Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/05

II

L’ÎLE D’ORLÉANS


Les six paroisses de l’Île d’Orléans — Traits historiques et traditions — Géographie locale — Une île de patriotes.



QUAND on regarde l’Île d’Orléans sur une carte, notamment sur cette vieille carte de l’île elle-même tracée, en 1689, par le sieur de Villeneuve, ingénieur du Roy, on trouve que l’ensemble de l’île ressemble par la forme à une immense huître malpecque dont la petite extrémité se trouve du côté de Québec. Aucune île n’a une apparence plus pittoresque et une histoire plus intéressante ; cette dernière se perd dans la nuit des temps de la colonie française. L’Île d’Orléans a eu plusieurs noms : c’est l’ancienne Île-Bacchus, l’ancienne Île-Sainte-Marie, l’ancienne Île-Saint-Laurent, enfin, vulgairement, naguère, l’Île-des-Sorciers.

Le nom d’Orléans qui a prévalu lui a été donné en l’honneur de François 1er . On sait que l’Île d’Orléans, l’Île Madame et l’Île-des-Réaux formaient le comté d’Orléans jusqu’à l’Union des Canadas alors que l’Île d’Orléans fut réunie à la Côte de Beaupré.

L’Île d’Orléans, située à cinq milles de Québec, a vingt-et-un milles de longueur sur à peu près cinq milles dans sa plus grande largeur. Elle forme une étendue de près de 70 milles carrés et de 13,000 arpents en superficie. Champlain a fait une belle description de cette île dans les relations de ses voyages.

Voici ce qu’en dit, au point de vue pittoresque, l’un de ses historiens, l’abbé L.-E. Bois, dans son Histoire de l’Île d’Orléans, publiée, en 1825, trois ans après celle de M. L.-P. Turcotte, qui fut publiée dans le feuilleton du Journal de Québec, en 1861 :

« De toutes les îles », dit l’abbé Bois, « qui partagent les eaux du Saint-Laurent — celle de Montréal excepté, — il n’en est pas qui captive autant l’attention par le pittoresque de sa situation, la variété de ses paysages, la fertilité de son sol et le caractère propre de ses habitants, que celle qui fut nommée d’abord l’Île de Bacchus et que, depuis près de trois siècles, on appelle l’Île d’Orléans. Soit que le touriste ou l’étranger contemple ses rivages gracieux ornés d’une large ceinture de blanches maisons et d’élégantes villas, ses champs fertiles qui s’élèvent par des pentes ondulées formant une espèce d’amphithéâtre recouvert de jardins, de vergers, de prés verdoyants et couronné par les restes précieusement conservés de l’antique forêt ; soit qu’il tourne ses regards vers le sombre et majestueux cap Tourmente, la superbe et bruyante chute Montmorency ou sur les riches campagnes des rives sud du Saint-Laurent, il voit se dérouler devant ses yeux étonnés une succession aussi variée qu’inattendue de sites enchanteurs, de perspectives gracieuses, d’horizons charmants et grandioses qui le ravissent et le forcent d’admettre que cet heureux coin de terre, négligé si longtemps par les citoyens de Québec, est destiné, dans un avenir rapproché, à devenir pour cette dernière ville ce que Brooklyn est à la capitale commerciale des États-Unis ».

Il n’y a pas encore de pont de Brooklyn entre Québec et l’Île d’Orléans, mais cette dernière devient, d’année en année davantage, un lieu de villégiature pour les québécois.

Voici, en effet, que nous passons vis-à-vis le Bout-de-l’Île ou Sainte-Pétronille, ou encore l’Anse-du-Fort, endroit devenu un summer resort des plus à la mode, comme l’est également Saint-Laurent. C’est au Bout-de-l’Île, ou Anse-du-Fort, que furent découverts, en 1856, par M. N.-H. Bowen, les restes de l’ancien fort des Hurons qui vinrent se réfugier en cet endroit en 1651 : ils y vécurent d’abord de la charité des Français de Québec, puis des produits de la terre. Ils avaient fait la paix avec leurs ennemis les Iroquois, mais ils durent subir quand même bien des massacres de la part de leurs féroces ennemis.

