Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/12


IX

LA LÉGENDE DES MAMELONS




Les collines de sable de Tadoussac — Le dernier de la race des Lenni-Lenape — Le Moulin Baude — Une découverte de marbre.






QUAND nous descendons le Saguenay ou lorsque nous montons ou descendons le fleuve, d’aussi loin que nous commençons à apercevoir les côtes qui bordent l’estuaire du Saguenay, nous ne voyons que des amoncellements de sable. Jamais on ne pourra voir tant de collines de sable s’amonceler sur une aussi petite étendue de terrain : toutes ces collines, rondes et hautes, se succèdent sans interruption, se courent depuis la Boule, dans le Saguenay, jusques de l’autre côté de la Pointe-aux-Vaches, ou plutôt jusqu’au fameux banc de marbre où se trouvait autrefois le moulin Baude, à trois milles du village de Tadoussac.

Or, ce sont ces collines ou mamelons qui ont donné à l’endroit ce nom de Tadoussac.

C’est ici que nous voulons relater une légende très peu connue dans notre district et qui est, au reste, comme toutes les légendes, une pure œuvre d’imagination. Nous l’ignorions il y a encore quelques mois quand nous est tombé, en 1920, sous la main, un volume très rare aujourd’hui, paraît-il, publié en 1888, par W.-H.-H. Murray, à Philadelphie, et intitulé The Doom of Mamelons, et, en sous-titre : Legend of the Saguenay. Cette légende est inédite chez nous ; aussi sommes-nous heureux d’en donner l’argument — prononcez à l’anglaise.

La légende est basée sur une vieille prophétie qui existait dans la tribu indienne des Lenni-Lenape qui vivait alors dans les États du Sud-Américain. Cette prophétie veut que quand s’accomplira un mariage entre une princesse de cette tribu et un blanc, la race s’éteindra subitement aux Mamelons, endroit situé à l’embouchure du Saguenay et où les premiers blancs ont atterri, dit la légende — c’est-à-dire à Tadoussac, sans aucun doute. Ce mariage entre une princesse Peau-Rouge, fille de chef, et un homme blanc a été célébré, et le temps est venu où la vieille prophétie doit s’accomplir à Tadoussac. Le dernier de la race des Lenni-Lenape doit mourir ici.

C’est très long et très détaillé puisque la relation de la légende couvre 137 pages d’un volume in-octavo. Quoi qu’il en soit, les personnages qui sont présentés sont les suivants qui expliqueront en grande partie cette légende :

John Norton, écossais, un trappeur qui est ami intime du chef de la tribu indienne des Lenni-Lenape :

Le chef lui-même, qui est mourant d’une vieille blessure qu’il a reçue au cours d’une bataille qui s’est déroulée aux Mamelons entre ceux de sa tribu et les Montagnais et qui, au moment où il sentait sa fin approcher, a envoyé un courrier demander au trappeur Norton qui était aux Mamelons de venir à son chevet afin qu’il lui communique ses dernières instructions :

Une jolie femme indienne, descendante du peuple basque qui habitait le sud de l’Espagne et dont les voyageurs furent les premiers à atteindre l’Amérique, peu avant, dit-on, Christophe Colomb. Cette jeune femme, la dernière de sa famille, a été mariée en France, par le frère du chef de la tribu des Lenni-Lenape et de ce mariage est née une fille, Atla, qui est la jolie héroïne de la légende.

Parmi les autres personnages du roman, on remarque un vieux chef indien de la tribu des Mistassins à qui les Esquimaux ont coupé la langue et qui a été sauvé par le trappeur Norton ; il est muet.

Au moment où la scène se passe, une grande bataille entre les Lenni-Lenape et les Montagnais se poursuit aux Mamelons pendant l’horreur d’un tremblement de terre et d’une éclipse de soleil. La terreur règne partout. Pendant la bataille et dans l’obscurité, le chef des Lenni-Lenape a, sans le savoir, tué son frère qui, hors de sa connaissance, était revenu de France avec son épouse basque. Au retour, le vaisseau qui portait ces derniers avait fait naufrage au Labrador et ils avaient été secourus par un parti d’Esquimaux qui les avait conduits jusqu’aux Mamelons où ils arrivèrent juste au moment où la bataille faisait fureur. Le frère se battit avec ses sauveurs et fut tué par le chef même qui était son frère ; mais, avant de mourir, il avait sérieusement blessé son assassin.

