Le spectre menaçant/02/02

Maison Aubanel père, éditeur (p. 43-46).

II

André dormit d’un profond sommeil sous le toit hospitalier du vieux bedeau de la Basilique.

Il était déjà sept heures du matin, quand les pâles rayons du soleil de novembre s’infiltrèrent timidement à travers l’étroite fenêtre de sa chambre à coucher.

Il se leva d’un bond, craignant d’être en retard pour aller chercher de l’ouvrage, car le père Coulombe l’attendait peut-être.

— Voici le premier rayon de soleil du matin que je vois depuis trois ans, se dit André, tout en se hâtant de faire sa toilette. Puisses-tu être de bon augure pour moi. Tu te lèves sur moi, ô soleil ! au matin d’une nouvelle vie que je commence. Merci pour ce rayon, qui réchauffe mon pauvre cœur.

André se hâta de descendre de crainte d’avoir fait attendre ses hôtes.

— J’ai failli passer tout droit, Madame Coulombe, votre lit est si bon !

— Ça ne presse pas, Louis n’est pas encore revenu de sonner l’Angelus, et Joseph ne se rend au Château qu’à neuf heures. Mon vieux est matineux, il aime mieux, comme il dit, travailler plus longtemps et moins fort. Je le fais « étriver des fois », je lui dis qu’il est paresseux. Tiens, je t’ai fait cuire deux œufs à la coque. Ça te rappellera quand tu étais petit. Tu devais appeler cela des petits cocos, comme mon pauvre petit Louis, qui s’appelait comme son père.

— Merci, Madame Coulombe. Je ne sais vraiment comment je pourrai vous remercier de toutes ces bontés à mon égard, moi un pur étranger.

— N’en parle pas, va ! Tu me rappelles tant mon Louis qui est mort, il y a à peine un an. Un beau garçon, à peu près de ta taille ! J’espérais bien qu’il ferait un prêtre. Il avait fini ses études et devait entrer au Grand Séminaire, quand l’influenza est venue l’arracher à notre affection…

— C’était un bien bon garçon et qui nous aurait fait honneur, interrompit le père Coulombe, qui venait de rentrer à la maison.

— La raison qui nous faisait croire qu’il ferait un prêtre, continua Madame Coulombe, c’est qu’il avait un grand respect pour le dimanche ; et c’est un dimanche que le bon Dieu est venu le chercher.

Le vieux bedeau avait recouvert sa figure de ses deux mains, pour cacher l’émotion intense qui s’était emparée de lui, en repassant ces douloureux souvenirs.

André ne put s’empêcher de pleurer, devant la douleur du vieux couple.

— Je vois que tu as bon cœur mon petit, dit Madame Coulombe. De nous voir pleurer, ça te fait pleurer aussi. Tu sais, quand on devient vieux et qu’on perd le seul garçon que le bon Dieu nous a donné, ça brise le cœur !

— Oui, mais au moins vous avez la consolation de penser qu’il est parti pour un monde meilleur… tandis que d’autres… Le dimanche n’est pas aussi clément à tout le monde, allez.

— Tout dépend comment on l’observe, dit le père Coulombe.

— En effet vous avez raison ! On récolte ce que l’on sème !…

— Tu as bien mangé, toujours, mon petit ? interrompit Madame Coulombe. Tu seras plus fort pour aller voir Joseph. Bonne chance, ajouta-t-elle, retournant à sa cuisine en maugréant tout bas : C’est « ben bâdrant » tout de même de faire la cuisine ; on n’a pas fini de déjeuner qu’il faut commencer le dîner. Avec tout ça on n’a pas le temps de parler, et moi qui aime tant ça !