Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/23


VI

LES RÉSERVES DU CLERGÉ[1]




En 1870, sir James Lemoine écrivait :

« Chaque jour voit disparaître quelque lambeau de notre passé. Ce qu’une génération, un parlement même avait regardé comme un dépôt sacré, inviolable, la génération suivante en fera des gorges chaudes : le parlement suivant l’anéantira d’un trait de plume. Ainsi s’est envolé le régime des seigneuries, tout sauvegardé qu’il fut par l’antiquité des siècles, à l’est du Canada ; ainsi s’est dissipé, sous l’haleine des “grits” haut-canadiens, comme une fumée, le système des “Réserves du Clergé”, à l’ouest.

« Le temps sera où nos neveux, les yeux anxieusement fixés sur un passé obscur, seront à se demander ce que pouvaient être ces incroyables droits et privilèges du seigneur, ces mystérieuses “Réserves du Clergé”, qui préoccupèrent si puissamment leurs illustres ancêtres. Bien que contemporains, nous-mêmes, des débats que ces questions brûlantes ont suscités, nous fûmes longtemps avant de pouvoir saisir, dans toute leur réalité, la plénitude de ces droits seigneuriaux ; et une des plus piquantes explications des “Réserves du Clergé anglican” nous fut fournie par le spirituel bibliothécaire et chapelain de l’ancienne chambre d’assemblée, le Rév. Dr Adamson, maintenant décédé.

« J’assistai un jour », racontait le révérend Docteur, « à un « Jubilé » que le Grand-Tronc avait organisé pour solenniser l’ouverture de la ligne. Comme premier fonctionnaire du Conseil au spirituel, ma présence était indispensable, me disait-on. Le vapeur, frété par la compagnie pour ses nombreux invités, les ministres, les députés, etc., était encombré. Comme le trajet, aller et venir, devait durer plus d’une journée, on en vint à redouter une famine. Après une copieuse collation où je fus témoin de l’appétit pantagruélique de tous ces patriotes amis de la ligne, je cherchai un gîte sur l’arrière du vaisseau.

« Il me sembla néanmoins prudent de prendre des précautions contre les éventualités de la route : je mis de côté un colossal « pain de Savoie » et une bouteille de Sillery mousseux — "cachet vert”. Cette réserve, je la déposai discrètement sous mon oreiller : puis, je m’endormis d’un profond sommeil, doucement bercé dans mes rêves par des visions des « dividendes » et des profits fabuleux que se partageraient, plus tard, les actionnaires de la Compagnie. Passe un membre de l’opposition : j’ai toujours cru depuis que ce dût être le fameux Wm-Lyon Mackenzie. On avait résolu de me faire pièce. Bientôt je sentis qu’une main sacrilège, se faufilant sous mon oreiller, tentait de s’approprier la « réserve » que j’y tenais en séquestre : « Gare à vous, profane », lui criai-je, « ce sont les Réserves du Clergé ! »

« Le mot spirituel du docteur », ajoute sir James Lemoine « me fit réfléchir que ces réserves du domaine de la couronne, bien qu’affectées au maintien du clergé, étaient exposées à être « sécularisées » comme le « pain de savoie » et le champagne du Dr Adamson. La Légisture le pensa aussi ; et au douzième des terres non concédées de la couronne, elle substitua une allocation pécuniaire, pour le soutien de l’Église anglicane en cette partie du Canada, comme elle a substitué, ici, une compensation “déterminée”, au casuel incertain que les seigneurs recevaient de leurs censitaires. Tout hostile que l’on puisse être au régime féodal, il ne faut pas oublier que, pour une jeune colonie, certains droits seigneuriaux avaient un avantage réel ; le droit de banalité, par exemple. Le seigneur seul, en règle générale, pouvait trouver les finances nécessaires pour bâtir le moulin pour les censitaires. »

Il ne serait peut-être pas hors de propos d’effleurer, pour ceux de nos lecteurs qui ne sont pas des hommes de loi, l’interminable série de ces privilèges, droits, profits et redevances que la féodalité, au moyen-âge, réclamait des malheureux serfs. Droits de quint, de retrait, de lods et ventes ; droits de corvée, de banalité, telles étaient quelques-unes des redevances seigneuriales chez notre peuple, chez qui il n’exista pourtant qu’un simulacre de la féodalité proprement dite. C’était autre chose en France, au quatorzième siècle, au rapport de Ducange, Brodeau, Laurière, Bouthors, Boërins.

Un de ces privilèges seigneuriaux avait son côté plaisant : savoir : le droit de grenouillage en France et en Allemagne. « Il y avait », dit Alloury, « à Roubaix, près Lille, une seigneurie du prince Soubise, où les vasseaux étaient obligés de venir à certains jours de l’année faire la moue, le visage tourné vers les fenêtres du château et de battre les fossés pour empêcher le bruit des grenouilles.

« Devant le château de Laxou, près Nancy, se trouvait un marais, que les pauvres gens devaient battre la nuit des noces du seigneur pour empêcher les grenouilles de coasser. » Quel délicat service !