Voilà que la princesse basque est devenue veuve : quelque temps après, elle donna naissance à Atla qui se trouvait sous le coup de la fatale prophétie. Plus tard la princesse fut sauvée de la mort par le trappeur Norton qui se mit à l’aimer de toute l’ardeur de sa jeunesse. Ce dernier allait la marier quand la mort surprit la princesse. Mais avant de mourir, cette dernière laissa son héritage à sa fille : elle demanda à cette dernière de conquérir l’amour du trappeur et de se marier à lui afin de fonder une race nouvelle et belle.

Le chef eut vent de ce désir et des instructions données à Atla par sa mère mourante. Se sentant affaiblir par la blessure qu’il avait reçue à la bataille des Mamelons, il fit demander à son chevet le trappeur Norton et lui dit la terrible prophétie qui avait trait à l’extinction de sa race. Le chef se rappela que la prophétie spécifiait que si un enfant naissait d’un mariage d’une fille de sa race avec un homme de race blanche très pure, la prophétie ne se réaliserait pas. Le trappeur dut avouer qu’il n’était pas cet homme : il dut résister aux désirs de son cœur. Mais Atla finit par triompher et il fut décidé de se rendre aux Mamelons où ils se marieraient. Mais, hélas ! au moment où la cérémonie du mariage allait s’accomplir, Atla mourut, réalisant la fatale prophétie.

Et voilà !

Les paisibles habitants de Tadoussac sont loin de se douter qu’un aussi sombre drame s’est passé au milieu de leurs rochers. Il faut s’attendre à tout dans ce pays tourmenté et mystérieux.

Mais quittons la légende pour la réalité. Sait-on que Tadoussac a failli, un jour, devenir une ville minière ?

Quand on quitte le havre de Tadoussac qui s’étend entre la Pointe-de-l’Islet et la Pointe-aux-Vaches et que l’on côtoie le littoral du fleuve, on arrive à une baie au fond de laquelle coule un ruisseau qui est aujourd’hui desséché : c’est le ruisseau du Moulin Baude qui s’élevait ici autrefois et dont on ne voit plus aucune trace. Or, l’immense banc qui longe la baie a passé longtemps pour un banc de marbre dont on a beaucoup parlé. Un banc est vertical et s’élève à une hauteur de 150 pieds. « On pourrait à peu de frais tirer des milliers de tonnes de marbre de ce banc », avait déclaré un voyageur qui avait exploré l’endroit en 1826. À la vérité, cela n’était pas du nouveau, puisque Charlevoix qui avait débarqué en cet endroit en 1726, juste un siècle auparavant, alors que le vaisseau qui le portait avait mouillé dans la rade, dit quelque part : « Tout ce pays est plein de marbre. »

Mais Charlevoix et le voyageur de 1826 s’étaient laissés tromper par la blancheur des rochers à cet endroit. Ce n’était pas du marbre. C’est cependant un carbonate de chaux très pur qui s’associe bien avec des gneiss. Arthur Buies rapporte qu’on l’a pris, un jour, pour du gypse dont on a fait du ciment parfaitement réussi.

Quoi qu’il en soit, quand on n’est pas prévenu, on s’y tromperait encore aujourd’hui et, comme Charlevoix, on est prêt à croire que ce coin du pays est taillé dans le marbre. Ces roches, par leur translucidité et leur éclatante blancheur adoucie par une nuance de rose tendre, sont d’une beauté sans égale. On dirait qu’elles éclairent tous les alentours.

Avant de laisser Tadoussac, n’oublions pas de mentionner le Parc. C’est un immense plateau qui commence au village et qui domine une partie de la rade et la Pointe-aux-Vaches.

Tout ce plateau surplombe l’eau de plus de cent pieds. Il est recouvert d’un bois très touffu de gros sapins. Au bord, on y a disposé des bancs de bois. De cet escarpement la vue est incomparable. On voit à nos pieds le village, l’hôtel, la rade, la Pointe-du-Saguenay, la Pointe-aux-Vaches, la Pointe-Noire, la Pointe-de-l’Islet, l’estuaire du Saguenay, la Baie-Sainte-Catherine, le fleuve, aussi loin que la vue peut porter, et les îles qui parsèment avec leurs phares. C’est un endroit où les poètes aimeraient à enfoncer leurs chevilles avec la cadence désirée. Tout y est grand, vaste : on s’emplit les yeux d’horizons et la poitrine de l’air pur et frais qui monte d’en bas : et c’est toujours à regret que l’on quitte ces lieux où l’on plane comme en un rêve.



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