Le spectre menaçant/02/24

Maison Aubanel père, éditeur (p. 138-146).

XXIV

Le lendemain matin, le soleil apparut radieux derrière la montagne de l’autre côté du Saguenay, et darda de ses premiers rayons le miroir de la toilette d’émail blanc de la chambre à coucher d’Agathe.

Avide de soleil et de lumière, Monsieur Drassel n’avait pas permis qu’on plantât d’arbres à moins de cinq cents pieds de la maison. L’immense pelouse sillonnée d’allées artistiquement disposées, bordées de fleurs odoriférantes des plus variées, fut bientôt inondée de soleil. Déjà une douce chaleur régnait à l’aurore de ce beau jour de fin juillet.

Tout était calme au dehors ; seul le chant plaintif d’un jeune chardonneret échappé de son nid, tranchait sur le silence solennel du matin. Agathe entendit le cri de l’oiseau, se leva sans faire de bruit, et s’avança vers la fenêtre.

— Si j’allais chercher ce pauvre oiselet, se dit-elle, peut-être a-t-il perdu sa mère ? Attends-moi ! petit, chuchota-t-elle, le temps de m’habiller et je cours à ton secours.

Un froissement d’aile, une petite gronderie de la mère chardonneret et tout rentra dans le silence. Agathe n’en continua pas moins sa toilette, puis résolut d’aller humer l’air vivifiant du matin.

— Personne ne me verra, se dit-elle. Je vais aller faire une courte promenade. Je rentrerai avant l’éveil des serviteurs et nul ne saura que je suis sortie.

En un clin d’œil elle fut sur la pelouse, palpant les fleurs, humant leur parfum. Sans s’en rendre compte elle atteignit la grille. Péniblement, Agathe ouvrit la lourde porte de fer forgé et se trouva bientôt sur la grande route. À pas précipités elle prit la direction des usines qu’elle atteignit en quelques minutes, puis s’arrêta soudain pour contempler la nappe d’eau formée par le barrage. Seul, le vol d’une hirondelle qui de temps en temps venait frapper de son aile l’eau limpide du lac artificiel, ridait légèrement sa surface plane.

Cette grande nature encore quasi-sauvage, qui enivre même ceux qui en sont coutumiers, fascinait de plus en plus la jeune fille. Elle marchait, marchait, sans trop penser où elle allait, oubliant même que, l’heure filant, son absence éveillerait des inquiétudes à son égard. En suivant la berge escarpée qui domine le lac artificiel, la matinale promeneuse fut vivement tentée de se jeter à l’eau, tant celle-ci était invitante.

— Si je me baignais les pieds ? se dit-elle.

De la pensée elle passa à l’acte. Elle descendit la berge, s’accrochant aux pierres et aux petits sapins rabougris qui l’ornent de leur chétive apparence. Elle s’assit sur une pierre, enleva ses chaussures et se mit à barboter dans l’eau, s’amusant à regarder sur l’onde les petits îlots crêpés, produits par les mouvements précipités de ses pieds. Tout à coup elle sentit glisser la pierre sur laquelle elle était assise. En vain essaya-t-elle de s’accrocher à quelque chose pour s’empêcher de tomber à l’eau ; la lourdeur de la pierre l’entraîna avec elle. Elle lâcha un cri de détresse, mais l’onde perfide eût tôt fait de l’engloutir.

À quelque cent verges de là, passait André, qui avait pris pour habitude, même avant le départ de son patron, d’aller faire une tournée matinale d’inspection jusqu’à la prise des billots. Il voulait se rendre compte par lui-même de l’état des choses, afin de pouvoir discuter en connaissance de cause avec les contremaîtres de l’usine, toute question qui se poserait.

Ayant entendu les cris d’une personne en détresse, il se précipita vers l’endroit où la voix avait été entendue. Stupéfait, il ne vit rien que l’eau agitée et bouillonnante, indiquant assez sûrement qu’une personne y était tombée. En un instant ses habits furent enlevés, et il attendit la première émersion du noyé probable. Son attente ne fut pas longue. La belle tête blonde d’Agathe émergea soudain de l’eau. Sa figure était empreinte du désespoir qui s’était emparé d’elle à ce moment tragique. D’un bond il plongea à sa rescousse et la ramena inconsciente sur la berge, où il lui donna les premiers soins que requérait son état.

