Le spectre menaçant/03/20

Maison Aubanel père, éditeur (p. 220-222).

XX

Monsieur Duprix, calviniste américain, était marié à une juive qui avait hérité d’un milliard de dollars à la mort de son père. Cette fortune, ajoutée à celle de son mari, qui en possédait le double, constituait la plus riche union d’écus, en Amérique. Par un égoïsme inexplicable, le ménage était resté sans enfants. C’est pourquoi ils s’appliquaient à essayer de dépenser l’intérêt de leur immense fortune, sans toutefois y réussir. Le barrage et le château avaient à peine permis d’écouler les coupons d’obligations qu’ils gardaient dans leur voûte à New-York. Le couple possédait aussi des châteaux en Floride, en Californie et plusieurs en Europe.

Ainsi comblé de richesses, Monsieur Duprix avait fini par croire plus au progrès qu’à Dieu. Son épouse avait aussi beaucoup contribué à le détacher du reste d’esprit chrétien que garde encore sa religion. Il en était venu à déifier le progrès et toute sa vie s’en ressentait. Il professait un mépris souverain pour les pauvres. Il disait que la religion était bonne pour les petits, les sans talents ; que c’était le seul moyen de les tenir, par la crainte, dans le respect des lois humaines. Pour lui, les seules lois sages étaient celles qui protégeaient la richesse. Quant aux lois divines, il n’en avait cure, car le sens du surnaturel lui échappait. Le seul sentiment humanitaire qui l’animait, était l’amour qu’il avait pour sa femme, probablement plus à cause de ses millions que de sa personne.

Doué d’une énergie que seule peut donner la confiance dans l’argent, il ne reculait devant aucune difficulté où la question d’argent primait.

Un jour qu’on lui reprochait d’avoir inondé les fermes de la région par le barrage du lac, il répondit :

— Nous les indemniserons !

— Mais c’est une illégalité qui peut avoir de graves conséquences, avait-on objecté.

— Nous ferons légaliser l’illégalité, avait-il répondu.

Monsieur Duprix pensait pouvoir résoudre tous les problèmes, comme il résolvait ceux du génie civil. Se présentait-il une rivière comme obstacle :

— Nous construirons un pont ! répondait-il.

Les difficultés du barrage d’un côté de l’Isle avaient-ils nécessité le projet de construire une colonne de béton d’un million de tonnes :

— Nous la construirons, avait-il répondu froidement à ses ingénieurs. Nous ferons sauter ceci, nous édifierons cela !

Tout était d’une simplicité étonnante pour lui, quand il s’agissait de dollars à dépenser.

— Ceci coûtera douze millions !

— Voici la somme !

— À quoi emploierez-vous cette production électrique sans limites ? lui demandait-on.

— Nous créerons des industries pour l’employer.

Cette force de volonté, appuyée sur une fortune colossale, ne lui faisait douter de rien. Monsieur Duprix ne songeait qu’au progrès. C’est pourquoi il lui avait voué un culte et avait dédié son château à ce dieu nouveau.