Le spectre menaçant/03/11

Maison Aubanel père, éditeur (p. 189-195).

XI

Les arts, les lettres, la science, la finance, les professions libérales, le commerce étaient représentés, au soir du onze novembre, chez les Drassel. Les costumes de l’époque de 1830 donnaient du relief à la fête. Le beau sexe, en particulier, avait mis toute sa coquetterie à n’oublier aucun détail des toilettes de cette époque.

Agathe parut au bras de son père, vêtue d’une robe gris argent, pailletée d’or. Une bouffée d’admiration sortit de toutes les poitrines, à la vue de sa robe simple, complète, et par là même distinguée.

Il fut convenu qu’Agathe prendrait part à la première danse avec les jeunes, et chacun se mit en devoir de se choisir une partenaire.

— Demande Mademoiselle Drassel, avait chuchoté Madame Wolfe à l’oreille de son fils.

Fort du conseil de sa mère, Peter Wolfe s’avança vers Agathe et fut suivi des yeux par toute l’assistance.

L’air désappointé d’Agathe fit pressentir un échec au fils de l’ambitieuse juive. Elle répondit assez haut pour être entendue de tous :

— Je le regrette beaucoup, mais ma première danse est promise à Monsieur Selcault. Étonnement général ! Quel était ce Monsieur Selcault, qu’elle préférait au fils de la riche juive ? Celui-ci ne tarda pas à les tirer d’inquiétude. Avec l’assurance que donne une position conquise d’avance, il s’avança élégant, hautain, avec toute la sûreté d’un homme du monde habitué à ces réunions mondaines. L’air heureux d’Agathe trahit toute sa joie de danser la première danse aux bras d’André.

— Voilà un début qui ne sera pas à recommencer, si les apparences ne sont pas trompeuses, dit la voisine de Madame Wolfe, puis ajoutant aussitôt : Quel est ce jeune homme élégant ?

À ce moment, l’orchestre attaqua un menuet et les pieds glissèrent sur le plancher ciré de la grande salle de danse.

— Je n’ai pas répondu à votre question, reprit Madame Wolfe en s’adressant à Madame Rancourt : C’est un aventurier, venu de je ne sais où !

— Et que fait ce jeune homme dans le monde ?

— Il est gérant des usines de Monsieur Drassel.

— C’est un drôle d’aventurier, tout de même, répondit Madame Rancourt ; Monsieur Drassel, qui est un homme d’affaires, n’aurait certainement pas choisi le premier venu pour gérer ses usines.

— C’est lui qui a sauvé la vie de Mademoiselle Drassel, quand elle faillit se noyer, il y a deux mois. C’est cela qui lui a valu la confiance de son patron.

— C’est à votre fils qu’elle a refusé la première danse ?

— Vous le connaissez ?

— Il vous ressemble à ne pas s’y tromper !

— Un beau joueur de golf, je vous assure ! Et beau danseur, comme vous voyez. Il a pris vingt leçons chez un professeur, pour se mettre au courant de ces danses anciennes, que je ne prise guère, vous savez.

— Et que fait votre fils dans la vie ?

— Il joue au golf ! répondit Madame Wolfe, presque scandalisée de la question de Madame Rancourt.

— Franchement, j’aime mieux l’emploi de Monsieur… Comment dites-vous, Sel… ?

— Selcault !

— Eh bien ! Monsieur Selcault a certainement un avenir brillant devant lui ; déjà gérant de la plus grande pulperie du Canada, à son âge !

La danse finit au moment où Madame Wolfe, rompant la conversation avec Madame Rancourt, alla s’asseoir près de Madame Duprix.

André et Agathe se dirigèrent vers la salle à manger que l’on avait commencé à préparer pour le réveillon. Un bouquet de reines-marguerites ornait le milieu de la table d’honneur. Agathe en prit une dans ses mains et commença à en arracher les pétales un à un.

— Il m’aime, il ne m’aime pas, il m’aime, il ne m’aime pas, il m’aime, il ne m’aime pas… Il m’aime ! dit-elle joyeusement, en arrachant le dernier pétale. Essayez à votre tour, dit-elle à André.

— Il ne restera plus de marguerites, répondit André, si tout le monde se met à les effeuiller.

— Vous ne voulez pas savoir si je vous aime ? dit câlinement Agathe.

André saisit nerveusement une marguerite et commença à arracher les pétales à son tour.

— Pourquoi tremblez-vous ? dit Agathe.

— Si elle allait mentir, répondit tristement André.

— Si elle a l’air de vouloir mentir, tirez les deux derniers à la fois, chuchota tout bas Agathe à l’oreille d’André.

— C’est une idée, répondit-il rassuré ; et il se mit à arracher deux pétales à la fois.

— Comme vous y allez ! remarqua Agathe.

