Le spectre menaçant/02/11

Maison Aubanel père, éditeur (p. 81-83).

XI

TROIS ANS AUPARAVANT

« J’ai pt’être ben faite enne bêtise », avait dit Pierre Lescault, observant de sa fenêtre tous les objets qui lui avaient appartenus et que le marteau de l’encanteur avait adjugés à ses voisins qui les transportaient chez eux. Il réfléchit profondément, en se posant à lui-même mille questions. Sa bêtise était-elle aussi grave qu’il semblait le croire, à ce moment funeste où il lui fallait quitter tout ce qui lui était cher, pour marcher vers l’inconnu ? Quitter un établissement prospère pour aller planter sa tente au milieu d’une forêt, construire sa hutte de bois rond en attendant le défrichement, est une chose qui demande un courage indomptable. Aurait-il ce courage jusqu’au bout ?

Le vieux cultivateur avait éprouvé une défaillance en face de la réalité, après les moments tourmentés du procès. Seul, l’avenir pourra lui donner tort ou raison de sa conduite. Était-ce lui qui souffrirait le plus de ce dérangement ? Évidemment non, car sa brave épouse, qui se conformait en tout à sa volonté, ne voyait pas d’un bon œil le commencement d’une vie nouvelle, au moment où elle croyait jouir d’un repos bien mérité ; mais sa décision étant prise et bien arrêtée, Pierre Lescault partit pour le ministère de la Colonisation, afin de se procurer les lots nécessaires à son établissement et à celui de ses enfants.

Passant par Québec, la famille Lescault fit le même trajet, à peu près, qu’André devait faire, trois ans plus tard, sans savoir qu’ils se rapprochaient les uns des autres.

Les lots qu’il avait choisis étaient situés au nord du Lac-Saint-Jean, dans une nouvelle paroisse qui ne comptait encore que quelques familles, mais toutes animées du même désir : « clairer » leur terre. L’arrivée de cette nouvelle recrue fut saluée avec joie par les premiers arrivés et par le jeune curé qui hébergeait toujours les nouveaux venus.

Comme ils n’arrivèrent que le samedi, tard dans l’après-midi, leur premier acte fut d’entendre la messe le lendemain.

Lejeune curé prit pour texte de son sermon ces paroles de l’Évangile : « Si donc vous présentez votre offrande à l’autel et que là, vous vous souveniez que votre frère a quelque grief contre vous, laissez votre offrande devant l’autel et allez d’abord vous réconcilier avec votre frère. Alors seulement vous pourrez présenter votre offrande. Pardonnez à vos ennemis. Faites le bien pour le mal. »

Ces paroles tombées de la bouche du prêtre impressionnèrent vivement Pierre Lescault et il ne put s’empêcher de laisser voir ses sentiments intimes par une larme qui le trahit.

Lui, le vieil habitant à l’écorce rude et à l’air inflexible, se sentit terrassé par ces paroles de pardon du Sauveur.

Il sortit de l’église tout ému, adressa quelques paroles aux colons qui étaient venus faire sa connaissance et retourna songeur au presbytère, où sa famille le suivit.

La petite chapelle temporaire construite de bois brut, lambrissé de papier gris, avait un air de gaieté que ne s’attendait pas de trouver là la famille Lescault. Ce premier contact avec le Dieu des colons leur donna le courage dont ils croyaient manquer, tant ils s’étaient sentis affaissés après leur départ de Verchères.