Ce fut à l’Anse-du-Fort qu’ont été construits le Columbus et le Baron Renfrew, les deux plus gros navires dont l’histoire maritime fasse mention au Canada, après le Great Eastern ; le premier, qui jaugeait 6,000 tonneaux, fut lancé le 18 juillet 1824 ; le second, de 10,000 tonneaux, a été lancé l’année suivante. Ces deux bâtiments durèrent peu : le Columbus, après avoir traversé heureusement l’océan, se brisa en revenant au Canada : le Baron Renfrew périt dans la Tamise, l’année qui suivit son lancement. L’abbé Bois affirme que l’on avait construit ces vaisseaux dans le but de les défaire, dès leur arrivée en Écosse ou en Angleterre, et d’exempter de payer, par ce moyen, les droits sur les bois dont ils étaient construits. Mais ce plan fut déjoué par la Cour d’Amirauté qui exigea que, avant d’être défaits, ils devaient faire au moins un voyage hors des ports d’Angleterre.

On compte six paroisses dans l’Île d’Orléans : Saint-Pierre, Sainte-Famille, Saint-François, Saint-Jean, Saint-Laurent et Sainte-Pétronille, la dernière créée et formée d’une partie de Saint-Laurent et d’une partie de Saint-Pierre.

Nous venons de dire pourquoi l’île porte le nom d’Orléans ; rappelons les raisons qui l’ont fait appeler l’Île-Bacchus et l’Île-des-Sorciers. En premier lieu, ce fut à cause des vignes très nombreuses que l’on y trouva du temps de Champlain ; en second lieu, le nom d’Île-des-Sorciers a été donné parce que, autrefois, à certaines heures de la nuit, on voyait circuler des feux partout sur les rivages. Ces feux n’étaient rien autres choses que des flambeaux dont se servaient les insulaires, la plupart pêcheurs, pour visiter leurs pêcheries. On a appelé aussi, pendant quelque temps, les habitants de l’Île d’Orléans, les mangeurs de crêpes, parce que c’est dans l’île que les ménagères canadiennes ont porté au plus haut degré de la perfection l’art de faire des crêpes avec du sirop d’érable. Et ceci n’est pas de l’histoire mais de la tradition orale.

À part les produits de ses jardins et de ses basse-cours et à part ses crêpes, l’Île d’Orléans est fameuse, comme l’on sait, par son fromage raffiné au parfum si… suave, non sui generis. Ce produit est spécial à Saint-Pierre et à Saint-Laurent, mais il n’est pas spécial à l’Île d’Orléans puisque, d’après le Dr Hubert Larue, délicieux conteur canadien, le fromage raffiné se fabriquait, de son temps, en France, à Lyon, en particulier, où il était vendu sous le nom de Mondor.

Voilà pour les particularités de l’Île d’Orléans.

Après le Bout-de-l’Île, vient Saint-Pierre situé du côté nord et qui n’offre au touriste qui passe du côté sud de l’île aucune particularité si ce n’est une ancienne curiosité que l’on appelait le pied de saint Roch, ce qui n’est qu’une simple pierre sur la surface de laquelle on voyait l’empreinte d’un pied d’homme marchant du nord-ouest au sud-est suivi de l’empreinte de la piste d’un chien courant dans le même sens et suivant l’homme, évidemment.

Alors que l’on appelait l’Île d’Orléans Île-des-Sorciers, on pouvait tout croire.

Vis-à-vis l’église de Saint-Pierre, sur l’autre rive, le touriste aperçoit le Trou-Saint-Patrice, petit havre sûr où des navires de fort tonnage peuvent ancrer. Ce nom est très ancien puisqu’il est indiqué sur la carte du sieur de Villeneuve, tracée en 1689. Et c’est bien à tort que l’on a prétendu que la crique avait été baptisée ainsi par les Anglais, après la cession du pays. Quelle est l’origine de ce nom ? On l’ignore encore. À partir de Saint-Pierre jusqu’à Saint-Laurent, du côté opposé, court une route, que l’on appelle la Route-des-Prêtres qui rappelle une cérémonie religieuse qui fut l’heureux épilogue d’une querelle entre les paroissiens de Saint-Pierre et ceux de Saint-Laurent, à propos de reliques de saint Clément et de saint Paul. Une grande croix qui s’élève au milieu de la Route-des-Prêtres indique l’endroit où se sont rencontrés les paroissiens de Saint-Laurent et ceux de Saint-Pierre pour se réconcilier.