Le géographe de la Wetteravie dit, en parlant de Frieinsenn : « Cette ville, prétendant à beaucoup de liberté, a donné bien à faire à la seigneurie. Les habitants assurent, en effet, que certain empereur avait passé la nuit dans leur village ; que le coassement des grenouilles ne lui permettant pas de s’endormir, les paysans s’étaient tous levés pour donner la chasse aux grenouilles et que l’empereur, en récompense, leur avait accordé la liberté. » Oh ! le paternel souverain !

« Il y avait encore », dit Michelet, « ce cruel abbé de Luxeuil qui, lorsqu’il séjournait dans sa seigneurie, peu content d’imposer silence aux grenouilles, contraignait les paysans à chanter :

Pâ, pâ, rainette, pâ (paix, paix, grenouille, paix)
Voici M. l’abbé, que Dieu gâ (garde) ! »

Veuillot explique ingénieusement ce plaisant droit de grenouillage. En 1857, il écrivit un livre fort éloquent, pour établir que Le droit du Seigneur, auquel nous donnons en Canada un tout autre nom, n’avait jamais existé au moyen-âge ; ce qui provoqua une réplique acerbe, allant à établir qu’il avait bien et dûment existé en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en Écosse. Nous n’en connaissons aucun exemple en Canada.

Ce n’était pas seulement en France, où régnait la bizarrerie dans les contrats entre le seigneur et le censitaire : il y avait nombre de manoirs et de terres en Angleterre dont la tenure était fort singulière. En voici des exemples qui intéresseront les touristes.

La métairie de Brookhouse, comté de York, payait au sieur Godfroi Bosville, une pelotte de neige à la mi-été et une rose rouge à Noël, comme marque de suzeraineté.

Guillaume Albermale était tenu, pour son manoir de Boston, de fournir au roi, quand il irait chasser à la forêt de Dartmore, deux flèches et un pain d’avoine.

Solomon Attefield possédait des terres à Reperland et à Atherton, comté de Kent, à condition d’avoir à accompagner son souverain, lui ou ses héritiers, quand il traverserait la mer, pour lui soutenir la tête, en cas de besoin. Quelle délicate attention, advenant le mal de mer !

Edouard III fit présent à John Compes d’un manoir à Finchinfield, pour avoir fonctionné, comme tourne-broche, à son couronnement.

Geoffroi Frumband avait à fournir deux blanches colombes au roi, chaque année, redevance sur ses soixante arpents de terre, à Wingfield, comté de Suffolk.

La ville de Yarmouth est tenue, par sa charte, de transmettre aux shérifs de Norwick cent harengs, lesquels seront rôtis dans vingt-quatre pâtés, puis remis au seigneur d’East Carleton, lequel les transmettra au roi.

En Canada, les seigneurs se contentaient dans leurs contrats d’exiger de grasses volailles, des coqs devenus chapons. Pendant longtemps la rente seigneuriale des chapons arrivait en nature au jour donné. Les communautés cloîtrées avaient même à ouvrir leurs portes pour admettre les chapons de leurs censitaires.

On raconte que, pendant de longues années, les timides vierges de sainte Ursule, chaque été, à la Saint-Martin,se voyaient frustrées de sommeil, dès l’aube, par le vacarme infernal des chapons seigneuriaux qui arrivaient vifs et en plumes, au nombre de trois cents trente-deux, d’une seule seigneurie.

On lit dans l’Histoire des Ursulines :

« Les Ursulines de Québec avaient été créées seigneuresses, vendant et recevant « foi et hommage, avec haute, moyenne et basse justice ». En 1647, elles prenaient possession de la seigneurie de Sainte-Croix ; en 1744, la communauté faisait l’acquisition de la baronnie de Portneuf, située en face de la seigneurie de Sainte-Croix, sur la rive nord du Saint-Laurent. Cette seigneurie, en 1651, avait été la propriété de M. René Robineau de Portneuf, en faveur duquel elle fut érigée en baronnie par Louis XIV, en reconnaissance des services que cet ancien officier du régiment de Turenne avait rendus à la Couronne. » « En 1789, la redevance annuelle de Portneuf était de 447 livres, trois cents trente-deux « chapons vifs en plumes », soixante-treize journées et demie de corvée et le onzième de tous les poissons, le tout rendu au monastère à la Saint Martin. »

…Il y a déjà assez longtemps que l’on ne voit plus arriver à la porte du monastère, à la Saint Martin, la troupe des chapons vifs en plumes, pattes et ailes liées mais gosier libre.

Les Réserves du Clergé anglican ont disparu à jamais sous un vote hostile des Chambres, en 1854, au moment où un seigneur, l’hon. H.-T. Drummond, étranglait l’ogre seigneurial.


La vieille Canadienne et son rouet.
Collection Marius Barbeau, Ottawa.

  1. Les réserves du clergé existaient dans Charlevoix.