Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/06

III

LA ROUTE DES CAPS


Un petit chemin de fer de légende — Un drame dans les caps en 1759 — La mort d’un apôtre — Le naufrage de l’“Éléphant” — La Petite Rivière Saint-François.



M. BOUCHER, dans son Histoire Naturelle, adressée à Colbert, au mois d’octobre 1663, écrivait : « Depuis Tadoussac jusqu’à sept lieues proche de Québec, que l’on nomme le Cap Tourmente, le pays est tout à fait inhabitable, estant trop haut et tout de roche et tout à fait escarpé. Je n’y ai rencontré qu’un seul endroit, qui est la Baie Saint-Paul, environ sur la moitié du chemin et vis-à-vis l’Île-aux-Coudres, qui paraît fort belle quand on y passe aussi bien que toutes les isles qui se trouvent depuis Tadoussac jusques à Québec, lesquelles sont toutes propres à être habitées. »

Cet historien serait aujourd’hui fort surpris de voir de très belles paroisses situées dans ce pays tout de roche et tout à fait escarpé. Une seule partie de cette côte dont parle M. Boucher, celle qui s’étend de la Baie Saint-Paul à Saint-Joachim, est demeurée presque inhabitée et encore nous y remarquons deux petites paroisses, Saint-Tite-des-Caps et Saint-Féréol, situées sur un plateau de quinze cents pieds au-dessus du fleuve, ainsi qu’un petit village aux Sept-Chutes.

De Saint-Joachim à la Petite Rivière Saint-François, un peu avant la Baie Saint-Paul, nous sommes dans les caps. Ce pays dans quelques années, pourrait bien être habité comme l’est le reste de la côte, de la Petite-Rivière-Saint-François à Tadoussac, maintenant et surtout qu’un chemin de fer a remplacé l’ancienne et légendaire Route-des-Caps. Car, bien que cela paraisse presque inconcevable, un chemin de fer court, depuis 1918 de Saint-Joachim à la Malbaie. Vingt-cinq ans avant 1918, quelqu’un qui eut dit aux gens de Charlevoix que ceux de Québec partiraient, un matin, de la Veille capitale, iraient dîner à Pointe-au-Pic et retourneraient, le même soir, à Québec eut passé pour un fumiste. Et c’est pourtant ce qui se fait, grâce, aujourd’hui, au Québec-Charlevoix. C’est assurément la voie ferrée la plus pittoresque du monde. Jamais on ne peut rêver d’une nature aussi prodigieusement tourmentée, aussi pompeusement pittoresque, d’aspects aussi sauvages et quelquefois aussi effrayants que celle qui se déroule le long de ce chemin. Et l’on a peine à croire que des hommes aient pu penser, un jour, à tracer un chemin de fer à travers cette chaîne abrupte de caps effrayants, de rochers géants, de baies profondes et de collines dont les plus petites sont des montagnes. C’est une véritable orgie de pics et de rochers, de caps immenses dont les sommets, pour la plupart, se perdent dans les nues : et tout cela longe le fleuve, le surplombe plutôt. Pendant des lieues et des lieues, à partir du Cap Tourmente, le train file sur une étroite bande de rochers avec, d’un côté, la mer qui déferle presque sous les wagons, et de l’autre, la gigantesque muraille des caps, tantôt abrupte et rocailleuse, tantôt unie et polie comme une glace, tantôt tapissée de mousse, d’épilobes, de taillis dont les branches fouettent quelquefois les portières des voitures. À deux reprises, les hommes n’ont pu faire, à travers les caps, des tranchées assez profondes pour y permettre le posage des lisses et l’on a deux imposants tunnels, ceux du Cap-Rouge, à quelques milles plus bas que le Cap-Tourmente, et du Cap-Martin, de l’autre côté de la Baie-Saint-Paul. Mentionnons, pour l’histoire, que ce rude et pittoresque petit chemin de fer, qui a soixante-trois milles de longueur, de Saint-Joachim à la Malbaie, est dû à l’initiative du regretté Sir Rodolphe Forget, ancien député de Charlevoix aux Communes.

La Route-des-Caps commence au cap Tourmente qui s’élève à 1,850 pieds au-dessus du niveau du fleuve. Champlain le nomma ainsi parce qu’il trouva les flots toujours agités à ses pieds. On aperçoit à son sommet une petite chapelle construite, vers 1880, par Mgr Th. Hamel, ancien Vicaire-Général de Québec. À une distance de dix milles à peu près, on aperçoit aussi une croix de vingt-cinq pieds de hauteur qui fut plantée en 1869, par les élèves du Séminaire de Québec, pour en remplacer une autre qui datait de 1817.

Le Cap Tourmente est entouré de belles prairies qui ont donné naissance à la paroisse de Saint-Joachim et que Champlain allait visiter dès 1623. C’est là que fut établie, par le fondateur de Québec lui-même, la première ferme modèle du Canada, pourrait-on dire. Cette ferme fut détruite par les Kerk. Plus tard, Mgr de Laval acheta la seigneurie de Beaupré et établit la Grande Ferme. Ce furent en partie les élèves de cette école qui empêchèrent les Anglais de débarquer sur la Côte de Beaupré en 1690. Plus tard encore, les autorités du Séminaire de Québec, à qui Mgr de Laval avait fait don de la seigneurie Beaupré, firent bâtir le Château Bellevue sur le Petit-Cap. C’est, depuis, la maison de campagne des messieurs du Séminaire de Québec.

