Le spectre menaçant/02/09

Maison Aubanel père, éditeur (p. 73-78).

IX

André prit congé de Monsieur Jennings et retourna joyeusement à l’hôpital d’urgence.

— Vous avez l’air tout heureux, lui dit la petite garde-malade en le revoyant.

— Il y a de quoi ! Monsieur Jennings me prend comme comptable à son bureau.

— Qu’il est bon, Monsieur Jennings ! Et comme il s’intéresse aux blessés et aux malades ! Il est d’une sollicitude pour eux !

— Et je n’aurai pas à travailler le dimanche ! ajouta André jubilant.

— Vous êtes un veinard ! Moi qui travaille tous les dimanches depuis trois ans que durent les travaux. Vous savez, ajouta-t-elle en penchant la tête, on s’habitue après un certain temps !

— Ce n’est pas là le moindre danger, quand ça devient une habitude ! Je viens justement d’avoir une discussion avec Monsieur Jennings à ce sujet.

— Ça me surprend qu’il l’ait tolérée, car il est d’une intransigeance quand on lui parle de cela. J’ai déjà essayé de lui faire des représentations et il m’a dit que si je n’étais pas satisfaite je n’avais qu’à m’en aller. Vous comprenez que je n’ai pas insisté ; je suis très bien payée ici, et puis…

— Malheureusement le dieu Argent s’infiltre sournoisement dans nos mœurs sans que nous nous en apercevions. Prenez comme exemple Monsieur Jennings. Est-il un homme plus charitable, plus sympathique ? et cependant il préfère le dieu Progrès au vrai Dieu. Il ne voit que le succès, signe du progrès, et le progrès, signe du succès. Où s’en va l’humanité avec de tels principes ?

— Il faut bien gagner sa vie !

— Hélas, oui ! Et j’espère qu’il n’arrivera rien de fâcheux à Monsieur Jennings à cause de ses idées avancées.

— Je lui ai déjà dit que je priais pour lui, et ça l’a amusé. Je prie pour lui quand même, car il est si bon !

— Je joindrai mes prières aux vôtres.

— À deux… on est bien plus fort, dit l’infirmière en rougissant.

— En effet, l’union fait la force, répondit André d’un air approbateur, comme l’union de deux cœurs fait le bonheur.

— Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire ; mais il y a des gens avec qui on se sent plus en sympathie qu’avec d’autres. Votre acte de bravoure, par exemple, n’était pas de nature à diminuer la mienne envers vous.

— Si ma témérité a pu me servir dans ce sens, je ne dis pas que je la regrette.

— Oh ! c’est bien aimable de votre part ; mais les hommes sont si inconstants.

— Vous croyez ?

— Oui, tenez : Il y a un an, un jeune homme comme vous, justement Jack Brown à qui vous avez sauvé la vie et qui vous ressemble comme une goutte d’eau ressemble à une autre, est tombé gravement malade. Je l’ai soigné avec le même dévouement que je l’ai fait pour vous. Sa convalescence a été longue, très longue, et je me suis éperdument attachée à lui. De son côté, il semblait m’estimer beaucoup ; il me l’avoua même ; mais une fois rétabli, il n’est pas revenu. Il fallait que vous lui sauviez la vie pour que je le revoie. Je lui ai demandé la cause de son silence quand il est rentré à l’hôpital et il m’a répondu :

— Si je ne suis pas venu vous voir pour vous remercier au moins, c’est que je me considère indigne de vous.

— J’ai insisté pour savoir pourquoi et la seule réponse que j’ai pu lui arracher est celle-ci :

— Il vaut peut-être mieux que vous ne le sachiez pas. Si je vous disais que j’ai commis un crime, vous ne me croiriez pas. Vous penseriez tout simplement que je ne vous aime pas et que, par ingratitude, je veux me faire oublier de vous, tandis que des sentiments bien contraires m’animent. Pour conserver votre estime, je préfère ne rien vous dévoiler. Plus tard peut-être saurez-vous tout ?

— Vous comprenez qu’avec de tels propos mystérieux, il est bien difficile de se fixer sur la sincérité des hommes.

— Il y a tant de ruines morales qui se cachent dans ces grandes entreprises ! répondit tristement André. Jack Brown m’a l’air d’un fils de bonne famille. Je n’ai pu m’empêcher de l’aimer, et il m’inspire beaucoup de sympathie.

— Et avec quelle anxiété il venait tous les matins s’enquérir de votre santé ! Vous n’avez pas affaire à un ingrat ! Ce que recèle son passé, cependant, bien malin est celui qui le lui extirpera.

— Je crois, Mademoiselle Poisson, que vous êtes trop sensible pour être une garde-malade dans un endroit aussi cosmopolite. Vous compatissez trop à la misère d’autrui. Vous vous attachez à vos patients sans vous en apercevoir, pour ensuite éprouver du chagrin devant leur prétendue indifférence, ou, si vous préférez, devant leur ingratitude. Il n’y a rien qui me ferait plus plaisir en ce moment que de vous récompenser largement pour tout ce que vous avez fait pour moi, mais…

— Vous me feriez injure, Monsieur ; je ne veux pas de récompense matérielle ! Pourquoi ai-je un cœur ? me dis-je souvent… Vous ressemblez tant à Jack Brown !

— Ce Jack Brown semble avoir fait une forte impression sur vous !

— Il était si poli et si gentil, en comparaison des autres patients.

— Oui, il a quelque chose d’attirant pour une jeune fille.

— Prenez garde ! J’ai dit qu’il vous ressemblait !

— Et cette ressemblance m’intrigue bien un peu ; mais c’est un pur caprice de la nature. Chacun a son sosie dans le monde. Nous ne pouvons certainement avoir rien de commun, nous ne sommes même pas de la même race.

— Avez-vous remarqué comme il était ému quand il vous a fait ses adieux ?

— Oh ! un peu, si peu ! Ses propos incohérents m’ont laissé un peu perplexe. Dans deux semaines il aura peut-être tout oublié.

— Je ne le crois pas ; dans un moment de fièvre il a prononcé un nom qui ressemblait au vôtre : Lescault, si j’ai bien compris.

— Et si je vous disais que c’est mon vrai nom. Et moi, ai-je prononcé le nom de Brown dans mon délire ?

— Non. Vous prononciez souvent le nom de votre mère et, si j’ai bien compris, vous avez appelé une fois Madame Coulombe !

— Dire que je ne lui ai pas encore écrit pour la remercier, cette bonne Madame Coulombe, pensa André.

— Cette Madame Coulombe est-elle votre parente ?

— Non, c’est une bienfaitrice. (Il faut, à tout prix, que je lui écrive). Quand ça vous plaira, Mademoiselle, si vous voulez bien me donner du papier et de l’encre j’aurais à écrire une lettre.

— J’y vais incontinent. Je ne vous ai pas trop fatigué avec mes propos affectueux ?

— Soyez tranquille ! Nous aurons d’ailleurs l’occasion de nous revoir.

La petite garde-malade courut au bureau pour aller chercher les articles demandés, alors qu’André, fatigué par cette longue conversation, ferma les yeux. Quand, toute joyeuse, revint Mademoiselle Poisson, André dormait déjà profondément.