Le spectre menaçant/02/12

Maison Aubanel père, éditeur (p. 83-90).

XII

Le lundi matin, à quatre heures, Pierre Lescault et deux de ses fils partirent à la recherche de leur lot, guidés par un colon de l’endroit.

— Voici le Chemin du Roi, dit-il en montrant un tracé de chemin au nouvel arrivé. C’est aussi le milieu de votre terre, car le chemin coupe les lots en deux. Bon courage, ajouta-t-il, en le quittant immédiatement.

L’endroit désigné par le guide près du Chemin du Roi était situé au milieu d’une haute futaie que, probablement par mégarde ou à cause du bois franc qui s’y trouvait, les compagnies forestières avaient épargnée. Voici l’endroit tout désigné pour la maison future, dit le père Lescault, pointant son index vers le pied d’une petite colline des flancs de laquelle coulait une source d’eau limpide. Sans hésiter un seul moment, Pierre Lescault fit d’abord un grand signe de croix, enleva sa « bougrine », saisit le manche de sa hache à deux taillants et s’élança à l’assaut du premier arbre.

Le sol trembla sous le coup de ce premier choc. Cette terre vierge frémit-elle dans sa pudeur offensée, ou est-ce la seule force du bras de ce vaillant Canadien qui la fit tressaillir si fortement ? Elle seule pourrait le dire ; mais elle reste toujours muette pour les profanes. C’est dans son langage propre qu’elle s’adresse à ceux qui lui témoignent de l’amour. Ah ! qu’elle doit dire de belles choses au colon penché vers elle pour lui arracher ce qu’elle recèle et qui deviendra sa nourriture, sa vie ! Ceux qui la regardent avec mépris, ou qui ne s’en servent que pour jouir par le fruit du travail auquel d’autres s’astreignent, ne peuvent en apprécier la saveur. Elle dut néanmoins répondre favorablement à Pierre Lescault. Après une pause où il sembla écouter sa réponse, une seconde entaille fit voler les éclats de bois, puis une troisième et enfin jusqu’à ce que, mortellement blessé, le géant de la forêt s’avouât vaincu et tombât avec fracas sur le sol.

— Mes fils, je vous ai donné l’exemple, dit-il. Faites comme moi.

Les jeunes s’élancèrent à leur tour à l’assaut de nouveaux arbres, pendant que le père ébranchait et coupait en longueur le premier abattu.

À sept heures du soir, la cabane était prête, moins la couverture, à recevoir la famille, qui s’était rendue à l’heure convenue pour habiter ce gîte nouveau. Le père les reçut presque avec joie, malgré le peu de confort qu’il avait à leur offrir.

— Vous avez fait une bonne journée ? dit aimablement Madame Lescault en arrivant sur les lieux.

— J’ te crois et je te présente notre château ! Ce soir, nous aurons le firmament comme toit et les étoiles comme lumière ; mais demain nous serons à couvert et à l’abri des intempéries.

Une cabane de colons n’est pas en effet un château. Construite de pièces de bois rond superposées, liées à queue d’aronde, sur lesquelles repose un toit de branches de cèdre ou de sapin en attendant la paille qui ne viendra que l’année suivante ; une fenêtre à l’est, l’autre à l’ouest ; une porte rustique, des lits de branches sur un parquet de terre, ce n’est pas le « Louvre » ni « Windsor », mais c’est une protection contre les intempéries et les bêtes sauvages.

Pas un mot de récrimination ne fut entendu en face de ces misères et tous étaient remplis de courage. Aucune allusion ne fut faite à la demeure qu’ils avaient quittée ni aux difficultés qui se présentaient. C’est ainsi qu’étaient trempés les premiers colons venus de France ; c’est la même trempe qui se manifestait à ce moment presque tragique de l’existence de la famille Lescault.

Contrairement à l’habitude des colons qui, dans leur désir d’abattre la forêt, rasent tout, Pierre Lescault, qui avait conservé le goût des belles choses, laissa une rangée d’arbres en face de sa cabane de bois rond.

— Ce sera beau plus tard, avait-il dit à sa famille à leur réunion autour de la table rustique qui servit à leur premier repas.

— Tu parles comme si tu n’avais que vingt ans, dit Madame Lescault.

— Si ce n’est pas pour nous, ça sera pour les enfants, répondit tout simplement son époux.

— Dieu le veuille ! Car je sens que je n’en ai pas pour longtemps à vivre, dit-elle, laissant percer malgré elle la défaillance de son cœur. Tous les enfants entourèrent leur mère pour protester contre ses propos.

— J’ai encore besoin de toi et les enfants aussi, répondit le père. Quand tu seras reposée les choses te paraîtront peut-être moins tristes.

— Je ne dis pas cela parce que je suis découragée, répondit Madame Lescault, craignant d’avoir peiné son époux ; mais je ne suis plus à l’âge de vingt ans. Cependant il me semble que plus jeune j’aurais joui de cette expérience.

— Eh bien moi, je me sens rajeuni de trente ans. Ça ne m’en donne par conséquent que trente-quatre, et je vois l’avenir avec confiance.

Un nuage passa cependant dans ses yeux, comme il prononçait ces paroles. Ah ! ce cauchemar allait-il le poursuivre jusqu’au fond de la forêt du Lac-Saint-Jean ?

