Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/14


XI

LE SAGUENAY




En remontant le « fleuve aux eaux profondes » — Quelques particularités de ce coin de la nature laurentienne — Anses et caps.






NOUS sommes encore à Tadoussac. Montons d’abord d’un trait le Saguenay jusqu’à Chicoutimi ; puis, le descendant, nous nous arrêterons plus longtemps aux quelques endroits d’importance pour les étudier plus en détail.

Celui qui écrit ces lignes a toujours été un fervent admirateur d’Arthur Buies : mais depuis qu’il a lu ce que Buies a écrit de Tadoussac, il a un peu moins d’estime pour la plume si alerte, si colorée de l’auteur du Saguenay. Arthur Buies, féru qu’il était de la Malbaie, a fait de Tadoussac une description aussi injuste que fantaisiste. Pour lui, Tadoussac n’a été qu’un « roc velu, plein de trous et de bosses frissonnants aux vents du fleuve, qui abrite un reste de tribu indienne dans ses anfractuosités, quelques cottages dans ses replis et sur son dos et qui porte sur sa crête un hôtel fréquenté surtout par des Américains qui n’ont pas le courage de se rendre jusqu’au Pôle Nord et qui confondent Tadoussac avec une station du Groenland ».

Ce sont là, tout simplement, calomnies atroces, et les centaines d’étrangers qui, chaque été, passent leurs vacances à Tadoussac auraient raison de demander à Buies de retirer ses paroles, s’il vivait encore.

Qu’il y ait à Tadoussac des crêtes, des trous et des bosses, c’est vrai. Mais ce sont toutes ces choses incultes qui forment les assises de Tadoussac qui, avec le fleuve, avec les grandes beautés du Saguenay, forment le pittoresque de Tadoussac. Tadoussac semble, aujourd’hui, le village le plus heureux de la terre, et, pourtant, il a une histoire : ce qui prouve encore une fois la vanité des adages de la sagesse des nations. Tadoussac a une histoire et même une longue histoire. Qui même veut faire l’histoire du premier siècle du Canada ne peut pas s’empêcher de parler longuement de Tadoussac. Mais l’historien particulier de Tadoussac, c’est assurément feu J.-Ed. Roy, l’auteur de Au pays de Tadoussac. C’est à Tadoussac que s’élève encore aujourd’hui la première église qui fut construite au Canada…

Quand notre bateau a quitté l’Anse-à-l’Eau, nous entrons dans le sombre Saguenay, le fleuve aux eaux profondes. C’est un gouffre profond taillé en plein granit, au sein d’énormes entassement de montagnes, « par un terrible cataclysme qui remonterait aux plus lointaines époques », dit Buies : « par des causes naturelles », soutient feu Mgr Laflamme.

À un demi-mille plus bas que Tadoussac, il y a l’Anse-à-la-Barque. En 1919, nous nous sommes arrêtés là et nous avons jeté notre ligne un tantinet. Nous primes sept superbes truites. C’est là que furent découvertes les épaves de la barque du sieur Roberval qui fit naufrage presque à l’entrée du Saguenay alors qu’il tentait, avec ses hommes, de pénétrer dans cette mystérieuse rivière. Ils périrent seize.

Un peu plus loin que l’Anse-à-la-Barque, il y a une petite pointe de roche au pied d’un cap abrupt. Au milieu de la pointe, on voit une croix de bois rustique. Un jour, en remontant le Saguenay en chaloupe, nous avons débarqué sur cette pointe et nous sommes arrêtés au pied de cette croix entourée de cailloux. Nous avons déchiffré un nom — Dan Fraser — gravé au couteau sur une branche de la croix, et une date — 1877 — sur l’autre branche ; alentour de la croix, il y a des petites fleurs bleues. Celui qui me conduisait, un jeune, me dit que, naguère, un homme est tombé du haut du cap sur la pointe et s’est tué. Ce doit être Dan Fraser. Nous n’en pouvons savoir plus long.

