Le spectre menaçant/03/15

Maison Aubanel père, éditeur (p. 208-210).

XV

André n’était pas retourné à la messe au Bassin depuis le commencement de la grève. Il savait que ses parents avaient quitté Chicoutimi pour Verchères et qu’ils devaient être en pleine possession de leur ancienne ferme ; il voulut cependant revivre le moment de bonheur qu’il avait vécu en voyant sa mère et méditer sur ce passé qui semblait déjà si lointain.

Il se rendit pour la grand’messe et prit le même banc, dans je ne sais quel vain espoir, puis fit un retour sur lui-même. Quand reverrait-il sa mère ? Et son père ! Pourquoi cette terreur à sa seule vue ? N’avait-il pas bravé Monsieur Drassel, un homme puissant, et ne l’avait-il pas forcé à accepter ses vues ? Il était pourtant brave, même jusqu’à la témérité ; Il l’avait prouvé en sauvant Jack Brown. Agathe lui devait aussi la vie et, pourtant, il tremblait rien qu’à la pensée du regard de son père ! C’est que, dans ce regard, il y avait peut-être plus de douleur que de colère, car un père ne peut haïr son fils, fût-il criminel. Maintenant qu’il l’avait remboursé, il suffirait peut-être d’un mot pour qu’il le rappelle à lui. Ah ! revoir cette belle ferme de Verchères, s’asseoir à l’ombre des vieux chênes, humer l’air natal, jouir encore de ce bonheur de la vie de famille que rien ne peut remplacer, était son plus ardent désir.

Après la messe, il retourna à sa pension encore rempli de cette émotion intense qu’il venait d’éprouver. Il relut la petite note d’Agathe, la posa devant lui et se mit à écrire.

Ma chère Fiancée,

Avec quel bonheur j’ai lu et relu votre note, encore pleine du souvenir de la marguerite qui dit : je t’aime, et du parfum des roses qui disent : je t’aimerai toujours.

Mu par le sentiment du devoir, je me suis joint aux grévistes pour appuyer leurs justes revendications auprès de votre père, assuré d’avance de sa colère et risquant de perdre votre affection. Les mots que je relis en ce moment, en même temps qu’ils me rappellent des choses inoubliables, me prouvent que vous m’avez compris et que vous avez aussi compris le motif de mon silence au cours de ces longs mois d’angoisse.

Combien de fois ai-je saisi ma plume pour vous écrire, et combien de fois l’ai-je remise à sa place, incapable de continuer ? Dieu seul le sait, mais j’éprouvais toujours, je ne sais quelle crainte indicible ! Crainte puérile, puisque je suis toujours assuré de votre fidélité. Ai-je craint réellement ? Vous m’aviez donné votre parole, vous m’en aviez vous-même fait le serment et vous n’aviez rien retiré. Ah ! oui, vous êtes bien l’objet chéri dont la rose est l’emblème ! Le doux parfum que je respire en pressant sur mes lèvres ce pétale vivant, tiré de votre cœur, me prouve qu’en effet, le langage des fleurs ne ment pas. Une intuition intime me disait que vous approuviez ma conduite, car je connaissais vos principes : J’en ai aujourd’hui l’assurance et c’est la plus belle récompense que Dieu pouvait me donner pour les sacrifices que j’ai faits pour lui.

J’ignore quel sera le résultat de l’entretien que j’aurai demain avec votre père ; mais, quoi qu’il advienne, je resterai fidèle à mon serment jusqu’au jour de ma réhabilitation complète, pour laquelle je sollicite la faveur de vos ardentes prières.

André.