Quand elle eut donné signe de vie, André partit à pas précipités vers la demeure des Drassel avec son précieux fardeau sur le dos. La position d’Agathe sur ses épaules, lui fit restituer l’eau qu’elle avait avalée. Le médecin appelé en toute hâte, déclara qu’il y avait espoir de la sauver, quoiqu’elle fût encore inconsciente à son arrivée.

Madame Drassel était au désespoir, de cette mésaventure arrivée en l’absence de son mari. Que dirait Monsieur Drassel à son retour ? C’est elle qui essuierait les reproches, et quelle explication donner ? Elle n’allait pas en demander à André, et Agathe n’était pas en état de la renseigner. Comment expliquer cette fugue et cette coïncidence de la présence d’André au moment psychologique ? Mystère qu’elle ne pouvait éclaircir, mais dont son mari lui demanderait compte !

Au pays du Saguenay, les roches n’ont pas encore appris à parler, car celle sur laquelle Agathe s’était assise l’aurait bien avertie du danger. Par contre, si les pierres sont muettes, les langues sont bien déliées, et les imaginations, fécondes. Le haut commérage ne tarda pas à y voir un rendez-vous tragique, en un mot une affaire montée par le jeune aventurier, pour s’attirer les bonnes grâces de la famille. Quelques bonnes dames y voyaient une pêche miraculeuse aux millions, d’autres plus charitables, une simple légèreté de la part d’Agathe.

Madame Duprix et Madame Wolfe ne furent pas lentes à venir s’enquérir de l’état d’Agathe. Le domestique les fit passer au boudoir privé de Madame Drassel. Madame Wolfe, qui n’aurait pas cédé sa place aux commères de la Côte Nord[1], ne pouvait rester en place. Elle se levait, gesticulait, se rasseyait, se levait de nouveau, faisant les cent pas.

— Drame bien monté ! dit-elle. Je suis persuadée qu’ils s’aiment ! Ils ne sont pourtant pas du même rang ! C’est un aventurier qui joue superbement son rôle, mais je connais quelque chose sur son compte qui lui fera bien baisser le nez ! Imaginez-vous, continua-t-elle d’un petit ton protecteur, que Mademoiselle Drassel a refusé les avances de mon fils, un joueur de golf sans pareil, pour un simple comptable ! Les parents ignorent tout cependant. Gare au réveil ! Ils se donnent rendez-vous souvent, vous savez, du moins je le pense. D’ailleurs, j’en ai aujourd’hui la preuve ! Comme la petite comédie a été bien agencée ! Monsieur et Mademoiselle vont faire leur marche matinale sur la berge du lac ; Monsieur donne un croc en jambe à Mademoiselle, ah ! bien accidentellement ! Mademoiselle tombe à l’eau ; Monsieur la repêche, la transporte chez elle, semble tout ému, n’explique rien, mais c’est un héros ! Il n’est pas pressé. Il vient de temps en temps voir Mademoiselle pour s’enquérir de sa santé. Le temps fait son chemin. Voilà Mademoiselle éperdûment amoureuse de Monsieur ! Il lui demande sa main et le tour est joué, Monsieur entre en possession des millions. C’est bien simple, mais c’est comme l’œuf de Colomb : il fallait y penser !

— Ces choses ne pourraient arriver en jouant au golf, dit malicieusement Madame Duprix. Vous n’ignorez pas que Monsieur Selcault a fait ses preuves, ce n’est pas son premier sauvetage !

— Il serait mieux d’embrasser le métier de scaphandrier, dit ironiquement Madame Wolfe.

— Un homme qui risque sa vie pour sauver celle d’un autre, mérite plus d’éloges que vous voulez bien lui en décerner…

La conversation avait eu lieu à voix haute, de manière à être entendue en dehors de la pièce ; Madame Drassel fit cependant mine d’en ignorer le sujet quand elle vint les rejoindre au boudoir, d’où elle les fit passer dans le grand salon, pour répondre à un nouveau visiteur.

