. Capable pour donner mon argent ; et incapable, pour contrôler l’emploi qu’on en fait.