Son épouse comprit tout ce qui, à ce moment, passait dans son esprit. Ils se regardèrent longtemps les yeux dans les yeux sans proférer une parole, pendant que les enfants plus joyeux s’amusaient de leur nouvelle situation.

À quinze, à dix-huit et à vingt ans on a le courage inconscient de cet âge. Certaines situations peuvent nous apparaître sous un aspect sportique ; mais quelle somme de courage raisonné faut-il à un homme d’âge mûr, pour affronter la forêt vierge et s’y tailler un domaine ?

D’un coup d’œil, cependant, le vieux colon avait dressé ses plans futurs.

— Ici sera le site de la maison, là celui de la grange. Le poulailler s’élèvera un peu plus à l’ouest, la porcherie tout près du poulailler. La source fournira l’eau à la maison, de même qu’aux bâtiments, dit-il. C’est presque déjà mieux qu’à Verchères, où nous n’avions que de l’eau calcaire pompée par un moulin à vent.

— Ça prendra bien du temps, pour réaliser tout cela ? lui demanda Madame Lescault.

— Pas si longtemps ! Un an, peut-être deux. Puis continuant avec enthousiasme : Je vois déjà lever la prochaine moisson, grandir la tige de blé, l’épi blondir, puis se dorer enfin pour la récolte. Nous nous attaquerons d’abord à ce taillis, dit-il, pointant vers une pièce voisine. Si j’en juge par les « repoussis », la terre doit être excellente, puis s’adressant particulièrement à ses fils : Nous irons voir ça demain.

— Quel enthousiasme ! lui répondit son épouse. Je crois, en effet, que tu es rajeuni et cela me donne du courage ! J’espère vivre assez longtemps pour que tous tes rêves se réalisent avec les miens. Alors verrons-nous, de nouveau, le bonheur régner au foyer.

Un second nuage sombre passa sur la figure du père, montrant de nouveau la blessure profonde de son cœur. Il sentait bien aussi la cause de la douleur et de la tristesse de sa compagne, dues peut-être un peu à l’apparente dureté de son cœur à l’égard de son fils ; aussi reprit-il d’un ton adouci :

— Ah ! le bonheur ! Plus l’on court après, plus il s’éloigne ! Je croyais pouvoir oublier en m’éloignant, mais la même torture me poursuit, le même ver me ronge. Ça ne valait certainement pas la peine de fuir si loin !

— C’est dans le pardon que tu trouveras la paix, Pierre. T’enfoncerais-tu à trois cents milles dans les bois, tu n’auras pas la paix si tu ne mets pas le « Notre-Père » en pratique.

— Je le voudrais bien, mais comment pourrais-je accepter de bon gré cette honte qui me torture et qui me suit partout. Plus j’essaye d’oublier, plus j’y pense.

— Si tu ne peux pardonner, cesse de dire ton « Notre Père » ! dit Madame Lescault d’un ton autoritaire à son tour.

— Comment, moi ! cesser de dire mon « Notre Père » ? Ne sais-tu pas que je n’ai jamais manqué de le dire tous les jours depuis mon enfance ?

— Même depuis l’affaire ?…

— Mais oui, et pourquoi pas ?

— Ne vois-tu pas que tu te condamnes toi-même, quand tu dis : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons » ?

— Tu ne voudrais toujours pas que je cesse de dire mon Pater ?

— Dieu m’en garde ! mais toi, prends garde qu’il te prenne au mot !

— Tu as peut-être raison ! J’y songerai.

— Tu ne te coucheras pas ici, pour la première fois, sans demander à Dieu ton pain quotidien ! Et comment peux-tu le lui demander sans dire ton Pater ?

Le vieux colon prit entre ses deux mains sa tête qui semblait vouloir éclater. Comment lui, l’inflexible, devait avouer sa faiblesse devant tous ses enfants ? Sa fuite de Verchères, c’était une faiblesse ! Son orgueil, mais c’était une autre faiblesse ! Pardonner ne serait qu’en ajouter une autre ! Il resta longtemps immobile, la tête entre ses deux mains crispées dans son épaisse chevelure. Se relevant soudain, il alla s’agenouiller devant l’humble croix de bois qu’il avait confectionnée de ses mains, après le levage de son campement.

— Mon Père, pardonnez-moi, comme je pardonne à celui qui m’a déshonoré ! dit-il.

— Toute la famille tomba à genoux et rendit grâce à Dieu de ce que leurs prières fussent enfin exaucées.

— Tu me rends une partie de mon bonheur perdu, lui dit son épouse en l’embrassant.

— Je pardonne, mais j’y mets une condition, c’est qu’André n’en soit pas averti. Je veux que pour son bien, il me croit toujours inflexible. Vous pourrez désormais prononcer son nom et nous prierons pour lui en famille, pour que sa faute lui soit pardonnée.

La première prière de la famille Lescault n’eut pas de difficulté à se rendre au Ciel, non seulement parce que le toit d’étoiles n’y mit pas d’obstacles, mais surtout parce qu’elle avait été précédée du pardon. « Va d’abord te réconcilier avec ton frère », disait le jeune curé dans son sermon de la veille. Et c’est ainsi que cette brave famille de colons canadiens-français dormit sa première nuit, sur la terre vierge de son lot nouvellement acquis, dans la paix avec son Dieu.