Puis, voici la Passe-à-Pierre où s’échoua, en 1910, le Carolina, de la Richelieu & Ontario, pendant la nuit. C’est entre la Passe-à-Pierre et l’Anse-Saint-Étienne que le Saguenay atteint sa plus grande profondeur, soit 148 brasses.

Plus bas, nous passons vis-à-vis le Petit-Saguenay, célèbre aussi par ses truites de forte dimension. Le Petit-Saguenay est aujourd’hui une paroisse : une petite paroisse de colonisation. Il y a un curé résident. C’est la plus jeune paroisse du Saguenay. On y fait de la colonisation intensive.

Avant le Petit-Saguenay, il y aurait eu à mentionner les Îles-Saint-Barthélemi et les Îles-Saint-Louis ainsi que l’Anse-des-Petites-Îles. Ces îles n’ont rien de remarquable, sinon qu’elles sont fort pittoresques.

À dix milles de Tadoussac, sur la rive sud-ouest, se jette dans le Saguenay la Rivière-Saint-Étienne. À son embouchure, au fond d’une grande baie, s’élevait naguère un moulin appartenant aux MM. Price et tout un village qui l’entourait. En 1897, le feu ravagea cet établissement et, depuis, la chapelle abandonnée et les trois maisons les plus éloignées du centre sont, avec les restes d’un vieux quai, les seuls vestiges de ce que fut autrefois un petit village florissant. C’est dans les environs de l’Anse-Saint-Étienne que se capturent les plus grosses truites du Saguenay.

Continuons notre route.

À vingt-quatre milles de Tadoussac, sur la rive sud-ouest se trouve l’Anse-Saint-Jean, petite paroisse agricole et joli village situé à l’embouchure de la rivière du même nom. C’est un hâvre sûr, même pour les navires de gros tonnage. Un peu avant, nous passons l’estuaire de la Rivière Sainte-Marguerite, célèbre par ses saumons. Les plus éminents personnages de l’empire, y compris feu le roi Édouard VII alors qu’il était le Prince de Galles, y ont fait des pêches quasi miraculeuses. Cette rivière, à peu de distance de son embouchure, se divise en deux branches, l’une courant au nord-ouest, l’autre au sud-est. Le saumon monte dans les deux branches sur un parcours de plus de soixante milles. On a pris là souvent des pièces de trente-cinq livres. On a compté plus de cent saumons en traversant un seul étang. Outre le saumon, on peut pêcher, à la rivière Sainte-Marguerite, le touladi, le brochet, l’alose, le poisson blanc, la truite et la carpe ; c’est le paradis des poissons… et des pêcheurs.

Nous coupons ensuite la ligne d’ombre que projettent, à travers le Saguenay, les immenses et légendaires


La Bénédiction des Érables.
Collection du « Terroir ».

caps Trinité et Éternité dont nous parlerons dans le chapitre suivant.

Peu après avoir dépassé ces caps, ne manquons pas d’admirer au passage, à notre gauche, le Tableau. C’est un immense pan de roc vif perpendiculaire et plan comme une ardoise. Naguère, du bateau, on pouvait lire une réclame commerciale écrite en blanc sur ce roc sombre : c’était l’annonce de la maison québécoise J.-B. Laliberté, marchand de fourrures.

La Nature probablement a eu horreur de ce sacrilège et s’est empressée d’en effacer les traces. La réclame n’est plus visible. La guerre, sans doute, a empêché les réclamistes de la bière Budwiser d’utiliser le Tableau pour lancer ce produit boche annoncé déjà partout où la main de l’homme a mis le pied. Espérons, ou plutôt n’espérons pas qu’ils se feront devancer par les afficheurs du cirage Jonas.