— Monsieur Selcault, annonça le domestique.

— Que vous disais-je ? dit tout bas Madame Wolfe à Madame Duprix.

Madame Drassel introduisit André au boudoir, après s’être excusée auprès de ses visiteuses.

— Vous m’avez fait prier de venir vous voir, Madame Drassel ? interrogea André.

— Oui, ma fille a repris connaissance vers midi, et elle m’a demandé qui l’avait repêchée. Quand je le lui ai appris, elle a manifesté le désir de vous voir… Vous excuserez bien ma gaucherie de ce matin… J’étais si énervée que je n’ai pas pensé à vous remercier… Monsieur Drassel vous récompensera à son retour.

— Vous êtes bien bonne, Madame Drassel et je vous remercie ; mais je n’ai fait que mon devoir. D’ailleurs j’ai envers votre mari une reconnaissance que rien ne saurait effacer. Je suis trop heureux d’avoir rendu une fille à sa mère et épargné une vive douleur à son père absent. Cette satisfaction me suffit.

— Suivez-moi, dit-elle.

Ils gravirent tous deux le grand escalier qui conduit au deuxième.

Assise sur son lit, la figure encore pâle, Agathe sourit à son sauveteur. André prit la main qu’elle lui tendit dans la sienne et instinctivement la porta à ses lèvres brûlantes.

— Que faites-vous là, André ? Pardon, Monsieur Selcault, reprit Agathe en recouvrant un peu de ses belles couleurs naturelles.

— Mais vous avez bien dit André !

— Ça m’est échappé, quoique désormais je veuille vous considérer comme un frère. Je vous dois la vie et vous êtes maintenant de la famille.

— Je suis tout confus, Mademoiselle, je vous avoue que… je n’avais aucune intention… Puis s’adressant à Madame Drassel : Madame, j’avais espéré être plus qu’un frère pour Mademoiselle Drassel…

— Et que voulez-vous dire ? interrompit-elle brusquement.

— Rien, Madame, répondit André tout troublé, je… vous demande pardon de mon imprudence.

— Dites plutôt votre impudence ! Madame Wolfe avait donc raison ! dit impérativement Madame Drassel.

— Madame Wolfe ? J’avoue ne la pas connaître !

— C’est bien ! reprit Madame Drassel ; retournez à l’usine. Quand Monsieur Drassel sera de retour, il vous récompensera. Allez reconduire Monsieur, dit-elle au serviteur qui attendait à la porte.

— Maman, vous êtes cruelle ! hasarda Agathe.

— Ton père réglera ça à son retour ! répondit Madame Drassel. Quelle audace ! Un comptable, prétendre à la main de ma fille ! Pour profiter d’une telle circonstance, ça ne prend qu’un lâche !

Rouge de colère, elle alla rejoindre ses visiteuses qui l’attendaient au salon.

De son côté, André sortit en faisant claquer les portes, irrité de tant d’ingratitude.

— Qu’est-ce que je vous disais, dit Madame Wolfe se penchant à l’oreille de Madame Duprix.

— Nous verrons bien, continua-t-elle, qui gagnera la bataille ! Cet aventurier n’aura pas les millions des Drassel, fût-il nageur à sauver tout le monde et pût-il cacher sa honte sous un faux nom !

Madame Duprix détourna la conversation, mais Madame Wolfe trouva moyen de ramener la chose sur le tapis de temps en temps. Elle reçut cependant peu d’encouragement de la part des deux autres qui la connaissaient pour avoir l’imagination facile et la langue plus déliée que le nécessaire. Les visiteuses prirent enfin congé de Madame Drassel, qui avait repris sa bonne humeur, et celle-ci retourna à la chambre d’Agathe qu’elle trouva en pleurs.

Après le départ d’André, Agathe, encore sous le coup de l’émotion, s’était fait apporter une carte-correspondance, sur laquelle elle écrivit précipitamment :

Monsieur André,

J’ai tout compris. Je partage tout, ayons donc confiance.

Agathe.

Elle confia le précieux message à la garde-malade, qui se chargea volontiers de le faire parvenir à André.

  1. Voir Angéline Guillou.