— C’est l’amour qui la dévore ! répondit André, tout en continuant à arracher deux pétales à la fois. Il m’en reste deux ! Alors, voilà ! Elle m’aime deux fois, dit-il en riant.

— Le langage des fleurs ne ment pas ! reprit Agathe sérieusement.

L’orchestre se mit de nouveau en mouvement et les gens mariés s’alignèrent pour un quadrille. Monsieur Drassel offrit son bras à Madame Wolfe, pendant que Madame Drassel accepta celui de Monsieur Rancourt. Stimulés par l’exhubérance de la jeunesse qui les avait précédés, ils dansèrent avec entrain, comme si les années n’avaient pas encore laissé sur eux leur empreinte.

On dansa ainsi jusqu’à une heure du matin. Tantôt les jeunes se mêlaient aux plus âgés, tantôt ils dansaient séparément, mais toujours avec entrain.

Madame Drassel invita ses hôtes à passer à la salle à manger pour réveillonner. Un étalage de fleurs des plus variées ornait les multiples tables de deux et de quatre couverts. Un bouquet de marguerites ornait celle où Peter Wolfe prit place. Il en saisit une, l’effeuilla nonchalamment : Elle m’aime, elle ne m’aime pas ; elle m’aime, elle ne m’aime pas… Elle… ne… m’aime… pas, dit-il à demi haut, en tirant le dernier pétale et en cherchant sa mère du regard.

André et Agathe s’assirent à une table de deux couverts, au milieu de laquelle un bouquet de six roses rouges répandait son suave parfum.

— Vous me disiez, quand nous avons quitté la salle à manger, après avoir effeuillé les pétales de marguerites, que le langage des fleurs ne ment pas ?

— Non, jamais ! Et savez-vous ce que représentent ces roses rouges ?

— Je l’ignore, répondit André un peu embarrassé.

— Leur couleur représente l’amour, et leur parfum, la fidélité !

— Et comment faites-vous parler celles-ci ?

— Celles-ci ne parlent pas : On y lit comme dans un livre. Le rouge représente le sang qui vient du cœur, et le parfum, qui demeure même après qu’elles se sont fanées, la fidélité ! Ce qui veut dire que l’amour est fidèle même après la mort.

— C’est bien ainsi que je le comprends.

— Alors, dit Agathe en se levant, je vous décore de son emblème. Voici le sceau qui scellera notre amour, continua-t-elle en attachant une rose à la boutonnière d’André.

— Vous me comblez de bonheur, mais…

— Vous ne m’aimez pas, alors ? dit Agathe d’un air boudeur.

— Oui, je vous aime, Agathe ; mais je vous disais, tout à l’heure, que si les fleurs ne mentent pas, les hommes, eux, mentent quelquefois ! Eh bien ! puisque nous nous aimons mutuellement, je vous dois la franchise ; mon nom est un mensonge !

— Que me dites-vous là, André ?

— La vérité !

— Que dira papa en apprenant cela ?

— Votre père sait tout et il a consenti à mes visites en pleine connaissance de cause.

— Oh ! vous me rassurez, André. Que j’ai eu peur ! Si papa est au courant, je ne vous demande pas votre secret.

— Je préfère vous l’apprendre, cependant, avant que Madame Wolfe ne crée un scandale, car j’ai saisi entre elle et Madame Rancourt quelques bribes de conversations qui m’ont démontré qu’elle connaît quelque chose de ma vie. Son mécontentement au sujet de votre refus de danser la première danse avec son fils, pourra bien lui donner le désir de faire éclater ce scandale.

— Il sera toujours temps de me le dire, André !

— Je préfère tout vous dire maintenant, et si, connaissant mon histoire, vous m’aimez encore…

— Je vous jure, interrompit Agathe, que si vous avez eu des malheurs, je ne vous en aimerai que davantage !

Tous les invités étaient retournés à la danse, pendant qu’André racontait à sa fiancée le récit de ses malheurs. Agathe l’écoutait avec une religieuse attention et portait de temps en temps son mouchoir à ses yeux.

Le jour surprit les danseurs fatigués qui se séparèrent pour retourner chacun chez soi. Écrasée par le récit d’André, Agathe se retira immédiatement dans sa chambre qu’elle ferma à clef, pour être bien seule avec ses pensées.

« Je ne vous épouserai pas cependant, avant d’avoir réhabilité mon honneur et repris mon nom véritable » : telles furent les dernières paroles d’André en quittant Agathe. Cette phrase dite sur un ton sans réplique résonnait encore à ses oreilles ahuries. Qu’importe, ils s’étaient juré fidélité en face de Dieu qui sait tout et « des fleurs qui ne mentent pas ».

Elle posa sa tête fatiguée sur son oreiller et le sommeil ne tarda pas à la vaincre, harassée qu’elle était par la fatigue et l’émotion de cette nuit inoubliable.