Nous parcourons ensuite quelques milles sans rencontrer d’endroits remarquables. Mentionnons toutefois la Descente-des-Femmes qui marque un arrêt sensible dans la succession des hauts rochers de la rive gauche, en descendant. La Descente-des-Femmes est un petit village de quelques maisonnettes de pêcheurs et de cultivateurs, ces derniers ayant réussi à mettre en culture les quelques rares plateaux qu’ont oublié de piétiner les monts qui fuient devant nous.

Quelle est l’origine de ce nom burlesque : La Descente des Femmes ? Voici la tradition :

Autrefois, du temps des sauvages, un parti de ces derniers pêchait le saumon au bord de la rivière ; le campement où ils avaient laissé leurs “squaws” était en arrière, dans l’intérieur ; les sauvagesses, le midi, apportaient le “lunch" aux pêcheurs et pour arriver à la berge elles avaient à descendre un haut plateau ; elles y allaient de cœur-joie en se… laissant aller jusqu’en bas : c’était la descente des femmes.

Maintenant, remplacez les lettres minuscules par des majuscules. Ô mystère de l’origine des noms géographiques !

Plus loin, sans la voir cependant, nous passons vis-à-vis une petite paroisse de colonisation qui a son curé résident depuis une quinzaine d’années : c’est Saint-Félix-d’Otis ou Lac-à-Caille.

Pour l’heure, maintenant, nous longeons une série de petites rivières : l’Anse-aux-Sables, puis les Anses-à-Xavier, à-Théophile et plusieurs autres de moindres dimensions. Ce sont toutes d’excellentes places pour la pêche à la truite de mer. Le bateau file et nous n’avons pas le temps de nous y arrêter.

Au nombre des caps que l’on admire le long du Saguenay, à part les caps Trinité et Éternité, signalons le Cap-Diamant, le Cap-Rouge, le Cap-Saint-Joseph, le Cap-à-l’Ouest, le Cap-à-l’Est… où les citoyens de Chicoutimi vont prochainement élever une immense croix.

Enfin, voici dans le lointain la fameuse Baie des Ha ! Ha ! qui a deux lieues de profondeur par une lieue de largeur : c’est un vaste port où le mouillage est partout sûr pour les navires aux plus forts tonnages. Au fond, Saint-Alphonse, Saint-Alexis et Port-Alfred : les deux premières, berceau du diocèse de Chicoutimi, la dernière, benjamin des paroisses du comté de Chicoutimi, antithèse qui ne manque pas de frapper l’observateur : les deux aînées et la petite dernière dans ce même coin radieux des montagnes saguenayennes. Nous voyons de loin, entre Port-Alfred et Saint-Alphonse, la Rivière-à-Mars qui a son embouchure dans la baie ; c’est l’une des rivières à bon droit les plus renommées pour la pêche aux saumons. Le droit d’y faire la pêche a été exclusivement concédé aux MM. Price, par le gouvernement.

Après une escale au quai de Saint-Alphonse — ou Bagotville — tout au fond de la baie, notre bateau rebrousse chemin et, bientôt sort de la baie et reprend sa route vers Chicoutimi.

Puisque nous sommes en train de découvrir le Saguenay, disons que vingt-cinq rivières, dont douze navigables en canot, se jettent dans la rivière Saguenay. Signalons la Rivière Saint-Jean, la Rivière Éternité, la Rivière Sainte-Marguerite, la Rivière-à-Mars, les Rivières-à-Pelletier, aux-Outardes, du-Caribou, Valin, Chicoutimi et combien d’autres.

Ce voyage sur le Saguenay est un enchantement continuel. Pendant plus de cinq heures, nous admirons les plus troublants paysages que l’homme puisse connaître.