Saint-Laurent portait autrefois le nom de Saint-Paul-de-l’Arbre-Sec. C’est à Saint-Laurent que débarqua le général Wolfe, le 27 juin 1759 : ce fut cette partie de l’île qui fut le théâtre des premiers exploits du vainqueur de Montcalm. En débarquant à Saint-Laurent, Wolfe se rendit à l’église où il trouva un placard ainsi conçu : Ordre aux officiers anglais de respecter cet édifice. Wolfe donna des ordres en conséquence et le temple, qui avait alors plus d’un siècle d’existence, fut sauvé.

Saint-Laurent est séparé de Saint-Jean par la rivière Maheux qui doit son nom à l’un des premiers habitants de l’île et où eut lieu, en 1661, un événement sanglant, alors que Jean de Lauzon, Sénéchal de la Nouvelle-France, fils du Gouverneur, était parti de Québec pour donner la chasse aux Iroquois qui pillaient l’Île d’Orléans, fut tué au cours d’une bataille presque à l’entrée de la Rivière-Maheux.

À la Rivière-Maheux fut établie, au commencement de la guerre de 1914, une petite garnison de soldats canadiens, de Québec, qui devaient faire arrêter et visiter tous les navires qui entraient dans le port de Québec.

Du côté opposé de l’Île, vis-à-vis Saint-Jean, il y a la paroisse de Sainte-Famille, séparée de Saint-Pierre par le ruisseau Pot-au-Beurre… On ne voit pas cette paroisse du côté de l’île où passe le bateau. Là, vis-à-vis, est Saint-Jean, quand on a passé l’embouchure de la Rivière-Maheux. La première église de cette paroisse date de 1672. Elle fut appelée Saint-Jean en mémoire de Jean de Lauzon, tué, comme nous venons de le dire, à la Rivière-Maheux et qui avait une maison dans les environs. Nulle paroisse du district de Québec ne possède autant de familles éprouvées par les naufrages. C’est une paroisse peuplée de navigateurs.

Enfin, voici la dernière paroisse de l’île : Saint-François-de-Sales, ancien arrière-fief de l’Argentenay, l’un des derniers fiefs établis. C’était, autrefois, le grand rendez-vous des chasseurs de la région. On embrasse, de Saint-François, un horizon magnifique qui comprend une partie de la côte sud, les Îles-Madame, aux-Réaux, de-la-Quarantaine, le Cap Tourmente, les fermes de Saint-Joachim, de Beaupré, etc. Non loin de l’église, on pouvait voir, il y a quelques années, les restes d’anciennes fortifications construites, dit-on, en 1759. En face de Saint-François, se dessine l’Île-Madame où tant de gens ont cherché des trésors que l’on disait enfouis dans son sol. La partie nord de Saint-François est connue sous le beau nom d’Argentenay. On dit que c’est ce petit coin du pays qui a le mieux conservé les coutumes du bon vieux temps. Le Dr Hubert Larue raconte qu’en 1852 il a entendu appeler du nom de Bostonnais les Anglais de Québec et un vieillard lui parla du roi de France.

C’est dans ces parages à Saint-François, à l’Île Madame, aux-Réaux, à l’Île-à-deux-Têtes, que le Dr Eugène Dick, qui est mort à Sainte-Anne-de-Beaupré en juin 1919, fait dérouler l’intrigue de son roman d’aventures, l’Enfant Mystérieux, roman qui eut une grande vogue lors de son apparition. Le Dr Dick a été, peut-on dire, le précurseur du roman d’aventures à Québec. On ne peut passer par là sans penser aux terribles aventures de son héroïne Anna, en particulier à l’Île-aux-deux-Têtes.

Avant de quitter l’Île d’Orléans, disons avec le bon Dr Hubert Larue : « Il n’est peut-être aucune partie du pays dont l’histoire particulière se lie plus intimement à l’histoire générale du Canada que l’Île d’Orléans et la Côte de Beaupré… L’île peut se vanter avec raison d’avoir pris une part large et très large dans tous ces hauts faits d’armes dont les Canadiens français ont si justement le droit de s’enorgueillir. »

L’expression de ce témoignage sera notre adieu à l’Île… non pas des Sorciers, mais des Patriotes.



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Scène de pâturage canadien dans le comté de Chicoutimi.
Collection du Département de la Colonisation de Québec.