Le spectre menaçant/02/21

Maison Aubanel père, éditeur (p. 128-131).

XXI

Dans l’après-midi, l’ingénieur Jennings frappait à la porte du bureau de Monsieur Drassel.

Comme in Jennings, lui dit familièrement le maître de céans, puis ajoutant aussitôt : Quelle mouche vous a piqué pour me recommander de confiance un repris de justice ? Vous savez qu’il se manipule des millions ici ! Je connais l’histoire de Lescault. Je suis directeur de la Banque du Canada et un de ceux qui ont le plus insisté pour que le procès soit poussé jusqu’au bout.

— Mon père est aussi directeur américain de la Banque du Canada.

— Oui ! Alors comment se fait-il ?…

L’ingénieur l’interrompit pour lui raconter en détail tout ce qu’il ignorait d’André à partir de son engagement. Il lui raconta entr’autres l’histoire de l’attaque des bandits sur le chemin d’Alma, les mille et un pièges qu’il lui avait tendus, sans qu’il ne fléchisse jamais, et ensuite les nombreux services qu’il avait rendus auprès des travailleurs dont il parlait la langue.

— Alors, vous croyez à son innocence ? Vous vous placez au-dessus des juges et des jurés qui l’ont condamné ?

— Je le juge d’après sa conduite, depuis qu’il est à mon emploi. Je ne lui connais qu’un travers, c’est son opposition au travail du dimanche.

— Entre nous, Jennings, savez-vous que la question est à l’état aigu dans cette province ? Je comprends comme vous la nécessité du travail du dimanche, mais la question se pose résolument devant le peuple. Il ne faut pas oublier que si nous avons des droits, nous avons aussi des obligations. Personne plus que moi ne serait heureux de trouver une solution à cet imbroglio, mais, s’empressa-t-il d’ajouter, si je fermais mes usines le dimanche, j’en souffrirais un dommage énorme !

— Alors nous sommes d’accord ?

— En fait, oui, en principe, non !

— Alors le fait l’emporte sur le principe, dit l’ingénieur un peu gouailleur.

— Il faudra pourtant un jour concilier les deux. Vous n’ignorez pas qu’une loi sévère défend le travail du dimanche au Canada.

— Oh ! ces lois sont faites pour être transgressées. C’est de la poudre aux yeux. En pratique que vaut-elle cette loi ? Mobilisera-t-on les troupes pour la mettre en force ?

— Il est tout de même dangereux de jouer avec le feu, Jennings. Ces lois d’élémentaire prudence n’ont pas changé depuis que nous avons quitté les bancs de l’école.

— À la guerre comme à la guerre, alors. Il sera toujours temps d’éteindre le feu, quand il prendra. Il y a assez d’eau dans le Lac-Saint-Jean pour l’éteindre.

— Que voulez-vous dire ?

— Je précise : les intérêts en jeu sont trop considérables pour qu’on ose les attaquer de front.

— Les grands, les gouvernants, oui, je crois que nous pouvons compter sur eux. Ils sont intéressés au progrès, mais les petits, les humbles, ceux en un mot qui croient sincèrement au troisième commandement. Et puis il y a le clergé, les journaux !

— Ah ! les journaux d’aujourd’hui sont des usines à nouvelles. Ça s’achète des usines, fussent-elles à nouvelles !

— Il y a encore des journaux de principes. Vous ne les connaissez pas, parce que vous ne les lisez pas ! Allez donc acheter un évêque par exemple. Je dirai plus : allez donc acheter le curé d’Alma !

Il faudrait certainement du temps ! J’admets les obstacles, je les adore !

— Vaut encore mieux adorer Dieu, Jennings ! À propos d’obstacles, avez-vous appris le polonais ?

— Pourquoi cette question ?

— Je vous pose une autre question : que serait-il advenu de vous si Selcault n’avait pas su le polonais ? C’est un obstacle, celui-là : la langue ! On ne connaît pas l’âme d’un peuple sans connaître sa langue. En l’ignorant, sa mentalité nous échappe. C’est pourquoi j’ai appris le français en venant au Canada, dans la province de Québec.

— Vous m’avez donné une bonne leçon, j’en profiterai, dit l’ingénieur, en prenant congé de Monsieur Drassel.

André avait, sans le savoir, défrayé les frais de la conversation sur la question du travail du dimanche. Elle avait peut-être fait un pas de géant, grâce aux principes immuables du jeune comptable, qui venait d’entrer en fonctions aux services de Monsieur Drassel.