Le Cap Tourmente une fois passé, nous longeons une longue chaîne d’autres caps d’aspect, de forme et de hauteur variés. Ici et là des petites rivières descendent, en cascades bruyantes, des pics dans le fleuve. Parmi les principaux de ces caps, il y a le Cap-Brûlé et le Cap-Rouge. M. Alphonse Leclerc, dans son Saint-Laurent historique et légendaire, raconte :

« C’est sur les bancs du Cap-Brulé que vint périr le 1er septembre 1729, l’« Éléphant », fin voilier parti de La Rochelle, en juillet, sous le commandement de M. de Vaudreuil et ayant à son bord 150 passagers. Parmi ces derniers se trouvaient Mgr Dosquet, plus tard évêque de Québec, son secrétaire, l’abbé Claude-Vérade de Poncy, M. Hocquart qui venait prendre charge de l’intendance du Canada, le Père Luc, récollet, et beaucoup d’autres personnages importants. M. Le Beau, avocat, l’un des passagers également, a laissé un récit de ce naufrage. Au milieu de la nuit, l’« Éléphant » heurta violemment un rocher. Les matelots sautèrent à la manœuvre, mais ils n’eurent pas le temps de carguer les voiles qu’un second choc se produisait, augmentant la terreur des passagers et de l’équipage. Au second choc, la quille fut brisée et le vaisseau alla se jeter sur le dernier rocher de ce dangereux chenal. Tout le monde eut péri là, si, à l’aurore, n’était pas arrivé le pilote du roi, M. de la Gorgandière, qui venait rencontrer le vaisseau pour le conduire à Québec. Les passagers et les officiers furent transportés à Québec par eau. Les autres s’y rendirent par terre, à petite journée. Vers 1850, le capitaine Joseph Lajoie, de l’Île-aux-Grues, a trouvé en cet endroit un des canons de l’« Éléphant ». Il en fit cadeau au Séminaire de Québec.

Les premiers habitants de la Baie Saint-Paul et de la Petite-Rivière-Saint-François furent desservis, d’abord par voie de mission, par les curés de Sainte-Anne-de-Beaupré jusqu’en 1685.

C’était un voyage bien pénible que d’aller de Sainte-Anne à la Baie-Saint-Paul ; il fallait longer le rivage, dans l’eau et dans la boue, à pied ou à cheval, mais à marée basse seulement. Il fallait avoir bien soin de prendre alors l’apoint de la marée si l’on ne voulait pas s’exposer à être noyé. Bien des gens ont péri. Ce fut le triste sort de Messire François Filion, l’un des premiers curés de Sainte-Anne-de-Beaupré, qui périt tragiquement, dans les caps, le 14 juin 1679, en voulant sauver, dans une tempête, les gens d’un canot sur lequel il se rendait à la Baie-Saint-Paul.

Si l’on s’en rapporte à la tradition, il sauva toute la canotée, mais en conduisant à terre la dernière personne, un coup de mer lui fracassa la tête sur un rocher. Il fut trouvé à la marée basse. Une jeune fille de Petite-Rivière, du nom de Bouchard, garda son corps enseveli dans un cercueil d’écorce de bouleau et le transporta, quelques jours plus tard, des Caps à Sainte-Anne, en traînant le cercueil derrière son canot. L’acte pieux de Mlle Bouchard lui mérita du Séminaire une place chez les sœurs de la Congrégation où elle prit le nom de Sœur S.-Paul.

Le corps de l’abbé Filion fut enterré dans la crypte de l’église de Sainte-Anne-de-Beaupré. Une vieille chronique dit qu’il fut enterré avec une croix d’or considérable qu’il portait sous ses habits.

Après le Cap-Rouge et le Cap-Brûlé, l’un des endroits les plus saillants du Chemin-des-Caps, est le Cap-Maillard, ainsi nommé en l’honneur du Rév. Père Antoine Siméon Maillard, prêtre des Missions Étrangères, qui fut l’apôtre du Cap-Breton et qui vint souvent en mission dans les régions de Charlevoix.

Le chemin carossable des caps par lequel on va en voitures, de Saint-Joachim à la Baie-Saint-Paul, a été ouvert en 1819, c’est-à-dire qu’il s’est écoulé un siècle presque jour pour jour entre l’ouverture de la Route-des-Caps et l’inauguration du Québec-Charlevoix. C’est une coïncidence assez remarquable pour être signalée. La première paroisse que nous voyons au débouché de la Route-des-Caps, c’est celle de la Petite-Rivière-Saint-François, située à l’embouchure de la rivière qui lui a donné son nom. C’est une petite paroisse agricole d’où sont parties bien des familles qui sont aujourd’hui de riches cultivateurs des comtés de Chicoutimi et du Lac Saint-Jean. Le village de Saint-François ressemble, comme un frère, à un village d’estampe antique. C’est une longue ligne de maisonnettes proprettes resserrée entre le fleuve et des collines vertes qui s’élèvent en pente douce jusqu’à une grande hauteur.

La paroisse de la Petite-Rivière se laisse, chaque année, envahir par le fleuve qui la ronge impitoyablement. Déjà, plusieurs fertiles terres sont disparues, emportées par les eaux. « On peut prévoir le temps », dit l’abbé Chs Trudelle, dans ses Trois Souvenirs, « où il ne restera plus de cultivateurs aux pieds des côtes et les visiteurs auront peine à croire qu’il fut un temps où, sur cette longue batture que le fleuve laisse voir à marée basse, il y avait une paroisse avec son église et son curé. J’ai pu voir encore en 1858 quelques restes d’un angle de l’ancien presbytère que le fleuve a emporté ainsi que l’ancienne église, et aujourd’hui, tout est disparu. »

À partir de là jusqu’à Saint-Siméon, nous voyons, à présent, les habitations se suivre d’assez près. Neuf milles plus bas que la Petite-Rivière, nous doublons le Cap-au-Corbeau et nous entrons dans la baie Saint-Paul.



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Un coucher de soleil sur le Saguenay.'
Collection du Département de la Colonisation de Québec.