De toutes parts surgissent, de chaque côté de nous, de gigantesques profils de pierre, des figures énigmatiques et colossales. Des rochers monstrueux se succèdent dans des attitudes de sphinx de bronze vert, tandis que d’autres semblent dormir paresseusement à l’abri de grands bois de sapins et de bouleaux. Plus loin, de l’avant du bateau, des rochers s’égrennent ou semblent se courir sans pouvoir jamais se rattraper. Le long de ces murailles, vertes ou brunes, se détachent de blanches mouettes qui tourbillonnent, pareilles à une neige vivante, dans la transparence ombrée de l’atmosphère. Un calme délicieux baigne toutes choses, et les petites houles, autour du bateau, semblent se masser pour rouler ensemble par grandes ondes lentes et pacifiques. Quelques fois, malgré la trépidation du bateau, on dirait celui-ci immobile, n’osant avancer plus loin dans les méandres de ces sublimes montagnes ; la fuite incessante des rochers qui, l’un après l’autre, passe en défilé d’ombres silencieuses, nous indique que nous avançons… Nous avançons, en effet : les noires murailles de pierre s’écartent, s’abaissent, s’évanouissent en arrière de nous. Quelquefois, les monts verts sont riches d’essence capiteuse ; le plus souvent ils sont rigides, dénudés : peu ou point d’arbres, ou bien des petits sapins souffreteux, avec des contorsions d’infirmes et, çà et là, de rares taillis pareils à des témoins mélancoliques qui gémissent sur la désolation d’alentour.

Mais nous avançons, coupant la ligne d’ombre des grands monts, à intervalles réguliers, ou traversant des taches ensoleillées où les petites vagues brillent comme des fusées blanches… Nous avançons. Nous venons de passer la baie de la Rivière-aux-Outardes, sur la rive gauche : nous voyons aussi briller dans un vallon le clocher de l’église de Saint-Fulgence et les maisons du village qui se tassent alentour.

Nous venons de laisser le fond de cet entonnoir si savamment décrit par le regretté géologue, feu Mgr J.-C. K.-Laflamme, qui fut chargé, un jour, par la Commission Géologique du Canada, de déterminer les limites du silurien inférieur du haut-Saguenay et qui a observé avec intelligence tous les détails orographiques de cette immense et sauvage région.

On sait que Arthur Buies et plusieurs géologues, entre autres M. Alph. Dumais, de Roberval, qui a fait des études sérieuses à ce sujet, affirment que le Saguenay s’est ouvert tout d’un coup, la croûte terrestre s’étant brisée sous l’influence des forces internes de notre globe, ou plutôt sous l’action d’un cataclysme sismique. Cette théorie est la plus populaire, mais elle ne fut pas celle de feu Mgr Laflamme qui veut que le Saguenay ait été formé, avec les siècles, par l’écoulement lent et progressiste du trop plein du lac Saint-Jean qui devait alors drainer une surface très étendue : alors, l’écoulement des ondes se creuse un chemin et cela d’autant plus profondément que la masse d’eau était plus considérable et que son passage au même endroit fut plus prolongé…

Si nous voulons faire connaître moins scientifiquement aux étrangers la rivière Saguenay, nous dirons que cette rivière sort du lac Saint-Jean par un double canal dont un bras s’appelle la Grande-Décharge et l’autre la Petite-Décharge ; que ces deux bras séparés par l’Île d’Alma se confondent, trois lieues plus loin, alors que commence la rivière qui prend son cours régulier à sept milles au-dessus de Chicoutimi pour le poursuivre jusqu’à Tadoussac, après avoir parcouru une distance de quarante lieues : nous ajouterons enfin que Saguenay est un mot dérivé de la langue montagnarde qui veut dire : fleuve aux eaux profondes

Enfin, nous arrivons à Chicoutimi.

Chicoutimi ! « lieu remarquable pour être le terme de la belle navigation et le commencement des portages. » C’est ainsi que le Père Lejeune désigne Chicoutimi dans ses Relations.

Nous parlerons plus en détail de Chicoutimi dans un chapitre subséquent, car avant d’y arriver, nous devons rebrousser chemin quelque peu pour admirer minutieusement les fameux caps Trinité et Éternité.



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