Le spectre menaçant/03/19

Maison Aubanel père, éditeur (p. 217-220).

XIX

UN BAL FANTASTIQUE CHEZ LES DUPRIX

La construction du barrage, qui avait mis le génie de l’homme à contribution tout en prouvant la puissance de l’argent, avait fait naître chez Monsieur Duprix le projet de construire un château à nul autre pareil. Les travaux étaient maintenant terminés et on devait faire l’inauguration de cette résidence princière, située sur l’Isle Maligne, en même temps que celle des usines électriques, par un bal qui non seulement ferait époque dans la région, mais auquel s’intéresserait aussi la haute société de Québec, Montréal, Ottawa et même de New-York.

Ce bal passerait à l’histoire comme le plus brillant des temps modernes. En outre de mettre en lumière le génie de l’homme, il devait commémorer le triomphe du progrès dans le monde. Le passé n’était encore que ténèbres comparé à l’ère nouvelle de l’électricité, portée à son paroxisme et presque déifiée.

La mise en marche des immenses turbines, d’un genre nouveau, actionnant des générateurs d’une puissance jusque-là inconnue, allait révolutionner le monde au point de vue de l’électricité.

Ce château de style Renaissance, construit sur le rocher solide que constitue l’Isle Maligne, offrait un aspect des plus imposants.

Une nuée d’ingénieurs électriciens, d’artistes en peinture, en mosaïque et en décoration, des tailleurs sur verre, prêtèrent leur concours pour créer un art nouveau : celui de la mosaïque électrique. Le rocher aride, en face du château, avait été nivelé sur une étendue considérable. Au moyen d’un agencement de minuscules ampoules électriques, cachées sous une surface de verre dépoli et artistiquement taillé, on avait réussi à donner l’illusion d’une pelouse, ornementée des fleurs les plus variées. De larges allées également électrifiées donnaient l’apparence d’un tuf rouge sillonnant cette immense pelouse électrique.

Les fleurs les plus diverses avaient été tellement bien imitées, qu’on aurait été tenté de se baisser pour en respirer le délicieux parfum.

Un obélisque de deux cents pieds, taillé à même le granit de l’île, fut placé au centre. Tout ce jardin artificiel était protégé par une épaisse vitre, taillée de manière à donner du relief à chaque petit détail. Deux millions d’ampoules électriques furent employées à la confection de cette terrasse artificielle, unique au monde.

L’intérieur du château était à l’avenant. Qu’il suffise de dire que trois quarts de million de lumières avaient été requises pour la mosaïque qui ornait le plafond et les murs de la salle de danse. Dix artistes de renom avaient travaillé, pendant cinq ans, à cette merveille mondiale.

On avait taillé, sur le plancher en verre dépoli, des guirlandes de roses que faisaient ressortir des lumières savamment disposées pour donner à chacune sa couleur appropriée.

La spacieuse salle à manger, la salle de jeu, la piscine, tout était à l’avenant.

Par caprice de milliardaire, le boudoir de Monsieur et Madame Duprix ressemblait aux pièces d’une maison ordinaire. Monsieur Duprix avait sans doute prévu que tant de faste et surtout tant de lumière finirait par fatiguer la vue et les nerfs, aussi avait-il réservé un coin du château où ils pourraient se reposer.

Les chambres à coucher, quoique richement meublées et tapissées, n’avaient rien d’extraordinaire. Tout cependant fonctionnait à l’électricité. Chaque chambre était chauffée séparément et à l’électricité. Monsieur ou Madame désiraient-ils prendre leur bain, la chaufferette électrique était attenante au bain ou à la douche. Madame voulait-elle faire sécher sa belle chevelure, la sécheuse électrique était à sa disposition, et le peigne électrique ajoutait à la souplesse de ses cheveux. Elle se faisait masser la figure à l’électricité et Monsieur avait même son rasoir électrique. Les rayons violets, ultra violets étaient aussi à la disposition des châtelains. En un mot, tout, même la cuisson, se faisait électriquement.

L’éclairage extérieur était fourni par vingt puissants réflecteurs, invisibles de quelque point qu’on se plaçât, soit sur la terrasse ou dans le château. La lumière se dégageant de la pelouse artificielle ajoutait à la beauté des nuits, transformées en jour par l’intensité des lumières. Chaque section avait été éprouvée séparément et on attendait l’ouverture du bal pour déchaîner ce fleuve de lumières destiné à éblouir les invités.